Aurélie Filippetti : « Frédéric Mitterrand regardait les trains passer ; moi, je les aiguille »

"Une vision dogmatique, sans réflexion, ni dialogue" : un an après la passation de pouvoir Rue de Valois, Frédéric Mitterrand s'est répandu dans la presse pour critiquer sa successeur, Aurélie Filippetti (ici à l'Assemblée nationale, le 14 mai 2013). « Une vision dogmatique, sans réflexion, ni dialogue » : un an après la passation de pouvoir Rue de Valois, Frédéric Mitterrand s’est répandu dans la presse pour critiquer sa successeur, Aurélie Filippetti (ici à l’Assemblée nationale, le 14 mai 2013). | AFP/ERIC FEFERBERG

« Une vision dogmatique, sans réflexion ni dialogue », un « manque d’impartialité » : un an après la passation de pouvoir Rue de Valois, Frédéric Mitterrand est sorti de sa réserve et s’est répandu ces derniers jours dans la presse pour critiquer sévèrement les évictions de sa successeure au ministère de la culture, Aurélie Filipppetti : Jean-François Colosimo, du Centre national du livre (CNL), Eric Garandeau, du Centre national du cinéma (CNC), Olivier de Bernon, du Musée Guimet, Jean-Marie Besset, du Centre d’art dramatique de Montpellier. Tous ces départs ont « choqué » M. Mitterrand. Dans un entretien au Monde.fr, Mme Filippetti répond à ces attaques.

Ces derniers jours, votre prédécesseur, Frédéric Mitterrand, a fortement critiqué votre action à la tête du ministère de la culture. Qu’avez-vous à lui répondre ?

C’est une attaque politicienne et de bas étage pour défendre quelques intérêts privés. Jamais depuis un an nous n’avons entendu Frédéric Mitterrand parler des grands sujets de politique culturelle. Il n’a pas été présent, contrairement à Jacques Toubon, Jean-Jacques Aillagon, ou Renaud Donnedieu de Vabres (tous anciens ministres de droite de la culture), par exemple, sur le débat pour le maintien de l’exception culturelle. Je suis consternée par son inélégance et son incohérence.

Frédéric Mitterrand n’a pas laissé la trace d’un ministre qui avait un quelconque pouvoir pour imprimer sa marque sur une politique culturelle, ni en matière de nominations, ni en matière de réformes structurelles. Il a laissé un certain nombre de dossiers importants sous le tapis : le numérique, l’audiovisuel, les intermittents du spectacle. Venant de quelqu’un qui n’a pas un bilan flamboyant, ses critiques sont nulles et non avenues. Il dit dans un entretien au Point qu’il regardait les trains passer lorsqu’il était au ministère ; moi, je les aiguille.

Frédéric Mitterrand estime que vous avez une vision « dogmatique »

C’est insupportable. Insupportable de la part de quelqu’un qui était membre d’un gouvernement qui a rétabli la nomination par le président de la République des patrons de l’audiovisuel public. Le 24 juillet je présenterai à l’Assemblée nationale une loi qui va redonner ce pouvoir de nomination au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), mais surtout qui va renforcer considérablement l’indépendance du CSA en associant, pour la première fois dans l’histoire, l’opposition parlementaire à la désignation des membres du CSA. C’est un grand pas démocratique ; c’est tout le contraire du dogmatisme et surtout tout le contraire d’un pouvoir de nomination arbitraire tel qu’il s’exerçait à l’ère Sarkozy et que jamais Frédéric Mitterrand n’a critiqué.

Quant aux autres nominations dans les établissements, j’ai renouvelé un grand nombre de personnes. Mais j’ai surtout mis en place des commissions et des procédures transparentes qui vont garantir enfin un certain renouvellement à la tête des institutions culturelles et une féminisation. Je souhaite faire bouger les lignes. Beaucoup trop de gens ont pris l’habitude de voir le monde culturel fonctionner avec des coteries, un petit monde qui vit dans l’entre-soi : ça c’est terminé. La culture, c’est le mouvement, ce n’est pas l’immobilisme. Personne n’est propriétaire à vie de son mandat.

Le projet de loi de finances pour 2014 réduit le budget de la mission culture de 2,8 %. Où vont se faire les économies ?

Je présenterai mon budget début octobre, comme l’année dernière. Mais, pour l’heure, le budget culture n’a pas été mis davantage à contribution que ce qui avait été décidé l’année dernière dans le budget triennal. Certains ministères ont eu des économies supplémentaires à faire dans le triennal, mais, pour la culture, le président de la République et le premier ministre ont jugé que l’effort fait était suffisant. Les lignes budgétaires de la création – qu’il s’agisse du spectacle vivant ou des arts plastiques – sont sanctuarisées. Tous les crédits d’intervention dans les régions sur ces domaines seront préservés ainsi que tout ce qui concerne l’enseignement supérieur (écoles d’architectes, d’art, de photo).

En novembre 2012, vous disiez, à propos des réductions budgétaires : « Nous avons montré notre sens des responsabilités, mais on ne me refera pas ça deux fois. »

Les chiffres annoncés correspondent au triennal fixé en 2012. Notre budget n’a pas été aggravé par rapport à ce qui avait été prévu.

Vous estimez donc que votre budget n’est pas mauvais…

On participe, et c’est normal, à l’effort commun pour redresser les finances publiques. C’est un effort difficile, mais c’est en même temps notre mission de montrer que la politique culturelle est responsable et exigeante.

