Le mouvement Gülen, une énigme turque

« L’école avant la mosquée »

Mis en cause dans diverses affaires de corruption, le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a encore aggravé son impopularité par sa volonté de censure des médias et d’Internet. Il se retrouve d’autant plus en état de faiblesse qu’il a définitivement perdu un allié de poids : M. Fethullah Gülen, fondateur d’un mouvement d’inspiration soufie dont l’influence dépasse les frontières du pays.

es membres l’appellent Hizmet le Service ») ; les médias turcs, Cemaat la Communauté »). Vaste et puissant groupe social à base religieuse, le mouvement Gülen a été fondé dans les années 1970 par M. Fethullah Gülen, un important penseur mystique de tradition soufie (1) qui réside aux Etats-Unis, où il est connu et apprécié. En 2008, il figurait parmi les « intellectuels les plus influents du monde » désignés par la revue américaine Foreign Policy.

En Turquie, l’opinion est divisée sur la nature et les objectifs du mouvement. Ses partisans le glorifient autant que ses adversaires le diabolisent. Il est vrai qu’il reste très discret sur son fonctionnement, ce qui peut résulter d’une stratégie délibérée, mais s’explique aussi par d’autres facteurs. Dès sa création, il a été réprimé par l’Etat kémaliste, en particulier par l’armée, et M. Gülen a dû s’installer aux Etats-Unis en 1999 pour éviter la prison. Par ailleurs, il est constitué d’un ensemble de réseaux décentralisés et transnationaux, sans structure hiérarchique. C’est la pensée de M. Gülen, exposée dans ses livres et dans ses rares déclarations publiques ou entretiens, qui lie et inspire ses membres. On a souvent comparé les gülénistes aux jésuites, avec lesquels ils entretiennent d’excellentes relations, mais aussi aux missionnaires protestants, à l’Opus Dei, voire aux francs-maçons.

Sont-ils seulement un acteur de la société ? Le mouvement Gülen relève-t-il de la « religion civile » (civil religion), concept utilisé par la sociologie américaine pour désigner des mouvements à base religieuse se consacrant à des activités séculières au sein de la société (2) ? Ou poursuit-il aussi un dessein caché ? Bien qu’il n’ait pas d’activités politiques directes, du fait de sa puissance et de ses moyens financiers, il exerce une influence réelle, essentiellement pour défendre ses intérêts.

Une société plus individualiste

Le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, dont M. Gülen fut l’allié entre 2002 et 2011, s’est servi sans réserve de cette influence : il a utilisé des magistrats et des policiers gülénistes pour mettre fin à la tutelle militaire sur la vie politique — avant d’accuser le mouvement, lorsque la crise a éclaté, fin décembre 2013, de s’être infiltré dans la justice et la police. Face à ces attaques, certains réseaux gülénistes se sont jetés dans la mêlée, au risque de mettre en péril l’image spiritualiste de leur chef. Ces deux épisodes montrent bien le pouvoir de l’organisation. Après avoir efficacement contribué à expulser de la scène son adversaire historique, l’armée, elle a fortement déstabilisé l’homme fort du pays, M. Erdogan : ce sont des magistrats proches d’elle qui ont engagé les poursuites judiciaires sur les cas de corruption au sommet du pouvoir.

Mais le mouvement est aussi intervenu dans le débat sur la démocratie en Turquie, et en particulier sur la nouvelle Constitution. Contrairement à M. Erdogan, qui veut imposer un régime avec une présidence forte dans l’espoir d’être élu à ce poste en juillet 2014, M. Gülen défend le régime parlementaire actuel, mais prône une séparation des pouvoirs plus stricte.

Selon des estimations récentes, le mouvement, qui donne la priorité à l’éducation — « l’école avant la mosquée », aime à répéter M. Gülen —, dispose de deux mille établissements éducatifs, essentiellement des lycées de très bon niveau, dans cent quarante pays. Il organise des plates-formes, comme la « plate-forme de Paris », qui propose des rencontres et des débats consacrés au dialogue entre les religions et les cultures ou à des questions sociales (emploi, discriminations, pauvreté), et développe des activités charitables. Ses ressources sont estimées à 50 milliards de dollars. Une partie importante de ses fonds provient de la « nouvelle bourgeoisie islamique » (3), ces entrepreneurs conservateurs et pieux d’Anatolie (4). Montés en puissance depuis les années 1980, ils apprécient la modernité des idées de M. Gülen, qui propose d’allier l’éthique musulmane et l’économie de marché à un islam ouvert au temps présent et au monde (5). Sa doctrine vise à concilier l’observation stricte de la religion avec une action sociale sécularisée (6), tout en s’opposant à leur fusion, contrairement aux préconisations de l’islam politique.

