« Still life », légende contemporaine du peuple européen. Crédit DR
Avec Still Life, le chorégraphe Dimitris Papaioannou fait décoller l’Opéra Berlioz de Montpellier pour deux soirs célestes
Le fil rouge méditerranéen de cette 36e édition du festival devient fil d’Ariane avec Dimitris Papaioannou qui nous embarque avec Still Life dans une odyssée plastique et chorégraphique d’une classe infinie.
Sur le plateau, la nature brute de la roche où se traîne l’humanité est surplombée d’une sphère massive, globe suspendu emplie de gaz, qui circule comme le fond les nuages et les courants liquides sur la planète. Dans la beauté de l’espace se rejoue le mythe de Sisyphe que le chorégraphe assimile à « des héros de la classe ouvrière ».
C‘est la première fois que Dimitris Papaioannou est invité à Montpellier. Il a étudié aux Beaux-Arts d’Athènes, travaillé auprès du peintre grec Yannis Tsarouchis, puis dansé avec Eric Hawkins et le chorégraphe butô, Min Tanaka, à New York. Au début des années 1990, il suit de près certains spectacles de Bob Wilson.
En 2004, on est venu le chercher dans un squat où il travaillait avec des artistes depuis dix sept ans pour mettre en scène les cérémonies d’ouverture et de clôture des JO d’Athènes. Depuis il créé librement et rencontre succès et reconnaissance sans changer ses habitudes.
Still Life enchaîne les tableaux de l’existence dans une recherche constante d’équilibre qui s’effrite. L’utilisation de matériaux brutes et d’huile de coude renvoie aux efforts et aspirations constantes du peuple face à un monde hors sol qui s’impose comme une fatalité.
Les Sisyphe de Still Life s’évertuent à avancer, à construire des remparts avec leurs corps pour repousser la catastrophe. Se laissant parfois aller aux chimères absurdes du moment, ils renouent par défaut avec le sens et la pensée européenne dans un élan candide et poétique qui semble plus que jamais à l’ordre du jour.
Une dimension narrative qui alterne avec des passages plus abstraits. dr
La vie un tout et un pas grand chose…
Avec Du désir d’horizons Salia Sanou approche l’indicible et l’absurde condition de vie d’un camp de réfugiés.
Depuis l’automne 2014, le chorégraphe Salia Sanou et les danseurs de La Termitière, Centre de développement chorégraphique de Ouagadougou, conduisent des ateliers dans le camp de réfugiés maliens de Sag-Nioniogo au Burkina Faso. L’action s’inscrit dans le cadre de Refugies on the move, un programme d’African Artists for Development initié en 2009. La danse y est support de médiation sociale, afin de réduire la violence intra et intercommunautaire, de favoriser le dialogue avec l’extérieur et de redonner estime de soi aux déplacés.
En commençant ces ateliers, Salia Sanou s’interrogeait sur les désirs pour l’avenir « dans ce lieu hors du temps où l’histoire semble s’être arrêtée, les liens aux autres et au monde semblent perdus ». Au centre de cette interrogation, les 35 000 réfugiés qui avaient fui la guerre et le texte Limbes/Limbo, un hommage à Samuel Beckett de l’auteure canadienne Nancy Huston. Le spectacle élaboré avec sept danseurs, certains des interprètes sont issus du camp, n’est pas une illustration du texte ni des réalités des exilés. La danse, porte l’énergie des femmes qui « réinventent chaque jour un peu de vie, dit le chorégraphe, la musique et le rythme m’apparaissent comme un moyen de retour à la vie, même si… ».
D’abord le silence, et le mouvement du corps, celui d’une femme. Le corps parle de la brutalité violente de la vie. Le corps danse. Il est rejoint, par d’autres corps qui se nouent et se dénouent, se nourrissent d’états vécus, de rires et de douleurs, de tensions et de solidarités. La vie est là, puissante et fragile, sans assurance.
La vie est le risque de chaque instant qui repousse l’idée de futur, de rêve et de projet. Parce qu’ici et maintenant, ouvrir une perspective passe inévitablement par son corps que l’on met en danger.
