Nadia El Fani « En Tunisie les mosquées sont aussi pleines que les cafés »

Nadia El Fani :  » L’engagement ce n’est pas d’attendre la majorité ». Photo David Maugendre.

Nadia El Fani.Lauréate du prix international 2011 de la laïcité, la réalisatrice franco-tunisienne revient sur les écrans avec le documentaire, Laïcité inch’Allah.

Nadia El Fani, 51 ans, est réalisatrice de films. Fille d’un des ex-dirigeants du Parti communiste tunisien (à qui elle a consacré un film) elle s’est installée en France il y a dix ans parce qu’elle étouffait sous le régime de Ben Ali. En 2003, dans Bedwin Hacker, elle avait anticipé les événements en démontrant que la contestation viendrait d’Internet. Par la suite elle a eu envie de faire un film sur l’athéisme en terre d’islam. En filmant le peuple de la rue dans ses pratiques quotidiennes, Nadia El Fani dénonce l’hypocrisie religieuse. Sur le terrain politique, elle plaide pour un Etat laïc, appelant à la modification de l’article 1 de la Constitution tunisienne qui déclare que l’Islam est la religion d’Etat. Des opposants islamistes ont initié une campagne haineuse à son encontre, via les réseaux sociaux. Le compte « Pour qu’il y ait dix millions de crachats sur la tête de cette truie chauve » a totalisé près de 35 000 « j’aime ». Le propos sur la laïcité de son dernier documentaire Laïcité inch’Allah est central à deux semaines des élections en Tunisie. Il dépasse les frontières de ce pays laboratoire.

Après avoir abordé le thème de la résistance au ramadan obligatoire, vous vous êtes clairement engagée en faveur de la laïcité en Tunisie…

 
La question centrale du film est celle de la liberté. De la liberté de penser et de vivre, de celle de faire ses choix. Pour asseoir cet espoir, de nombreux démocrates tunisiens se sont engagés pour combattre en faveur de la laïcité. Parce que c’est la seule petite porte par laquelle nous pouvons entrer pour faire émerger l’hypocrisie de la religion et sortir du mensonge. Beaucoup de partis « instrumentalisent » les croyances  pour imposer un pouvoir politique illégitime. Au Maroc, Mohamed VI se prétend le commandeur des croyants en tant que descendant du prophète. Ce n’est pas le cas en Tunisie.

Comment s’est déroulé le tournage ?

 
J’ai débuté le tournage sous Ben Ali, en août 2010. Je voulais montrer comment les gens vivent le ramadan obligatoire. Les mosquées sont pleines comme les cafés sont pleins. La majorité des gens ne font pas ramadan mais se cachent. Quand la révolution a démarré, j’étais en plein montage. Je suis retournée en Tunisie en décembre pour participer au mouvement. La question de la laïcité a été un des premiers sujets débattus après la chute de Ben Ali. On voit dans le film la place que prend ce débat. D’ailleurs c’est ce point qui a fait apparaître les islamistes qui s’en sont pris aux femmes. Sinon, la situation sur place était très stimulante. Nous vivions un état de grâce. Les feux rouges ne fonctionnaient plus, on se laissait passer. C’était une agora permanente. Je me suis engagée aux cotés des progressistes parce que je pense qu’il est extrêmement important que l’on inscrive le principe de laïcité dans la future constitution.

Comment les tunisiens vont s’y retrouver avec l’explosion du nombre de listes * électorales ?

 
Il faut souligner que depuis la chute de Ben Ali l’Etat fonctionne en Tunisie. Les services publics ne se sont pas arrêtés , il n’y a pas de coupure de courant, et les fonctionnaires sont payés. Ce qui est bon signe pour un pays qui vient de sortir de la révolution. Dans ce type de situation l’émergence des partis est assez normale. Les petits partis essaient de faire campagne mais ils n’ont pas de moyens, à la différence des partis islamistes qui sont soutenus par l’étranger. Le peuple a mené un combat exemplaire et il reste très vigilant.