Que pensez-vous de l’éviction de Delphine Batho du gouvernement ?

Delphine est une amie. Je suis triste de voir partir une amie. Voilà, c’est tout.

Où en est la négociation sur la convention collective du cinéma, qui a été étendue le 1er juillet mais qui sera mise en œuvre le 1er octobre ?

Avec le ministre du travail, Michel Sapin, nous avons le souci d’avoir une convention collective pour le seul secteur culturel – le cinéma – qui n’était pas couvert. J’avais demandé une prise en compte plus importante de la diversité des films et de la préservation des films économiquement fragiles. Nous constatons qu’il y a des points de convergence, des efforts ont été faits des deux côtés – partenaires sociaux et producteurs. Ils n’ont pas encore réussi à trouver un terrain d’entente, mais je pense que la réconciliation est possible. Nous ne sommes pas loin d’un accord. La convention sera appliquée au 1er octobre. Quant aux films tournés cet été, ils se feront dans les conditions dans lesquelles ils ont été programmés, prévus et financés.

Craignez-vous que le climat social pèse sur l’édition 2013 du Festival d’Avignon ?

Non. Les choses sont claires en ce qui concerne les intermittents du spectacle. Michel Sapin et moi-même sommes déterminés à préserver une indemnisation spécifique de ces emplois qui sont des métiers plus précaires que les autres par nature. Maintenant c’est aux partenaires sociaux d’ouvrir la discussion à l’automne.

Yves Bonnefoy : « La poésie, c’est ce qui reprend à la religion son bien »

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Yves Bonnefoy © Michal Cizek / AFP

Yves Bonnefoy vient de fêter ses 90 printemps.

Membre du groupe surréaliste après la Libération, Yves Bonnefoy s’est fait connaître, dès 1953, avec Du mouvement et de l’immobilité de Douve. Poète majeur, traduit dans toutes les ­grandes langues, il est attaché à la présence des êtres et du monde, et a développé une œuvre ouverte : une œuvre en dialogue constant avec les peintres et les artistes, mais aussi avec les poètes étrangers, tels Shakespeare, Leopardi ou Yeats. Que ce soit au moyen de la prose, de l’essai ou du vers, Yves Bonnefoy revient, de livre en livre, avec insistance et profondeur, à ce qui environne tout un chacun : les arbres, les pierres, les sources, la neige et le rêve. Maître d’œuvre du Dictionnaire des mythologies, il aborde aujourd’hui les grandes questions qui ont orienté la pensée et la pra­tique religieuse, et qu’il a lui-même interrogées, à la lumière de ce qu’il a longtemps appelé une « théologie négative », qui, avec le temps, s’est muée en « théologie positive », soit un acquiescement au monde, à ce que son maître intime, Rimbaud, nommait « la réalité rugueuse ». Rencontre avec un maître resté humble.

Vous dites qu’il ne saurait être question en poésie d’autre chose que de se saisir soi-même, que la poésie n’est pas faite pour porter une signification. En quoi peut-elle nous permettre de nous diriger vers nous-même, de renouveler notre « être au monde », comme peut le faire la philosophie ou la spiritualité ?

Fondamentalement la poésie a pour but de rendre aux mots de la langue leur capacité d’évoquer pleinement les choses qu’ils représentent en ce qu’ont celles-ci d’existence actuelle, concrète, au sein de notre propre horizon de vie?: ces arbres, par exemple, sur ce chemin, non l’arbre du dictionnaire. Sa tâche est de faire apparaître dans la parole notre lieu et notre moment, nullement d’en analyser les aspects, comme le font les autres emplois de mots, et ainsi ne dit-elle rien, en sa profondeur, mais accueille en nous les réalités qui importent, les mettant aussi en rapport entre elles, ici, maintenant, comme ne le font évidemment pas les projets de la science ou de l’action. Mais au cours de ce travail de recentrement de notre être au monde, nous ne pouvons que rêver, à des moments, nous tromper, nous laisser prendre à des illusions, et ce seront, cela, des pensées qu’il nous faudra dire, qui emploieront ces mots pourtant réintensifiés, portés au-delà de leurs contenus conceptuels, pour à nouveau de la signification?: autrement dit, le poème, toujours en défaut sur la poésie.

Et c’est à ce niveau du poème que nous avons donc à réfléchir sur nous-mêmes, à nous demander pourquoi ces illusionnements, ces erreurs sur la voie de la présence ? : notre écriture devient le matériau d’une réflexion dont l’intention est de clarifier ce que nous sommes, de délivrer le Je profond des modes d’être du moi que lui substitue en nous la pensée conceptualisée, analytique. La poésie, en pratique, est cette recherche au sein de son propre texte. Et une recherche qui, à mon sens, est mieux placée pour se diriger vers son but que la réflexion philosophique, car elle porte sur des événements d’existence auquel ne peut accéder la généralité du philoso­phique. Et quant à la spiritualité, elle a tout à gagner à cette lecture de soi qui veut se défaire des illusions. La poésie tend à déconstruire les mythes qui l’entravent.

Rimbaud voulait changer la vie. Vous-même êtes rimbaldien. La poésie a-t-elle changé votre vie ?

