Le retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien et l’imposition de sanctions contre Téhéran ont suscité une large condamnation, notamment des signataires européens. Mais les annonces diplomatiques de l’UE-3 (France, Allemagne et Royaume-Uni) n’ont convaincu ni la partie iranienne ni les grandes entreprises européennes.
Après le vote de la résolution 2231 du conseil de sécurité de l’ONU le 20 juillet 2015 entérinant l’accord sur le nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPOA), l’industrie européenne avait su partiellement profiter de la réouverture du marché iranien. Avec notamment, dans l’aéronautique (vente de 100 avions Airbus pour 20 milliards de dollars — 17 milliards d’euros — et d’avions ATR), le secteur pétrolier (contrat South Pars 11 de Total pour 5 milliards de dollars — 4 milliards d’euros), l’automobile (co-entreprise PSA/Iran Khodro de 400 millions d’euros et co-entreprise Renault/Idro) entre autres secteurs, en 2017, les exportations de la France vers l’Iran s’élevaient à environ 1,5 milliard d’euros. La même année, elle importait d’Iran 2,3 milliards d’euros de produits pétroliers.
Le montant total des transactions commerciales de l’Union européenne (UE) avec l’Iran s’élevait à 20 milliards d’euros d’euros pour 2017. Ce montant s’élevait à 23,8 milliards d’euros pour la Chine, 20,4 pour les Émirats arabes unis et 9,8 pour l’Inde.
Or, l’historique de la mise en œuvre du JCPOA laissait beaucoup à désirer côté américain, même sous la précédente administration. Le malentendu entre le département d’État de John Kerry, défendant l’accord, et le trésor américain de Jacob Lew, partisan d’une ligne dure et ayant le dernier mot sur toutes les questions financières, a alimenté la confusion depuis le début. L’arrivée aux commandes de ces deux ministères de Steve Mnuchin et Mike Pompeo, deux farouches opposants à l’accord, suite à l’élection de Donald Trump en novembre 2016 puis l’annonce du 8 mai 2018 confirment l’adage selon lequel « les contrats ne tiennent pas aux mots, mais aux pensées ».
Pour l’Europe, un retrait de l’accord ne signifierait pas uniquement l’abandon d’un gros marché, mais également prendre acte d’un aspect discutable de la stratégie commerciale américaine : l’extraterritorialité de la loi américaine. Derrière la diplomatie agressive du dollar pratiquée par le trésor, c’est la souveraineté d’autres pays qui est visée (lire encadré).
Viser les entreprises non américaines
Pour trouver un partenaire iranien, même avant l’annonce de mai 2018, les entreprises devaient effectuer des audits tatillons de leurs clients pressentis — appelés « due diligence », « know your customer » (KYC) — et se confronter à la prudence minutieuse des assureurs, secteur très lié au marché américain. Autant de précautions juridiques qui faisaient bondir le coût du ticket d’entrée sur le marché iranien. Les entreprises iraniennes restaient empêchées d’intégrer les circuits de financement européens, tels le crédit bancaire ou la cotation en bourse de Londres par exemple. Le refus des banques européennes de s’impliquer en Iran après l’accord de Vienne malgré les injonctions de leur autorité de tutelle avait déjà fait grand bruit.
Les sanctions primaires concernent les particuliers et les entreprises américains, citoyens ou résidents, et rendent nécessaire une dérogation spéciale de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC)1 pour commercer avec l’Iran : c’est le cas de Boeing par exemple.
Depuis le 8 mai 2018, il est de nouveau interdit aux entreprises non américaines de négocier de nouveaux contrats et il leur a été fait obligation de résilier ceux conclus après le 16 janvier 2016 dans un délai de 90 jours (août 2018) à 180 jours (novembre 2018) selon les cas. Les risques encourus par les récalcitrants sont très élevés : pénalités financières2, saisie de biens mobiliers ou immobiliers, interdiction d’accès au système bancaire américain, retrait aux banques de leur licence d’exploitation, radiation de la liste des fournisseurs du gouvernement fédéral, sanctions personnelles à l’encontre de chefs d’entreprises européennes (gel ou saisie de biens sur le sol américain, interdiction d’entrée, etc.). Ces procédures peuvent être d’origine judiciaire (procureur fédéral de New York) ou administrative (le trésor américain).
Depuis lors, les grosses entreprises européennes comme Total, Peugeot ou Airbus se retrouvent prises en étau. Structurellement exportatrices, généralement impliquées sur le marché américain et exposées aux circuits de financement dollarisés, elles subissent une situation plus critique que celle des PME-PMI plus eurocentrées et moins vulnérables. Aussi ont-elles très tôt pris acte de la nouvelle donne en annonçant l’une après l’autre leur retrait du marché iranien, gérant au cas par cas leur sortie contractuelle.