Vous défendez la liberté citoyenne mais aussi la liberté artistique ?

 

On ne quémande pas sa liberté artistique, cela s’arrache. On doit l’exercer. On manque en revanche d’un courant fort pour la défendre. Chez les intellectuels, les prises de positions claires sont rares.

Vous avez reçu des menaces des islamistes tunisiens…

 
Les islamistes ont manipulé mon propos et déformé  mon état d’esprit. Je ne combat pas contre l’Islam. Je ne dénigre pas les musulmans sincères. J’évoque le glissement de la religion de la sphère privée à la sphère publique. Je défends l’idée que chacun à le droit de penser et d’agir en toute indépendance. Dans un Etat où il est décrété que tout le monde appartient à la même religion, il est d’autant plus compliqué de se réclamer d’une idée et d’une pensée au mieux ignorée, au pire dénigrée et combattue.

Quel est le poids de l’histoire ? Comment la société tunisienne se situe-t-elle par rapport à la laïcité, le peuple tunisien vous semble-t-il mûre ?

 
Ce n’est pas ma préoccupation de savoir si la société est mûre ou pas. Moi je m’emploie à propager des idées progressistes. Les islamistes  se servent de cela comme arguments. Il disent : On vient de faire une révolution, on a plein de chose à régler. La Laïcité n’est pas une priorité. Cela disant, ils confisquent juste la liberté de penser. Mais comment peut-on réfléchir aux principes de la démocratie en faisant cette impasse ? L’engagement ce n’est pas d’attendre la majorité. Avant la révolution, les forces de progrès n’ont pas attendu que tous les feux passent au vert pour dire qu’il y avait des choses à régler.

Ne faut-il pas pour autant que cette avancée soit portée par un élan populaire ?

On ne peut pas dire à la place du peuple que celui-ci n’est pas prêt pour la laïcité. Il faut en revanche expliquer que piétiner la laïcité c’est un problème de liberté. Il y a  cinquante ans au moment de l’indépendance, on a déjà éliminé la réflexion sur cette question majeure. On ne peut pas continuer de refuser le problème aujourd’hui.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

111 partis politiques se présentent le 23 octobre prochain pour l’élection d’une Assemblée constituante.

Tunisie. Election de l’Assemblée constituante du 20 au 23 octobre.

Comment voter en France

L’Instance Régionale Indépendante pour les ElectionsFrance Sud informe les citoyens tunisiens résidents en France que les élections de l’assemblée constituante tunisienne auront lieu les 20, 21 et 22 octobre de 8h à 18h. Il s’agit d’élire des députés pour les tunisiens du sud de la France qui siègeront au sein de l’assemblée constituante en choisissant une liste parmi les 23 candidates.

Le vote aura lieu dans 71 bureaux répartis sur tout le territoire du sud de la France. Les électeurs peuvent consulter les listes électorales pour vérifier leurs bureaux de vote d’inscription à l’adresse

Les électeurs inscrits doivent se rendre au bureau de vote munis de leur Carte d’Identité Nationale Tunisienne ou de leur passeport tunisien. Le reçu d’inscription est fortement recommandé. Les électeurs non inscrits pourront également voter. Ils devront aller au bureau de vote le plus proche munis de leur Carte d’Identité Nationale Tunisienne ou de leur passeport tunisien et de leur carte consulaire. S’ils constatent qu’ils ont été inscrits automatiquement, ils pourront voter sur place, sinon, ils seront dirigés vers des bureaux spéciaux.

Le scrutin a lieu en un seul tour. Les sièges sont répartis au niveau des circonscriptions selon un mode de représentation proportionnelle à scrutin de liste.Irie France 2 a été créée par l’Instance Supérieur Indépendance pour les élections (ISIE) afin d’organiser, d’observer et de veiller au bon déroulement des élections dans la circonscription électorale France 2.

La campagne électorale est interdite dans les lieux de culte, sur les lieux de travail et dans les établissement scolaires et universitaires A Montpellier le bureau de vote est ouvert du jeudi 20, au samedi 22 octobre, de 8h à 18h. Il est situé Espace Jacques 1er d’Aragon (salle polyvalente), place de la révolution francaise, 117, rue des états généraux.

