Le changement d’algorithme de Facebook agite le monde des médias et de la communication.
L’algorithme Facebook est à l’information ce que le taux directeur de la Fed est à l’économie mondiale. Le réseau social a atteint une telle puissance (plus de 2 milliards d’utilisateurs réguliers) qu’un battement d’aile de son algorithme peut avoir des conséquences immenses.
En 2012, par exemple, Facebook avait discrètement augmenté la part de news politiques dans le fil d’actualités de 2 millions d’utilisateurs américains avant l’élection présidentielle. Juste pour voir. Résultat : l’équipe data de Facebook avait mesuré une augmentation de la participation chez les électeurs concernés.
Les contenus des amis avant tout
Voici donc le nouveau tremblement de terre : Facebook a annoncé jeudi un changement majeur dans son algorithme : priorité sera donnée aux contenus postés par ses amis proches au détriment des contenus postés par les pages professionnelles (médias, marques, personnalités…). Avant même que l’on connaisse les effets réels de ce changement, tout le secteur des médias et de la communication est déjà en état de panique.
Telle une encyclique papale, Mark Zuckerberg a énoncé dans un post la philosophie de cette réforme du news-feed:
«La vidéo et autres contenus publics ont explosé sur Facebook ces dernières années. Puisqu’il y a désormais plus de contenus et de vidéos créés par les marques que de posts publiés par vos amis, le news-feed s’est détourné de ce qui est le plus important — nous aider à nous connecter avec les autres. Nous voulons nous assurer que nos services ne sont pas juste fun à utiliser, mais aussi utiles au bien-être des utilisateurs.»
Mark Zuckerberg, prof de yoga
Mark Zuckerberg parle donc maintenant comme un prof de yoga et veut se concentrer sur le «bien-être» de ses utilisateurs. Un mot relativement neuf dans son répertoire.
Le sens profond de cette réforme du news-feed est contenue dans cette phrase prêtée à Mark Zuckerberg : «un écureuil qui meurt devant votre porte risque de davantage vous intéresser que des gens qui meurent en Afrique.» Cette loi du mort au kilomètre avait été développée devant ses équipes en 2005 lors de la création du fil d’actualités, selon David Kirkpatrick, auteur de «The Facebook Effect».
Tout sauf la passivité
Une information qui ne fait pas réagir n’en est pas une. Zuckerberg ne veut pas que Facebook soit consommé façon «couch potato», passivement dans son lit ou son fauteuil, de la même manière qu’on regarde la télévision. Il convoque la science pour expliquer ce choix:
«Les recherches montrent que quand nous utilisons les réseaux sociaux pour se connecter avec des gens qui comptent pour nous, cela peut être bon pour notre bien-être. On peut se sentir ainsi plus lié aux autres et moins seul, et il existe une corrélation sur le long terme avec les indicateurs de bonheur et de bonne santé. Au contraire, lire des articles ou regarder des vidéos passivement — même si ces contenus sont divertissants ou instructifs — peut ne pas être aussi bon [pour le bien-être]»
Lutter contre les fake news ? Vraiment ?
Cette modification de l’algortihme est parfois interprétée — à tort, à mon sens — comme une manière de lutter contre les fake news. En réalité, selon cette nouvelle philosophie zuckerbergienne, le critère d’invisibilisation d’un contenu n’est pas sa fausseté mais son incapacité à faire réagir ou à créer le bien-être à long terme. On mesure bien à quel point l’objectif est totalement opposé à celui d’une éthique de l’information.
En privilégiant l’interaction au détriment du contenu pertinent, Mark Zuckerberg fait de l’information un simple support de conversation. Et rien de telle qu’une fake newspour susciter de l’interaction.
La pub veut de l’interaction
Facebook hait la passivité. Sans doute d’abord pour des raisons publicitaires. Un utilisateur passif, c’est un utilisateur qui ne crée pas de data et donc de valeur publicitaire.
«Si on analyse ce que dit Mark Zuckerberg, c’est une mesure qui vise à optimiser la performance publicitaire,estime Emmanuel Parody. Le critère de performance de Facebook, ce sont des contenus qui engagent, avec des internautes qui cliquent, partagent et commentent. Ce sont autant de critères de performance publicitaire»
Ce changement de paradigme chez Facebook marque la fin programmée d’une pratique qui a fait les grandes heures du réseau : le stalking. Facebook, pour les anciens, c’était d’abord cette machine fascinante à afficher des photos de quasi inconnus, à s’immerger dans des vies lointaines et à se perdre dans les abîmes de la sérendipité sociale.
La fin de la «machine zone»
En 2013, l’époque où Facebook était encore davantage un réseau de photos que de news, le journaliste Alexis Madrigal avait comparé l’ivresse de la consultation du réseau à celle que l’on ressent devant les machines à sous.
Selon lui, Facebook nous ferait entrer dans la «machine zone», cet état hypnotique que ressentent les joueurs de machine à sous, tel que décrit par l’anthropologue Natasha Schüll. Les joueurs ne sont pas tant aimantés par l’argent que par le rythme incessant de la machine, qui les plonge dans une forme d’hypnose.
Cette hypnose du stalking, ce plaisir si spécial du combo Facebook/kebab à 5h du matin en rentrant de soirée, est une activité que ne veut plus encourager le réseau. Car le stalking ne produit pas de «réactions», pas de «j’aime», pas de «grrr», pas de «wow». C’est une pure perte de temps. Et Facebook dit explicitement vouloir lutter contre ces «pertes de temps».
La vie quotidienne est ailleurs
Les contenus que Facebook veut maintenant encourager sont les événements de la vraie vie, prompts à créer de l’interaction avec ses amis : naissance, mariage, changement de job, déménagement, voyage… Le souci est que ces événements ne sont pas si légion. C’est pour cela que Facebook relance sans cesse, avec lourdeur, en proposant de repartager ces contenus un an, deux ans, trois ans, quatre ans après.
Facebook peut bien décider de se couper progressivement des médias et des marques, le problème est que ses utilisateurs ne produisent de toute façon plus assez de contenus perso. La vie quotidienne, banale et infra-ordinaire, vrai pétrole des réseaux, est partie sur Snapchat ou Instagram. Ne restent plus sur Facebook que les «actualités», personnelles (que Facebook veut renforcer) ou du monde (que Facebook veut minorer).
Il va falloir que beaucoup d’écureuils meurent devant nos portes sinon on va vite s’ennuyer sur ce réseau.
