«Les forêts natales», quand l’histoire de l’art s’intéresse enfin à l’Afrique

 Statuette de gardien de reliquaire présentée dans l'exposition «Les forêts natales, arts d'Afrique équatoriale». Pièce en bois (recouvert de cuivre et de laiton), fabriquée au sein de la population Kota au XIXe siècle.  © Musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Claude Germain


Statuette de gardien de reliquaire présentée dans l’exposition «Les forêts natales, arts d’Afrique équatoriale». Pièce en bois (recouvert de cuivre et de laiton), fabriquée au sein de la population Kota au XIXe siècle. © Musée du quai Branly – Jacques Chirac, photo Claude Germain

«Les très grands sculpteurs sont africains», lit-on à l’entrée de l’exposition « Les forêts natales, arts d’Afrique équatoriale atlantique » au musée du quai Branly à Paris. De fait, on y montre les grands talents des créateurs des statuettes et masques présentés. Ainsi que les nombreux styles artistiques de la région du XVIII au XXe. Rencontre avec le commissaire de l’exposition, Yves Le Fur.

L’Afrique équatoriale atlantique, vaste aire culturelle qui comprend la Guinée équatoriale, le sud du Cameroun, le Gabon et l’ouest de la République du Congo, offre des styles d’une grande variété, qui changent considérablement d’une région à l’autre. Il suffit de comparer les statuettes d«ancêtres, gardiens de reliquaire» Fang et Kota, objets fabriqués à quelques centaines de kilomètres les uns des autres. Les premiers sont de mystérieuses statues en bois sombre, les seconds de très géométriques figures en bois recouvert de métal importé (cuivre et laiton notamment). Ces deux variétés d’objets ont le même usage. Mais ils n’ont stylistiquement  rien à voir.

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Un détail incroyable: nombre de pièces Fang… suintent au sens littéral du terme! Cette «patine suintante (…) accentue l’effet de brillance», explique un panneau de l’exposition. Le phénomène, qui continue à être étudié par les scientifiques, s’explique par l’application d’une couche de 15 à 50 mm d’huiles végétales imprégnées dans le bois des statues. «C’était le moyen de revivifier les ancêtres, de montrer leur vitalité», commente Yves Le Fur, commissaire de l’exposition et directeur du patrimoine et des collections du musée du quai Branly. Certaines statuent suintent ainsi depuis plusieurs siècles…

A noter aussi que certaines de ces statues sont grattées par endroits, preuve qu’elles ont fait l’objet de prélèvements rituels. Les descendants y prélevaient symboliquement la puissance et l’efficacité des pouvoirs de leurs ancêtres. Le bois prélevé servait ensuite pour la fabrication de médicaments.

Le visiteur admirera aussi la grande variété des masques. Dont certains, d’origine Punu, ressemblent à s’y méprendre à des objets… asiatiques. «A une époque, le bruit a même couru que dans le passé, un bateau, chargé de masques japonais , avait coulé dans l’Atlantique, au large des côtes de l’Afrique équatoriale!», raconte Yves Le Fur. De la naissance d’une légende qui n’a, évidemment, aucun fondement scientifique…

Masque en bois peint de la communauté Punu datant du début du XXe siècle. Origine: le Gabon. Ces masques manifestaient la présence des défunts dans un village à l'occasion de certaines activités religieuses ou juridiques. © Musée du quai Branly - Jacques Chirac; photo Thierry Ollivier-Michel Urtado

Masque en bois peint de la communauté Punu datant du début du XXe siècle. Origine: le Gabon. Ces masques manifestaient la présence des défunts dans un village à l’occasion de certaines activités religieuses ou juridiques. © Musée du quai Branly – Jacques Chirac; photo Thierry Ollivier-Michel Urtado

Entretien avec Yves Le Fur

Pourquoi avoir donné à l’exposition le titre «Les forêts natales»? Il n’y est pas vraiment question de forêts…
L’Afrique équatoriale atlantique couvre majoritairement le Gabon. Mais elle s’étend aussi sur trois autres Etats. Le titre de l’exposition ne pouvait donc pas porter uniquement sur le Gabon. Par ailleurs, cette région a connu des mouvements de populations depuis au moins trois siècles. Dans cet espace-temps, il y a ainsi une histoire, artistique notamment, que l’on ne peut pas résumer simplement. Pour la raconter, il convient d’adopter la démarche de l’histoire de l’art en montrant qu’à l’intérieur de la période, il y a un ensemble de styles différents.

Dans ce contexte, je n’ai pas voulu donner un titre particulier et réducteur. On l’a donc transposé sur Apollinaire et son poème Les fenêtres, publié en 1913:
«Du rouge au vert tout le jaune se meurt
 Quand chantent les aras dans les forêts natales».

Apollinaire est l’un des premiers en Occident à avoir considéré ces objets comme des œuvres d’art.

«Forêts natales», c’est un titre à tiroirs, qui botte un peu en touche. Il fait référence à la forêt équatoriale, d’où viennent les esprits, le surnaturel. Mais aussi au bois des statues et des masques. Un bois qui sert aussi pour la fabrication de médicaments.