Contact: irie.france2@gmail.com

Voir aussi : Rubrique Tunisie, rubrique Rencontre,

Laïcité, République, Histoire, la sainte trinité

L'église et la France républicaine
L’église et la France républicaine

Le débat sur la laïcité sur fond de diabolisation de l’islam et de bonne conscience « républicaine » vient à point nommé occulter l’existence d’autres intégrismes à l’oeuvre dans le présent mondial, comme le parti Shass en Israël, les « évangélistes » américains, les fondamentalismes hindous ou les catholicismes extrêmes. Et la laïcité vire elle-même à l’intégrisme dès lors qu’elle se définit par une extériorité totale aux religions et par la traque du moindre « signe religieux » surtout s’il est musulman. L’esprit de la loi de 1905, rapportée par Aristide Briand, était celui d’une laïcité tolérante et ouverte. Mais les dogmatismes de tout poil en ont souvent brouillé l’ interprétation. La propension française à une religiosité qui s’ignore parce qu’elle se couvre du manteau de la laïcité est l’une des caractéristiques d’un affichage ostentatoire de républicanisme bon teint.

Tocqueville en 1856 voyait dans la Révolution française « une révolution politique qui a opéré à la manière et qui a pris en quelque chose l’aspect d’une révolution religieuse ». Ce dogmatisme est lui-même un héritage de l’absolutisme monarchique, historiquement étayé par un absolutisme catholique, marqué notamment par la Révocation de l’Edit de Nantes (1685) et la traque des « prétendus réformés », sans oublier dans un passé plus lointain l’extermination des Cathares ou les mesures ant-ijuives du pieux Saint Louis. Dix ans avant la loi de 1905, un intégrisme catholique se manifestait encore dans les courants antisémite et anti-protestant de l’antidreyfusisme.

Au présent, la confusion des concepts et le brouillage des postures derrière les invocations immodérées à la République et à la laïcité semblent avoir atteint un sommet de bonne conscience. Lorsqu’un Henri Guaino affirme (Le Monde 12-13 décembre) que le programme des Verts « n’est pas très républicain » puisqu’il ne partage pas ses propres dogmes sur l’assimilation, la nation, l’Etat, il se positionne comme un clerc, seul habilité à dire « la » vérité sur « sa » République. Quand Jean-Louis Borloo organise un grand dîner « républicain », on est en droit de s’interroger sur les divergences conceptuelles et idéologiques naturelles entre les participants et donc sur la sémantique de ce rassemblement hormis un éphémère bruit médiatique (Le Monde 11 décembre).

La prestation tourne à la manipulation avec Marine Le Pen se réclamant d’une laïcité dont, au moment même où elle en prononce le mot, elle en dénie le sens originel par l’implicite diabolisation de l’islam, nouvelle figure idéologique d’un néo-nationalisme intégral fondé sur l’exclusion de l’Autre et donc sur la négation des fondements mêmes de la notion de laïcité.

Et voilà que, dans le supplément « éducation » du Monde (15 décembre), Bertrand Tavernier nous ressert la troisième personne de la sainte trinité : une « histoire de France » intouchable. Présentée dans les manuels primaires comme L’Histoire avec article défini et « H » majuscule, sa sempiternelle défense cristallise en tabou le récit national hérité de la IIIe République et ses héros repères, pétrifiant dans un passé révolu une identité nationale supposée immobile et anhistorique.

Lorsque Bertrand Tavernier semble regretter l’enseignement de son « époque », qui « excluait l’histoire du monde, ou celle de l’esclavage », évoquant paradoxalement « les cours ennuyeux suivis à l’école » (au contraire de ses films), il cautionne, sans doute involontairement, la perpétuation paralysante de cette trilogie figée dans le marbre de la nostalgie.