Je viens de souligner la part du rêve dans l’entreprise de poésie. On a beau espérer délivrer les mots de leurs contenus conceptuels, qui réduisent le monde à des figures abstraites et incomplètes, on restera toujours en deçà de ce que Rimbaud nommait la vraie vie. Mais ce que lui a fait pour sa part, c’est d’appliquer sa lucidité à ces leurres dans lesquels s’empiégeait son espérance fondamentale. Ses utopies successives, révolution sociale, alchimie du verbe, il les a dénoncées tour à tour, même saccagées tant parfois il éprouvait de frustration, de dépit, à découvrir son erreur. Et si on veut être « rimbaldien », c’est-à-dire comprendre l’enseignement de Rimbaud, c’est donc à cette lucidité qu’il faut s’efforcer, plutôt qu’aux impératifs de plénitude physique ou métaphysique qu’il a pourtant si éloquemment formulés.
La poésie a-t-elle changé ma propre vie ? En m’aidant à me délivrer de la pensée utopique. Ce poète qui voulait que l’on soit « absolument moderne » m’a demandé de me détourner du discours naïf des avant-garde, à commencer par le surréalisme, dont j’avais aimé les mots d’ordre, à la sortie de la guerre.

Le monde est dominé par un sentiment diffus d’apocalypse. La poésie offre-t-elle des armes pour résister, pour trouver des issues ?

C’est évidemment la grande question. Craignons-nous une apocalypse ? Mais c’est bien pis qu’une crainte. Tous les signes sont là pour montrer que si on ne prend pas très rapidement les décisions qui s’imposent, et c’est peut-être déjà trop tard, la ruine du climat, la dégradation des sols, le surcroît des populations sur les ressources, en eau par exemple, et la prolifération anarchique des images irresponsables, qui décontenancent l’esprit, étouffent le surmoi, désorganisent l’action, vont faire qu’avant la fin de ce siècle l’humanité perdra son lieu sur terre et s’abîmera dans des guerres. Tout le contraire de l’espérance qu’il y a dans la poésie, cette perception de l’accord qui pourrait unir notre finitude à son lieu. Et donc cette question, oui, en effet, cette angoisse. Que faire ? Continuer de montrer le bien qu’il y aurait dans cet accord, dans ce simple. Continuer d’espérer, vaille que vaille. Continuer de penser que l’arbre et le chemin sont si beaux dans la lumière du soir que ce ne peut être pour rien, et que nous avons toujours la tâche de les montrer, dans leur évidence.

Dostoïevski a dit que la beauté sauverait le monde. Est-ce une illusion ou une prophétie ?

C’est en tous cas une pensée qu’il est bien regrettable que notre époque ne prenne pas au sérieux, si ce n’est méprise, encore que ses sarcasmes cachent mal, quelquefois, qu’elle lui reste attachée. J’ai écrit, pour ma part, un livre intitulé La Beauté dès le premier jour. J’y évoque des objets qui nous viennent des premières heures du fait humain avec en eux des aspects de beauté qui ne peuvent qu’avoir été conscients et même vraiment intentionnels. Faits pour l’emploi quotidien sous le signe de la nécessité tout immédiate de survivre, ils n’en sont pas moins, haches harmonieusement taillées, vases, pris en charge par ce souci de beauté qui peut sembler différer des tâches pourtant aussi vitales qu’urgentes. Mais il y a à cette beauté si instinctivement recherchée une raison méditable. Elle a la simplicité efficace qui permet au nageur de remonter le courant, elle métaphorise donc la confiance, la volonté de confiance, avec laquelle on peut affronter la résistance inhérente à tout environnement. Et ce qui s’exprime ainsi, c’est par conséquent un projet, un vouloir de lutte. En ces objets de nos origines la beauté n’est pas contemplation mais incitation à l’action. Et je ne la vois pas autrement dans les grands poèmes. Reste que cette action est en présence aujourd’hui, nous le disions tout à l’heure, d’obstacles bien redoutables. Cette beauté qu’on méprise est une obstination qu’on peut bien dire héroïque.

Vous liez souvent le sacré et la poésie pour les rapprocher, mais aussi les distinguer. La poésie est-elle pour vous le dernier refuge du sacré ? Vous avez écrit sur l’art gothique, la Rome de la Renaissance, mais vous avez aussi dirigé un Dictionnaire des mythologies. De quel espace sacré vous sentez-vous le plus proche ?

Oui, le sacré. Et c’est vrai que j’ai employé ce mot, à époque ancienne dans mes écrits. Mais aujourd’hui je m’en garde. Je ne me sens plus en mesure de l’employer sans risquer des malentendus qui oblitéreraient, à mes yeux désastreusement, ce que je cherche à penser. Pourquoi ? Parce que ce que je disais le sacré, c’est en fait la chose ordinaire comme elle existe à côté de nous, avec nous, la chose avec laquelle nous partageons notre temps sur terre et qui demande donc d’être reconnue comme la réalité absolue, un mot, ce dernier, lui aussi tout simple mais dont je sais bien qu’il peut être bien mal compris, lui aussi. Le sacré, ce verre avec lequel boire. Le sacré, le pain et le vin, et la maison, le ravin, le bois proche, les êtres que nous aimons et qui sont là. Rien de religieux, vous le voyez donc, rien pour associer ce sacré à quelque système de croyances que ce soit, et quand je parle de transcendance à propos de ces choses du quotidien, c’est tout simplement parce qu’il y a dans la moindre d’entre elles une infinité d’aspects qui en fait de l’inépuisable pour tout projet de la dire, c’est une transcendance par rapport à la parole bien qu’une immanence dans le vécu.