 

 Statuette de gardien de reliquaire fabriquée au sein de la communauté Kota, en bois recouvert de cuivre et de laiton. Œuvre datée du XIXe siècle.   © Musée du quai Branly - Jacques Chirac; photo Patrick Gries-Valérie Torre

Statuette de gardien de reliquaire fabriquée au sein de la communauté Kota, en bois recouvert de cuivre et de laiton. Œuvre datée du XIXe siècle. © Musée du quai Branly – Jacques Chirac; photo Patrick Gries-Valérie Torre

Quel est l’objectif de cette exposition ?
Il s’agit de se démarquer d’autres expositions d’art africain qui n’abordent la question que sous un aspect ethnographique et esthétique. Là, j’ai voulu mettre ces objets au même niveau que ce que l’on fait, par exemple, naturellement pour la sculpture romane: cela ne choque personne d’y distinguer des évolutions stylistiques et des styles régionaux. On le fait déjà pour l’art asiatique, la sculpture khmère, par exemple. Mais la démarche est plus rare pour l’art africain. Et pourtant, là aussi, à l’intérieur de chaque groupe, il y a des variations stylistiques. On constate que les sculpteurs ont une certaine liberté pour caractériser leurs créations.

Il s’agit ainsi d’installer l’Afrique dans une histoire longue. On connaît Lucie. Mais après, on dénie au continent les civilisations qui se sont succédé sur son sol. Les Portugais sont arrivés sur les côtes de l’Afrique équatoriale au XVe siècle. Mais c’est seulement au XIXe siècle, du temps de Brazza, que les Européens ont exploré l’intérieur de la région.

Aujourd’hui, on avance petit à petit dans la reconnaissance des arts dits «primitifs». Le mouvement a débuté au début du XXe siècle avec Picasso, Derain, Braque. Il s’est poursuivi dans les années 50. Puis le marché a commencé à reconnaître l’intérêt de ces arts. La prise de conscience a été facilitée par la masse des objets présents dans les collections des missions religieuses et particulières. En Europe et aux Etats-Unis, ces collections abritent ainsi quelque 4000 objets Fang et 6000-7000 pièces Kota. Ce qui constitue un corpus très important pour les étudier.

Masque, originaire du Gabon ou de la République du Congo, daté du XIXe ou début du XXe siècle, sans certitude. Bois et pigments. © Musée Barbier-Mueller 1019-15, photo studio Ferrazzini-Bouchet

Masque, originaire du Gabon ou de la République du Congo, daté du XIXe ou début du XXe siècle, sans certitude. Bois et pigments. © Musée Barbier-Mueller 1019-15, photo studio Ferrazzini-Bouchet

Vous expliquez que les migrations bantoues dans la région depuis les XVIe et XVIIe siècles sont à l’origine de «multiples contacts, emprunts, influences». Comment l’avez-vous montré dans l’exposition?
Les sculpteurs de la région étaient très créatifs et ont produit de très nombreux objets. On ne pouvait pas tout exposer. Alors, pour montrer les variations stylistiques, il était plus intéressant de se concentrer sur les statues et les masques.

Ces statues étaient reliées au culte des ancêtres. Elles avaient pour fonction de garder des reliquaires, où l’on conservait des ossements d’aïeux. Ces reliquaires, gardés dans des lieux secrets, concernaient donc l’intimité des individus.

A l’inverse, les masques, qui exprimaient les nombreux aspects de la vie spirituelle, concernaient les affaires de toute la communauté, son visage. C’est sur les masques que les résultats des échanges culturels sont particulièrement visibles. Alors que l’on ne sait pas comment ces échanges se sont produits. Ces objets étaient fabriqués par des artistes qui étaient davantage considérés comme des artisans. Même s’ils étaient initiés.

Laurent Ribadeau Dumas

 

Les forêts natales, arts d’Afrique équatoriale atlantique jusqu’au 21 janvier 2018  Paris Musée du Quai Branly

Source Géopolis 11/11/2017

Voir aussi :  Rubrique Afrique, rubrique Expo, rubrique Art,

Silence, on torture: le Cameroun pointé du doigt par Amnesty International

Selon le rapport d'Amnesty International, les victimes sont soumises à 24 méthodes de torture. © Illustration/Amnesty Selon le rapport d'Amnesty International, les victimes sont soumises à 24 méthodes de torture. © Illustration/Amnesty International

Selon le rapport d’Amnesty International, les victimes sont soumises à 24 méthodes de torture. © Illustration/Amnesty Selon le rapport d’Amnesty International, les victimes sont soumises à 24 méthodes de torture. © Illustration/Amnesty International

Des centaines de personnes accusées de soutenir Boko Haram sans aucune preuve sont violemment torturées par les forces de sécurité du Cameroun. Des civils sont détenus dans des conditions effroyables. Amnesty tire la sonnette d’alarme sur les violations des droits de l’Homme dans ce pays et dénonce des crimes de guerre.

Dans le rapport qu’elle vient de publier, Amnesty rappelle d’abord qu’elle condamne sans équivoque les atrocités et les crimes de guerre commis par Boko Haram au Cameroun. Plus de 1500 civils y auraient été tués depuis 2014. Mais l’ONG des droits de l’Homme estime que rien ne saurait justifier «le recours impitoyable et généralisé à la torture par les forces de sécurité contre des Camerounais ordinaires, qui sont souvent arrêtés sans preuve».

Des simulacres de noyade
Le rapport a été rédigé sur la base de dizaines de témoignages, corroborés par des images satellitaires, des photos et des vidéos. Les enquêteurs décrivent le sort réservé aux détenus passés à tabac, placés dans des conditions insoutenables et soumis à des simulacres de noyade et parfois torturés à mort.