Que ce soit au sein de la société turque, en Afrique, au Proche-Orient, en Asie centrale ou dans les Balkans, l’influence de cette pensée est considérable au sein des populations musulmanes qui souhaitent un islam réconcilié avec la modernité. Elle se diffuse à travers les médias du mouvement : Zaman Le Temps »), premier quotidien turc (un million d’exemplaires) ayant des éditions en anglais (Today’s Zaman) et en français (Zaman France, sur Internet), mais aussi des sites dans de nombreuses langues et des chaînes de télévision, comme Samanyolu (« La voie lactée »). Les réseaux gülénistes transnationaux représentent d’ailleurs un atout pour la diplomatie et les exportations turques.

Conformément à sa pensée, qui exclut le mélange du religieux et du politique, M. Gülen n’a jamais varié dans sa défense de la démocratie, ni dans son opposition déterminée à l’islam politique turc et à son idéologie de la « vision nationale » (millî görüs) : une synthèse d’un islam ritualiste, proche de l’Etat et du nationalisme turc, dont le fondateur fut Necmettin Erbakan, premier ministre en 1996-1997. La pensée gülénienne n’est toutefois pas dépourvue d’un certain « turquisme », probablement lié au fait que son message s’inscrit dans le soufisme turc. Ainsi, bien qu’il s’affirme favorable à la paix, le mouvement s’est montré réticent à l’annonce des négociations entamées par M. Erdogan avec le chef historique des Kurdes de Turquie, M. Abdullah Öcalan (7).

Entre 2002 et 2011, M. Gülen a soutenu le gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP) parce que ses dirigeants, bien qu’issus de l’islam politique, se présentaient comme « conservateurs-démocrates » : une définition conforme à sa vision. De plus, les statuts de l’AKP ne comportent aucune référence à l’islam. La coopération entre ces deux puissants acteurs, l’un politique, l’autre social, a joué un rôle important dans la transformation du pays et dans sa montée en puissance économique et diplomatique. Ensemble, ils ont réussi à évincer l’armée. Mais, à partir de 2010, M. Gülen a commencé à critiquer publiquement les choix de M. Erdogan, tant sur le plan intérieur que diplomatique — il a notamment contesté son discours de plus en plus virulent contre Israël. Il a pris encore davantage de distance après le tournant autoritaire et islamisant du premier ministre, en 2011. Les relations se sont ainsi tendues jusqu’à la rupture, fin 2013.

Un mouvement religieux peut-il être un acteur de la modernité ? Aux yeux des Turcs qui se font de cette dernière une conception républicaine et laïque à la française, cette simple hypothèse pouvait paraître inepte. Et pourtant c’est ce à quoi l’on assiste, car la société turque s’est transformée en profondeur. Les classes moyennes sont devenues majoritaires et, surtout, l’Anatolie, tout en restant conservatrice, a entamé sa mutation. La société devient plus individualiste — y compris dans le rapport à l’islam — et se sécularise, comme l’a montré le « Mai 68 turc », ainsi qu’on a appelé les manifestations de mai-juin 2013 à Istanbul et dans d’autres grandes villes. La modernité kémaliste autoritaire avait échoué à intégrer les populations anatoliennes, conservatrices et pieuses ; on assiste donc cette fois à l’émergence d’une modernité « par le bas » qui inclut des couches de la société longtemps méprisées.

Spiritualité humaniste

Entreprises dans les années 1980 sous la houlette de Turgut Özal, l’homme d’Etat le plus important depuis Mustapha Kemal Atatürk, le fondateur de la république, les réformes économiques et sociales ont dynamisé l’ensemble du pays. Désormais, cependant, le conservatisme et le rapport à l’islam des classes moyennes et des entrepreneurs anatoliens se modifient sous l’effet de la rationalité instrumentale du capitalisme. On peut penser que l’impact de cette rationalité économique et sociale fera progressivement reculer le conservatisme individuel et collectif. Et le mouvement Gülen est partie prenante de ces transformations.

Cette modernisation et les changements intervenus dans le rapport à l’islam peuvent s’appréhender à la lumière de la sociologie des religions de Max Weber (8). En effet, les travaux du sociologue allemand ont montré que ce sont les processus sociaux qui déterminent en dernière instance les directions prises par les institutions, dogmes et symboles religieux ; ce que confirment les évolutions de la société turque.