L’affirmation perverse d’une pseudo laïcité imbibée d’islamophobie ne peut que favoriser le développement d’autres intégrismes. Il serait temps, parallèlement à la nécessaire construction de mosquées, de déconstruire les visions anachroniques et figées de la trilogie pour opposer à ce catéchisme national-républicain l’analyse des contradictions de la société réelle et de nouveaux décryptages du passé donnant sens aux héritages multiples du présent et donnant vie aux valeurs solidaires et fraternelles à y injecter de toute urgence.

Suzanne Citron et Laurence De Cock

(Le Monde)

Suzanne Citron et Laurence De Cock sont aussi co-auteures de l’ouvrage collectif, La Fabrique scolaire de l’histoire, éditions Agone 2009.

Islam éthique et société

Conférence. Tariq Ramadan au multiplexe de Montpellier à l’invitation de L’Union  des musulmans de l’Hérault.

tariq_ramadan_profile_image

Tariq Ramadan

Ambiance particulière hier au Gaumont Multiplexe où se croisent la ruée pour aller voir le dernier Harry Potter et le public venu assister à la journée de rencontres initiée par l’Union des musulmans de l’Hérault. « Notre objectif est de fédérer les musulmans de Montpellier et de l’Hérault au-delà de leur appartenance ethnique explique le coordinateur Abdelkader El Marraki de l’UOIF, un groupement d’associations locales et d’individus qui s’efforce d’incarner un islam civique et citoyen. « Dans un premier temps, la mairie nous avait accordé la Salle des Rencontres avant de nous proposer la salle G. de Nogaret mais 300 places, c’était trop petit pour faire entrer tout le monde. Nous avons finalement loué à nos frais une grande salle ici. » En fin de matinée près de 600 personnes étaient présentes dans le temple du pop-corn pour écouter la conférence de l’intellectuel Tariq Ramadan sur le thème : Ethique musulmane face aux défits de la société moderne.

Recherche de sens

S ‘adressant à la communauté musulmane, l’universitaire qui enseigne dans les plus prestigieuses universités internationales, demande à son public des efforts de concentration. Le téhologien contreversé envisage l’éthique comme un approfondissement de la foi. « L’éthique se comprend à la lumière du sens », ce qui signifie pour les musulmans « à la lumière de la révélation ». Durant 50 mn le conférencier s’efforce d’apporter des repères pour adapter les règles d’un comportement éthique au monde d’aujourd’hui « plus rapide et superficiel ». Il prône notamment une éthique de l’intérieur qui bouscule les dogmes pour allier les grands principes de l’islam à la vie intime et collective : favoriser le dialogue au sein de la cellule familiale, reconnaître le besoin d’écoute et d’amour des individus, protéger son intelligence en évitant les drogues et en favorisant l’accès à l’enseignement public des enfants sans distinction de genre, apporter une contribution musulmane au monde globale en militant pour un monde plus juste. Un discours de raison pas exempt de critiques à l’égard des musulmans : « Vous pouvez dire de Guantanamo c’est une honte mais 80% des pays à majorité musulmane pratiquent la torture (…) la dignité humaine ne doit pas s’appliquer en fonction du passeport (…) Il n’y a pas d’éthique à géométrie variable (…) soyez des sujets pas des consommateurs…

Devenir de l’Islam en France

Le discours semble visiblement assez loin de l’activisme des groupements radicaux mis en avant dans les masses médias qui cristallisent en France toutes les angoisses et les phobies, insécurité, mixité sociale, multiculturalisme, intégration de la Turquie dans l’UE… Reste les tensions liées à la perception de l’Islam par la société française. A commencer par la classe politique qui se voile souvent la face en se réfugiant derrière le principe de la laïcité. De vraies questions se posent, notamment à l’égard de la Charia, ensemble de lois doctrinales qui codifient à la fois les aspects publics et privés de la vie d’un musulman, ainsi que les interactions sociétales. L’heure semble plus que venue de quitter l’islamoscepticisme ambiant pour s’intéresser plus sérieusement aux opportunités de renouveau de cette religion dans la société française.