L’oeuvre de Salia Sanou intègre depuis sa rencontre avec Mathilde Monnier, l’héritage de la danse africaine et de la danse contemporaine. Par la force de son propos, cette création, pousse le chorégraphe burkinabé à une grande liberté d’expression très perceptible sur le plateau.
Salia Sanou s’approprie les codes et les pratiques de la danse contemporaine et les ordonnent en intégrant une dimension narrative qui alterne avec des passages plus abstraits. Cette approche infléchit plusieurs directions de recherche, qui évoquent le concept de comédie musicale, brandissent l’étendard de la nouvelle danse française des années 80, virent à l’escapade grecque, sans se départir des évidences naturelles africaines qui s’imposent comme préalable.
L’impulsion demeure la base qui dessine les identités spatiales et entraîne dans son sillage le sentiment de vitesse et d’accélération du temps où la danse tisse une partition avec le texte absurde. L’usage de l’énergie africaine adossée à l’édifice de la danse contemporaine raconte une histoire. Celle d’hommes qui éprouvent, vivent et finalement produisent le monde dans lequel ils vivent. Désirs d’horizons ?
C’est une perte majeure, celle d’un immense artiste – par ailleurs photographe, poète et peintre – qui aura marqué d’une empreinte indélébile l’histoire du cinéma mondial. Le réalisateur iranien Abbas Kiarostami est mort à 76 ans, a-t-on appris lundi 4 juillet, des suites d’un cancer. Selon l’agence de presse ISNA, le réalisateur, dont l’état de santé s’était dégradé, avait quitté Téhéran la semaine dernière pour subir un traitement en France, après avoir été opéré à la mi-mars dans la capitale iranienne.
La vie s’arrête donc, y compris pour l’auteur de Et la vie continue. Dans ce film magnifique de 1992, un cinéaste de Téhéran, double de l’auteur, revenait en compagnie de son fils sur les lieux du tournage d’un film précédent, où venait de se produire un tremblement de terre meurtrier, à la recherche de survivants parmi les enfants qui y avaient participé.
Cette quête de la vie dans un paysage de mort, cette aspiration humaniste sous le carcan qui oppresse, fut en vérité l’admirable constante de l’œuvre d’Abbas Kiarostami. Une œuvre menée avec courage sous les fourches caudines de la censure islamique, jusqu’à épuisement de l’auteur, parti tourner sous d’autres cieux lorsque le régime durcit son autorité.
L’instigateur d’un nouveau cinéma iranien
Né à Téhéran le 22 juin 1940, formé aux Beaux-Arts, réalisateur de films publicitaires, Abbas Kiarostami participe en 1969 à la création du département cinéma de l’Institut pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes (le Kanoun), dans le cadre duquel il va réaliser de nombreux courts-métrages. Ce sont des films à vocation civique et pédagogique, d’emblée sublimés par le sens effarant de la mise en scène qui s’y exprime.
Le tout premier, réalisé en 1970 et intitulé Le Pain et la Rue, annonce le génie de Kiarostami à transformer un scénario de trois lignes en un monument de comédie humaine, ipso facto en morceau d’anthologie du cinéma. Ici, l’histoire d’un garçonnet cheminant par les ruelles pour ramener le pain du déjeuner à la maison, quand un chien menaçant, soudain, lui barre la route.
En 1979, commencé sous le régime du Chah, il réalise Cas n° 1, cas n° 2. Un exemple de dilemme moral comme il les affectionne (des élèves exclus de la classe pour chahut, puis la dénonciation par l’un d’eux du coupable) qu’il soumet à l’appréciation de diverses personnalités, dans ce qui est devenu, durant le tournage, la République islamique d’Iran. Beau panel utopique, qui réunit un communiste, un rabbin, des artistes, ainsi que l’ayatollah Sadeq Khalkhali, homme affable qui se montre l’un des plus libéraux envers les enfants. C’est le même qui, au titre de chef du Tribunal révolutionnaire, fera pendre haut et court des centaines d’opposants au régime. Le film disparaît rapidement de la circulation.