Une manifestation de jeunes Maliens a été dispersée par la police à Bamako le 10 janvier 2018. Un groupe de nationalistes entendait protester contre la présence et la partialité de la France au Mali. Il faut dire que cinq ans après le début de l’opération Serval, devenue depuis Barkane, la situation est loin d’être normalisée.
Il y a cinq ans, la France intervenait au Mali pour bloquer l’offensive des djihadistes. Depuis, la situation est figée. Débarrassé du pouvoir islamiste, le pays reste néanmoins sous la menace des islamistes qui multiplient les coups de main. Le parti d’opposition Parena prétend même que l’année 2017 a été la plus meurtrière pour le pays. Pour le journal l’Opinion, «la guerre au Mali, c’est deux morts par jour».
Aux yeux de la France, la création du groupe dit du G5-Sahel en mai 2017 devait régler le problème. Mais sa montée en puissance se fait lentement, faute d’un financement à la mesure de la tâche. Les Etats-Unis bloquent une contribution onusienne (tout en donnant 51 millions d’euros), et Paris n’a pu obtenir que le soutien de l’Union européenne. Désormais, c’est vers Pékin que se tourne Emmanuel Macron pour trouver une aide financière.
«Monter à bord du G5-Sahel pourrait être l’occasion pour la Chine de suivre de plus près la situation dans une zone stratégique qui lui échappe complètement», écrit le journal Le Monde.
L’autre problématique repose sur la menace de partition du Mali. Le pouvoir central ne contrôle plus le nord et le centre du pays, livrés aux groupes armés. L’accord de paix signé en 2015 avec différents mouvements touaregs tarde à s’appliquer. Mais le pouvoir de Bamako compte aussi des alliés au sein des factions qui régulièrement veulent mettre la région Nord sous leur coupe.
A l’occasion de l’anniversaire de l’intervention française, plusieurs associations de jeunes ont appelé à manifester à Bamako le 10 janvier 2018. Une énième manifestation contre la France qui n’a pas rassemblé grand monde. Une centaine de personnes qui ont été dispersés par la police à l’approche de l’ambassade de France.
Des jeunes nationalistes voient dans l’intervention de la France une atteinte à la souveraineté du Mali. Surtout Paris est accusé de cantonner les troupes maliennes dans leurs casernes, afin de les empêcher d’attaquer les Touaregs. «Que la France arrête de favoriser ou protéger un groupe armé au détriment d’un autre», réclame le mouvement On a tout compris.
La Libye est divisée en deux et en proie à l’anarchie. Pour assurer la stabilité du pays, l’ONU voudrait un compromis entre belligérants. Mais chaque camp est lui-même traversé de clivages.
Deux gouvernements, soutenus chacun par plusieurs factions armées, se disputent aujourd’hui la Libye. Alors que le pays avait été abandonné à son sort après la chute du régime de Mouammar Kadhafi en 2011, le chaos que provoque cette division a poussé la communauté internationale à s’impliquer de nouveau dans le règlement des tensions intralibyennes.
L’implantation de l’Etat islamique dans la ville de Syrte, en juin 2015, a en effet provoqué un électrochoc dans les pays voisins, eux-mêmes soumis à la menace terroriste (Tunisie, Algérie), et dans les pays européens les plus proches. Certes, l’Etat islamique a été par la suite chassé de la ville, mais ses combattants, dont beaucoup sont étrangers, continuent aujourd’hui de semer la terreur dans la région du « croissant pétrolier ».
Confrontés par ailleurs à l’arrivée de migrants subsahariens qui transitent par la Libye, les Etats de l’Union européenne voudraient favoriser le rétablissement dans le pays d’institutions assez fortes pour contenir ces flux, comme le faisait en son temps Kadhafi, lorsque les contreparties que lui offraient des pays telle l’Italie lui semblaient suffisantes.
Ces différents objectifs ont poussé certains Etats membres, comme la France en juillet dernier, à tenter de jouer les médiateurs entre les principaux acteurs politiques libyens. Cependant, c’est surtout l’Organisation des Nations unies (ONU) qui est à la manoeuvre pour mettre en place un processus, constitutionnel et électoral, qui permette au pays de retrouver un minimum de stabilité. Un pari qui se heurte aux priorités respectives des multiples acteurs locaux.
Un pays, deux gouvernements
A Tripoli, dans la partie occidentale du pays, siège aujourd’hui le gouvernement d’union nationale dirigé par Fayez al-Sarraj. Sa nomination est intervenue en mars 2016, à la suite de la conclusion de l’accord signé à Skhirat, au Maroc, en décembre 2015, par différentes forces politiques libyennes, déjà sous les auspices des Nations unies. L’objectif était de mettre un terme à la confrontation entre les deux gouvernements qui contrôlaient chacun une partie du pays depuis mai 2014. Le premier siégeait à Tripoli, le second à Tobrouk, à l’est du pays, et chacun disposait de forces militaires plus ou moins éparses.
Même s’il n’est pas le titulaire officiel du pouvoir à Tobrouk, le véritable homme fort de ce gouvernement de l’est est un militaire, le général Khalifa Haftar. En mai 2014, cet officier avait tenté un coup de force contre les institutions issues des législatives de 2012, promettant « d’éradiquer du pays les Frères musulmans et les islamistes ». La scène politique libyenne issue des urnes était alors divisée entre une faction dite libérale (appuyée sur différentes milices, dont celle de Zintan) et une autre appelée islamiste (soutenue par les milices de Tripoli et de Misrata). Leur affrontement était marqué par des violences croissantes.
Le coup de force de Khalifa Haftar s’est cependant heurté à la résistance des milices de la mouvance islamiste, ce qui a précipité la coupure en deux du pays en deux camps armés à partir de mai 2014. L’accord de Skhirat de décembre 2015 entendait mettre fin à cette coupure, mais il bute sur les réalités politiques et militaires du terrain.
En effet, si Fayez al-Sarraj bénéficie de la légitimité internationale et du soutien des pays occidentaux depuis son installation à Tripoli, en mars 2016, il ne dispose ni d’une véritable armée ni d’une vraie police pour gérer la partie orientale du pays. Il est donc totalement dépendant de milices comme la Force Rada, les Brigades révolutionnaires de Tripoli, les Brigades Ghewa et, surtout, la Troisième Force de Misrata, qui, en décembre 2016, a libéré Syrte de l’Etat islamique au terme de six mois de combats et de nombreuses pertes.