«Ces terribles violations s’apparentent à des crimes de guerre. Au vu des multiples éléments que nous avons découverts, il faut que les autorités diligentent une enquête indépendante sur la pratique de la détention au secret et de la torture», a déclaré Alioune Tine, directeur du programme Afrique de l’Ouest et Afrique Centrale à Amnesty.

«La chèvre» et «la balançoire»
Les victimes ont décrit au moins 24 méthodes de torture qu’elles ont subies. L’une des positions douloureuses les plus courantes, appelée «la chèvre», consiste à attacher les membres des détenus derrière le dos avant de les battre.

Une autre technique, appelée «la balançoire», consiste à suspendre les détenus en l’air, les membres liés dans le dos, avant de les frapper. Les témoignages des victimes donnent froid dans le dos.

«Ils m’ont demandé de leur dire si je connaissais des membres de Boko Haram. C’est à ce moment-là que le gardien m’a attaché les mains et les pieds derrière le dos et a commencé à me frapper avec un câble électrique, tout en m’aspergeant d’eau. Ils m’ont pratiquement battu à mort», témoigne l’une des victimes interpelée en mars 2016.

Une autre victime, détenue au secret pendant six mois sur la base militaire de Salak, près de la ville septentrionale de Maroua, a raconté les séances de torture qu’elle a subies pendant quatre jours avec d’autres camarades.

«Les militaires nous ont demandé d’avouer. Ils nous ont dit que si nous ne le faisions pas, ils nous emmèneraient à Yaoundé pour nous tuer. Nous avons répondu que nous préférions être tués plutôt que d’avouer quelque chose dont nous n’étions pas au courant. Ils nous ont frappé pendant quatre jours.»

Selon le rapport d’Amnesty, des détenus sont attachés, battus et parfois torturés à mort. © Dessin d’illustration/Amnesty International

Selon Amnesty International, ces terribles actes de torture se déroulent souvent sur des bases militaires, dans de petites cellules où s’entassent les victimes par dizaines.

«Il faut que les hauts gradés en charge de ces centres de détention qui sont soupçonnés d’avoir une responsabilité, au sein de la chaîne de commandement, dans des détentions au secret, des actes de tortures, des morts en détention ou des disparitions forcées fassent l’objet d’une enquête», a déclaré Alioune Tine.

Les arrestations arbitraires et massives se font généralement au titre de la loi antiterroriste adoptée en décembre 2014 au Cameroun. En 2016, Amnesty avait déjà lancé un appel aux autorités du pays pour que les suspects soient conduits dans des centres de détention officiels et qu’il soit mis fin à la pratique de la torture.

Réagissant au contenu de ce rapport, un porte-parole du ministre de la Défense du Cameroun a accusé Amnesty «de mauvaise foi» et de chercher à «transformer des meurtriers en victimes».

Le groupe islamiste nigérian qui sévit dans le nord du Cameroun est à la tête depuis huit ans d’une insurrection armée en vue de créer un califat autour du lac Tchad, à l’intersection du Nigeria, du Cameroun, du Niger et du Tchad.

Les attaques de Boko Haram ont fait plus de 20.000 morts et causé près de trois millions de déplacés dans la région, selon les chiffres des agences humanitaires.

Martin Mateso

Source Géopolis 20/07/2017

Voir aussi : Actualité Internationale, Afrique, Cameroun , Torture,

Monnaie. Il faut mettre fin au franc CFA

Dessin de Vlahovic, Serbie.

Dessin de Vlahovic, Serbie.

Il est grand temps d’abandonner le franc CFA, cet héritage de la colonisation française qui entrave le développement de l’Afrique, estime l’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla.

Dans le cadre d’un débat démocratique, les adversaires doivent se vouer un respect mutuel et l’objectif devrait être d’éclairer les citoyens ordinaires, les décideurs publics, etc. Les meilleurs arguments doivent triompher des intérêts partisans. Autant nous devons nous réjouir de l’émergence d’un débat public sur le franc CFA partout dans l’espace francophone, autant nous devons déplorer le manque de courtoisie et d’honnêteté intellectuelle de nombre de partisans du franc CFA.

Lorsque l’on se limite aux faits, et uniquement aux faits, il est impossible de souhaiter le maintien du système franc CFA.

remier fait irréfutable : le franc CFA n’a pas favorisé le développement économique des pays qui l’ont en partage. L’appartenance à l’espace FCFA (par ce raccourci commode il est fait référence aux deux blocs monétaires que sont l’Uémoa [Union économique et monétaire ouest-africaine] et la Cémac [Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale]?; la zone franc en Afrique, c’est l’espace FCFA + les Comores) est corrélée avec le sous-développement et la pauvreté.

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Parmi les 14 pays de cet espace, 10 sont classés [par l’ONU] parmi les pays les moins avancés?; les 4 autres (Cameroun, Côte d’Ivoire, Gabon, Congo) ont un niveau économique (PIB par habitant) inférieur au moins à celui des années 1990. Sur les 11 pays en bas du classement mondial 2015 de l’indice de développement humain [du Programme des Nations unies pour le développement], qui prend en compte le revenu par habitant, le niveau scolaire et l’espérance de vie à la naissance, 6 font partie de l’espace FCFA.

Deuxième fait irréfutable : on ne peut pas dire que le franc CFA ait favorisé l’intégration commerciale du continent. En 2014, les échanges commerciaux au sein de la zone franc se situaient à moins de 10 % du total des exportations et des importations des pays membres. Pour l’Uémoa et la Cémac, on obtient respectivement 19 % et 7,1 %.

