C’est une perte majeure, celle d’un immense artiste – par ailleurs photographe, poète et peintre – qui aura marqué d’une empreinte indélébile l’histoire du cinéma mondial. Le réalisateur iranien Abbas Kiarostami est mort à 76 ans, a-t-on appris lundi 4 juillet, des suites d’un cancer. Selon l’agence de presse ISNA, le réalisateur, dont l’état de santé s’était dégradé, avait quitté Téhéran la semaine dernière pour subir un traitement en France, après avoir été opéré à la mi-mars dans la capitale iranienne.
La vie s’arrête donc, y compris pour l’auteur de Et la vie continue. Dans ce film magnifique de 1992, un cinéaste de Téhéran, double de l’auteur, revenait en compagnie de son fils sur les lieux du tournage d’un film précédent, où venait de se produire un tremblement de terre meurtrier, à la recherche de survivants parmi les enfants qui y avaient participé.
Cette quête de la vie dans un paysage de mort, cette aspiration humaniste sous le carcan qui oppresse, fut en vérité l’admirable constante de l’œuvre d’Abbas Kiarostami. Une œuvre menée avec courage sous les fourches caudines de la censure islamique, jusqu’à épuisement de l’auteur, parti tourner sous d’autres cieux lorsque le régime durcit son autorité.
L’instigateur d’un nouveau cinéma iranien
Né à Téhéran le 22 juin 1940, formé aux Beaux-Arts, réalisateur de films publicitaires, Abbas Kiarostami participe en 1969 à la création du département cinéma de l’Institut pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes (le Kanoun), dans le cadre duquel il va réaliser de nombreux courts-métrages. Ce sont des films à vocation civique et pédagogique, d’emblée sublimés par le sens effarant de la mise en scène qui s’y exprime.
Le tout premier, réalisé en 1970 et intitulé Le Pain et la Rue, annonce le génie de Kiarostami à transformer un scénario de trois lignes en un monument de comédie humaine, ipso facto en morceau d’anthologie du cinéma. Ici, l’histoire d’un garçonnet cheminant par les ruelles pour ramener le pain du déjeuner à la maison, quand un chien menaçant, soudain, lui barre la route.
En 1979, commencé sous le régime du Chah, il réalise Cas n° 1, cas n° 2. Un exemple de dilemme moral comme il les affectionne (des élèves exclus de la classe pour chahut, puis la dénonciation par l’un d’eux du coupable) qu’il soumet à l’appréciation de diverses personnalités, dans ce qui est devenu, durant le tournage, la République islamique d’Iran. Beau panel utopique, qui réunit un communiste, un rabbin, des artistes, ainsi que l’ayatollah Sadeq Khalkhali, homme affable qui se montre l’un des plus libéraux envers les enfants. C’est le même qui, au titre de chef du Tribunal révolutionnaire, fera pendre haut et court des centaines d’opposants au régime. Le film disparaît rapidement de la circulation.
Le Kanoun n’en devient pas moins, sous l’impulsion de Kiarostami, le havre d’une relative liberté artistique, en même temps que le laboratoire d’un nouveau cinéma iranien qui émerge sur la scène internationale. L’Asie, en effet, prend à cette époque le relais des nouvelles vagues qui refluent partout ailleurs. De Taïwan (Hou Hsiao-hsien), de Hongkong (Wong Kar-waï) et donc aussi d’Iran, renaissent des propositions esthétiques stimulantes. Etonnamment, sous un régime autoritaire et iconoclaste, que tout semble vouer à devenir un no man’s land cinéphilique, apparaît un courant qui, se fortifiant des interdits de représentation qu’on fait peser sur lui, requalifie à nouveaux frais, par son mode opératoire et sa vive préoccupation sociale, le néoréalisme italien.
