Intrusion de la tragédie d’Edward Bond en milieu rural

Sweden, un Oedipe des temps modernes. Photo DR

Le crime du XXIème Siècle d’Edward Bond, drame contemporain s’il en est, était à l’affiche la semaine dernière, au Causse de la Selle, petit village de la Vallée de l’Hérault qui compte 320 inscrits sur les listes électorales. Avec plus de 70 spectateurs, la pièce donnée par la compagnie niçoise Sîn a rassemblé près d’un quart de la population adulte. De quoi tordre le cou à bon nombre d’idées reçues sur le théâtre contemporain réputé inaccessible.

L’œuvre du dramaturge anglais pour qui « le théâtre doit se jouer partout où il est possible de faire réfléchir des gens à propos de la guerre et de l’injustice », est rarement jouée dans les réseaux officiels. Trop risquée, trop dure, trop anxiogène, trop proche de nous, et certainement trop politiquement incorrecte… On connaît les arguments des programateurs et leurs effets sur l’implication des artistes.

L’œil qui voit tout sauf lui-même

La cie Sîn s’était déjà distinguée avec succès dans le Gard avec « Les Mangeurs », une pièce montée à partir de témoignages de salariés, librement inspirée de la délocalisation des usines Well et Jallatte. On pense à la pièce « événement » Les vivants et des morts, dont le metteur en scène Julien Bouffier a décliné l’invitation au débat organisé au Causse de la Selle sur le thème « l’imaginaire de l’artiste en déplacement ». Avec la différence que Bouffier a puisé sa matière théâtrale dans un livre.

Cette initiative rurale est intéressante à plus d’un titre. Elle permet d’identifier un public rural, nouveau, plus jeune, qui n’est pas celui du spectacle bourgeois, de droite ou de gauche. Et rappelle que les discours du pouvoir se sont répandus jusque dans les derniers retranchements du système social. Jusque dans les théâtres urbains où le seuil de rentabilité s’assure aujourd’hui la plupart du temps à partir des œuvres figurant dans les programmes de l’Education nationale.

Besoin d’humanité

Dans cette logique bien pensante, la violence de Sweden, le personnage de la pièce de Bond qui assassine sans compassion Hoxton et Grace (la mère et la fille) ne s’adresse pas au public des lycéens. On se met ainsi dans l’impossibilité de penser l’état de perdition humain. Comme on renvoie un gamin de son école primaire parce qu’il y a volontairement cassé une vitre sans interroger un instant la violence générée par le système scolaire.

Dans « Le crime du XXIème Siècle » le fond signifiant renvoit à la tragédie contemporaine. Sweden est un Oedipe des temps modernes. Les quatre personnages ne luttent pas pour s’approprier le monde, ce que l’on admettrait plus facilement, mais pour survivre. Ils évoluent dans un no man’s land où le système totalitaire ne garantit plus leur citoyenneté ni leur identité humaine. Dans cette société la survie est la seule règle qui vaille.

Conscience des maux sociaux

La mise en scène d’Emilien Urbach plonge efficacement le public au sein de l’espace scènique où il prend part au processus sans pouvoir remédier à la situation. Les quatre comédiens aguerris mettent leur talent au service de l’apocalyptique XXIème siècle. Par moment on pense à la situation des territoires occupés palestiniens où la compagnie a déjà mené plusieurs projets. « On a le sentiment que tout le monde est en train de devenir tiède, confie Emilien Urbach, pour moi le théâtre est un lieu où tous les éléments se retrouvent comme dans le théâtre antique. La pièce de Bond peut évoquer la Palestine avec cette notion de ghetto, surtout depuis la construction du mur, mais cela existe aussi tout près avec le développement des ghettos de riches ultra sécurisés sur la Côte d’Azur où sur la côte marocaine. »

Jean-Marie Dinh

Un rapport professionnel de plus en plus complexe

Dans son numéro de septembre, la revue de l’Institut régional du travail social (IRTS L.R) ne fait pas que fêter ses 10 ans. Fidèle à une démarche située au carrefour de la recherche de terrain, de la réflexion et du témoignage, le numéro 30 du Sociographe se penche sur l’attachement idéologique présupposé de gauche des travailleurs sociaux pour le confronter à la réalité de leur fonction.