Troisième fait irréfutable : les pays de l’espace FCFA souffrent d’un déficit chronique de crédits bancaires. Le ratio crédits bancaires à l’économie/PIB est de l’ordre de 25 % en zone Uémoa et de l’ordre de 13 % en zone Cémac, alors qu’il se situe en moyenne à plus de 60 % pour l’Afrique subsaharienne, à 100 % en Afrique du Sud, etc. Autrement dit, appartenir à l’espace FCFA, c’est être membre d’un espace où les porteurs de projets économiques ont très peu de chances d’obtenir un financement bancaire de moyen ou de long terme abordable.

Le CFA favoriserait les flux financiers illicites 

Quatrième fait irréfutable : les pays de l’espace FCFA sont ceux qui souffrent le plus des flux financiers illicites en Afrique. Alors que l’espace FCFA représente 11 % du PIB du continent, il pèse 18,5 % du montant estimé des flux financiers illicites qui sont sortis du continent entre 2004 et 2013. Chaque jour, ce sont ainsi 21 milliards de FCFA [30 millions d’euros] en moyenne qui sortent de l’espace FCFA sous forme de flux financiers illicites. Cette réalité est facilitée, on le devine bien, par le principe de libre circulation des capitaux au sein de cet espace.

Compte tenu des faibles performances socio-économiques des pays de l’espace FCFA et de l’emprise que la France y exerce, il n’est pas surprenant que l’appartenance à la zone franc ait été, et continue d’être, synonyme d’instabilité politique et d’autoritarisme. C’est là un cinquième fait irréfutable. Entre 1960 et 2012, cette zone a enregistré 78 tentatives de coups d’État, soit près de 40 % des tentatives dénombrées pour tout le continent africain sur cette période?! De manière générale, on observe que le couple franc CFA/ressources naturelles rime souvent avec régime politique autoritaire.

Ces cinq faits irréfutables plaident tous contre le maintien du système franc CFA en l’état. Les partisans du franc CFA les passent d’ordinaire sous silence, préférant servir à l’opinion publique un discours de justification du statu quo. Cette apologie de l’immobilisme monétaire repose sur une série d’affirmations dénuées de fondement. Citons-en deux principales.

La stabilité de la zone, de nature à séduire les investisseurs

Les partisans du franc CFA soutiennent que la stabilité monétaire permise par la fixité du taux de change entre le franc CFA et l’euro encourage l’investissement et la croissance. Dans les faits, aucun pays de la zone franc (à l’exception de la Guinée équatoriale, pays pétrolier contrôlé par les multinationales et dont l’équivalent de la moitié du PIB est transféré chaque année vers l’étranger) n’a réussi à obtenir un taux de croissance du PIB par habitant de plus de 2 % en moyenne annuelle sur le long terme (disons depuis les indépendances). Par comparaison, la Corée du Sud et la Chine ont obtenu des taux de croissance par habitant de 6 à 7 % en moyenne annuelle durant trois ou quatre décennies.

Sur ce point, les partisans du franc CFA sélectionnent adroitement les faits. Ils vont dire que le franc CFA favorise la croissance en donnant les exemples des performances économiques actuelles du Sénégal et de la Côte d’Ivoire, pays qui vivent une conjoncture favorable.

Ce qu’ils ne vont pas dire, c’est que des épisodes d’accélération de la croissance ont souvent été observés en Afrique. Mais ces épisodes ont rarement été durables. D’où un constat empirique bien établi dans la littérature économique : en Afrique, il est plus facile d’allumer la croissance que de la soutenir durablement. Rien ne dit que la croissance économique récente de pays comme le Sénégal et la Côte d’Ivoire sera durable.

Ce qu’ils ne vont pas dire, c’est que le PIB par habitant du Sénégal en 2014 était inférieur à celui de 1960, et que la Côte d’Ivoire d’Alassane Ouattara avait un PIB par habitant en 2014 inférieur de 41 % au meilleur niveau de l’histoire du pays, observé à la fin des années 1970, sous l’ère [Félix] Houphouët[-Boigny].

Ce qu’ils ne vont pas dire, c’est que les pays de la Cémac sont au bord du gouffre depuis la chute ces dernières années des prix des produits primaires.

Ce qu’ils ne vont pas dire, c’est que la prétendue stabilité monétaire n’est qu’un objectif intermédiaire. Ce n’est pas une finalité en soi. Ce qui importe au bout du compte, c’est l’amélioration du bien-être des populations, ce que le franc CFA ne permet pas. Que signifie d’ailleurs la stabilité monétaire dans un contexte de paupérisation massive?? Sans doute que ceux qui veulent transférer vers le reste du monde leurs avoirs peuvent le faire sans encourir de risque de change.

Un taux d’inflation sous contrôle

Les partisans du franc CFA soutiennent également qu’il est un mécanisme pour préserver le pouvoir d’achat des populations. L’inflation est certes en moyenne plus faible dans les pays de l’espace FCFA, mais l’obsession anti-inflationniste dans cet espace a pour contrepartie une croissance économique en dessous du potentiel des pays membres. Ce point a été mis en évidence par beaucoup de travaux économiques. Moins de croissance économique, c’est moins d’emplois décents et moins de revenus distribués aux ménages.