Mais j’ai eu à constater que cet emploi de « sacré » ne peut s’imposer contre les significations plus traditionnelles qui réfèrent à des religions, à de la croyance. Et je ne puis me prêter à cette équivoque, parce que pour moi la poésie, c’est ce qui plonge assez bas dans l’immédiateté de la pratique du monde pour y dissiper toutes les croyances, toutes les postulations de réalité métasensible. La poésie, si j’ose parodier Mallarmé quand il parle de la musique, c’est ce qui reprend à la religion son bien, lequel est une expérience de présence, dans la rencontre de ce qui est, que les croyances, les dogmes, nous dérobent, mais pour aussitôt l’affaiblir. Elle entend dissiper les mythes. Ceux-ci sont intéressants, passionnants même, mais par la perte de la plénitude de l’immédiat qu’on les voit faire et qu’il faut décrire et comprendre. J’ai conçu, en effet, et dirigé, un Dictionnaire des mythologies des sociétés traditionnelles et du monde antique. Mais qui collaborait à ce dictionnaire ? Jean-Pierre Vernant et ses amis du centre de sociologie de la Grèce antique, ou les chercheurs et les enseignants de l’École des hautes études. Et j’espérais, avec Mallarmé encore, ou Leopardi, que faire du mythe un objet d’étude aiderait la poésie à radicaliser son projet, à se faire ardente laïcité.

Quelle différence établissez-vous entre poésie et mystique ? Ne participent-ils pas de la même démarche ? D’autant que certains grands mystiques furent aussi de grands poètes (Angelus Silesius, John Donne, Jean de la Croix).

C’est vrai que poésie et mystique ont en commun une expérience qui les distingue des religions et de leurs croyances. L’une et l’autre se portent dans la perception de ce qui est au-delà des lectures qu’on peut en faire avec le discours conceptuel. Mais c’est en venir à un point, un carrefour, où les deux voies se séparent. La mystique veut aller toujours plus avant dans la profondeur du réel, là où l’abandon de soi à l’unité prend le pas – et c’est comme une nuit – sur tout reste de représentation de choses?: ce n’est pas seulement la langue des concepts qui est transgressée, ce sont les mots, la mystique tend au silence. Mais la poésie constate, en ce même point, que cette plongée est solitude, la présence grandissante de l’Un efface, avec le langage, le souvenir des autres êtres. Et sa décision, c’est alors de se souvenir du langage?; de considérer que le réel, ce n’est pas l’abîme cosmique mais la terre humaine?; et de revenir vers la société pour partager avec les hommes et les femmes du temps présent, historique, cette mémoire de l’infini de la chose dont je disais tout à l’heure que le conceptuel le fait méconnaître. L’infini du pain et du vin, ce qui permet le partage.

La poésie n’est pas la mystique. Mais des mystiques, ainsi Angelus Silesius ou Jean de la Croix, peuvent être des poètes quand pour un moment, qui risque d’ailleurs de durer, ils se retirent du projet de la « nuit obscure ». Ils accomplissent alors ce mouvement de retour que je viens de dire. Et Rimbaud n’est guère différent d’eux quand il écrit Alchimie du Verbe, après « des silences, des nuits », de « l’inexprimable », des « vertiges ».

Qui lisez-vous parmi les auteurs vivants ?

Tous les auteurs sont vivants. Baudelaire, à qui j’ai consacré depuis cinquante ans ces essais que je viens de réunir en volume, ou Shakespeare, que j’ai traduit pièce par pièce pendant la même période, sont vivants pour moi autant qu’aucun de mes contemporains, d’autant que les éditions critiques de leurs livres et pour Baudelaire ses lettres les rendent évidemment plus proches de nous que ces auteurs d’aujourd’hui dont nous ne connaissons que des pages, ou des tableaux. Qui je lis, parmi mes contemporains ? Qui voudrais-je lire ? Des poètes qui, certes, « feraient le négatif », dégageraient la réalité des représentations illusoires qui à travers les siècles l’ont recouverte ?; mais qui sauraient aussi que ce travail du négatif n’a de raison d’être que pour que le positif reprenne ses droits, énonce librement ses valeurs, appelle à lui l’esprit réconcilié avec soi.

Vous écrivez que Baudelaire a choisi « un chemin qui aille à la mort et que la mort grandisse en lui comme une conscience ». Pouvez-vous expliquer cette idée ? Quel rapport entretenez-vous avec la mort ?

Comprenez que ce que j’appelle la mort n’est pas l’événement qui se produit sous ce nom mais ce fait fondamental que l’être humain est délimité dans le temps aussi bien que dans l’espace, qu’il est, essentiellement, finitude, et que c’est d’ailleurs pour cela qu’il est humain, puisque c’est cette condition qui l’incite à des choix, des jugements, et qui lui a donc permis à travers les siècles d’accéder à la capacité d’aimer, ce second degré du réel. Mais se savoir finitude n’est pas facile, tous les rêves sont là pour l’oublier. Baudelaire est grand poète parce que, rêveur comme un autre, et capable de bien beaux rêves, il a choisi de ne pas rêver.

propos recueillis par Stéphane Barsacq et Jennifer Schwarz 

Source :Le monde des religions 30/12/2011

Bibliographie choisie : Le Siècle où la parole a été victime, (Mercure de France, 2010). L’Heure présente (Mercure de France, 2011). Sous le signe de Baudelaire (Gallimard, 2011).