Des forces opposées
En revanche, d’autres milices également présentes à l’ouest et proches des Frères musulmans ont refusé de se soumettre à l’autorité du Premier ministre, reconnu par la communauté internationale. En février-mars 2017, des combats entre factions pro et anti-Sarraj ont abouti à l’éviction des secondes de Tripoli. Une victoire trompeuse cependant, tant le Premier ministre, qui est accusé d’abandonner la Libye « aux mains des puissances étrangères », bénéfice d’un faible soutien politique au niveau local. Et cela d’autant plus que son gouvernement dispose de peu de moyens financiers pour répondre aux problèmes économiques et sociaux du pays.
Certes, en dépit de l’anarchie qui règne en Libye, la banque centrale a continué à verser leurs salaires à tous les employés de l’Etat. Et elle a été en mesure de compenser l’effondrement de la production et du prix de pétrole entre 2014 et 2016 grâce à ses réserves et ses avoirs en dollars. Mais ces réserves s’amenuisent et le prix du baril ne remonte pas ; seule la production de pétrole est repartie à la hausse en 2017, retrouvant un niveau équivalent à celui de 2013. Il faut noter que, à l’exception de l’Etat islamique, qui a perpétré des attaques contre les infrastructures pétrolières en janvier 2016, les parties belligérantes se sont, dans une large mesure, abstenues d’endommager les installations ; elles « ont systématiquement confié à la NOC [la compagnie pétrolière nationale] la gestion des terminaux pétroliers, alors même que la région a changé de mains à plusieurs reprises »1.
De son côté, l’homme fort de l’est du pays, le général Haftar, a renforcé ses positions au cours des derniers mois, grâce à ce qu’il qualifie d’ »armée nationale », c’est-à-dire des troupes composées d’anciens militaires de carrière du régime Kadhafi et de miliciens, notamment salafistes. Leur guerre d’usure contre des milices jihadistes, qu’elles affrontaient à Benghazi depuis trois ans, a fini par porter ses fruits. La grande ville de l’Est a été proclamée libérée en juillet 2017. Soutenue par l’Egypte, les Emirats arabes unis et des mercenaires soudanais, l’armée du général Haftar s’est aussi emparée de gisements pétroliers, elle a reconquis Derna, Ben Jawad et s’est assurée du contrôle de la région militaire de Sebha, au sud.
Trafic d’êtres humains
Les gains territoriaux de Khalifa Haftar lui permettent de peser sur les négociations en cours, qui se déroulent sous l’égide des Nations unies. Le représentant spécial de l’ONU, Ghassan Salamé, souhaiterait obtenir l’accord des deux gouvernements libyens pour organiser une conférence nationale, préalable à l’adoption d’une Constitution et à l’organisation d’élections législatives et présidentielle. Il est néanmoins à craindre que les belligérants, après avoir assuré leur autorité sur leurs régions respectives, décident non pas de trouver un compromis mais d’en découdre militairement.
Or, pour les Libyens, le temps presse. Dans son rapport d’août 2017, l’ONU s’est déclarée « préoccupée par l’anarchie qui règne dans le pays. Les enlèvements et les prises d’otages, y compris d’enfants, la torture et d’autres types de mauvais traitements, les exécutions sommaires et les homicides illégaux, les disparitions forcées, notamment celles de personnes impliquées dans le trafic d’essence avec les pays voisins, constituent une menace directe contre l’Etat de droit et font obstacle aux efforts visant à rétablir la stabilité. » L’anarchie a également favorisé l’implantation de milices mafieuses, qui, du littoral aux confins du Sahara, font du trafic d’êtres humains, notamment de migrants, mais aussi d’armes, de drogue et d’essence. Une dégradation continue que les négociations entre acteurs politiques semblent, pour l’heure, incapables d’endiguer.
Population : 6 millions
PIB : 90 milliards de dollars
Taux de croissance : – 2,8 %
Taux de chômage : 19 %
Espérance de vie : 72 ans
Source : Banque mondiale, « African Economic Outlook »
1. Rapport final du groupe d’experts sur la Libye créé par la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies, adoptée le 17 mars 2011, 1er juin 2017, page 3 (https://lc.cx/x9i5).
Dans un livre passionnant, le docteur Anthony Fardet met en garde contre les « aliments ultra-transformés », qui font des ravages sur notre santé.
Ingénieur agronome, spécialiste de la science des aliments et de la nutrition, Anthony Fardet, qui se dit «chercheur dans l’âme», estime que la Recherche publique doit être «au service de l’humain»: «Après tout, je suis payé par les impôts des Français, il est normal qu’ils aient un retour sur investissement», écrit-il en préambule de l’ouvrage brillant qu’il publie aux éditions Thierry Souccar. Dans «Halte aux aliments ultra-transformés», il démontre que les produits industriels déversés depuis les années 1980 dans les petites et grandes surfaces sont responsables des épidémies contemporaines comme le diabète ou l’obésité. Et il explique très clairement pourquoi.
Depuis quelque temps, ce scientifique était gêné par l’idée qu’en dépit de 150 ans de sciences en alimentation, les Occidentaux sont de plus en plus malades et leur espérance de vie en bonne santé de plus en plus basse. On vit plus vieux, mais moins bien. Vingt-et-un ans de santé dégradée, puis ultra-dégradée: c’est le destin désormais classique du Français passé les 60 ans. Est-ce une fatalité? Non. Alors il a écrit un livre pour le dire. Un grand livre sur la nutrition. Entretien.
BibliObs. L’apport majeur de vos recherches est de montrer l’effet dévastateur sur la santé des produits «ultra-transformés». Qu’est-ce qu’un produit ultra-transformé?
Anthony Fardet. Le concept scientifique de «produit ultra-transformé» est récent. Il a été défini en 2009 par Carlos Monteiro, chercheur en épidémiologie pour la nutrition et la santé à l’Université de Sao Paulo. Face à la montée croissante des «épidémies» d’obésité et de diabète de type 2, il était important de distinguer, au sein des aliments transformés, les produits ultra-transformés, lesquels marquent le passage des «vrais» aux «faux» aliments. Tous les produits transformés ne sont pas délétères pour la santé, loin de là. Mais faire le bon diagnostic, c’est-à-dire distinguer le transformé de l’ultra-transformé, est essentiel: cela permet d’apporter le bon remède. Un produit ultra-transformé – et non un «aliment» car ce n’en est plus vraiment un – se distingue tout d’abord par une longue liste d’ingrédients et additifs utilisés essentiellement par les industriels: au-delà de quatre-cinq de ces composés la probabilité d’être en présence d’un produit ultra-transformé est très forte.