A l’heure où le mythe émancipateur de l’insertion s’écroule sous le joug de la politique libérale en disqualifiant la profession pour la renvoyer à de l’assistance, la question posée est plutôt d’actualité. Elle s’inscrit avec pertinence au moment où la politique de répression et de contrôle social rend les plus démunis responsables de leur propre échec. Sous-tendu par des valeurs de justice sociale, le travail social se retrouve de fait projeté comme un maillon du système de domination économique. Alors que faire ?

Les différents contributeurs mettent le doigt sur l’incertitude identitaire qui transparaît tant dans les définitions du travailleur social – dont les fonctions se caractérisent par des contours flous comprenant l’accompagnement, le contrôle, l’assistance, l’insertion, la rééducation, la médiation, l’action thérapeutique, le soutien juridique… – que dans celle, non moins incertaine d’être de gauche.

 » Sortir du romantisme de gauche « 

Vision paradoxale du travail social à la Maison Blanche, d'Emmaüs au Gouvernement Fillon.

Vision paradoxale du travail social à la Maison Blanche, d'Emmaüs au Gouvernement Fillon.

Tout attachement idéologique à une identité gauchiste condamne à l’immobilité, constate Dominique Depenne, qui invite  » à sortir du romantisme de gauche pour devenir acteur du politique.  » Sans offrir de prise politicienne, la ligne de front ne se situant pas toujours entre droite et gauche.  » Tant que le travail social relèvera de la catégorie politicienne, il ne sera rien d’autre qu’un moyen utilisable et utilisé, manipulable et manipulé à d’autres fins que les siennes.  » Le sociologue prône un retour vers l’impulsion première dans la rencontre avec l’autre. L’évolution indispensable du travail social n’est pas condamnée à céder aux sirènes du libéralisme, précise Pierre Savignat. Pierre Boiral souligne, lui, l’inversion des priorités, en précisant que le travailleur social n’a pas aujourd’hui qu’une fonction d’assistance.  » Il a aussi, nécessairement, celle de créer de l’activité économique dont les destinataires réels, les bénéficiaires, ne sont pas les assistés. « 

Le travailleur social ne peut pas être  » de gauche  » lorsqu’il intervient auprès des publics en difficultés. Le travail social doit promouvoir une vision indépendante, défend Philippe Roppers.  » Il convient de promouvoir et de soutenir dans le respect d’une éthique susceptible de structurer des libertés de penser et d’agir. Et cela, ce n’est être ni de droite, ni de gauche. « 

Jean-Marie Dinh

Le travail social est-il de gauche ? Le Sociographe, septembre 2009, 10 euros, disponible en librairie ou via www.lesociographe.org

Voir aussi : rubrique société, la question religieuse dans le travail social,


Rythmes et nouvelles partitions

pierrette-bloch venezzia biennial photo DR

Elle est discrète et entière, faite de concentration et de détente comme son œuvre. Elle a dû en entendre des remarques ringardissimes sur son travail. Elle ne dit presque rien comme si sa clairvoyance était supérieure. Elle sourit, écoute. On la sent présente. L’œil et l’esprit sont vifs. A 81 ans, Pierrette Bloch demeure très accessible. Sa matérialité rudimentaire touche à la métaphysique. « Je dois avoir un tempérament de fauve », confie-t-elle. Depuis cinquante ans qu’elle pratique, elle sait qu’on ne ponctue pas un caractère en déposant une goutte d’encre au hasard. D’ailleurs, rien ou presque n’est dû au hasard dans son travail. L’artiste joue sur le mouvement, les distances, le rythme, la capacité d’absorption du papier, la variation infinie de la coloration… « Je travaille par plaisir », résume-t-elle. L’organisation rigoureuse des aléas constitue son monde fait de vide et de plein. Pierrette joue avec le temps. « Je n’ai jamais fait un travail de rupture. C’est une continuité. »