Voir aussi : Rubrique Poésie,

Quand votre responsable vous ordonne de tourner le bouton…

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Rencontre. Michel Terestchenko est venu présenter chez Sauramps, la célèbre expérience sur la soumission à l’autorité de

Milgram, dont il signe la préface.

En 1961, alors que le procès Eichman fait la une des journaux, le psychologue américain Stanley Milgram imagine un programme de recherche sur l’obéissance à l’autorité. Présenté comme une expérience sur l’apprentissage, les sujets actionnent un panneau de commande doté d’une série de commutateurs allant graduellement du choc electrique très léger au choc extrême. Au fil du déroulement, les sujet reçoivent l’ordre de délivrer des chocs de plus en plus élevés aux personnes  qui se trompent de réponse.

En réalité, l’expérience visait à déterminer le point de rupture, définit comme le moment où les personnes refusent d’obéir aux ordres des scientifique. A 300 volts, les victimes frappe violemment sur la cloisons, à partir de 315 volts, ils cessent de répondre et les coups s’arrêtent. A la fin de la séance 65% avaient poussé l’obéissance jusqu’à accepter d’envoyer , par trois fois, la décharge maximale de 450 volts.

« Les résultats sont terrifiants et déprimant » constate Milgram qui cherchait, comme Arendt,  à  s’expliquer les causes de l’extermination massive durant la seconde guerre mondiale. Cette expérience  démontre que des gens ordinaires, dépourvus de toute hostilité, peuvent massivement accomplir des actions abominables au nom de l’obéissance. « L’expérience Milgram met à mal un certain nombre de présuposés, comme celui que les gens ne sont nullement enclin à faire souffrir un innocent. Celui qui voudrait qu’en l’absence de coercition, le sujet reste libre et maître de ses actes, ou encore celui qui pose que le moi profond décide de ses actions à partir d’un choix raisonné de valeurs »,  souligne Michel Terestchenko.

Plusieurs expériences scientifiques conduites depuis confirment cette tendance « L’expérience a été critiquée en raison des problèmes déontologiques qu’elle soulève. Il serait impossible de  la reconduire dans un cadre scientifique aujourd’hui. En même temps, on a autorisé en 2010 la diffusion sur France Télévision de l’émission Le jeu de la mort, où le pouvoir de l’animateur de télévision conduit les gens à commettre des choses cruelles. A un autre niveau, la situation de tournage de la palme d’Or 2013, pose la question du cinéma en tant que système, est ce que l’art a tous les droits ? »

Pour  Terestchenko, il faut avoir conscience « de notre vulnérabilité » face aux conséquences potentiellement destructrice de l’obéissance, et au-delà de nous-même, et veiller à contrôler les structures hiérarchiques, qui par nature , s’organisent en exigeant la docilité et la soumission de leur membre, dans les institutions et les entreprises.

Jean-Marie Dinh

Expérience sur l’obéissance et la désobéissance à l’autorité, ed de La Découverte  Zone

Voir aussi : Rubrique Essais, La torture une pratique institutionnelle,

Tactiques de classe au lycée professionnel

La domination scolaire

la-domination-scolaire4La domination scolaire. Sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, Paris, PUF, « Le lien social », 2012.

Le système éducatif a connu des transformations très profondes ces trente dernières années, en lien notamment avec les politiques visant à mener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat mais aussi avec les transformations du système productif. Les promesses de démocratisation scolaire ont fait long feu. Non seulement la majorité des enfants appartenant aux classes populaires continue d’être orientée, au sortir du collège, vers l’enseignement professionnel, mais ces réformes n’ont en rien remis en cause la division entre filières générales et professionnelles, renforçant au contraire la domination symbolique des premières sur les secondes.

L’enseignement professionnel constitue ainsi un cas privilégié pour étudier l’évolution de l’emprise des hiérarchies scolaires, ainsi que les modalités selon lesquelles les jeunes d’origine populaire s’approprient leurs destins scolaires et sociaux. Comment s’opèrent leur orientation scolaire et leur socialisation aux rôles subalternes qu’ils seront amenés à jouer dans la division sociale du travail ? Comment s’y prennent-ils pour aménager leur condition présente ? Quels clivages internes aux classes populaires l’étude de l’enseignement professionnel permet-elle de révéler ?

 

À propos de : Ugo Palheta, La domination scolaire, sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, PUF

par Christian Baudelot , le 25 avril 2013


Aujourd’hui comme hier, l’enseignement professionnel légitime une domination de classe fondée sur l’échec d’une grande partie des enfants d’origine populaire dans une école conçue et organisée pour ceux des classes moyennes et supérieures. Tout en confirmant cette relégation, Ugo Palheta met aussi au jour les tactiques, défensives et offensives, des classes populaires face à cet ordre imposé.

Recensé : Ugo Palheta, La domination scolaire, sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, Le lien social, PUF, Paris, 2012. 374 p., 27 €.