Jean-Marie Dinh

Commentaire : La publication de cet article dans l’Hérault du Jour a valu à son auteur une remontrance de sa direction.

Voir aussi : Rubrique Religion, rubrique société laïcité et république, rubrique livre diversité musulmane,

La question religieuse dans l’espace social

inter-religieuxSociété. Dans sa dernière livraison, la revue le Sociographe éditée à Montpellier s’intéresse à la prise en compte des croyances dans la pratique professionnelle des travailleurs sociaux.

 

Au cœur des pratiques quotidiennes des travailleurs sociaux, se loge une dimension religieuse. Mais souvent, la confession du bénéficiaire n’est pas prise en compte :  » Au nom d’une fausse dichotomie entre appartenance religieuse et laïcité « . On ne peut réduire les humains à leur pure fonctionnalité comprendra-t-on en se plongeant dans le dernier numéro du Sociographe.

La revue qui se nourrit des témoignages et des réflexions de travailleurs sociaux dans leurs pratiques professionnelles a choisi de revenir sur la question religieuse dans l’espace social.

La première partie qui porte sur la genèse situe l’action sociale comme un enjeu commun du politique et des cultures et croyances. S’appuyant sur l’affirmation souvent énoncée d’un retour du religieux, JD Causse, qui dirige le département de psychanalyse de l’Université Montpellier III, s’interroge sur le présupposé de ce retour qui impliquerait une absence. Le chercheur préfère y voir un redéploiement sous l’aspect d’une triple recomposition. Le fondamentalisme s’exprimant dans des mouvances très identitaires pour échapper aux dérives du monde moderne. Une forme narcissique détachée, collant aux aspirations d’auto thérapie du moment, et le transfert du religieux dans le pouvoir des technosciences selon l’idée chère à Foucault.

A partir d’un éclairage historique, J.M. Gourvil rappelle comment, à la fin du Moyen-Age, l’invention des  » bonnes œuvres  » permet à l’Eglise de s’approprier les pratiques solidaires des communautés locales qu’elle cédera plus tard à l’Etat providence. Ce qui lui permet de surgir dans la crise actuelle qui agite le débat autour de l’action sociale : entre l’appel à une intervention de l’administration centrale et une vision citoyenne laissant davantage de place au développement des cultures et des solidarités locales.

Les différents éclairages émanant de témoignages, qui constituent la seconde et la troisième partie de la revue, soulignent que des difficultés de compréhension émergent aux contacts de certaines minorités communautaires. L’expérience de terrain invite à la prise en compte de valeurs différentes autant qu’à une certaine réflexivité.

Gérald Dudoit.  » Est-ce que l’autre est acceptable quand il est identique ou faut-il intégrer la différence ? « 

Gérald Dudoit enseigne la sociologie à l’IRTS-LR*. Il a coordonné ce trente-deuxième numéro du Sociographe.

Gérard Dudoit

Gérard Dudoit

 » La question religieuse dans l’espace social, par les temps qui courent, c’est un peu poser le pied sur un champ de mines. Avez-vous balisé le parcours ?

Le champs de mines, nous étions pressés de le déterrer en essayant de ne pas tomber dans un quelconque dogmatisme. Dans ce numéro consacré aux croyances dans le travail social, nous avons cherché des confessions pour lever un objet peu abordé par les travailleurs sociaux et les institutions. Nous avons d’ailleurs rencontré quelques difficultés. Sur la liste des personnes sollicitées, certaines n’ont pas souhaité répondre à notre proposition. C’est une question difficile qui renvoie inévitablement à nos propres croyances. Le mode d’expression est resté libre comme pour chaque numéro de la revue.

Le parallèle entre l’histoire sociale et religieuse apparaît clairement dans la première partie qui met en regard deux institutions parfois aliénantes…

Le champ abordé n’est pas seulement religieux, c’est aussi celui de la croyance qui participe au fondement de l’action sociale, comme le souligne l’intervention de Jean-Marie Gourvil. Le système religieux comme l’institution sociale sont aliénants lorsqu’ils dépassent la prise en compte de l’individu et de la différence pour imposer une société contre l’individu, une société de prêt-à-porter religieux ou social.