Au Musée Fabre, face à ses lignes de papier (2001/2003) dont certaines s’étendent jusqu’à douze mètres, elle se souvient : « Il y a eu un changement dans mon travail quand j’ai compris que je pouvais continuer, traverser mon atelier. » Les fusains griffés sur isorel (2009) que l’on découvre pour la première fois dans l’exposition, renvoient une pensée forte. « L’absorption de l’encre laisse ses traces », commente-t-elle sobrement.

« Ce travail du presque rien, de l’ordre du chuchotement, oblige le spectateur à une remise en cause radicale de son mode de perception du temps et de l’espace » écrit le directeur du Musée Fabre Michel Hilaire. Il a raison. A propos du Travail de l’herbe, l’une de ses œuvres réalisée en 1995, une critique d’art interroge : « Quand Lucrèce, dans le De natura rerum, raconte les origines de la terre, il situe l’herbe avant toute autre création… ». « C’est très bien » répond l’artiste.


Pierrette Bloch jusqu’au 26 septembre 2009 au Musée Fabre.

Optimisme et bonheur musical à l’honneur

La sincérité et l'inspiration de Waltraud Meier dans les leader de Strauss. Photo DR

Bien servi par l’Orchestre philharmonique de Radio France sous la baguette de Eliahu Inbal, le programme de la soirée du 25 présentait une évidente cohérence. La concordance d’époque des œuvres présentées se mêlant à la diversité artistique des compositeurs au programme : Antonin Dvorak, Richard Strauss, Alexander von Zemlinsky. Ouverture plutôt joyeuse avec le Carnaval d’Antonin Dvorak. Bien que créée dans sa ville natale (en 1892 à Prague), l’œuvre semble colporter les fruits de son goût pour le voyage. Les effets harmoniques enrichis de rythmiques syncopées témoignent de la tentation cosmopolite du compositeur tchèque et de cette tendance à s’émanciper, avec l’impétuosité qui convient, du modèle européen.

Pas simple pour une diva wagnérienne telle que Waltraud Meier de demeurer humble et discrète comme elle a su le faire dans l’interprétation des quatre derniers leader de Richard Strauss. Composés en 1948, un an avant sa mort, Printemps, Septembre, L’heure du sommeil, et Soleil couchant, figurent par leur élégance et la noblesse de leur forme, au rang des chefs d’œuvre de la musique orchestrale.

L’œuvre de Richard Strauss émerge dans une période particulièrement tragique de l’histoire universelle (1864/1949). Par la maîtrise du coloris orchestral, le compositeur parvient avec ces leader, au juste équilibre qu’il n’eut de cesse de chercher entre le romantisme et l’idéal classique. Sans éclat, la voix limpide de la mezzo-soprano donne à découvrir la profonde unité sonore qui se joue avec l’orchestre. La sincérité et l’inspiration de Waltraud Meier nous offrant, dans le second leader, quelques instants d’éternité.

La seconde symphonie de Alexander von Zemlinsky (1871/1942) jouée pour la première fois en France devait conclure cette soirée. Autrichien d’origine polonaise Zemlinsky, conjugue les influences de Strauss et de Mahler. Après avoir dirigé l’opéra de Prague, il fuit L’Anschluss pour les Etats-Unis où il mourra méconnu. Œuvre de jeunesse, la partition de sa symphonie n° 2, présente une belle intensité expressive qui trouve toute sa consistance dans le quatrième mouvement. Tout en restant un post-romantique, Zemlinsky assouplit les contraintes de l’harmonie, travail que radicalisera son élève Schönberg. L’Orchestre philharmonique de Radio France ne donne pas dans la puissance mais brosse un panorama fidèle et sensible des œuvres programmées.



Le problème Frêche ? Copie à revoir !