« La difficulté, lorsqu’on tente d’expliquer pourquoi les enfants de bourgeois obtiennent des boulots de bourgeois, est de savoir pourquoi les autres les laissent faire. La difficulté, lorsque l’on tente d’expliquer pourquoi les enfants de la classe ouvrière obtiennent des boulots d’ouvriers, est de savoir pourquoi ils se laissent faire. » Posées en exergue de l’ouvrage, ces deux phrases du sociologue britannique Paul Willis, plantent le décor théorique et politique des questions que se pose aujourd’hui Ugo Palheta à propos de l’enseignement professionnel en France. Plaçant son étude sous l’égide de la domination, il rappelle à bon droit que ce sont bien des conflits et des concurrences entre groupes sociaux qui se jouent au sein de l’enceinte scolaire, des rapports de force et de sens, qui relèvent de la lutte de classes. Fût-elle symbolique, la domination scolaire reste une forme de violence dont l’exercice ne va pas sans rencontrer des obstacles ou des résistances. Les plus dominés du champ scolaire ne se laissent pas nécessairement imposer l’image d’eux-mêmes que tend à leur assigner le fonctionnement ordinaire de cette grande gare de triage qu’est devenue l’école. L’enjeu final est bien la place qu’on occupera dans la hiérarchie sociale ainsi que le sens que cette place donnera à son existence tout au long de la vie.

Pris en étau entre le champ scolaire et le champ économique, l’enseignement professionnel dispose d’une faible autonomie. L’essentiel de son recrutement est le résultat d’une orientation négative : les élèves qu’il accueille sont là parce qu’on les a jugés incapables de suivre l’enseignement long débouchant sur des baccalauréats, généraux ou technologiques. La sélection scolaire est, aujourd’hui comme hier, une sélection sociale. Ces filières recrutent des élèves majoritairement issus des classes populaires. L’analyse minutieuse de trois cohortes d’élèves respectivement entrés en sixième en 1980, 1989 et 1995 met cruellement en évidence le caractère implacable et constant de cette sélection. Les données sont bonnes et la méthode statistique retenue pour les exploiter est la meilleure possible parce qu’elle neutralise les effets de structure et permet des comparaisons au fil du temps : Le tableau est accablant. Le collège divise et divise durablement. L’étanchéité des ordres d’enseignement tend même à croitre d’un panel à l’autre. La proportion d’élèves orientés dans l’enseignement professionnel court accédant après un Cap ou un Bep aux filières technologiques ou générales au niveau de la seconde ne cesse de diminuer au fil des ans.

Le constat objectif ainsi établi, la question est alors d’identifier les sens qu’attribuent à ces filières, lycée professionnel ou apprentissage, celles et ceux qui les fréquentent. D’analyser le sens que prennent pour les élèves concernés les contraintes sociales et scolaires qu’ils subissent, mais aussi de repérer les tactiques qui leur permettent d’infléchir ces contraintes. Si, vue d’en haut, c’est-à-dire, du point de vue de la logique de fonctionnement du système scolaire, leur présence en ces lieux est bel et bien le produit d’une sélection par l’échec, il s’en faut de beaucoup que tous les élèves adhèrent à cette vision négative d’une relégation. La réalité est plus complexe, elle est aussi contradictoire.

La tradition est longue des sociologues qui depuis les années 60 ont étudié de près ce segment du système scolaire français : Claude Grignon, Lucie Tanguy, Catherine Agulhon, Guy Brucy, Vincent Troger, Henri Eckert, Gilles Moreau aujourd’hui [1] et beaucoup d’autres encore. Leurs travaux, parfaitement connus de l’auteur, sont mobilisés à bon escient pour mesurer des évolutions ou des constantes, apporter des éclairages nouveaux ou complémentaires à l’analyse menée par l’auteur. Cet appel permanent au savoir accumulé par d’autres depuis un demi-siècle confère au livre le statut d’une véritable somme et démontre à qui en douterait encore le caractère cumulatif des connaissances produites dans le cadre de la sociologie des systèmes d’enseignements au sens le plus large du terme. D’autant qu’Ugo Palheta traite dans le même ouvrage des deux branches de l’enseignement professionnel, celle des lycées et celle de l’apprentissage, qui font souvent l’objet d’études séparées. Les envisager ensemble, en soulignant leurs différences et leurs points communs, constitue un apport majeur à l’analyse. Cette dimension historique et comparative présente aussi le grand intérêt de mettre en lumière une transformation majeure des filières de l’enseignement professionnel. Ce dernier a longtemps été structuré par les objectifs qui lui ont été assignés au sortir de la seconde guerre mondiale par les trois acteurs principaux qui ont présidé à sa mise en place, État, organisations ouvrières et patronat : la formation des ouvriers. La désindustrialisation de notre pays, l’effondrement de la classe ouvrière en tant qu’acteur majeur sur la scène politique et syndicale, la montée du tertiaire ont profondément changé l’esprit de cet enseignement tout en le désorganisant. Les débouchés ouvriers qu’assurait l’industrie à cette filière d’enseignement, la socialisation progressive au monde ouvrier et à ses valeurs qu’assurait la présence dans les lycées professionnels d’anciens ouvriers devenus professeurs, ont progressivement disparu du paysage. L’enseignement professionnel s’est ainsi vu arracher l’épine dorsale qui lui donnait son unité et sa cohérence. Il s’est morcelé et segmenté.