Ce produit est artificiel. La part d’aliments naturels est donc très faible; vous ne trouverez pas dans nos champs de cultures de barres chocolatées. Il est régulièrement enrichi en gras, sucre et sel. Son emballage est souvent coloré, très attractif pour favoriser l’acte d’achat. En ce qui concerne les aliments pour enfants, le packaging est habilement pensé pour les attirer vers ces produits, avec des personnages de Walt Disney ou des super héros du moment… Vous observerez aussi que souvent, sur les emballages, on trouve des «informations nutritionnelles», enfin soit disant, du type: «enrichi en…», «sources de…», «Bon pour…». Cela laisse croire qu’un aliment est bon pour votre santé alors qu’on cherche juste à rétablir une valeur nutritionnelle pour un produit qui l’a perdue lors de son ultra-transformation. On peut parler sans exagération de «faux amis» qui trompent le consommateur.
Thierry Souccar Editions
Que font ces produits lorsqu’ils sont consommés avec excès, voire lorsqu’ils composent la base de notre alimentation?
Ils créent le lit pour l’obésité et le diabète, pas moins. Ils sont, pour la plupart, hyperglycémiants, c’est-à-dire qu’ils favorisent l’élévation rapide du glucose dans le sang. Une consommation régulière de produits ultra-transformés, source de sucres «rapides» (souvent ajoutés) favorise le gain de poids et l’insulino-résistance qui est l’étape prédiabétique. Puis vient le diabète de type 2: l’ajout de sucre, sel et gras crée une forme de dépendance à ces produits car ces trois composés donnent envie d’y revenir. Or le diabète de type 2 et l’obésité sont les portes d’entrée vers des maladies plus graves comme certains cancers (un sur trois serait lié à une mauvaise alimentation), les maladies chroniques hépatiques (stéatose, stéato-hépatites) et les maladies cardiovasculaires (coronariennes et AVC). Ces produits sont aussi pauvres en fibres et en micro- et phyto-nutriments protecteurs, c’est-à-dire en antioxydants, vitamines, minéraux, oligo-éléments, polyphénols, caroténoïdes. On parle alors de calories «vides».
Mais pourquoi ces «produits» (on ne parle pas d’«aliments» donc) sont-ils peu rassasiants?
Pour deux raisons principales. D’abord, ils sont riches en sucres et gras, et plus pauvres en fibres et protéines; or les fibres et les protéines sont les deux composés les plus rassasiants. Ensuite, de par leurs textures recombinées et artificielles, souvent molles, liquides, semi-solides et facilement friables – de types sodas, desserts lactés, yaourts à boire, céréales du petit-déjeuner, snacks croustillants, etc. – ces produits nous font moins mastiquer et les textures liquides et semi-solides entrent moins longtemps en contact avec la muqueuse digestive: or ce sont là deux paramètres qui stimulent l’hormone de satiété, c’est-à-dire la leptine.
« Les produits ultra-transformés sont le fruit de l’approche réductionniste »
Dans votre livre, vous mettez à disposition du grand public des notions précieuses, de nature à favoriser la réflexion sur le lien entre l’alimentation et la santé. Tout d’abord, il y a celle d’approche «holistique», bien connue en médecine chinoise traditionnelle, parfois utilisée en médecine occidentale quoique cela reste marginal, et aujourd’hui par vous pour penser l’alimentation. Qu’est-ce que «l’holisme»?
Holisme [du grec ancien hólos signifiant «entier»] se définit globalement par la pensée qui tend à expliquer un phénomène comme étant un ensemble indivisible, la simple somme de ses parties ne suffisant pas à le définir. Dans la pensée holistique, le tout est donc supérieur à la somme des parties, ou dit autrement 2 > 1+1. On retrouve ce principe dans l’adage «l’union fait la force» qui indique que la force d’un groupe en cohésion est supérieure à la somme de la force de chaque individu pris isolément. En alimentation, cela signifie donc qu’il faut percevoir l’aliment comme un tout et non comme une somme de nutriments dissociables les uns des autres. Or c’est que l’on fait depuis cent cinquante ans que la recherche en nutrition a commencé.
Et vous nous apprenez que cette façon d’aborder la recherche en nutrition porte un nom: le réductionnisme.
Oui. On parle de «pensée réductionniste» par opposition à la «pensée holistique» justement. Les produits ultra-transformés sont le fruit de l’approche réductionniste qui considère que puisque l’aliment n’est qu’une somme de composés, alors on peut bien le fractionner en une multitude de composés puis les recombiner. Or il n’en est rien: les calories et les nutriments ne sont pas interchangeables d’un aliment à l’autre en raison du principe d’holisme. Une calorie d’un aliment A n’est absolument pas égale à une calorie d’un aliment B.
Ainsi consommer une carotte entière ou le même mélange recomposé des nutriments de la carotte n’a rien à voir, notamment pour notre physiologie. Ou bien consommer du fructose issu de sirop de fructose (obtenu par hydrolyse de l’amidon de maïs) dans un produit ultra-transformé n’a pas du tout le même effet sur la santé que le fructose naturel des fruits. Selon une vision holistique le fructose dans les fruits possède une matrice et donc un environnement de fibres, minéraux et vitamines; et il est aussi libéré plus lentement dans l’organisme car «piégé» dans une matrice fibreuse.
La «matrice»: voici encore une notion que vous explicitez dans un chapitre passionnant et à laquelle vous consacrez d’ailleurs un article ce mois-ci dans l’excellente revue «Pratiques en nutrition» (1). Comment la définir simplement pour les néophytes que nous sommes?
Pour faire simple la matrice de l’aliment, c’est le résultat des interactions entre les différents nutriments de l’aliment. Une matrice peut être solide (fromages), visqueuse (yaourts), liquide (laits), plus ou moins dense, poreuse, de différentes couleurs (rouge pour les tomates, orange pour les carottes, etc.). Cette matrice est essentielle car elle influe sur le sentiment de satiété via notamment le temps de mastication, la vitesse de libération des nutriments dans votre organisme (par exemple sucres «lents» versus «rapides»), la sécrétion des hormones, la vitesse de transit digestif. En résumé, l’effet «matrice» des aliments correspond à l’influence de la matrice alimentaire sur les paramètres physiologiques et métaboliques de l’homme.
Je vais le formuler autrement: deux aliments de même composition mais avec des matrices différentes n’auront pas le même effet sur la santé. Par exemple, consommer une amande entière ou en poudre n’a pas le même effet sur votre métabolisme bien que les deux produits aient exactement la même composition.
Depuis quand connaît-on «l’effet matrice»?