Dans la partie témoignages, une éducatrice évoque une expérience où elle se trouve confrontée à une croyance étrange qui marque un contrepoint aux représentations religieuses…

En effet, ce témoignage de l’éducatrice spécialisée, Brigitte Mortier, souligne notre volonté de ne pas se limiter à la religion en tant que dogme. En arrière plan, il soulève le fait que nous ramenons souvent l’objet de croyance à une confession qui nous est étrangère, qui vient de chez les autres. Là nous sommes face à une croyance surnaturelle issue de la France profonde qui renvoie et interroge le travailleur social à sa propre perspective scientifique.

Un autre témoignage de terrain évoque la perte de repères absolue, y compris de leur croyance, de demandeurs d’asile. Est-ce le rôle du TS de toucher au fondement identitaire ?

On touche ici le problème des situations extrêmes traversées par les demandeurs d’asile victimes de traumatismes générés par des persécutions qui ébranlent leur croyances. Entre l’acculturation et l’assimilation d’un nouveau mode de fonctionnement, il existe un entre deux où la réorganisation n’est pas possible parce que la personne a perdu le respect de son groupe d’origine, à la fois le contenant et le contenu.

Les travailleurs sociaux sont-ils formés pour faire face à ce type de situation ?

Par rapport à ces différences, l’usager vient globalement travailler le professionnel. L’altérité nous permet de bouger de déplacer nos valeurs. La formation s’apparente à une mise en conformité des travailleurs sociaux. Les institutions veulent-elles des individus ou cherchent-elles à fournir des rôles sociaux occupés par des individus ? Est-ce que l’autre est acceptable quand il est identique ou faut-il intégrer la différence ? C’est un sujet toujours brûlant d’actualité. Après la formation, c’est en situation que se construit le positionnement professionnel et dans l’éthique que se situe ce qui se travaille en chacun « .

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Voir aussi : rubrique société il n’y a pas de société sans croyance , position de la LDH sur la burka, rubrique revue le travail social est-il de gauche ?,

position de la LDH dans le débat sur le voile intégral

La LDH refuse les termes d’un débat instrumentalisé, qui risque de déboucher sur une loi perverse et dangereuse.

Des millions de musulmans vivent en France, et pour beaucoup vivent mal. Ce n’est pas un ministère de l’Identité nationale qui résoudra leurs problèmes et qui leur offrira un avenir, mais des politiques sociales et anti-discriminatoires ; c’est un travail politique, citoyen, de réflexion sur les conditions du “vivre ensemble“. C’est aussi leur responsabilité individuelle et collective, qui attend par exemple, pour ceux qui sans en avoir la nationalité résident en France, le droit de vote pour pouvoir s’exercer. »

Dérapages et glissement de terrain, d’Eric Fassin (Regards)
«[…] à propos d’islam et d’identité nationale, [Nicolas Sarkozy] appelle à « respecter ceux qui arrivent », en même temps que « ceux qui accueillent ». N’est-ce pas appréhender la religion sur le modèle de l’immigration ? L’islam serait irréductiblement étranger « dans notre pays, où la civilisation chrétienne a laissé une trace aussi profonde, où les valeurs de la République sont partie intégrante de notre identité nationale »… La frontière entre « eux » et « nous » n’oppose plus seulement les immigrés aux Français ; elle divise ceux-ci selon leur religion, leur origine, voire leur couleur de peau. Ce n’est donc pas tel ou tel qui dérape. On assiste à un véritable glissement de terrain, dont les « petites phrases » ne sont que le révélateur »