 

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Tout problème trouve sa solution dans ses données. Les problèmes électoraux ne font pas exception. Mais la science politique n’est pas une science exacte…

La valeur d’une solution électorale reste une variable. Sa pertinence est toujours proportionnelle au degré d’exactitude des informations fournies dans l’énoncé du problème à résoudre.

Quelle est donc l’exactitude des informations fournies dans l’énoncé du « problème Frêche » par ceux qui le posent, et l’exposent, au cours de leurs démonstrations publiques, au premier rang desquels figure le quatuor héraultais composé de Christine Lazerges, ancienne députée socialiste, François Liberti, ancien maire communiste de Sète, Jean-Louis Roumegas, conseiller municipal, chef de file des Verts à Montpellier, et René Revol, maire ex-PS de Grabels?

Leur énoncé formule un postulat qu’ils multiplient par une analyse des résultats des élections européennes pour induire une conclusion en forme d’axiome: Georges Frêche est devenu un irrémédiable facteur de division; il ne saurait donc prétendre rassembler les électeurs de gauche, plus dispersés que jamais depuis le 7 juin; en conséquence, sa mise sur la touche s’impose impérativement si la gauche veut espérer remporter les élections régionales de 2010.

Le postulat est connu. Tout a été dit et écrit, depuis longtemps, sur la personnalité ambivalente de Georges Frêche et sa façon d’exercer le pouvoir, en particulier par Jacques Molénat, dans son ouvrage sur « Les Marigots du pouvoir » paru en 2004: pour les uns « génial,charismatique,visionnaire, intrépide, sensible », pour les autres « odieux, tyrannique, égocentrique, cruel, retors », « entre amour et haine, admiration et détestation », « ainsi va Georges Frêche, depuis un quart de siècle, ce personnage hors normes… » Les données sur lesquelles ses détracteurs fondent aujourd’hui leur réquisitoire ne contiennent aucune inexactitude. Il est indubitable que Georges Frêche a singulièrement aggravé son cas depuis son élection à la présidence de notre région, en 2004. Il a si bien alimenté la détestation qu’il inspire à l’intérieur de sa propre famille politique qu’il a été exclu du Parti socialiste. La question de savoir si sa personnalité possède encore la capacité de rassembler une majorité d’électeurs est une question légitime. En outre, ni son âge – il aura 72 ans l’an prochain- ni son état de santé – ne plaident en faveur de sa longévité politique.

Données partielles

Mais si ces données sont exactes elles n’en demeurent pas moins incomplètes.

Elles n’intègrent pas le fait que le corps électoral, dans sa majorité, à Montpellier d’abord, mais aussi dans l’ensemble de la région, a toujours fait la part des choses, chez Georges Frêche, entre l’homme de verbe et l’homme d’action, jugeant l’homme à ses actes plutôt qu’à ses paroles et passant volontiers l’éponge, dans l’isoloir, sur ses pires écarts de langage. Si la population de Montpellier avait vraiment eu de Georges Frêche la perception qu’en ont aujourd’hui ses censeurs sa relation de confiance avec la municipalité qu’il a dirigée n’aurait pas duré vingt-sept ans sans interruption. Si la seule présence de Georges Frêche sur une liste électorale suffisait vraiment, désormais, à faire fuir les électeurs, Hélène Mandroux, dont il fut le colistier, n’aurait pas été si facilement élue à sa succession. Si ses manières personnelles et son mode de gouvernance causaient vraiment à son propre camp un préjudice irréparable les enquêtes d’opinion enregistreraient son discrédit et précipiteraient sa déchéance.