Le Kanoun n’en devient pas moins, sous l’impulsion de Kiarostami, le havre d’une relative liberté artistique, en même temps que le laboratoire d’un nouveau cinéma iranien qui émerge sur la scène internationale. L’Asie, en effet, prend à cette époque le relais des nouvelles vagues qui refluent partout ailleurs. De Taïwan (Hou Hsiao-hsien), de Hongkong (Wong Kar-waï) et donc aussi d’Iran, renaissent des propositions esthétiques stimulantes. Etonnamment, sous un régime autoritaire et iconoclaste, que tout semble vouer à devenir un no man’s land cinéphilique, apparaît un courant qui, se fortifiant des interdits de représentation qu’on fait peser sur lui, requalifie à nouveaux frais, par son mode opératoire et sa vive préoccupation sociale, le néoréalisme italien.
L’enfance comme motif central
Avant que les cinéphiles ne découvrent sur la scène des plus grands festivals cette silhouette qui leur deviendra familière – lunettes fumées, élégance discrète, humour fin, sourire désarmant –, on peut dater le moment de sa découverte en France. C’était en mars 1990, avec la sortie en salles de son quatrième long-métrage, Où est la maison de mon ami ? (1987). L’histoire simple, et néanmoins épique, d’un garçonnet qui a chipé le cahier de son ami, et cherche, de village en village, à le lui rendre, faute de quoi il pourrait se faire renvoyer de l’école. Le film, remarquable, tend vers le conte et condense l’esprit du cinéma de Kiarostami : l’enfance comme motif central, la fraîcheur revigorante du regard porté sur le monde, le dépouillement de l’argument allant de pair avec la complexité de la structure narrative.
Mais à peine découvert, le cinéaste change déjà de braquet. Il signe en 1990, avec Close up, le premier d’une série de chefs-d’œuvre qui le consacre comme l’un des plus grands cinéastes du monde. L’utilisation du document comme source d’une fiction indécidable est renforcée, le vertige baroque creusé. Le film reconstitue la trame d’un fait divers, avec dans son propre rôle le principal protagoniste : Hossein Sabzian, un imposteur cinéphile qui se fait passer pour le célèbre réalisateur Mohsen Makhmalbaf. Kiarostami a également eu la possibilité de filmer le vrai procès de Sabzian, dont le verdict est infléchi par la présence des caméras. Ici donc, l’entremêlement entre la réalité et la fiction, la réflexion sur la passion du cinéma et son rapport à la vraie vie atteignent un point de fusion et de jouissance étourdissant.
A 50 ans, le cinéaste va vivre la décennie la plus fertile de sa carrière. Et la vie continue (1992) et Au Travers des oliviers (1994) suivent Où est la maison de mon ami ?, chacun renvoyant à un élément, réel ou fictionnel, qui touche au précédent, la trilogie tissant une trame fascinante où la figure du cinéaste et le processus du tournage se trouvent chaque fois remis en abyme selon le principe des poupées russes. Le miracle en l’espèce est que cette construction retorse est conçue pour redonner droit à l’accident, à la pure présence, à la vie débarrassée des scories de l’apprêt.
Un « code » Kiarostami
En 1997, arrive ce qui devait arriver : Le Goût de la cerise (1997) remporte la Palme d’or au Festival de Cannes. L’histoire d’un type nommé « monsieur Badii », dont l’idée fixe est de se suicider, et donc de trouver une main charitable pour jeter de la terre dans la fosse où il escompte terminer ses jours. Sillonnant les environs de Téhéran dans un antique 4 × 4, ce singulier pionnier du covoiturage propose le marché à chaque passager qu’il embarque. Deux ans plus tard, effleurant avec toujours autant de grâce la dialectique de la mort et de la vie, Kiarostami donne Et le vent nous emportera (1999), une sorte d’En attendant Godot installé dans un village du Kurdistan, où un anthropologue qui attend de pouvoir observer les rites funéraires locaux finit par sauver la vie d’un ouvrier prisonnier d’un trou.