L’islamophobie déconstruite, par Aurélien Robert (La Vie des Idées)
« Plus d’un an après la publication du livre de Sylvain Gouguenheim Aristote au Mont Saint-Michel paraissait Les Grecs, les Arabes et nous, un volume collectif qui non seulement constitue une réponse aux thèses et aux arguments de Gouguenheim, mais montre aussi de quoi son livre était le nom. Car au-delà de la fausseté historique avérée de nombreuses thèses centrales de cet ouvrage, on peut y voir le reflet d’enjeux qui dépassent largement la querelle d’érudits. À l’heure des débats sur l’identité nationale et sur le port de la burqa, il semble nécessaire de se pencher de près sur le discours des « racines grecques de l’Europe chrétienne », surtout quand celui-ci comporte un jugement comparatif sur les valeurs et les mérites de l’Europe et du monde arabe, des chrétiens et des musulmans, des langues sémitiques et des langues indo-européennes
« L’islamophobie revêt désormais des formes nouvelles et pernicieuses : elle est réactive, en ce qu’elle entend prendre le contre-pied d’un savoir déjà constitué par des spécialistes, tout en ne s’adressant pas à ces derniers, mais au grand public (elle instrumentalise donc le milieu de la recherche en prétendant dévoiler les résultats des chercheurs) ; elle se veut modérée (il s’agit seulement au départ d’infléchir ce que l’on enseigne dans les universités) et simple (elle présente ses idées comme si elles étaient évidentes, et ne prend pas le temps de la nuance) ; elle est relayée par les médias et reprise par une partie du monde politique. »

Prise de position du Comité central de la LDH


Depuis l’affaire de Creil en 1989, la LDH a maintenu avec constance sa position, joignant la critique du port du foulard et du voile, au nom de l’émancipation des femmes, au refus de toute loi excluante, stigmatisante et empiétant sur les libertés publiques. Or, il se trouve qu’aujourd’hui cette position est celle de nombreux citoyens et responsables politiques et en particulier celle de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, alors même que le débat s’est crispé.

Bien plus rédhibitoire que le foulard, on a vu apparaître le port ultra-minoritaire mais spectaculaire du voile intégral ; le gouvernement a lancé un débat sur l’identité nationale, très vite identifié par l’opinion comme un débat sur l’Islam ; le premier ministre nous annonce une loi interdisant le port de la burqa. Disons tout de suite, pour sortir de la confusion, que parler de « burqa » est un abus de langage : le mot désigne le costume généralement bleu, entièrement fermé, avec un grillage devant les yeux, imposé aux femmes par la société afghane. Le voile intégral, noir, d’origine saoudienne, est une négation rédhibitoire de la personne, mais il ne renvoie pas à l’horreur meurtrière des talibans. Dramatiser le débat, s’il en était besoin, n’est pas innocent.

Nous tenons à affirmer un certain nombre d’éléments essentiels.

1- La laïcité n’a rien à voir dans la question du voile intégral

Les législateurs de 1905 s’étaient résolument refusés à réglementer les costumes, jugeant que c’était ridicule et dangereux : ils préféraient voir un chanoine au Parlement en soutane plutôt qu’en martyr. La laïcité qu’ils nous ont léguée et à laquelle nous sommes fortement attachés, c’est la structure du vivre ensemble : au-dessus, la communauté des citoyens égaux, la volonté générale, la démocratie ; en dessous, des communautés partielles, des syndicats, des associations, des Eglises, une socialisation multiple et libre qui peut même se manifester ou manifester dans l’espace public, mais en aucun cas empiéter sur la volonté générale, et enfin la singularité des individus qui choisissent librement et combinent entre elles leurs croyances et leurs appartenances.

En conséquence, le politique n’a ni à se mêler de religion, ni à traiter une religion différemment des autres ; la loi n’a pas à régler les convictions intimes qu’elle suppose chez les individus ; la République n’a pas à dire ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas mais à protéger également tous ceux qui résident sur son territoire, sauf s’ils mettent en cause l’ordre public.

Le pluralisme religieux et culturel est constitutif de l’unité de la France, qui a toujours connu à la marge des dérives fanatiques, intégristes ou sectaires déplorables mais éphémères. Donc laissons la laïcité tranquille.