Ces mécanismes de différenciation sociale et scolaire des différentes filières professionnelles au début des années 2000 font l’objet d’une analyse fine et percutante. La population issue d’une première sélection à l’issue du collège se révèle, elle aussi, fortement divisée. L’apprentissage d’un côté, les lycées professionnels de l’autre, mais au sein de ces derniers des spécialités qui diffèrent fortement par leur recrutement et les possibilités d’insertion sur le marché du travail. Le niveau général des qualifications s’est élevé mais la structure des écarts entre spécialités s’est maintenue et parfois même creusée. Métiers du bâtiment et de l’alimentation recrutent en apprentissage les garçons qui sont le moins souvent à l’heure à l’entrée en sixième. Ceux de l’électricité et de l’électronique, de la mécanique de l’administration et de la distribution recrutent en revanche, en lycée professionnel, les garçons qui accusent le moins de retard à l’entrée en sixième. Un clivage du même ordre s’observe chez les filles. Les plus en retard d’entre elles entrent en apprentissage dans les services aux collectivités et dans l’hôtellerie-restaurants, les moins en retard dans des lycées professionnels formant aux métiers du secrétariat, de la comptabilité, de soins à la personne et du sanitaire et social. Le niveau scolaire n’ayant cessé de s’élever au cours des trente dernières années, les titulaires d’un Cap ou d’un Bep sont aujourd’hui concurrencés pour les emplois industriels qualifiés par les titulaires de bacs pros et, à un moindre degré, par les BTS.

On comprend alors pourquoi et comment les sens attribués par les élèves concernés aux formations qu’ils suivent sont aussi divers et contradictoires. Il convient, pour les identifier, de se frayer un chemin étroit entre les deux écueils qui menacent une telle démarche : l’hypothèse d’un consentement des élèves à la conscience de leur relégation qui se traduirait par un sentiment d’échec permanent ; mais aussi, écueil inverse, la mise en œuvre par les élèves de stratégies conscientes de résistance aux valeurs et aux règles de fonctionnement du système scolaire, par exemple la manifestation d’une culture anti-école structurée. Loin de succomber aux tentations de ces deux sirènes, Ugo Palheta maintient un cap exigeant en s’appuyant sur plusieurs enquêtes qu’il a menées lui-même auprès de plusieurs catégories d’élèves. C’est la partie la plus originale de l’ouvrage et l’analyse est menée de main de maître.

Se défiant d’une analyse menée, au nom de la relégation, en termes de manques, d’absences et de déficits, l’auteur prend aussi grand soin de ne pas céder à l’illusion d’une homogénéité des classes populaires. Enquêtant par entretiens parmi des élèves suivant une formation de niveau Bep aux « métiers de la production mécanique informatisée » (MPMI), puis chez des apprentis du bâtiment, et enfin auprès d’élèves suivant des formations administratives, Ugo Palheta élabore progressivement l’hypothèse d’une homologie entre l’espace des filières professionnelles et l’espace des habitus populaires. Une fraction non négligeable des jeunes issus des classes populaires se démarquent nettement d’une idéologie du salut social par le mérite scolaire, sans pour autant la contester en tant que telle. De sorte qu’il est préférable de substituer au concept de stratégie celui, plus modeste, de tactique, comme nous y invite Michel de Certeau [2]. Ce concept est plus adapté aux faibles marges de manœuvre laissées par le caractère implacable de l’orientation aux enfants d’origine populaire se retrouvant dans l’une des filières de l’enseignement professionnel. Ils sont ainsi condamnés à jouer sur le terrain de l’adversaire et selon les règles fixées par l’adversaire. Mais ils jouent. Ils peuvent profiter des occasions pour tirer des avantages de leur situation. Leurs marges de liberté ne sont pas nulles. Cette analyse est très convaincante. Elle renouvelle par beaucoup d’aspects la sociologie des classes populaires en ouvrant une voie escarpée mais originale entre le misérabilisme dominant (les classes populaires se définiraient uniquement par des manques et des carences) et l’idéologie d’une contre-culture structurée qui se manifesterait par des résistances organisées à l’inculcation scolaire entendue comme l’imposition de la culture bourgeoise

La dernière partie du livre est consacrée à la façon dont s’articulent les rapports de classe, de genre et de race dans l’enseignement professionnel. Les rapports de domination entre garçons et filles, Blancs et non-Blancs (terminologie discutable mais dûment justifiée dans une note) s’y reproduisent ici comme ailleurs au profit des garçons et des enfants autochtones, mais sous des formes singulières du fait qu’il s’agit déjà d’une filière d’enseignement dominée. Largement dominés dans l’ensemble de la société, les filles d’un côté, et les enfants d’immigrés de l’autre partagent, dans l’enseignement professionnel, un trait qui les distingue fortement des garçons et des « Blancs ». Ils, elle s’orientent — ou sont orienté-e-s — très majoritairement vers des filières tertiaires qui conduisent à des emplois situés dans l’administration ou les services. Cette orientation est souvent vécue comme un moyen d’échapper au statut d’ouvrier et aux pénibilités physiques associées à la condition ouvrière, (les taux de chômage y sont d’ailleurs plus faibles), mais aussi de pouvoir rejoindre, à plus ou moins brève échéance, la filière longue de l’enseignement général. C’est-à-dire de redevenir des élèves « normaux ».

Il s’en faut pourtant de beaucoup que les filles et les enfants d’immigrés aient destins liés, à taux de chômage ou de sous-emploi égal. Soucieux de mettre à distance le stigmate attaché au travail manuel que leurs pères ont vécu sous la forme la plus éprouvante physiquement, les élèves originaires du Maghreb et de l’Afrique sub-saharienne s’engagent vers des filières aux débouchés professionnels plus incertains que leurs camarades autochtones qui visent à exercer des métiers de l’industrie ou de l’artisanat. Lorsqu’ils ne trouvent pas de travail, ils vivent d’autant plus douloureusement la contradiction entre la triste réalité et l’espoir d’une ascension sociale inhérente au fait de suivre des matières plus générales et intellectuelles. Pour les filles, la déception est toujours moindre du fait que, chez les garçons comme chez les filles fréquentant l’enseignement professionnel, le stéréotypes de genre sont profondément intériorisés. Il est normal et naturel que les garçons réussissent mieux que les filles !!!!