A cette date, un « code » Kiarostami s’est imposé à tous les cinéphiles. Routes serpentines accrochées aux vallons, paysages somptueux traversés de voitures-caméras, panoramiques amples et langoureux, récits tragiques et drôles, délibérément indéterminés. Une croyance s’en dégage : un film ne sera jamais que le début d’un chemin qui s’achève dans l’esprit du spectateur. Artiste de la dépossession, comme Kafka avait imaginé un artiste du jeûne, Kiarostami crée en un mot un cinéma qui est une épreuve de la liberté dans un système qui n’a de cesse de la contraindre.
Cette inclination le conduira plus loin dans la remise en cause des prérogatives de l’auteur et de la mise en scène. Une nouvelle période va ainsi s’ouvrir, plus expérimentale, qui privilégie le dispositif, manière de laisser le monde entrer à plein dans le cadre plutôt que de le subjuguer. Force est de constater que cette inflexion a lieu au moment où, en Iran, la lutte entre les forces réformatrices et conservatrices est en train de tourner à l’avantage des secondes. Après vingt ans de régime islamique, dont dix consacrées à attaquer et à interdire l’artiste célébré en Occident, une possible lassitude a peut-être gagné Kiarostami, dont les deux derniers films n’évoquent sans doute pas pour rien le motif de l’enterrement vivant.
Ten (2002) inaugure donc une série de films, dont le minimalisme va aller s’accentuant (Five, Shirin…), estompant de fait la présence de ce maître du cinéma sur la scène internationale. Le premier titre reste le plus exaltant : une séduisante conductrice dans la circulation de Téhéran, deux camérasinstallées sur le tableau de bord, dix séquences numérotées de 10 à 1, correspondant chacune à un personnage qui monte à bord. Une société réelle, ayant soif de démocratie, y bout d’impatience. On connaît la suite. Election de Mahmoud Ahmadinejad comme président en 2005, répression sanglante des manifestants lors de sa réélection en 2009.
« Je ne renoncerai jamais à mon métier »
Kiarostami change alors de cap : le tournage à l’étranger, possiblement avec vedette. Au fond de lui-même, y croît-il vraiment, lui qui avait naguère défendu la nécessité pour le cinéaste de demeurer sur son terreau ? Copie conforme (2010), variation rossellinienne avec Juliette Binoche, puis Like Someone in Love (2012), respectivement tournés en Italie et au Japon, confirmeraient ce doute, sans le moindre déshonneur. Son ultime tournage, resté inachevé en raison de la déclaration brutale de sa maladie, aura eu lieu en Chine. Kiarostami aurait d’ailleurs pu, de longue date, s’installer à l’étranger. Il s’y est toujours refusé, car il lui importait de tourner dans son pays, auquel le rattachait, spirituellement et plastiquement, toute la tradition poétique et picturale persane, très sensible dans ses films.
Ce souci justifiait le refus courtois qu’il opposait aux sollicitations politiques des journalistes occidentaux. Mais en juillet 2009, dans les jours les plus noirs de la répression, il n’y tint plus. Déclarant, alors qu’on le retrouvait en Toscane sur le tournage de Copie conforme :
« La situation politique est telle que la possibilité même d’y travailler paraît très compromise. Et je ne sais pas, franchement, si ça sera possible à l’avenir. Nous sommes ici informés tous les jours, par Internet, des événements qui ont lieu en Iran. Ce qui nous parvient de la violence de la répression donne l’impression qu’une page vient d’être tournée, sans retour. Pour ce qui me concerne, tout ce que je sais, c’est que je veux retourner à Téhéran, que mon désir est de tourner des films dans mon pays. J’ai été jusqu’à présent un citoyen très conciliant, dans la mesure où l’on ne montre plus mes films en Iran depuis douze ans. Si la situation devait encore empirer, si l’on me privait de mes droits, une chose est certaine, c’est que je ne renoncerai jamais à mon métier. »
Poignante déclaration d’un créateur épuisé par le combat contre l’obscurantisme. Comment, s’agissant de sa propre mort, ne pas songer à l’épilogue sublime, une des plus belles fins de l’histoire du cinéma, du Goût de la cerise ? A ce monsieur Badii, allongé dans sa fosse par une nuit orageuse, à sa solitude infinie et silencieuse sous le ciel sombre et déchiré, à l’écran noir qui le fait durablement disparaître, avant ce retour inopiné du jour et du mort dans une prise vidéo d’amateur et phosphorescente de la fin du tournage.