2- L’égalité hommes-femmes attend une vraie politique

L’argument principal, et tout à fait justifié sur le fond, contre le port du voile, c’est qu’il signale de manière radicale l’infériorisation des femmes. C’est bien le cas si le port du voile est imposé par le mari ou un autre homme de la famille. Dans ce cas, la France dispose des outils législatifs permettant à une femme de déposer une plainte pour contrainte ou séquestration et d’obtenir le divorce aux torts de son mari ; sachant bien sûr combien cette démarche peut être difficile pour elle.

Mais il peut s’agir aussi, comme l’attestent de nombreux témoignages, d’une servitude volontaire. Or la liberté ne s’impose jamais par la force ; elle résulte de l’éducation, des conditions sociales et d’un choix individuel ; on n’émancipe pas les gens malgré eux, on ne peut que leur offrir les conditions de leur émancipation. Pour faire progresser l’égalité et la mixité entre les hommes et les femmes, ce qui est urgent, c’est de promouvoir des politiques dans les domaines éducatifs, salariaux et professionnels, des droits sociaux, un meilleur accès à la santé et à la maîtrise de la procréation. Ces problèmes concernent des millions de femmes dans la France d’aujourd’hui et ne sont en rien traités de façon prioritaire. Un abcès de fixation sur quelques centaines de cas ne fait certainement pas avancer l’égalité, qui appelle au contraire à revenir à la solidarité entre toutes les femmes.

3- Une surenchère de discriminations n’est pas la solution

La question du voile intégral renvoie en réalité à un profond malaise des populations concernées, auxquelles la République n’a pas pu ou pas été capable de faire une place. D’où l’apparition de vêtements et de coutumes dont la signification est très complexe, depuis le port du foulard par des adolescentes des banlieues comme signe identitaire jusqu’à ce voile intégral qui est un paradoxe : à la fois dissimulateur de la personne et signe ultra-visible, provocateur, d’un refus de la norme sociale, sous prétexte tantôt de religion, tantôt de pudeur. Même si nous réprouvons ce choix, ce n’est pas une raison pour essentialiser et déshumaniser des femmes qu’on réduit à un signe abstrait et que l’on exclut de toute vie publique.

Interdire le voile, c’est conforter la posture de ces femmes, c’est en faire doublement des victimes : résultat absurde d’une volonté soit-disant émancipatrice. Elles porteraient seules le poids d’une interdiction imposée en grande partie par la domination masculine, et cette interdiction les exclurait à coup sûr de la cité. En revanche tous les musulmans, hommes compris, se sentiraient blessés par une loi qui ne toucherait que l’islam.

4- Droits et libertés

Ce serait en plus ouvrir une voie extrêmement dangereuse en termes de libertés publiques. Réglementer les costumes et les coutumes est une pratique dictatoriale ; que ce soit de façon discriminatoire, pour signaler une population donnée, ou au contraire par l’imposition d’une règle universelle. Obliger les femmes à porter le voile comme leur interdire de cacher leur visage (sauf dans les cas prévus où l’identité doit être prouvée) est également liberticide.

Si une telle hypothèse est présente, c’est que la société française a été profondément intoxiquée par des idées venues de l’extrême-droite et qui se sont infiltrées jusque dans la gauche : la peur de l’immigré, de l’étranger, les relents de notre histoire coloniale, la tentation de l’autoritarisme.

La LDH a une tout autre conception de la démocratie, des droits, de l’égalité et des libertés.

5- Vivre ensemble

La LDH refuse les termes d’un débat instrumentalisé, qui risque de déboucher sur une loi perverse et dangereuse.

Des millions de musulmans vivent en France, et pour beaucoup vivent mal. Ce n’est pas un ministère de l’Identité nationale qui résoudra leurs problèmes et qui leur offrira un avenir, mais des politiques sociales et anti-discriminatoires ; c’est un travail politique, citoyen, de réflexion sur les conditions du “vivre ensemble“.

C’est aussi leur responsabilité individuelle et collective, qui attend par exemple, pour ceux qui sans en avoir la nationalité résident en France, le droit de vote pour pouvoir s’exercer.

Voir aussi : rubrique société, la question religieuse dans le travail social,