Au total, un livre très riche, longuement médité, qui repose sur une base de données considérable. Il ajoute une pierre nouvelle à un édifice qui a commencé à s’édifier dans les années 70. Mais, ce faisant, c’est tout l’édifice qu’il reconstruit dès lors qu’il se place du point de vue du ou des sens que les élèves donnent à leur parcours. Une exigence théorique forte l’anime de bout en bout qui permet de déborder les frontières d’une stricte sociologie de l’enseignement professionnel. Ce dernier a toujours constitué un objet de réflexion particulièrement fécond pour les sociologues parce que situé à mi-chemin entre le monde scolaire et celui de l’entreprise, il informe sur les deux mondes et surtout, sur les conflits de classe qui s’y jouent. La prise en compte de la dimension historique est ici particulièrement éclairante. Les deux mondes ont connu des bouleversements considérables, mais leurs relations se sont peu modifiées. Les rapports de classe ont la peau dure.

Un oubli regrettable

par Vincent Troger

Ce compte-rendu élogieux souligne à juste titre la qualité du travail de Palheta, tant du point de vue méthodologique que du point de vue de l’appareil théorique. L’analyse très fine des hiérarchies internes de l’enseignement professionnel, et donc des mécanismes de distinction qui clivent ses publics en fonction des spécialités plus ou moins scolairement et socialement rentables qu’ils réussissent à investir est notamment tout à fait pertinente.

Il est cependant regrettable que Palheta ne se réfère jamais, ni au fil de son texte, ni dans sa bibliographie, au travail antérieur d’Aziz Jellab, publié en 2008 aux presses universitaires du Mirail et intitulé Sociologie de l’enseignement professionnel. Même si le livre de Jellab ne s’inscrit pas aussi rigoureusement que celui de Palheta dans l’héritage de la sociologie de la reproduction, il n’en est pas moins tout à fait sérieux. Il s’appuie sur un mise en perspective historique tout aussi complète que celle de Palheta, et surtout il met déjà bien en évidence les clivages internes propres au public des LP, notamment en termes de stéréotypes de genre, ce qui constitue un des passages forts du livre de Palheta.

On peut sans doute objecter à Jellab un corpus statistique et un appareil théorique moins puissant que celui de Palheta, mais cela ne justifie en rien une occultation aussi totale d’un travail tout à fait respectable, qui offre des pistes d’interprétation sans doute en partie différentes, mais également pertinentes. Compte tenu de l’exhaustivité de la bibliographie mobilisée par Ugo Palheta, il est difficile d’imaginer qu’il ait pu ignorer le travail d’Aziz Jellab.

Vincent Troger est maître de conférences, IUFM de l’université de Nantes.

Voir aussi : Rubrique Livre, Essais, rubrique EducationPolitique de l’éducation, rubrique Science humaines,

Quel langage commun au-delà du clivage gauche/droite ?

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Philosophie politique. Jean-Claude Michéa lève le voile à Montpellier sur son dernier livre «Les mystères de la gauche».

Le philosophe politique Jean-Claude Michéa était l’invité des Amis de l’Huma mardi salle Pétrarque pour un débat autour de son dernier essai Les mystères de la gauche dans lequel il invite à en finir avec l’usage du mot gauche pour construire une alternative efficiente et nécessaire au capitalisme néo-libéral.

En portant un éclairage historique, l’auteur développe dans son ouvrage l’inféodation de la gauche et de la droite à l’économie capitaliste. Avec l’humour éclairé qu’on lui connaît, il a rappelé à Montpellier quelques évidences comme le fait que la Résistance n’a jamais été la lutte de la gauche contre la droite, citant le parcours collaborationniste d’un Jacques Doriot ou le référendum sur le TCE en 2005 figurant comme un bel exemple de coopération avec l’expression de 90% des députés se prononçant en faveur du traité libéral.  » Sur ce sujet, on trouve entre la gauche et la droite la même différence qu’entre DSK et Christine Lagarde. »

Michéa poursuit sa thèse critique sur l’idéologie du progrès de la gauche développée dans son dernier livre Le complexe d’Orphée. «L’avant garde  de la gauche c’est d’être sur le devant de la scène sur le plan sociétal dans une fuite en avant perpétuelle.» Il pointe les effets qui minent les ressorts moraux des gens ordinaires rendant la révolte impossible. Le philosophe nous explique que le clivage gauche/droite ne pourra jamais aboutir à la sortie du monde crépusculaire que les élites libérales ont mis en place. Il pointe la nécessité de trouver un langage commun face au capitalisme devenu un fait social total. « L’idéologie libérale s’est infiltrée dans la nature des relations humaines, envahissant la sphère familiale, comme dans le monde du travail, la relation avec nos enfants, avec nos amis…».

Selon un sondage récent, 37% des Français n’arrivent plus à se reconnaître dans le clivage gauche/droite. Jusqu’ici la plupart choisissent l’abstention…

Jmdh

Source : La Marseillaise 22 Mai 2013

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Les mystères de la gauche Editions Climats