En réalité, le franc CFA permet de préserver le pouvoir d’achat de ceux qui ont un revenu important – les classes les plus aisées. Il ne permet pas de créer du pouvoir d’achat pour ceux qui n’ont pas de revenus ou dont les revenus sont insuffisants. Cette célébration du faible taux d’inflation dans le contexte de pays pauvres est d’autant plus risible qu’une ville comme Dakar est l’une des plus chères au monde.

Parallèlement, l’argument est souvent avancé qu’un faible taux d’inflation facilite l’octroi de crédits bancaires à des taux abordables. Cela n’est pas vérifié dans l’espace FCFA. Non seulement les crédits bancaires sont faibles, mais les taux d’intérêt sont prohibitifs.

Faute d’avoir un argument économique décisif, les partisans du franc CFA tendent à mobiliser le registre des déclarations comminatoires : “Si on sort du franc CFA, ce sera le chaos monétaire.” Et, pour illustrer leur point de vue, ils vont citer des exemples comme le Nigeria, la Guinée, etc. Ils vont dire que certains pays voisins non-membres de l’espace FCFA ont plus confiance dans le Franc CFA que dans leur monnaie nationale.

Le manque d’honnêteté intellectuelle repose ici dans la sélection de contre-exemples, c’est-à-dire des pays qui ne sont pas, à dire vrai, des parangons de souveraineté économique (la monnaie est une dimension parmi d’autres de la souveraineté économique). La Tunisie, le Maroc et l’Algérie étaient membres de la zone franc et l’ont quittée au moment des indépendances (respectivement en 1958, 1959 et 1963). Chacun d’entre eux dispose de sa monnaie nationale et a une situation économique plus enviable que n’importe lequel des pays de l’espace FCFA.

La Tunisie, le Maroc et l’Algérie se portent bien

Sortir du franc CFA = chaos monétaire programmé?? Si c’était le cas, pourquoi la Tunisie, le Maroc et l’Algérie n’ont pas vécu un effondrement monétaire?? Pourquoi donner l’exemple du Nigeria ou de la Guinée alors que nous avons l’expérience plus parlante de pays de la zone franc qui ont fait très tôt le choix résolu de la souveraineté économique?? Pourquoi choisir des pays qui ont une gestion monétaire loin d’être exemplaire alors qu’il y en a beaucoup d’autres à travers le monde qui ont réussi à se développer grâce à une gestion monétaire souveraine et pragmatique?? À nouveau, la réponse est le manque d’honnêteté intellectuelle.

Dire non au franc CFA, ce n’est pas faire de l’idéologie ni verser dans le nationalisme primaire.

Est-il normal que la France continue de gérer la monnaie des pays africains près de soixante après les indépendances?? A-t-on déjà vu un pays ou un groupe de pays d’une taille significative se développer sur le plan économique avec une monnaie coloniale – créée, administrée et “garantie” par l’ex-puissance coloniale? ?

Faute de s’être ouvertement prononcés là-dessus, sous le prétexte qu’ils ne parlent que des choses techniques et jamais de “politique”, les partisans du franc CFA répondent implicitement par l’affirmative à ces deux questions. Pour nous autres qui sommes pour une sortie collective méthodique du système du franc CFA, la réponse ne souffre aucune ambiguïté. C’est NON dans les deux cas.
Ndongo Samba Sylla

Source :  L’enquête (Dakar)

Transition à haut risque en RDC. Omniprésence des intérêts étrangers

anvil-mining1Afrique a la forme d’un revolver dont la gâchette se trouve au Congo. » Un demi-siècle après l’indépendance de l’ancien Congo belge, en 1960, le mot de Frantz Fanon sonne toujours aussi juste. Géant économique de l’Afrique centrale, la République démocratique du Congo (RDC) détient les premières réserves mondiales de coltan et les quatrièmes de cuivre. Cela fait d’elle une zone stratégique pour les industries du monde entier. Australiennes, canadiennes, chinoises, sud-africaines ou américaines, les sociétés minières se sont vu qualifier par l’écrivain In Koli Jean Bofane de « touristes à but lucratif (1)  ». Depuis 2003, plusieurs rapports du groupe d’experts des Nations unies sur les causes économiques du conflit dans l’est de la RDC (2) ont mis en lumière le lien entre les milices armées et l’exploitation, pour le compte de sociétés étrangères, de minerais stratégiques indispensables à la fabrication de certains appareils électroniques comme les téléphones portables.

Affichant une volonté de changer les pratiques, Washington veille désormais à effectuer avec diligence toutes les vérifications concernant l’origine de ses approvisionnements en minerais. Les États-Unis ont même abandonné le Nord-Kivu après l’adoption en 2010 de la loi Dodd-Frank. Celle-ci exige que les sociétés cotées en Bourse outre-Atlantique rendent publique l’origine de certaines matières premières — étain, tantale, tungstène, or — contenues dans leurs produits, afin de prouver qu’elles ne proviennent pas de la RDC ou de l’un de ses neuf pays limitrophes. N’étant pas liés par cette mesure de lutte contre les « minerais de conflit », des comptoirs chinois ont pris le relais des sociétés américaines dans les régions concernées. En mai, un groupe américain, Freeport-McMoRan, a par ailleurs cédé à China Molybdenum, pour 2,6 milliards de dollars, la plus grande mine de cuivre et de cobalt de RDC, Tenke Fungurume, située dans le Katanga.