Le sujet suscite un intérêt croissant depuis les années 2000 mais la première étude à l’avoir mis en avant est celle de Gregory Haber, docteur en médecine à Bristol, et de ses collaborateurs en 1977. Cette équipe a démontré qu’une pomme entière est moins hyperglycémiante (élève moins rapidement le niveau de glucose dans le sang) et hyper-insulinémiante (élève moins rapidement le niveau d’insuline dans le sang) qu’une compote, et qu’une compote est moins hyperglycémiante et hyper-insulinémiante qu’un jus de pomme. Le degré de déstructuration de la «matrice pomme» va augmentant si on passe de la pomme entière au jus. Plus tard, quelques autres études ont été menées sur cet effet «matrice» avec des résultats qui vont dans le même sens que l’étude d’Haber.
Dans la même logique, l’hyper-transformation du blé expliquerait-t-elle aussi l’allergie au gluten?
Je parlerais plutôt d’«hypersensibilité au gluten» dont la prévalence s’est accrue ces dernières années, et qui est différente de la maladie céliaque et de l’allergie au blé. Mais je pense que oui. Dans un article (2), j’ai en effet défendu l’hypothèse que cette nouvelle forme «d’intolérance» n’était pas à chercher dans les protéines du blé en elles-mêmes mais dans l’hyper-transformation du blé, et donc des protéines de gluten. Il semble exister un parallèle entre l’utilisation de plus en plus massive du gluten dans de nombreux plats préparés (le gluten est notamment utilisé comme ingrédient technologique de texture) et l’augmentation de cette hypersensibilité.
De plus, il se pourrait, même si cela reste à démontrer, que les traitements industriels drastiques appliqués aux céréales aient pu retarder ou dégrader la digestibilité de ce gluten, déplaçant sa digestion du duodénum, partie initiale de l’intestin grêle, vers l’iléon, la partie terminale (3). Associé à une alimentation pauvre en micronutriments protecteurs (antioxydants, anti-inflammatoires…), ce cocktail délétère peut sans doute contribuer à cette hypersensibilité. S’ajoute à cela, l’effet «nocébo» qui consiste, suite à la création d’une angoisse ou d’une peur artificielle, à se sentir mieux quand on retire le produit de notre alimentation: c’est alors purement psychologique et non physiologique.
Au-delà de sa dimension scientifique, l’approche holistique semble relever aussi du bon sens. Pourquoi est-elle ignorée, pour ne pas dire dénigrée, dans les milieux scientifiques?
C’est une question difficile. Je pense que dans nos sociétés occidentales, nous avons été élevés dans la pensée réductionniste, laquelle imprègne la recherche en nutrition depuis cent cinquante ans. La pensée réductionniste, notamment systématisée par le philosophe René Descartes dans «le Discours de la méthode», est typiquement occidentale. Ainsi, dans les sciences, l’application du réductionnisme tente l’explication des systèmes entiers en termes de parties isolées. Cette culture est enseignée sur les bancs des écoles, des grandes écoles d’ingénieurs, des écoles de diététique et des universités (médecine et sciences de la vie), notamment dans les cursus agro-alimentaires. Personne n’y échappe; moi-même n’y ai pas échappé.
Si la pensée holistique est aujourd’hui si peu reconnue dans les milieux académiques occidentaux (mais cela commence à évoluer dans le bon sens, reconnaissons-le), c’est parce qu’elle est perçue comme pas suffisamment scientifique. Avoir une approche globale ou holistique renvoie à des approches ou philosophies souvent orientales que les chercheurs académiques tendent à rejeter. Donc si vous prônez des approches plus transversales, holistiques et globales, pour certains chercheurs vous n’êtes plus dans la science réelle mais dans des mouvements «orientaux» quelque peu ésotériques ou des approches non scientifiques. Pour ces chercheurs une vraie recherche est réductionniste, très spécialisée, et doit décortiquer les mécanismes dans une certaine forme de verticalité scientifique.
Or cela est faux: on peut tout aussi bien être chercheur transversal et holistique que chercheur vertical et réductionniste. Il faut les deux comme dans le maillage d’un tissu. S’il n’y a que des fils verticaux et peu de fils horizontaux, le tissu est lâche et ne tient pas. En ce qui me concerne, je suis un chercheur holistique, mais j’utilise souvent les travaux de chercheurs réductionnistes pour faire avancer ma réflexion. Les deux sont nécessaires et indissociables.
Revenons au fractionnement par l’industrie agroalimentaire des aliments naturels. Cela porte un nom, racontez-vous.
On appelle ça le «cracking». Grâce à différents procédés chimiques ou mécaniques, le craquage casse un aliment (lait, œufs, céréales, légumineuse…) en plusieurs éléments ayant une valeur commerciale importante. La somme de ces éléments rapporte plus que l’aliment entier. Les aliments naturels «craqués» et transformés en une multitude d’ingrédients bon marché participent de cette vision occidentale réductionniste.
Thierry Souccar Editions
Est-ce à cause du cracking que tout est «enrichi en» ceci ou cela?
Il faut bien comprendre pourquoi on enrichit. La plupart du temps, c’est pour améliorer un aliment qui a perdu de sa qualité nutritionnelle via l’ultra-transformation, comme pour les céréales du petit-déjeuner pour enfants enrichis en vitamines et/ou minéraux, les margarines enrichies en oméga 3 ou phytostérols, etc. Ces aliments participent d’une vision erronée qui cherche à corriger une alimentation déséquilibrée via des produits toujours ultra-transformés et «enrichis en» pour compenser. Idem pour les compléments alimentaires utilisés pour corriger le déséquilibre induit par l’ingestion de produits ultra-transformés et sources de calories «vides». Bien sûr, ils peuvent être utilisés à bon escient comme des produits de niche dans certaines situations ou prescrits à des populations à risque: pour des gens âgés ou des femmes enceintes ou pour corriger à l’occasion une déficience ponctuelle significative.
Concrètement, comment reconnaître un aliment ultra-transformé en supermarché?
Juste un conseil: lisez bien la liste d’ingrédients et d’additifs. Plus elle est longue (c’est-à-dire globalement supérieure à quatre ingrédients/additifs mais cela reste indicatif) et moins vous connaissez les noms (car leur utilisation est exclusivement industrielle), plus vous avez de chance d’être en présence d’un produit ultra-transformé.
Vous expliquez que le jus d’orange à base de concentré est un aliment ultra-transformé. En quoi?
Un jus d’orange peut avoir subi divers niveaux de transformation. Un jus d’orange 100% fruits pressés frais est encore assez peu transformé même si l’effet «matrice» est un peu perdu. Un jus reconstitué à base de concentré avec du sucre ajouté est transformé. Un jus d’orange à base d’arômes artificielles, d’additifs et sucre ajoutés (comme dans certaines boissons sucrées ou sodas) est ultra-transformé.