On y voit Badii fumer une cigarette avec Kiarostami, on y accueille la lumière frémissante d’une aube nouvelle, on y suit des soldats jouer comme des enfants, on y entend s’élever un bouleversant instrumental du funèbre Saint James Infirmary. Ebloui, sonné, on n’y comprend plus rien : « twist » conceptuel ? Résurrection de Badii ? Pied de nez à la censure religieuse qui proscrit le suicide ? Du moins voit-on que la vie, bel et bien, continue.
Le Comptoir prend régulièrement la défense du football comme pratique populaire, tout en dénonçant l’influence néfaste du capitalisme sur ce sport. Albert Camus, Antonio Gramsci, Pier Paolo Pasolini ou Jean-Claude Michéa sont de ceux qui nous permettent d’étayer cette position. Pour une fois, nous avons décidé de faire entendre un son de cloche différent, en reproduisant cet article où, en 1945, George Orwell dénonce avec vigueur l’“esprit sportif” et les supporters de foot. Une critique d’une actualité criante en ce début d’Euro 2016 marqué par des actes de violence et de vandalisme.
Maintenant que l’équipe de football du Dynamo est rentrée dans son pays, il est enfin possible de déclarer publiquement ce que beaucoup de gens raisonnables déclaraient en privé avant même son arrivée[i]. A savoir que le sport est une source inépuisable d’animosité et que si une telle visite avait eu un effet quelconque sur les relations anglo-soviétiques, ce ne pouvait être que de les rendre un peu plus mauvaises.
« Je suis toujours stupéfait d’entendre des gens déclarer que le sport favorise l’amitié entre les peuples. »
La presse elle-même n’a pu dissimuler le fait qu’au moins deux des quatre matchs disputés avaient suscité beaucoup d’animosité. Au cours du match contre Arsenal, d’après ce que m’a dit un spectateur, deux joueurs, un Britannique et un Russe, en sont venus aux mains et la foule a hué l’arbitre. On m’a également rapporté que le match de Glasgow n’avait été, du début à la fin qu’une mêlée. Et il y a eu aussi cette controverse typique de notre époque de nationalisme, sur la composition de l’équipe d’Arsenal. Était-ce vraiment une équipe nationale comme l’affirmaient les Russes, ou simplement un club de championnat, comme le soutenaient les Britanniques ? Et est-il vrai que l’équipe du Dynamo a brusquement interrompu sa tournée pour éviter de rencontrer une véritable formation nationale ? Comme d’habitude, chacun répond à ces questions en fonction de ses préférences politiques. Il y a cependant des exceptions. J’ai remarqué avec intérêt, comme une parfaite illustration des passions malsaines suscitées par le football, que le correspondant sportif du russophile News Chronicle avait adopté une ligne antirusse et soutenu qu’Arsenal n’était pas une formation nationale. Il est certain que cette controverse se prolongera des années durant dans les notes en bas de pages des livres d’histoire. En attendant, le résultat de la tournée du Dynamo, si l’on peut parler de résultat, aura été de créer de part et d’autre un regain d’animosité.
Et comment pouvait-il en être autrement ? Je suis toujours stupéfait d’entendre des gens déclarer que le sport favorise l’amitié entre les peuples, et que si seulement les gens ordinaires du monde entier pouvaient se rencontrer sur les terrains de football ou du cricket, ils perdraient toute envie de s’affronter sur les champs de bataille. Même si plusieurs exemples concrets (tels que les jeux olympiques de 1936) ne démontraient pas que les rencontres sportives internationales sont l’occasion d’orgies de haine, cette conclusion pourrait être aisément déduite de quelques principes généraux.