L’enfance comme motif central
Avant que les cinéphiles ne découvrent sur la scène des plus grands festivals cette silhouette qui leur deviendra familière – lunettes fumées, élégance discrète, humour fin, sourire désarmant –, on peut dater le moment de sa découverte en France. C’était en mars 1990, avec la sortie en salles de son quatrième long-métrage, Où est la maison de mon ami ? (1987). L’histoire simple, et néanmoins épique, d’un garçonnet qui a chipé le cahier de son ami, et cherche, de village en village, à le lui rendre, faute de quoi il pourrait se faire renvoyer de l’école. Le film, remarquable, tend vers le conte et condense l’esprit du cinéma de Kiarostami : l’enfance comme motif central, la fraîcheur revigorante du regard porté sur le monde, le dépouillement de l’argument allant de pair avec la complexité de la structure narrative.
Mais à peine découvert, le cinéaste change déjà de braquet. Il signe en 1990, avec Close up, le premier d’une série de chefs-d’œuvre qui le consacre comme l’un des plus grands cinéastes du monde. L’utilisation du document comme source d’une fiction indécidable est renforcée, le vertige baroque creusé. Le film reconstitue la trame d’un fait divers, avec dans son propre rôle le principal protagoniste : Hossein Sabzian, un imposteur cinéphile qui se fait passer pour le célèbre réalisateur Mohsen Makhmalbaf. Kiarostami a également eu la possibilité de filmer le vrai procès de Sabzian, dont le verdict est infléchi par la présence des caméras. Ici donc, l’entremêlement entre la réalité et la fiction, la réflexion sur la passion du cinéma et son rapport à la vraie vie atteignent un point de fusion et de jouissance étourdissant.
A 50 ans, le cinéaste va vivre la décennie la plus fertile de sa carrière. Et la vie continue (1992) et Au Travers des oliviers (1994) suivent Où est la maison de mon ami ?, chacun renvoyant à un élément, réel ou fictionnel, qui touche au précédent, la trilogie tissant une trame fascinante où la figure du cinéaste et le processus du tournage se trouvent chaque fois remis en abyme selon le principe des poupées russes. Le miracle en l’espèce est que cette construction retorse est conçue pour redonner droit à l’accident, à la pure présence, à la vie débarrassée des scories de l’apprêt.
Un « code » Kiarostami
En 1997, arrive ce qui devait arriver : Le Goût de la cerise (1997) remporte la Palme d’or au Festival de Cannes. L’histoire d’un type nommé « monsieur Badii », dont l’idée fixe est de se suicider, et donc de trouver une main charitable pour jeter de la terre dans la fosse où il escompte terminer ses jours. Sillonnant les environs de Téhéran dans un antique 4 × 4, ce singulier pionnier du covoiturage propose le marché à chaque passager qu’il embarque. Deux ans plus tard, effleurant avec toujours autant de grâce la dialectique de la mort et de la vie, Kiarostami donne Et le vent nous emportera (1999), une sorte d’En attendant Godot installé dans un village du Kurdistan, où un anthropologue qui attend de pouvoir observer les rites funéraires locaux finit par sauver la vie d’un ouvrier prisonnier d’un trou.
A cette date, un « code » Kiarostami s’est imposé à tous les cinéphiles. Routes serpentines accrochées aux vallons, paysages somptueux traversés de voitures-caméras, panoramiques amples et langoureux, récits tragiques et drôles, délibérément indéterminés. Une croyance s’en dégage : un film ne sera jamais que le début d’un chemin qui s’achève dans l’esprit du spectateur. Artiste de la dépossession, comme Kafka avait imaginé un artiste du jeûne, Kiarostami crée en un mot un cinéma qui est une épreuve de la liberté dans un système qui n’a de cesse de la contraindre.
Cette inclination le conduira plus loin dans la remise en cause des prérogatives de l’auteur et de la mise en scène. Une nouvelle période va ainsi s’ouvrir, plus expérimentale, qui privilégie le dispositif, manière de laisser le monde entrer à plein dans le cadre plutôt que de le subjuguer. Force est de constater que cette inflexion a lieu au moment où, en Iran, la lutte entre les forces réformatrices et conservatrices est en train de tourner à l’avantage des secondes. Après vingt ans de régime islamique, dont dix consacrées à attaquer et à interdire l’artiste célébré en Occident, une possible lassitude a peut-être gagné Kiarostami, dont les deux derniers films n’évoquent sans doute pas pour rien le motif de l’enterrement vivant.