Or, bien au contraire, les enquêtes d’opinion les plus récentes indiquent que, en dépit de la dégradation de son image dans les milieux politiques, comme dans la plupart des médias, Georges Frêche conserve, dans l’opinion publique, un crédit de confiance supérieur à celui de ses concurrents et de ses rivaux déclarés. Commentant le sondage paru, en mars, dans La Gazette de Montpellier, sur les intentions de vote aux régionales, le directeur des études de l’institut BVA, Eric Bonnet, notait ainsi « le faible impact électoral des polémiques » sur la candidature de Georges Frêche (1). Et ce constat, au demeurant, n’a rien d’étonnant. Les moeurs électorales ne sont plus ce qu’elles étaient sous le règne souverain des partis politiques. Plus autonomes, plus volatiles que par le passé, moins influençables, moins contrôlables, les électorats échappent de plus en plus à l’emprise des états-majors et des notables. L’affaiblissement des systèmes politiques favorise l’individualisation de la vie publique, laquelle donne une prime électorale aux caractères les plus singuliers, en faisant prévaloir, au passage, la notoriété sur les valeurs. Les électeurs ne pensent plus de la même façon que les militants. Ils prennent même un malin plaisir, souvent, à penser à l’inverse. Les campagnes de presse, les comportements de meute, les avalanches hystériques provoquent souvent un effet boomerang. Il suffit de surfer sur internet – par exemple sur les forums de Montpellier Journal – pour constater que la diabolisation de Georges Frêche déclenche, par réflexe, des réactions d’empathie chez ceux des militants ou des électeurs qui lui gardent une estime affective. Dans les rangs socialistes le « problème Frêche » a même pris un tour si passionnel que l’irrationnel y a fait irruption. Comment expliquer autrement le fait que les porte-parole du mouvement de contestation justifient leur refus de faire liste commune avec Georges Frêche par leur attachement aux « valeurs de la gauche » mais restent imperméables au déni de justice dont celui-ci est victime. Banni du PS, en janvier 2007, pour ses propos de novembre 2006 sur le nombre des « Blacks » dans l’équipe de France de football, Georges Frêche reste exclu de son parti alors que l’exactitude de l’incrimination formulée contre lui n’a jamais été établie, l’enquête judiciaire n’a rien donné, aucune plainte n’a été déposée, alors que l’affaire, au bout du compte, a été classée sans suite… C’est ce genre d’incohérence qui creuse le fossé entre les électeurs et les « pros » de la politique. Fondé sur des données exactes mais trop partielles, pour ne pas dire partisanes, le postulat sur lequel s’appuie la coalition anti-Frêche est donc un postulat bancal. Ceci explique peut-être que la pétition du quatuor héraultais n’ait pas fait un tabac immédiat. Quoi qu’il en soit, pour l’instant, rien ne prouve que la personnalité controversée de Georges Frêche soit devenue un obstacle si dirimant qu’elle puisse rendre impossible tout rassemblement, à gauche, aux régionales.

Raisonnement faussé

La démultiplication de leur postulat boiteux par les résultats locaux des élections européennes ne redresse pas le raisonnement de ceux qui posent le « problème Frêche » en termes d’exclusion du président sortant. Car la nature de ce scrutin et l’interprétation de ses résultats sont plus de nature à compliquer la résolution du problème qu’à la simplifier.