Sport moderne et compétition
« Dès lors que l’on suscite un violent sentiment de rivalité, l’idée même de jouer selon les règles devient caduque. »
Presque tous les sports pratiqués à notre époque sont des sports de compétition. On joue pour gagner, et le jeu n’a guère de sens si l’on ne fait pas tout son possible pour l’emporter. Sur la pelouse du village, où l’on forme les équipes et où aucun sentiment de patriotisme local n’entre en jeu, il est possible de jouer simplement pour s’amuser et prendre de l’exercice : mais dès que le prestige est en jeu, dès qu’on commence à craindre de se couvrir de honte soi-même, son équipe, et tout ce qu’elle représente si l’on est perdant, l’agressivité la plus primitive prend le dessus. Quiconque a participé ne serait-ce qu’à un match de football à l’école le sait bien. Au niveau international le sport est ouvertement un simulacre de guerre. Cependant ce qui est très révélateur, ce n’est pas tant le comportement des joueurs que celui des spectateurs ; et, derrière ceux-ci, des peuples qui se mettent en furie à l’occasion de ces absurdes affrontements et croient sérieusement – du moins l’espace d’un moment – que courir, sauter et taper dans un ballon sont des activités où s’illustrent les vertus nationales.
Même un jeu exigeant peu d’efforts comme le cricket, qui demande plus d’habileté que de force, peut engendrer une grande hostilité, comme on l’a vu à l’occasion de la polémique sur le body-line bowling[ii] et sur le jeu brutal de l’équipe d’Australie lors de sa tournée en Angleterre, en 1921. Mais c’est bien pire encore lorsqu’il s’agit de football : dans ce sport, chacun prend des coups et chaque nation possède un style de jeu qui lui est propre et qui parait toujours déloyal aux étrangers. Le pire de tous les sports est la boxe : un combat entre un boxeur blanc et son adversaire noir devant un public mixte est un des spectacles les plus répugnants qui soient au monde. Mais le public de matchs de boxe est toujours répugnant, et le comportement de femmes, en particulier, est tel qu’à ma connaissance l’armée ne leur permet pas d’assister aux rencontres qu’elle organise. En tout cas, il y a deux ou trois ans, à l’occasion d’un tournoi de boxe auquel participaient la Home Guard et l’armée régulière on m’avait posté à la porte de la salle avec la consigne de ne pas laisser entrer les femmes.
En Angleterre, l’obsession du sport fait des ravages, mais des passions plus féroces encore se déchaînent dans des pays plus jeunes où le sport et le nationalisme sont eux-mêmes des phénomènes récents. Dans des pays comme l’Inde ou la Birmanie de solides cordons de police doivent être mis en place, lors des matchs de football, pour empêcher la foule d’envahir le terrain. En Birmanie, j’ai vu les supporters d’une des équipes déborder la police et mettre le gardien de but de l’équipe adverse hors de combat à un moment critique. Le premier grand match de football disputé en Espagne il y a une quinzaine d’années a été l’occasion d’une émeute impossible à maîtriser. Dès lors que l’on suscite un violent sentiment de rivalité, l’idée même de jouer selon les règles devient caduque. Les gens veulent voir un des adversaires porté en triomphe et l’autre humilié, et ils oublient qu’une victoire obtenue en trichant ou parce que la foule est intervenue n’a aucun sens. Même lorsque les spectateurs n’interviennent pas physiquement, ils tentent au moins d’influencer le jeu en acclamant leur camp et en déstabilisant les joueurs adverses par des huées et des insultes. A un certain niveau, le sport n’a plus rien à voir avec le fair-play. Il met en jeu la haine, la jalousie, la forfanterie, le mépris de toutes les règles et le plaisir sadique que procure le spectacle de la violence : en d’autres termes, ce n’est plus qu’une guerre sans coups de feu.