Aux plans spirituel et intellectuel, M. Gülen apparaît comme un héritier de Saïd Nursi (1876-1960), à l’origine de la confrérie soufie Nurcu. Il a interprété et réactualisé l’enseignement de Nursi sur l’importance des rapports entre l’islam et la modernité — c’est-à-dire la raison et la science. Il y a intégré la dimension démocratique, ainsi qu’une intervention plus affirmée au sein de la société, notamment en matière d’éducation (9). Dans un ouvrage précurseur (10), le sociologue Serif Mardin a analysé la profondeur et l’originalité de la pensée de Nursi, alors que ce mystique restait encore largement incompris et considéré comme un fanatique, un dangereux réactionnaire, par l’Etat et par les élites urbaines. Mardin a montré que sa pensée comportait une dimension relevant de ce qu’il a appelé le « personnalisme », encourageant l’individualisme chez les croyants. Il a souligné la différence entre deux conceptions de l’islam : d’un côté, le « peuple des hadiths (11) », dogmatique et légaliste ; de l’autre, les soufis mystiques, comme Nursi et M. Gülen, qui privilégient la spiritualité et incarnent le versant humaniste de la religion.

Le mouvement Gülen est-il un danger ou un atout pour la démocratie et la société turques ? Aussi longtemps que se maintiendra l’ascendant de la pensée et de la personnalité de M. Gülen, on penchera pour la seconde hypothèse. En revanche, la disparition de ce septuagénaire à la santé fragile pourrait changer la donne. Au sein de la société, il n’existe pas actuellement de mouvement social de gauche assez fort pour faire contrepoids aux gülénistes, ni d’ailleurs de parti de gauche capable de s’opposer à l’hégémonie de l’AKP ou à celle qu’un mouvement post-Gülen pourrait éventuellement tenter d’imposer dans le domaine politique.

Ali Kazancigil

Politologue, codirecteur de la revue de géopolitique Anatoli, CNRS Editions, Paris.

(1) Helen Rose Ebaugh, The Gülen Movement : A Sociological Analysis of a Civic Movement Rooted in Moderate Islam, Springer, Dordrecht, 2010.

(2) Robert N. Bellah, « La religion civile aux Etats-Unis », Le Débat, no 30, Paris, 1984.

(3) « Les calvinistes islamiques : changement et conservatisme en Anatolie centrale » (PDF), European Stability Initiative, Berlin-Istanbul, 2005.

(4) Lire Wendy Kristianasen, « Activisme patronal », Le Monde diplomatique, mai 2011.

(5) Dilek Yankaya, La Nouvelle Bourgeoisie islamique : le modèle turc, Presses universitaires de France (PUF), Paris, 2013.

(6) Louis-Marie Bureau, La Pensée de Fethullah Gülen. Aux sources de l’« islamisme modéré », L’Harmattan, Paris, 2012.

(7) Lire Vicken Cheterian, « Chance historique pour les Kurdes », Le Monde diplomatique, mai 2013.

(8) Max Weber, Sociologie des religions, Gallimard, coll. « Tel », Paris, 2006.

(9) Erkan Toguslu (sous la dir. de), Société civile, démocratie et islam : perspectives du mouvement Gülen, L’Harmattan, Paris, 2012.

(10) Serif Mardin, Religion and Social Change in Modern Turkey : The Case of Bediüzzaman Said Nursi, State University of New York Press, coll. « Suny Series in Near Eastern Studies », Albany, 1989.

(11) Les hadiths sont les paroles rapportées du prophète Mohamed et de ses proches compagnons.

Source : Le Monde Diplomatique Mars 2014

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En Turquie, Erdogan retrouve les moyens de poursuivre sa dérive autoritaire

4801293_6_df22_portrait-de-tayyip-erdogan-a-ankara-le-2_02f0603fd6af02b94770fa5927934508Editorial du Monde.

Recep Teyyip Erdogan empoche un beau succès personnel. Le président turc voulait continuer à gouverner son pays en autocrate plus ou moins éclairé. Il en a, à nouveau, les moyens. Sa formation islamo-conservatrice, l’AKP, a très nettement remporté les élections législatives du dimanche 1er novembre. Elle obtient la majorité au Parlement et permettra à M. Erdogan de rester le maître d’une Turquie qu’il dirige de façon de plus en plus autoritaire – et, bien souvent, inquiétante.

Ce résultat va peser lourd sur l’évolution de la guerre en Syrie, sur une crise des réfugiés qui s’installe dans la durée et, enfin, sur les relations de ce pays membre de l’OTAN avec ses partenaires européens, au moment précis où ils ont plus que jamais besoin de la Turquie.