Que dire du Chocapic donné le matin aux enfants?
Malheureusement, les céréales du petit-déjeuner pour enfants sont une véritable catastrophe nutritionnelle. Près de 100% de ces produits sont ultra-transformés. Ce ne sont plus des céréales mais des bonbons que l’on donne à nos enfants. Certaines «céréales» contiennent jusqu’à plus de 28% de sucres comme dans Miel Pops (soit 88% de glucides en tout), et surtout des sucres «rapides». Ainsi «nourris» de sucres rapides et peu rassasiants, les enfants auront la fringale à 11h. Il reste à espérer qu’ils ne se jettent pas alors à nouveau vers d’autres produits ultra-transformés. Le Chocapic, c’est 37% de sucres environ et 76% de glucides, essentiellement des sucres «rapides». A exclure, donc.
Et les yaourts aux fruits?
Tout dépend de la liste d’ingrédients et/ou d’additifs. Si vous le faites vous-même en mélangeant des vrais fruits ou de la confiture maison avec du yaourt nature, aucun problème. Mais quand vous voyez la liste d’ingrédients et additifs dans des yaourts aux fruits industriels comme «Panier de Yoplait», il s’agit de produits ultra-transformés. Liste des ingrédients: Yaourt (lait écrémé à base de poudre de lait – lait écrémé – crème – poudre de lait écrémé et/ou protéine de lait – ferment lactiques) – fruits: poire 11% ou pêche 11,2% – sucre 8,3% – sirop de glucose-fructose: 2,3% – amidon transformé de maïs – arômes – épaississants: gomme de guar, pectine – colorants : extrait de paprika, lutéine, curcumine. Additifs: E412 – Gomme de guar. E440i – Pectine. E160c – Extrait de paprika. E161b – Lutéine. E100 – Curcumine. Notre organisme n’est pas habitué à de telles quantités de sucres simples. Nous ne sommes pas programmés pour cela. Le corps finit par réagir par du diabète. A éviter ou à consommer exceptionnellement, donc.
Comment se fait-il que les industriels ne soient pas attaqués pour publicité mensongère et incitation à la malbouffe?
Question difficile aussi. Les industries agro-alimentaires qui emploient de nombreuses personnes en France sont l’un de nos fleurons économiques à l’étranger. On ne veut donc pas s’attaquer à elles de front, et on préfère émettre des recommandations alimentaires qui ne les remettent pas trop en cause. De plus, la malbouffe a colonisé jusqu’à 50% des rayons de nos supermarchés: il est peu aisé de s’y attaquer. On taxe les sodas, mais il faudrait taxer la plupart des produits ultra-transformés. La tâche est rude pour un politique. S’attaquer au tabac et à l’alcool est sans doute plus «facile», les cibles étant plus aisément identifiables.
Jusqu’à aujourd’hui en effet, on n’avait pas identifié et défini scientifiquement les «coupables». On parlait bien d’«aliments transformés», mais comme beaucoup d’aliments transformés ne posent pas de problème pour la santé, cela restait confus. Il fallait donc définir le concept de produit «ultra-transformé», avec le passage d’une technologie au service de l’aliment aux aliments au service de la technologie: la cible étant maintenant bien identifiée et bien définie scientifiquement, peut-être les choses vont-elles commencer à changer…
Vous proposez d’ailleurs d’appeler un chat un chat et d’adopter cette nouvelle dénomination: «Maladies chroniques d’industrialisation».
Oui car les scientifiques utilisent plutôt le terme «maladies de civilisation», ce qui n’a pas de sens. De quelles civilisations parle-t-on? On ne sait pas. Les maladies chroniques ne sont pas dues à la civilisation mais bien à l’hyper-industrialisation de l’alimentation. Les renommer ainsi, c’est rendre service au grand public en mettant l’accent sur les vraies causes.
A propos de chat: nos animaux domestiques de plus en plus souvent terminent leur vie douloureusement, obèses ou/et cancéreux. Les boîtes et les croquettes ne seraient-ils pas des aliments ultra-transformés?
C’est une «vraie» question de fond. En effet, il faudrait aussi s’intéresser à la malbouffe de nos «amis» préférés. Je ne me suis pas penché sur la question pour être honnête mais, oui, beaucoup de croquettes et de boîtes sont très probablement des produits ultra-transformés. Les chats et les chiens étant des mammifères comme nous, il faudrait qu’ils consomment aussi de vrais aliments.
« Tout aliment consommé en excès devient délétère pour la santé »
«L’Enquête Campbell» (4), du nom de ce chercheur américain de renommée mondiale, est la plus longue enquête jamais menée sur les relations entre l’alimentation et la santé. Elle tend à démontrer que l’ingestion quotidienne de protéines animales, viandes ou laitages, est comme un engrais qui favorise le cancer et les maladies chroniques. Vous parlez de «maladies chroniques d’industrialisation», lui parle de «maladie de la prospérité»: l’état d’esprit est proche mais son livre est controversé. Comment vous situez-vous par rapport à Colin Campbell?
Il est tout à fait possible que ses études soient critiquables, comme le sont d’ailleurs aujourd’hui les études qui ont été à la base de la diabolisation du cholestérol et des acides gras saturés. On sait aujourd’hui que les choses ne sont pas si simples. Je ne suis pas anti-protéines animales car la science ne va pas dans ce sens. Mais comme tout aliment consommé en excès et ultra-transformé devient délétère pour la santé, c’est donc vrai aussi pour les produits animaux et végétaux.
Là où Colin Campbell ne se trompe pas, c’est sur la mise en avant du régime «Whole Plant Based Diet» (WPBD), à base de produits végétaux peu transformés. Toute la science va dans ce sens, à savoir qu’une alimentation riche en produits végétaux peu transformés et variés est protectrice: on peut le voir avec les régimes Okinawa et Méditerranéen. Avant l’apparition du concept de «produit ultra-transformé», Campbell avait déjà pressenti que le degré de transformation était un paradigme capital.
Son travail a été controversé, mais il est vrai que lorsque des résultats scientifiques vont à l’encontre d’intérêts «puissants», la controverse est systématique. C’est un «classique». Il suffit de regarder en arrière avec les industries du tabac et de l’alcool, et aujourd’hui avec celle des produits ultra-transformés justement. Certains industriels seraient bien inspirés de critiquer leurs propres études d’intervention court-termistes et réductionnistes, celles-là même qu’ils ont utilisées pour obtenir l’autorisation pour la commercialisation de certains additifs, alors qu’il faudrait mener des études sur le long terme, prendre en compte l’effet «cocktail», etc. Mais là, curieusement, peu de gens se sont élevés pour remettre en question ces travaux. C’est heureusement en train de changer.