Une partie du jeu se déroule loin du territoire national, notamment en Belgique, pour des raisons qu’un diplomate européen estime relever de la « géopolitique pure ». L’ancienne métropole coloniale accueille volontiers les opposants en exil. Cinquante-cinq ans après l’assassinat par des policiers belges du héros de l’indépendance Patrice Lumumba, son vice-premier ministre Didier Reynders, chargé des affaires étrangères, a appelé le président Joseph Kabila à assurer pour la première fois dans l’histoire de son pays une « transition démocratique et pacifique ». L’avenir de la RDC se joue également à Washington, New York, Londres et Paris — qui surveille cet espace géostratégique et francophone —, mais aussi au Rwanda et en Ouganda et, dans une moindre mesure, en Zambie, en Angola et en Afrique du Sud, pour des raisons de stabilité politique et parce que l’on craint un afflux de réfugiés congolais.

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Aucun des voisins africains ne peut être décrit comme un allié sûr de M. Kabila. Au milieu des années 1990, les présidents ougandais Yoweri Museveni et rwandais Paul Kagamé avaient soutenu Laurent-Désiré Kabila dans sa rébellion contre Joseph Mobutu. Ces aînés régionaux ont ensuite été accusés d’entretenir des rébellions dans le Nord-Kivu, une province frontalière de leurs pays, pour mieux en exploiter les minerais. Ils ont essuyé en octobre 2013 la défaite de leur allié, le Mouvement du 23 mars (M23). Ce groupe rebelle a été écrasé par l’armée congolaise avec l’appui de la brigade d’intervention africaine de la Mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation en RDC (Monusco) et, de manière non officielle, d’un escadron d’hélicoptères sud-africains (3).

Il n’empêche. L’Ouganda et le Rwanda ont intérêt à conserver une RDC faible sur leurs flancs, et restent craints pour leur capacité militaire. En 2015, après des années de froid, M. Kabila a habilement repris langue avec M. Kagamé, lui-même en délicatesse avec la « communauté internationale » en raison de son exercice autoritaire du pouvoir. Certains redoutent un nouvel embrasement dans le Nord-Kivu, qui pourrait servir de prétexte au report de l’élection présidentielle (lire « Transition à haut risque en République démocratique du Congo »).

La présence de la Monusco, la plus importante force des Nations unies jamais déployée dans le monde (22 400 personnes, dont 19 400 en uniforme), est un garde-fou bien peu efficace face aux dérives répressives. Malgré les demandes de retrait répétées formulées par M. Kabila, le Conseil de sécurité reconduit chaque année cette mission créée en novembre 1999. Les troupes internationales sont pour l’essentiel déployées dans l’est du pays, où elles ne parviennent pas à empêcher les massacres ni à endiguer la prolifération des groupes armés. Sur le qui-vive, elles peuvent cependant réagir dans la capitale, comme elles l’ont montré un soir d’affrontement entre la police et des civils, début août 2016, aux portes du domicile de l’opposant Étienne Tshisekedi. Mais la Monusco laisse également le souvenir d’une force prompte à s’évaporer en cas de troubles graves, comme en 2007 à Kinshasa, lors de l’assaut lancé par l’armée régulière contre la résidence de l’ancien vice-président de la République et opposant Jean-Pierre Bemba.

Les pressions internationales seront-elles déterminantes ? « Ici, nous ne pouvons pas échouer », affirme l’Espagnol José Maria Aranaz, directeur du bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme en RDC. Il n’en redoute pas moins le basculement vers un régime « prêt à manipuler les institutions et à réprimer, comme au Burundi, où la “communauté internationale” n’a pas réussi à résoudre le conflit électoral ». Les Nations unies avaient « certifié » la présidentielle de 2010 en Côte d’Ivoire, organisée avec cinq ans de retard, sans pour autant empêcher la grave crise qui a suivi (4). Elles ne prendront pas cette responsabilité en RDC, malgré l’argent dépensé depuis 1999 pour le maintien de la paix : 1,3 milliard de dollars par an, l’équivalent de 2 % du produit intérieur brut (PIB) de ce pays.

Rien ne dit non plus que l’« extrême vigilance » de la Cour pénale internationale (CPI) porte ses fruits à Kinshasa. En juin dernier, la Cour, qui a ouvert en 2004 une enquête sur les violations des droits humains commises en RDC, a condamné M. Bemba à dix-huit ans de prison pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, mais pour ses agissements en Centrafrique et non en RDC. Touchant un opposant déclaré à M. Kabila, ce verdict a cependant été perçu comme favorable au pouvoir.

Les violences perpétrées contre les manifestants pourraient conduire à son tour le président congolais devant la justice internationale. Mais l’autorité de la CPI s’effrite en Afrique : le Burundi a décidé le 16 octobre de la quitter, suivi de peu par l’Afrique du Sud, la Gambie et la Namibie.

Sabine Cessou

(1) In Koli Jean Bofane, Congo Inc. Le testament de Bismarck, Actes Sud, Arles, 2014.

(2) Cf. « Rapport final du groupe d’experts sur la RDC », New York, 12 janvier 2015.

(3) Lire « Jours d’après-guerre au Congo », Le Monde diplomatique, janvier 2014.

(4) Lire Vladimir Cagnolari, « Croissance sans réconciliation en Côte d’Ivoire », Le Monde diplomatique, octobre 2015.