Ten (2002) inaugure donc une série de films, dont le minimalisme va aller s’accentuant (Five, Shirin…), estompant de fait la présence de ce maître du cinéma sur la scène internationale. Le premier titre reste le plus exaltant : une séduisante conductrice dans la circulation de Téhéran, deux camérasinstallées sur le tableau de bord, dix séquences numérotées de 10 à 1, correspondant chacune à un personnage qui monte à bord. Une société réelle, ayant soif de démocratie, y bout d’impatience. On connaît la suite. Election de Mahmoud Ahmadinejad comme président en 2005, répression sanglante des manifestants lors de sa réélection en 2009.
« Je ne renoncerai jamais à mon métier »
Kiarostami change alors de cap : le tournage à l’étranger, possiblement avec vedette. Au fond de lui-même, y croît-il vraiment, lui qui avait naguère défendu la nécessité pour le cinéaste de demeurer sur son terreau ? Copie conforme (2010), variation rossellinienne avec Juliette Binoche, puis Like Someone in Love (2012), respectivement tournés en Italie et au Japon, confirmeraient ce doute, sans le moindre déshonneur. Son ultime tournage, resté inachevé en raison de la déclaration brutale de sa maladie, aura eu lieu en Chine. Kiarostami aurait d’ailleurs pu, de longue date, s’installer à l’étranger. Il s’y est toujours refusé, car il lui importait de tourner dans son pays, auquel le rattachait, spirituellement et plastiquement, toute la tradition poétique et picturale persane, très sensible dans ses films.
Ce souci justifiait le refus courtois qu’il opposait aux sollicitations politiques des journalistes occidentaux. Mais en juillet 2009, dans les jours les plus noirs de la répression, il n’y tint plus. Déclarant, alors qu’on le retrouvait en Toscane sur le tournage de Copie conforme :
« La situation politique est telle que la possibilité même d’y travailler paraît très compromise. Et je ne sais pas, franchement, si ça sera possible à l’avenir. Nous sommes ici informés tous les jours, par Internet, des événements qui ont lieu en Iran. Ce qui nous parvient de la violence de la répression donne l’impression qu’une page vient d’être tournée, sans retour. Pour ce qui me concerne, tout ce que je sais, c’est que je veux retourner à Téhéran, que mon désir est de tourner des films dans mon pays. J’ai été jusqu’à présent un citoyen très conciliant, dans la mesure où l’on ne montre plus mes films en Iran depuis douze ans. Si la situation devait encore empirer, si l’on me privait de mes droits, une chose est certaine, c’est que je ne renoncerai jamais à mon métier. »
Poignante déclaration d’un créateur épuisé par le combat contre l’obscurantisme. Comment, s’agissant de sa propre mort, ne pas songer à l’épilogue sublime, une des plus belles fins de l’histoire du cinéma, du Goût de la cerise ? A ce monsieur Badii, allongé dans sa fosse par une nuit orageuse, à sa solitude infinie et silencieuse sous le ciel sombre et déchiré, à l’écran noir qui le fait durablement disparaître, avant ce retour inopiné du jour et du mort dans une prise vidéo d’amateur et phosphorescente de la fin du tournage.
On y voit Badii fumer une cigarette avec Kiarostami, on y accueille la lumière frémissante d’une aube nouvelle, on y suit des soldats jouer comme des enfants, on y entend s’élever un bouleversant instrumental du funèbre Saint James Infirmary. Ebloui, sonné, on n’y comprend plus rien : « twist » conceptuel ? Résurrection de Badii ? Pied de nez à la censure religieuse qui proscrit le suicide ? Du moins voit-on que la vie, bel et bien, continue.