Pourriez-vous dire, comme le fait l’américain Ben Goldacre au sujet de l’industrie pharmaceutique, que le financement privé influence les chercheurs et entraîne la production d’une «bad science»?
C’est une question difficile: la recherche publique a toujours eu des financements privés, ce qui n’en fait pas pour autant de la mauvaise science. Sauf qu’aujourd’hui le problème est la diminution des financements publics, ce qui ne permet pas d’explorer suffisamment des «chemins risqués ou vierges», comme je l’ai fait d’ailleurs. Les financements privés exigent généralement de l’innovation derrière: il faut que «ça marche». On sait qu’il existe un biais en science appelé le «biais fondamental», à savoir que plus de résultats «positifs» que «négatifs» sont publiés; ce qui laisse à penser qu’une entreprise pourrait être réticente à publier des résultats qui sont défavorables à son produit alimentaire.
Aujourd’hui on favorise la recherche réductionniste alors qu’il faudrait favoriser des recherches plus holistiques au profit de tous. Mais mener des recherches holistiques sur les bienfaits d’un régime à base de produits végétaux peu transformés rapporte moins d’argent, c’est clair. On préfère travailler sur les effets de telle ou telle molécule avec l’idée du produit qu’on pourra développer ensuite.
Quelle est la part du financement privé dans la recherche en France sur le lien entre alimentation et santé?
Je ne sais pas exactement, mais il est certain qu’il est trop important et qu’il influence la nature des recherches menées. Colin Campbell, pour revenir à lui, a bien analysé la situation aux Etats-Unis, pire que chez nous: le privé utilise des résultats scientifiques partiels et réductionnistes pour faire le maximum de profit. Par exemple, les phytostérols diminuent le cholestérol donc on va vendre des margarines enrichies en phytostérols en quantité en faisant passer le message que c’est bon pour votre santé, alors que ce n’est pas le cas.
Comment en sommes-nous arrivés là?
Le passage des aliments transformés aux produits ultra-transformés, le passage des «vrais» aux «faux» aliments, tout cela s’est produit au cours des années 1980. La technologie était jusqu’alors au service des aliments pour mieux les conserver et garantir la sécurité alimentaire – fermentations, conserves, confitures, etc. Elle s’est dévoyée. L’aliment a été mis au service de la technologie pour des gains de temps et d’argent. Le potentiel-santé des aliments n’est pas la préoccupation majeure; il s’agit plutôt de fournir à des prix toujours plus bas des aliments très sûr sur le plan sanitaire et très «bons» au goût, d’où les ajouts massifs de sucres, sel et gras.
Cette transition récente est concomitante avec l’explosion des maladies d’industrialisation. Jamais, dans le passé, notre organisme n’avait ingurgité autant d’ingrédients et d’additifs industriels et de matrices alimentaires artificielles. Mon hypothèse est qu’il n’est pas étonnant que notre organisme réagisse par des maladies chroniques, des intolérances ou des hypersensibilités: il se défend. A avoir détruit l’harmonie de l’aliment, on détruit en quelque sorte l’harmonie métabolique, donc notre santé.
Colin Campbell et vous êtes d’accord sur une chose: le diabète, en principe inguérissable, est réversible par un changement d’habitudes alimentaires. De quelle manière? Ne craignez-vous pas de susciter de faux espoirs chez des malades?
Oui, quelques études menées dans les années 1980 ont montré qu’en revenant à un régime riche en produits végétaux peu transformés on pouvait revenir «en arrière», soit totalement, soit partiellement. La question est de savoir à partir de quel stade il est possible d’inverser le diabète. Doit-il être pris très tôt? Je n’ai pas la réponse. Il faudrait mener des études d’intervention de long terme chez des diabétiques à différents stades pour obtenir une évidence scientifique plus solide. Cependant, au vu des résultats obtenus avec certains malades, il semble possible de «revenir en arrière» – avant la prise d’insuline – en changeant son alimentation et en reprenant une activité physique régulière.
Le chercheur brésilien que vous évoquez à plusieurs reprise dans votre livre, Carlos Monteiro, spécialiste d’épidémiologie et professeur de nutrition à l’université de Sao Paulo, est l’inventeur d’une classification alimentaire, la NOVA, basée sur le degré de transformation des aliments. Où en est-il?
La classification internationale NOVA distingue en effet quatre groupes technologiques. Le Groupe 1, ce sont les aliments bruts ou peu transformés: les parties comestibles des végétaux (graines, fruits, feuilles, tiges, racines) ou des animaux (muscles, abats, œufs, lait), les champignons, les algues, l’eau, les fruits secs, etc. Les aliments peu transformés sont des aliments naturels soumis à un ou des traitements parfois, mais qui n’en modifient pas pour autant substantiellement les propriétés nutritionnelles.
Le groupe 2 ce sont les ingrédients culinaires, extraits du Groupe 1 par des transformations physiques et chimiques, tels que le pressage pour l’huile d’olive par exemple, le raffinage, la meunerie, et le broyage, ou des ingrédients provenant directement de la nature comme le sel.
Dans le Groupe 3, on recense les aliments transformés, mais dont la transformation est relativement simple, obtenue essentiellement avec l’ajout de sel, de sucre ou une autre substance d’utilisation culinaire du Groupe 2 comme l’huile ou le vinaigre. La plupart des aliments transformés sont constitués d’un ou deux ingrédients. Les procédés incluent des méthodes de conservation et de cuisson variées, et, dans le cas du pain et du fromage, des fermentations non alcooliques. L’objectif principal de la fabrication des aliments du Groupe 3 est d’augmenter la durée de vie des aliments du Groupe 1, ou de modifier ou d’améliorer leurs qualités sensorielles. Les aliments transformés peuvent contenir des additifs utilisés pour conserver leurs propriétés originales ou pour résister à la contamination microbienne. Les aliments des groupes 1 à 3 devraient constituer la base de notre alimentation.
Le Groupe 4 réunit les aliments ultra-transformés. Vous l’aurez compris, ce sont des inventions industrielles réalisées avec cinq ingrédients ou plus, souvent bien plus. Parmi les ingrédients que l’on ne trouve que dans le groupe 4, il y a des substances dont le but est de masquer les qualités sensorielles indésirables des produits finaux. Le Groupe 4 inclue les colorants, les stabilisants de couleurs, les arômes, les exhausteurs de flaveurs, les édulcorants et les aides technologiques telles que la carbonatation, les épaississants, les agents de charge, les anti-moussants, les agents antiagglomérants, les agents de glaçage, les émulsifiants, les séquestrant et les agents humectant. Les aliments du Groupe 4 doivent vraiment être consommés avec modération – pas plus de 15% de nos apports énergétiques quotidiens!