Aux origines du sport moderne
« Il y a déjà bien assez de causes réelles de conflits sans qu’il soit nécessaire d’en créer de nouvelles en encourageant des jeunes gens à se flanquer des coups de pied dans les tibias sous les clameurs de spectateurs en furie. »
Au lieu de disserter sur la rivalité saine et loyale des terrains de football et sur la contribution remarquable des Jeux olympiques à l’amitié entre les peuples, il faudrait plutôt se demander comment et pourquoi ce culte moderne du sport est apparu. La plupart des sports que nous pratiquons aujourd’hui sont d’origine ancienne, mais il ne semble pas que le sport ait été pris très au sérieux entre l’époque romaine et le XIXe siècle. Même dans les public school britanniques, le culte du sport ne s’est implanté qu’a la fin du siècle dernier. Le Dr Arnold, généralement considéré comme le fondateur de la public school moderne, tenait le sport pour une perte de temps pure et simple. Par la suite, le sport est devenu, notamment en Angleterre et aux États-Unis, une activité drainant d’importants capitaux, pouvant attirer des foules immenses et éveiller des passions brutales, et le virus s’est propagé d’un pays à l’autre. Ce sont les sports les plus violemment combatifs, le football et la boxe, qui se sont le plus largement répandus. Il ne fait aucun doute que ce phénomène est lié à la montée du nationalisme – c’est-à-dire à cette folie moderne qui consiste à s’identifier à de vastes entités de pouvoir et à considérer toutes choses en termes de prestige compétitif. En outre, le sport organisé a plus de chances de prospérer dans les communautés urbaines où l’individu moyen mène une existence sédentaire, ou du moins confinée, et a peu d’occasions de s’accomplir dans son activité. Dans une communauté rurale, un garçon ou un jeune homme dépense son surplus d’énergie en marchant, en nageant, en lançant des boules de neige, en grimpant aux arbres, en montant à cheval et en pratiquant des sports où c’est envers les animaux qu’on se montre cruel, tels que la pêche, les combats de coqs et la chasse des rats au furet. Dans une grande ville, il faut participer à des activités de groupe si l’on recherche un exutoire à sa force physique ou à ses instincts sadiques. L’importance qu’on attache au sport à Londres et à New York évoque celle qu’on lui accordait à Rome et à Byzance, au Moyen Age en revanche, sa pratique, qui s’accompagnait sans doute d’une grande brutalité physique, n’avait rien à voir avec la politique et ne déclenchait pas de haines collectives. Si l’on souhaitait enrichir le vaste fonds d’animosité qui existe aujourd’hui dans le monde, on pourrait difficilement faire mieux que d’organiser une série de matchs de football entre juifs et Arabes, Allemands et Tchèques, Indiens et Britanniques, Russes et Polonais, Italiens et Yougoslaves, en réunissant chaque fois un public de cent mille spectateurs, composé de supporters des deux camps. Bien entendu, je ne veux pas dire par là que le sport soit l’une des causes principales des rivalités internationales ; je pense que le sport à grande échelle n’est lui-même qu’un effet parmi d’autres des causes qui ont engendré le nationalisme. Cependant il est certain qu’on n’arrange rien en envoyant une équipe de onze hommes, étiquetés comme champions nationaux, combattre une équipe rivale, et en accréditant l’idée que la nation vaincue, quelle qu’elle soit, « perdra la face ».
J’espère donc que nous ne donnerons pas suite à cette visite du Dynamo et que nous n’enverrons pas d’équipe britannique en URSS. Si l’on ne peut faire autrement, envoyons une équipe de second ordre qui ait toutes les chances d’être battue et qui ne puisse prétendre représenter toute la Grande-Bretagne. Il y a déjà bien assez de causes réelles de conflits sans qu’il soit nécessaire d’en créer de nouvelles en encourageant des jeunes gens à se flanquer des coups de pied dans les tibias sous les clameurs de spectateurs en furie.
George Orwell, « L’espritsportif », La Tribune, 14 décembre 1945
Notes :
[i] Le Dynamo de Moscou, équipe de football russe, a effectué en 1945 une tournée en Grande-Bretagne et rencontré les principaux clubs de football britanniques.
[ii] Pratique (aujourd’hui interdite) consistant à lancer la balle d’une manière dangereuse pour le gardien de guichet.