La décision est prise au plus haut niveau de leurs instances dirigeantes, après consultation des autorités de tutelle et de leurs actionnaires, incluant souvent la présence significative d’un actionnariat américain via divers fonds d’investissement (Karlyle, TPG, Kohlberg-Kravis-Roberts, Blackstone…). L’annonce reflète toujours le même argument : « Nous nous conformerons aux sanctions, à moins qu’une dérogation soit obtenue expressément des autorités américaines par les gouvernements de l’Union européenne ». Et ces demandes de dérogation par les gouvernements français, britannique et allemand ont essuyé une fin de non-recevoir de la part de Washington.
Total et PSA obtempèrent
Le caractère éminemment dissuasif du dispositif américain a donc agi rapidement. Dès le 16 mai, Total exposait dans un communiqué son intention de se retirer du projet gazier iranien de South Pars 11 « à moins qu’une dérogation propre au projet ne soit accordée par les autorités américaines, avec le soutien des autorités françaises et européennes (…) laquelle dérogation devra comprendre une protection de la société contre toute sanction secondaire applicable en vertu du droit américain ». La China National Petroleum Corporation (CNPC) devrait récupérer les 50 % de parts de Total sur cet important contrat.
De même, PSA annonçait la suspension de ses activités iraniennes le 4 juin. Carlos Ghosn, PDG du groupe Renault, s’est distingué par une habile déclaration le 15 juin devant son conseil d’administration : « On n’abandonnera pas. Même si nous devons réduire la voilure très fortement (…) parce que nous sommes persuadés que (…), à un moment, ce marché rouvrira, et le fait d’être resté en Iran nous donnera certainement un avantage » (AFP).
Les deux constructeurs français jouissaient jusqu’ici d’une position dominante sur le marché automobile iranien (environ 40 %) via leur partenariat stratégique, aujourd’hui remis en cause, avec les constructeurs locaux Iran Khodro et Saipa. Les Chinois Geely, Brillance ou Great Wall sont ici encore naturellement en lice pour profiter de l’appel d’air et remplacer leurs concurrents européens, en particulier français. Les entreprises chinoises sont en général moins vulnérables aux sanctions américaines et peuvent compter sur le soutien indéfectible de leur gouvernement.
Après le géant danois Maersk, la Compagnie maritime d’affrètement-Compagnie générale maritime (CMA-CGM), numéro trois mondial du transport maritime a également déclaré le 6 juillet 2018 se désengager de l’Iran, malgré ses accords avec l’Islamic Republic of Iran Shipping Lines (Irisl). Quelques secteurs comme l’agroalimentaire ou la santé demeurent en sursis jusqu’à la publication du décret d’application des sanctions.
Lancinante question bancaire
Les difficultés à effectuer des transactions bancaires avec l’Iran ne sont pas nouvelles. Mais rester connecté à Swift, système de messagerie interbancaire sous juridiction belge, est crucial pour que l’Iran puisse continuer de recevoir l’argent de ses exportations pétrolières et de payer ses biens importés. Or, le trésor américain a donné à Swift jusqu’au 4 novembre pour déconnecter la Banque centrale et les entités iraniennes au nom de « pratiques qui ne sont pas en accord avec les conduites d’affaires généralement acceptées ». Deux banques américaines siégeant au conseil d’administration de Swift, JP Morgan et Citigroup constituent pour le trésor américain, à côté de menaces de gels d’avoirs ou d’interdiction d’entrée à l’encontre de ses dirigeants, un puissant levier de pression.
La plate-forme européenne de règlements de transferts Target II utilisée par la Banque centrale européenne (BCE) pour ses règlements internationaux serait aussi concernée. Dans ce cas, des clients iraniens accusés par les Américains de financer le terrorisme pourraient se voir interdits d’utiliser ce système, y compris pour des transactions libellées en euros.
Même les banques européennes de taille moyenne et absentes du marché américain comme les banques coopératives du Bade-Wurtemberg spécialisées sur les marchés difficiles et l’aide aux PME se tiennent maintenant sur la défensive en attendant la riposte européenne.
Des mots, seulement des mots ?
La représentante de la diplomatie européenne Federica Mogherini déclarait le 16 juillet 2018 à l’issue d’une réunion avec les ministres des affaires étrangères des États membres de l’UE : « Nous avons approuvé l’actualisation du statut de blocage et nous prenons toutes les mesures pour permettre à l’Iran de bénéficier des retombées économiques de la levée des sanctions ». Cette position ferme résultait d’un long processus de tractations infructueuses avec le gouvernement américain.
De quelle marge de manœuvre les Européens disposent-ils ? Mettre en place un protocole de paiement direct entre la BCE et la Banque centrale iranienne (BCI) ? Abonder et couvrir le risque d’amende par les organismes publics d’investissement européens ? Obtenir des autorités américaines des dérogations au cas par cas ? Rendre l’Iran éligible à des prêts auprès de la Banque européenne d’investissement (BEI) afin d’éviter les transactions en dollars ?