La classification NOVA a le grand mérite d’avoir ouvert le débat sur l’implication du degré de transformation des aliments dans leur potentiel-santé, ce qui n’était pas le cas auparavant. Elle est controversée bien sûr, ce qui était attendu. Mettre en avant le degré de transformation, c’est mettre en cause les industries agro-alimentaires et donc des intérêts économiques gigantesques.
« La classification NOVA est reconnue par les décideurs politiques »
Si ce n’est par l’industrie agroalimentaire, par qui la classification NOVA est-elle reconnue?
Par les décideurs politiques dans les rapports de la FAO et de la Pan American Health Organization. Elle est validée comme un outil pour la recherche en nutrition et en santé publique. D’ailleurs, depuis 2010, des études scientifiques ont été régulièrement publiées sur la base de la classification NOVA. Elle est à la base des principales recommandations du guide national brésilien pour l’alimentation et la nutrition.
Au Brésil encore, elle a été utilisée pour évaluer, entre autre, l’association entre la consommation de produits ultra-transformés et l’obésité. Aux États-Unis, elle a servi à mesurer l’impact des produits ultra-transformés sur la consommation de sucre ajouté. Au Royaume-Uni, on a pu estimer, grâce à elle, la réduction potentielle du risque de maladies cardio-vasculaires dès lors que l’on réduit la consommation de produits ultra-transformés. Elle a aussi été utilisée au Canada, au Chili, en Suède et en Nouvelle-Zélande pour décrire le profil nutritionnel des aliments des supermarchés.
On découvre dans votre livre que le pain blanc, dont on pourrait penser que c’est un aliment simple et traditionnel, n’est pas si formidable. Qu’est-ce qui cloche avec la baguette?
D’abord, c’est du pain blanc, donc issu d’une farine raffinée pauvre en fibres et micronutriments protecteurs. L’amidon du pain blanc est aussi trop vite digéré en glucose dans le tube digestif, générant pour notre organisme des sucres «rapides». Le pain est l’un des aliments de base en France. Il faudrait donc revenir à des pains plus complets, si possible bio et fermentés au levain, sources alors de sucres plus «lents». J’ajoute qu’il faut absolument éviter les pains ultra-transformés blancs vendus sous cellophane en supermarché car ils sont additionnés de divers ingrédients industriels. Ne parlons pas du pain de mie à consommer à l’occasion seulement.
Propos recueillis par Anne Crignon
Halte aux aliments ultra transformés. Mangeons vrai,
par Anthony Fardet, Thierry Souccar éditions,
252 p., 19,90 euros.
(1) « L’effet matrice des aliments », un nouveau concept. Pratiques en Nutrition 2017
(2) Fardet A, Boirie Y. Associations between food and beverage groups and major diet-related chronic diseases: an exhaustive review of pooled/meta-analyses and systematic reviews. Nutr Rev 2014;72:741-62.
(3) Fardet A. Wheat-based foods and non celiac gluten/wheat sensitivity: is drastic processing the main key issue? Med Hypotheses 2015;85:934-9.
(4) «L’Enquête Campbell » avec Thomas M. Campbell. Disponible en poche (J’ai Lu).
L’un, Google, prétend « organiser l’information du monde et la rendre universellement accessible et utile ». L’autre, Facebook, veut « rapprocher le monde » en connectant les gens. Chaque jour, plus d’un milliard de personnes utilisent ces services comme s’ils échappaient aux pesanteurs politiques avec autant d’agilité que leurs maisons mères esquivent leurs obligations fiscales. Générés par de froids algorithmes, les résultats d’une requête ou la sélection du fil d’actualité nous paraissent aller de soi : déformés par la publicité, certes, mais imperméables à l’idéologie. On n’accuserait pas un tuyau de gauchisme ou d’atlantisme. On devrait.
Le 18 novembre dernier, lors d’un forum international sur la sécurité, M. Eric Schmidt, alors président exécutif d’Alphabet, la société qui contrôle Google, répond à un utilisateur allemand indigné de recevoir sur son smartphone trop d’alertes Google en provenance de l’agence publique russe Sputnik : « Nous travaillons sur la détection et le déréférencement de ce genre de sites, je pense à RT et à Sputnik. Nous sommes bien conscients de ce qu’ils font — on en a beaucoup parlé — et nous essayons d’élaborer un système pour empêcher cela . » Avec sa cravate fuchsia et ses chaussettes assorties, M. Schmidt vient tranquillement d’annoncer que le moteur de recherche le plus utilisé dans le monde truquerait désormais ses résultats au détriment de certains médias suspects de véhiculer des fake news (« fausses nouvelles »). Pas n’importe lesquels : les seuls ouvertement visés figurent dans le collimateur du ministère de la défense américain, dont M. Schmidt est par ailleurs conseiller. Sous pression depuis l’élection présidentielle de 2016, Facebook et Twitter pourchassent les publicités achetées par des comptes associés au Kremlin, tandis que Google s’emploie à renvoyer dans les profondeurs du classement les résultats trop proches des vues de Moscou.
Mais comment séparer automatiquement le bon grain de l’ivraie ? « Dans un communiqué publié le 25 avril, M. Ben Gomes, vice-président de l’ingénierie de Google, a déclaré que la nouvelle version du moteur de recherche rétrograderait les sites “offensants”, et ferait remonter plus de “contenus faisant autorité” », écrivent Andre Damon et David North, du World Socialist Web Site (wsws.org, 2 août 2017). Aidé d’une société d’analyse de référencement, ce site trotskiste a mesuré les effets du nouvel algorithme qui, par défaut, présuppose les médias dominants fiables et la presse alternative louche. « On observe une perte importante de lectorat des sites socialistes, antiguerre et progressistes au cours des trois derniers mois, avec une diminution cumulée de 45 % du trafic en provenance de Google. » Entre mai et juillet 2017, les visites de wsws.org issues de Google ont chuté de 67 %, celles du réseau Alternet.org de 63 %. La plate-forme audiovisuelle Democracynow.org enregistre un plongeon de 36 % ; Counterpunch.org, de 21 % ; et Theintercept.com, de 19 %. « Dans la bataille contre les “fake news”, alerte l’association américaine Fairness and Accuracy in Reporting (FAIR) (1), une grande partie des reportages les plus indépendants et les plus précis sont en train de disparaître des résultats des recherches effectuées dans Google . » Tuer le pluralisme au nom de l’information ?