Christa Faust auteur US à découvrir à Frontignan Crédit Photo dr
Le festival international du roman noir de Frontignan accueille une cinquantaine d’invités sur trois jours. L’écrivaine Christa Faust qui a fréquenté le milieu du fétichisme et de la domination à NY vient évoquer « Money Shot » un roman noir sans concession qui expédie le lecteur derrière le décors des dociles jeunes filles qui font de l’œil en vitrine.
Ex-star du porno, Angel Dare s’est reconvertie en fondant une agence qui fournit les services de jeunes actrices et danseuses pour les clubs de strip-tease. Mais, lorsqu’elle reçoit un appel de son vieil ami le réalisateur de films X Sam Hammer, qui la supplie de venir le dépanner sur un tournage, Angel ne peut résister à l’appel de sa gloire passée. C’est ainsi qu’elle va se jeter dans la gueule du loup : tabassée, violée et laissée pour morte, avec plusieurs balles dans le corps, Angel se réveille quelques heures plus tard dans le coffre d’une voiture, abandonnée sur un parking.
C’est dans le coffre de cette vieille Civic pourrie que débute Money Shot. L’héroïne, Gina Moretti, dites Angel Dare, s’en extirpe meurtrie avec une rage au ventre qui ne la lâchera pas jusqu’à la dernière page du roman. Le coffre, réceptacle courant des macchabés et autres passagers de l’oubli s’impose d’entrée comme une unité de lieu délabré, à l’image du milieu américain du porno sud californien peuplé de cannibales sans scrupule qui font tourner le business juteux de l’industrie pornographique.
«Personnellement, je n’ai jamais compris ce qui attirait les gens dans cet endroit. L’Eye Candy était une machine bien huilée, qui n’existait, comme tout à Vegas, que pour une unique raison : vider les portefeuilles (…) L’Eye Candy ne vendait pas de la chatte. Il vendait du rêve de chatte. C’était un miroir aux alouettes sans fin, que du fantasme et rien de concret au bout.»
Il est perceptible à la lecture, que Christa Faust, ancienne professionnel du X, parle en connaissance de cause. Elle compte plusieurs livres érotiques à son actif et signe avec Money shot, un premier polar sans bavure. Il n’est pas plus question de dériver dans des scènes hot que de donner dans l’angélisme féminin puritain. Le personnage d’Angel Dare n’a pas froid aux yeux. Elle assume son goût pour le sexe et le risque qui n’est du reste pas tout à fait étranger avec la situation inextricable dans laquelle elle va se retrouver.
C’est une femme pragmatique qui a su décrocher à temps pour monter son agence de jeunes actrices, une sorte de mère maquerelle qui connaît la vie hard et offre des garanties à ses filles. C’est aussi une femme tout court, attachée à son pouvoir de séduction qui peut parfois jalouser les propositions de tournage dont elle s’est mise bien raisonnablement à l’abri. Un des ressorts du roman réside dans cette ambivalence. On sait la piètre capacité du bonheur en matière de séduction.
Ce qui nous séduit rappelle l’auteure, répond généralement à une voie qui nous détourne de celle qu’on serait naturellement destinée à suivre. C’est notamment le cas d’un paquet de filles qui tombes dans les pattes cruelles et sordides que nous décrit Christa Faust. Son héroïne sort des sentiers battus telle « Une méchante brune dans un monde de gentilles blondes » comme l’a dit à son sujet Quentin Tarantino.
Animée par l’énergie de la haine, elle inverse le processus d’exploitation en tirant partie de son pouvoir de séduction pour faire bouffer la poussière aux gros nazes avec l’aide d’un ancien flic au passé louche et quelques unes de ses copines. L’écrivaine nous baigne dans le côté sombre et glauque du milieu X mais avec beaucoup d’humour et un goût achevé de l’autodérision. Christa Faust démontre avec ce premier roman traduit en français, son sens du récit et de l’insoumission.
JMDH
Christa Faust Money Shot Editions Gallmeister. Rencontre avec l’auteure aujourd’hui à 17h Tente de la liberté et dimanche à 16h