Le taux d’abstention est si élevé qu’il interdit toute extrapolation. Dans un tel contexte, il convient de relativiser les scores réalisés. En outre, depuis que l’Assemblée de Strasbourg est élue au suffrage universel, les élections européennes, dont l’enjeu n’est pas national, sont l’occasion, pour les électeurs, de tous les votes « buissonniers ». Le vote sociétal l’y emporte souvent sur le vote politique. En particulier chez les électeurs de gauche. Depuis les années 80 il existe, en particulier, entre l’électorat du PS et celui des Verts « un effet de yoyo », selon l’expression du Centre de recherches politiques de Sciences Po (2). Aux européennes de 1999, déjà, les Verts avaient totalisé 11,24% des suffrages exprimés (3) au détriment du PS, qui n’avait pas fait mieux que 21,95%. Le triomphe des Verts est, cette fois, historique, puisqu’ils font, au niveau national, jeu égal avec le PS (16,28% – 16,48%). Mais rien ne garantit que, la prochaine fois, le « yoyo » ne fonctionnera pas en sens inverse. « Les voix qui se sont portées sur les listes d’Europe Ecologie ne nous appartiennent pas », disait Daniel Cohn-Bendit au soir du scrutin. C’était parole de sagesse. Les suffrages qui ont manifesté leur sensibilité écologique dans notre région n’appartiennent pas non plus aux Verts du Languedoc-Roussillon. Personne ne peut encore savoir en faveur de qui ou de quoi ils s’exprimeront lors des échéances futures. Selon le directeur du département politique-opinion du CSA, au niveau national « sur 100 électeurs des listes Europe Ecologie, 40 avaient apporté leur suffrage à Ségolène Royal au premier tour de la présidentielle de 2007. » (4) Quels seront les critères les plus déterminants, aux yeux de ces électeurs-là, lorsqu’ils voteront aux régionales? Il est de bonne guerre militante que les représentants locaux des Verts s’approprient leurs suffrages mais, s’ils s’en croient vraiment propriétaires, ils vont au devant de désillusions. Toutes les locomotives des Verts n’ont pas le gabarit de Daniel Cohn-Bendit et les querelles intestines de la famille écolo ne sont pas moins congénitales que celles des socialistes. D’autre part, l’échec de François Bayrou ne sonne pas, ipso facto, la fin du Modem, victime de l’effet boomerang de sa campagne antisarkozyste. Son bilan électoral n’invalide pas forcément la stratégie d’alliance de Georges Frêche. En l’état arithmétique des forces politiques en présence la gauche a encore besoin du Modem pour espérer prendre un jour sa revanche sur Nicolas Sarkozy.

Quant à la déroute du PS, qui paie assurément le discrédit consécutif à ses interminables règlements de comptes personnels, elle ne préfigure en rien, elle non plus, l’issue des scrutins nationaux à venir. En 1994, la liste conduite par Michel Rocard subissait aux européennes l’affront de chuter à 14,49%! Trois ans après, les socialistes remportaient pourtant les législatives. Ils avaient réussi à remonter la pente en se dotant d’une stratégie d’alliance (la gauche plurielle), d’un projet politique (les 35 heures) et d’un leader (Jospin). Pour peu qu’il sache tirer vite les leçons de la gifle que son électorat vient de lui administrer, le PS peut rebondir dès les régionales. Et rien, dans les résultats des européennes en Languedoc-Roussillon, n’autorise à « plomber » Frêche au seul motif de son appartenance à la famille déconfite. Quelle part de responsabilité personnelle pourrait-on lui imputer dans la déroute du PS? Les socialistes de notre région n’ont pas échappé au vote sanction d’électeurs qui, jusque là, lui étaient fidèles mais il y a eu pire que leur médiocre score (15,63%) : il y a eu les 13,46% du PS en Provence, ses 15,35% en Rhône-Alpes, ses 15,51% en Basse-Normandie, sans oublier les piteux 14,69% infligés aux socialistes parisiens dans le fief de Bertrand Delanoë… Toute interprétation selon laquelle le piètre score du PS en Languedoc-Roussillon serait plus ou moins imputable à un prétendu rejet de Georges Frêche apparaît sans fondement objectif. En arguant des résultats des européennes pour relancer sa campagne contre lui, la coalition anti-Frêche s’ est livrée à un amalgame inapproprié, faussant encore davantage la conclusion qu’elle présentait comme un axiome au-dessus de tout soupçon. En politique, contrairement aux mathématiques, il n’y a jamais de facteur de division absolument irrémédiable.