Les déclarations à l’unisson de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni dans le sens de leur « engagement continu en faveur du JCPOA », dès le 8 mai — et constamment répétées depuis — doivent être portées à leur crédit. Mais les mesures concrètes pour sauver l’accord semblent tardives. Aussi serait-il contre-productif et exorbitant, voire irréaliste, d’en surseoir l’application à la mise en œuvre par le système bancaire iranien des recommandations du Groupe d’action financière (GAFI) contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme5 d’ici la fin octobre 2018. Trois principales mesures sont en discussion :
la réactivation en deux étapes, le 6 août puis le 6 novembre, du statut du blocage de 1996 est un jalon positif : il interdit aux entreprises européennes de se conformer aux effets extraterritoriaux des sanctions américaines, sous peine de pénalités fixées par chaque État membre. Il leur ouvre également droit à indemnisation des préjudices résultant de ces sanctions par la personne morale qui en est à l’origine. Il les protège dans l’UE de toute poursuite américaine en invalidant toute procédure judiciaire étrangère. Cependant, même si le dispositif de 1996 a été consolidé pour inclure les transactions financières notamment, son efficacité est discutée et n’a jamais vraiment pu être testée. Il s’agit plus d’un signal politique envoyé par l’UE à ses partenaires américain et iranien ;
la BEI, en tant qu’outil de financement de l’UE basée au Luxembourg, a été missionnée pour financer des projets viables en Iran, en particulier concernant de petites et moyennes entreprises. Son président Werner Hoyer a pourtant déclaré le 18 juillet en présence de Jean-Claude Juncker que développer des activités en Iran pourrait remettre en cause son business model, alors que sa dette en obligations américaines (bonds) s’élevait à 500 milliards d’euros ;
peu claire également est la façon dont les dispositifs publics de financement du commerce avec l’Iran, comme la convention signée en janvier 2018 par Invitalia, l’Agence italienne d’investissement étranger, celle de l’agence autrichienne de crédit (OeKB) ou le projet annoncé de la BEI de financement en crédit acheteur d’un montant de 500 millions d’euros seront effectivement mis en œuvre.
Sur la question bancaire, le 19 juin 2018, le ministre français de l’économie Bruno Le Maire a fait un désagréable aveu d’impuissance : « Soyons honnêtes, la plupart des entreprises françaises ne pourront pas rester. Elles ont besoin d’être payées pour les produits qu’elles livrent ou fabriquent en Iran, et il n’existe pas d’institutions financières souveraines et autonomes en Europe ». Ces grandes banques craignent à juste titre la révocation de leur licence américaine.
Les mesures européennes vont certes dans le bon sens, mais demeurent insuffisantes. Certains professionnels comme la fédération des Opérateurs spécialisés du commerce international (OSCI) basée à Paris suggèrent d’aller plus loin, de s’inspirer de la loi sur les mesures extraterritoriales étrangères (Foreign Extraterritorial Measures Act, FEMA) canadien de 1985 en interdisant aux entreprises européennes « d’obéir à des sanctions prises par des gouvernements autres que les gouvernements européens ou l’Union européenne »(…), de négocier avec toute administration autre qu’une administration européenne des amendes relatives à des sanctions autres que celles prises par l’Union européenne » et en réservant « aux seules procédures de justice des tribunaux européens le droit de statuer sur les éventuelles violations d’un droit non européen qui seraient reprochées à des sociétés européennes pour des opérations financées en monnaie européenne et conduites depuis l’Europe »6.
Le maintien de l’accord nucléaire iranien relève d’enjeux géopolitiques plus larges qu’une question de balance commerciale. Comme le soulignait en mai 2018 un éditorial de l’Institut français des relations internationales (IFRI) fort à propos et cosigné par les directeurs de quatre think tanks européens en vue, défendre cet accord est pour les Européens affaire de crédibilité internationale, quitte à tester une relation transatlantique aujourd’hui chahutée par les orientations de la présente administration américaine.
1NDLR. Organisme de contrôle financier du trésor américain.
2Le précédent de l’amende BNP-Paribas d’un montant de 9 milliards de dollars (7,7 milliards d’euros) en 2014 reste le cas le plus évident.
3Les sanctions primaires concernent uniquement les « US persons » (administrés américains).
4La monnaie entre dettes et souveraineté, Odile Jacob, Paris, 2016.
5Il s’agit des standards dits AML/CFT (Anti-money laundering/combating the financing of terrorism).
6« Sanctions américaines sur l’Iran : les solutions envisagées pour l’instant sont nettement insuffisantes pour proteger nos exportations », communiqué de presse de l’OSCI, 12 juin 2018.
Source Orient XXI 5/09/2018