Source : Le Monde Diplomatique Décembre,

 

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Comment la France est devenue une cible « légitime » pour les groupes djihadistes

 Soldats français de l’opération Serval (Mali) embarqués dans un avion de l’armée américaine, destination Bamako. U.S. Air Force/Staff Sgt. Nathanael Callon, 21 janvier 2013.


Soldats français de l’opération Serval (Mali) embarqués dans un avion de l’armée américaine, destination Bamako.
U.S. Air Force/Staff Sgt. Nathanael Callon, 21 janvier 2013.

Il n’existe aucun rapport entre la politique française au Proche-Orient ou au Sahel et les attentats dont elle a été la victime : telle est la doxa qui domine à Paris. Ce ne seraient pas les guerres que la France mène « là-bas » qui provoqueraient des répliques meurtrières sur son sol, mais la haine de « nos valeurs », de « nos idéaux », voire du mode de vie hexagonal. Pourtant, toute l’histoire récente enseigne le contraire.

Au temps des colonies, le scénario des expéditions militaires outre-mer était simple : la guerre se déroulait exclusivement sur le territoire de la victime et l’agresseur n’imaginait pas que ses villes et ses villages puissent être la cible de contre-attaques ennemies. Non sans raison. La supériorité de ses armements, sa maîtrise absolue des mers et l’absence de toute «  cinquième colonne  » active sur son sol l’interdisaient. Le Royaume-Uni et la France ont conquis la presque totalité du globe au XVIIIe et au XIXe siècle selon ce schéma très différent des guerres européennes où les destructions, les morts et les blessés n’épargnaient aucun pays ni aucune population civile en dehors de l’insulaire Royaume-Uni.

Désormais, il n’en va plus de même. Certes, la bataille reste toujours inégale, même si l’Organisation de l’État islamique (OEI) dispose d’un territoire, administre des millions d’habitants et défend ses frontières. Mais un équilibre de la terreur s’ébauche et les spécialistes parlent de «  guerre asymétrique  », les uns ayant des avions, des drones et des missiles, les autres maniant Internet, l’explosif et la «  kalach  ». «  Donnez-nous vos avions, nous vous donnerons nos couffins  », expliquait en substance Larbi Ben M’Hidi, l’un des chefs de l’insurrection algérienne arrêté en 1957 à ses bourreaux qui lui reprochaient de déposer des bombes camouflées dans des couffins.

Les ennemis de la France ou des États-Unis, que ce soient des États ou des organisations politico-militaires, ne sont plus impuissants au-dehors et peuvent désormais atteindre d’une façon ou d’une autre le territoire d’où partent les opérations qui les visent, comme on vient encore de le voir à San Bernardino en Californie où 14 civils ont payé de leur vie la vengeance d’un couple inspiré par l’OEI que l’US Air Force combat à plusieurs milliers de kilomètres.

De la guerre Irak-Iran au conflit algérien et aux bombardements contre l’OEI

Moins de 25 ans après la fin de la guerre d’Algérie avec son long cortège de fusillades, de sabotages et d’attentats en métropole, la France fait à nouveau connaissance avec le terrorisme. Le 17 septembre 1986, au 140 de la rue de Rennes, à Paris, face au magasin populaire Tati, une poubelle municipale en fer explose  ; bilan : 7 morts et 55 blessés. C’est le dernier d’une série de 14 attentats commis en moins d’un an par un mystérieux «  Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient  ». L’intitulé cache le véritable objectif de son «  cerveau  », Fouad Ali Saleh, un Tunisien converti au chiisme, qui cherche moins à libérer ses camarades emprisonnés qu’à faire cesser le soutien militaire de Paris à l’Irak dans le conflit meurtrier qui l’oppose à la République islamique d’Iran depuis 1980.

Élu en mai 1981, François Mitterrand ne cache pas son penchant pro-irakien. Mais l’attentat de l’immeuble Drakkar à Beyrouth occupé par l’armée française (58 parachutistes tués) le 23 octobre 1983 et attribué à des groupes liés à Téhéran le pousse à autoriser la livraison de munitions aux forces armées iraniennes. Celles-ci sont équipées en petite partie de matériel français livré avant la chute du chah en 1979. Cinq cent mille obus de 155 et 203 mm sont acheminés vers l’Iran par le biais de pays sud-américains et balkaniques qui fournissent des certificats de complaisance. Avec la victoire de Jacques Chirac et de la droite aux élections parlementaires de 1986 commence la «  cohabitation  ». Le ministre de la défense, André Giraud, ordonne l’arrêt immédiat de toute livraison de munitions à destination de l’Iran et livre à la justice les protagonistes de ce qu’on appellera «  l’affaire Luchaire  »1. La réponse iranienne aura lieu rue de Rennes.

Depuis l’interruption des premières élections législatives libres en Algérie en décembre 1991, soldées par la victoire du Front islamique du salut (FIS), Mitterrand et son gouvernement oscillent entre le soulagement — les islamistes ne sont pas au pouvoir — et la dénonciation du putsch, contraire à leurs principes.

En mars 1993, Édouard Balladur devient premier ministre. En décembre 1994, un Airbus d’Air France est détourné à Alger et se pose à Marseille où le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) le prend d’assaut sans qu’il ait pu atteindre son objectif : s’écraser sur la Tour Eiffel. Charles Pasqua, nouveau ministre de l’intérieur, avait rompu avec l’attitude de son prédécesseur socialiste qui fermait les yeux sur les complicités agissantes dont bénéficiaient le Groupe islamique armé (GIA) en France dans la diaspora algérienne. Il avait lancé des opérations de répression, multiplié les perquisitions et les assignations à résidence contre les soutiens plus ou moins discrets du GIA, obligés alors de quitter la France pour la Suisse ou la Belgique.