Bourde politique

Faire de l’exclusion de Georges Frêche la condition sine qua non du rassemblement des forces progressistes aux régionales de 2010, c’est même ajouter une bourde politique à une erreur d’analyse. Car s’il existe un scrutin où le poids des personnalités et des bilans apparaît déterminant, c’est bien le scrutin régional. Or, s’il est un point, en Languedoc-Roussillon, qui fasse l’unanimité à gauche, et bien au-delà de la gauche, c’est bien le bilan de l’action du conseil régional sous la présidence de Georges Frêche. « Un bilan très bon », de l’avis même d’Eric Andrieu, le chef de file audois du PS, pourtant disposé, semble-t-il, à faire barrage au président sortant. Les enquêtes d’opinion disponibles jugent ce bilan globalement positif. Celle qui a été effectuée par TNT Sofres en décembre 2008 situait à 75% le taux de satisfaction des habitants de la région (5). Dans ces conditions, comment faire avaler aux électeurs concernés que la première chose à faire, pour continuer dans cette voie, soit d’éliminer l’homme qui incarne cette réussite? Les électeurs de notre région ne sont pas des gobies. Ce n’est pas par aveuglement ou inconscience qu’ils expriment aujourd’hui leur fidélité à Frêche dans leurs intentions de vote. C’est, d’abord, par pragmatisme. Connaissant leur Frêche depuis un quart de siècle, ils savent mieux que quiconque que ses réalisations doivent autant à ses défauts qu’à ses qualités. Il en fut de même, à Marseille, pendant quarante ans, sous le règne tout aussi « tyrannique » de Gaston Defferre. Si la coalition anti-Frêche ne revoyait pas sa copie, à froid, sa solution -trop aléatoire- risquerait d’aboutir à une impasse suicidaire. Car elle ouvrirait la boîte de Pandore en introduisant de nouveaux facteurs de division dans l’énoncé du problème. On ne réglera pas le « problème Frêche » par l’exécution politique de Frêche. A force d’avoir vécu à couteaux tirés, le PS est en lambeaux. Dans quel état électoral se retrouverait la gauche régionale si elle donnait à son corps électoral le spectacle de la mise au pilori de Georges Frêche sous les applaudissements de ses anciens amis… et les regards ravis de l’UMP? Ce serait d’autant plus absurde, pour elle, que la nouvelle donne régionale donne justement aux uns et aux autres – à Georges Frêche d’un côté; aux Verts et au Front de gauche de l’autre – la possibilité, en effet, d’une solution radicale qui s’achèverait par un dénouement à la Shakespeare: dans un massacre collectif sans rescapé.

Solution de survie

La solution du bon sens, celle de la survie, consisterait, sans doute, à intégrer dans l’énoncé du « problème Frêche », en douceur, les données objectives relatives à l’âge du capitaine; à la certitude que sa carrière politique, de toute façon, au plus tard, s’il est réélu, sera terminée en 2016; à la nécessité de préparer sa succession, sans la gâcher par des initiatives irréfléchies, etc. Afin que, le moment venu, l’ancien maire de Montpellier puisse quitter la scène par la porte haute et non par la porte basse. Affaibli, mais lucide, Georges Frêche n’est plus en mesure d’imposer à tous ses vues sur tout, sauf à préférer le sabordage à la liquidation. Ses censeurs les plus virulents, eux, n’ont ni les moyens de leurs ambitions ni le temps de se les procurer. Toutes ces données plaident en faveur d’une solution négociée, équilibrée, abandonnant le recours contre-productif aux anathèmes. D’un compromis raisonnable qui fasse prévaloir l’intérêt général de la région sur tout le reste. Et qui puisse, l’an prochain, proposer au corps électoral de la région, sur la base d’un programme concerté, le rassemblement de toutes les intelligences, de toutes les forces progressistes de bonne foi, autour d’un nouveau contrat d’intérêt collectif dont Georges Frêche resterait le dépositaire, et ses alliés critiques les garants, dans le cadre d’un pouvoir exécutif équitablement partagé. Dans une région si riche en matière grise, est-ce trop demander?

Alain Rollat

Voir aussi : Rubrique Politique : Frêche et le serment du Jeu de paume, Mandroux et le village Gaulois, Pourquoi la gauche doit rompre avec Frêche, Philippe Guérineaud contre Frêche , Rubrique Livre : Radiographie du système frêche par son ex avocat,  Frêche L’empire de l’influence,