Entre juillet et octobre 1995, une nouvelle vague de 8 attentats vise l’Hexagone. Le plus meurtrier, le 25 juillet 1995 à la station Saint-Michel du RER B à Paris, fait 8 morts et 55 blessés. Attribués au GIA, ces attentats font encore suite aux prises de position politique de Paris vis-à-vis de la guerre civile algérienne. Le nouveau président de la République, Jacques Chirac, élu en 1995, comprend parfaitement le message et se place en retrait par rapport à l’Algérie, celle du président Liamine Zeroual comme celle des islamistes.

Janvier 2015. Moins de 5 mois après le début des bombardements français sur l’Irak, Paris est à nouveau ensanglanté par le terrorisme. Si les deux agresseurs de Charlie Hebdo sont mus par l’intolérance religieuse la plus extrême, Amedy Coulibaly, celui de la supérette cacher de la porte de Vincennes prétend venger les victimes de l’intervention française dans son pays d’origine, le Mali. Le 13 novembre, moins de 3 mois après l’extension des bombardements à la Syrie, l’OEI revendique les fusillades meurtrières de l’Est parisien (130 morts, plus de 400 blessés).

Inflexions de la politique de Paris

Comme on le voit, les attentats, aussi condamnables soient-ils, ne peuvent se comprendre (et donc se combattre) que dans un cadre politique et diplomatique. Après le 11 septembre 2001, et surtout la guerre déclenchée par les États-Unis contre l’Irak en mars 2003, le sol européen est à nouveau un objectif : deux attentats majeurs frappent Madrid en mars 2004 et Londres en juillet 2005. Ils ne visent pas «  le mode de vie  » occidental, mais deux pays parmi les plus actifs de la coalition qui démolit l’Irak. La France est épargnée, sans doute grâce, entre autres, au discours anti-guerre du 14 février 2003 de son ministre des affaires étrangères Dominique de Villepin, au Conseil de sécurité des Nations unies.

On ne mesure pas à quel point les guerres menées par les Occidentaux dans le monde musulman nourrissent une haine qui dépasse très largement les cercles extrémistes. Les centaines de milliers de morts, les millions de réfugiés, les tortures d’Abou Ghraib, les «  dommages collatéraux  », les tirs de drones — tous concentrés sur les pays musulmans — alimentent la propagande de l’OEI dénonçant une guerre des «  Croisés  » contre l’islam et une impunité aussi injuste qu’unilatérale : aucun des responsables américains de la catastrophe irakienne n’a été jugé, ni même inquiété par la Cour pénale internationale (CPI).

Au Proche-Orient, la voix de la France a perdu cette petite musique qui faisait sa spécificité. Paris s’est aligné, après 2003, sur les États-Unis dans les dernières années de la présidence de George W. Bush, a entériné l’occupation de l’Irak, est intervenue militairement en Libye, au Mali, en RCA, et finalement en Irak puis en Syrie. Son appui va — sans réserve publiquement exprimée — à l’écrasement du Yémen par l’Arabie saoudite, à laquelle elle fournit de l’armement. Aucune autre puissance occidentale, à l’exception des États-Unis, n’est aussi présente militairement en terre d’islam. Et quand Paris fait entendre sa différence, c’est pour critiquer le président Barack Obama, jugé trop souple avec l’Iran sur le dossier nucléaire et insuffisamment interventionniste à ses yeux en Syrie.

Sans oublier l’infléchissement français sur le conflit israélo-palestinien. Depuis l’écrasement de la seconde intifada par les chars israéliens en 2002-2003, l’opinion a assisté, souvent en direct à la télévision, aux attaques massives contre Gaza en 2008, 2012 et 2014. À chaque fois, le gouvernement français, de droite comme de gauche, les a entérinées au nom du «  droit d’Israël à se défendre  ». Comment le Quai d’Orsay, à l’instar de nombre d’intellectuels, peut-il prétendre que la rage contre l’Occident et contre la France ne résulte pas aussi du drame palestinien  ? Le général américain David Petraeus, alors chef du Central Command2, était plus lucide :

Les tensions israélo-palestiniennes se transforment souvent en violence et en confrontations armées à grande échelle. Le conflit provoque un sentiment anti-américain, à cause de la perception du favoritisme des États-Unis à l’égard d’Israël. La colère arabe sur la question palestinienne limite la puissance et la profondeur de nos relations avec des gouvernements et des peuples de cette zone et affaiblit la légitimité des régimes modérés dans le monde arabe. Pendant ce temps, Al-Qaida et d’autres groupes militants exploitent la colère pour mobiliser.

L’oubli du lien entre la politique étrangère menée dans le monde arabe et le développement du djihadisme amène une cécité qui explique quinze ans d’échec de la «  guerre contre le terrorisme  ». Cette omission paralyse la réflexion stratégique et entraîne la France dans un engrenage infernal dont elle ne peut que payer le prix fort.

1NDLR. Scandale de ventes occultes d’armes à l’Iran par la société d’armement Luchaire et de reversement de commissions occultes aux partis politiques français dans les années 1980.

2Le Central Command, le plus important des cinq commandements régionaux américains, couvre le Proche et le Moyen-Orient. Discours prononcé devant le Sénat le 25 mars 2010.