Elu président en 2014, M. Erdogan n’était pas satisfait du résultat des dernières élections générales, en juin. Pour la première fois depuis 2002, l’AKP avait perdu la majorité absolue. Elle était condamnée à gouverner en coalition. Le président s’y est refusé. Il a convoqué un nouveau scrutin et, contrairement à la lettre de la Constitution, mené lui-même une campagne conduite d’un bout à l’autre sur un seul registre : la stratégie de la tension.

La guerre avec les autonomistes armés du PKK kurde – organisation considérée comme terroriste par l’UE et les Etats-Unis – a été relancée avec l’intention de séduire une partie de l’électorat de la droite ultranationaliste. Les militants de l’AKP ont vandalisé plusieurs centaines de permanences d’une formation kurde modérée (le HDP, le Parti démocratique du peuple), qui avait réalisé une percée spectaculaire en juin. Plus grave, des rassemblements du HDP ont été la cible de deux attentats, qui ont fait plus d’une centaine de morts, en général attribués à des cellules djihadistes.

Le président a donné le ton en qualifiant ses adversaires de traîtres ou de terroristes. Sa stratégie a payé. Dans ce climat de peur, les électeurs turcs – y compris parmi les Kurdes – ont voté pour la stabilité. Avec un peu plus de 49 % des voix, l’AKP retrouve la majorité absolue (316 sièges sur 550). Qu’il réussisse ou non à faire changer la Constitution – passer d’un système parlementaire à un régime présidentiel –, M. Erdogan a les moyens de poursuivre une dérive amorcée il y a ou trois ou quatre ans : l’exercice d’un pouvoir de plus en plus personnel. Pour lui, la démocratie se résume aux élections : le vainqueur a le droit de mettre au pas tous les contre-pouvoirs, qu’il s’agisse des élus, de la justice ou de la presse – tous intimidés, malmenés, voire persécutés.

Le patron de l’AKP se retrouve à la tête d’un pays de 75 millions d’habitants qu’il a contribué à polariser chaque jour davantage et dont la moitié de la population lui est farouchement opposée : laïcs contre religieux, Turcs contre Kurdes, sunnites contre alévites, élites urbanisées contre conservateurs du plateau anatolien. Ce paysage politique fragmenté est encore fragilisé par une situation économique des plus médiocres et par un environnement extérieur dominé par la guerre en Syrie.

Loin d’être le pôle de stabilité qu’elle a pu être, durant les deux premiers mandats de l’AKP, la Turquie d’Erdorgan présente le profil d’un pays largement déstabilisé sous l’effet cumulé des choix politiques de son président et du chaos proche-oriental. Obnubilée par la question kurde, sera-t-elle un partenaire sérieux dans la lutte contre l’Etat islamique ? Volontiers irascible, et parfois imprévisible, M. Erdogan peut-il contribuer à la rechercher d’une issue politique en Syrie ? Rien n’est moins sûr.

L’UE est la première concernée. Elle a besoin de la Turquie pour freiner, voire enrayer l’exode des réfugiés de Syrie. Plus de deux millions d’entre eux ont été généreusement accueillis par les Turcs. Les Européens sont prêts à toutes les concessions pour qu’Ankara continue à les héberger et contribue à empêcher une migration sauvage qui s’est encore traduite, ces derniers jours, par des dizaines de noyades.

M. Erdogan est en position de force. Mais jusqu’où faut-il lui céder, s’il s’obstine à diriger la Turquie en autocrate aussi agressif à l’intérieur qu’à l’extérieur ?

Source : Le Monde 02/11/2015

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Turquie, Après l’impasse l’implosion ? rubrique Politique, Politique Internationale.

En Turquie, Erdogan voit son rêve de sultanat lui échapper

4649155_6_e57e_le-president-turc-recep-tayyip-erdogan-dans-un_a561cc0e014e99adfbdf7e561ba83e49Les législatives du 7 juin en Turquie sont un sérieux revers pour le parti de la Justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) qui, pour la première fois depuis 2002, perd la majorité absolue au Parlement. Avec 40 % des suffrages, soit 254 députés sur 550, l’AKP reste le premier parti politique du pays mais sa défaite est cinglante.

Pour la première fois en treize ans, les islamo-conservateurs vont être contraints de former un gouvernement de coalition. Ils ne régneront plus en maîtres absolus sur le pays. « Si Dieu le veut, la décision de la nation est la bonne », a déclaré le premier ministre Ahmet Davutoglu à l’annonce des résultats. Le président Recep Tayyip Erdogan ne s’est pas exprimé.

Le tableau des résultats par région montre combien la désaffection est grande, en premier lieu dans les régions kurdophones de l’Est et du Sud Est, mais aussi sur toutes les côtes (Marmara, Méditerranée, Egée) où le vote en faveur de l’AKP a reculé par rapport aux législatives de 2011.

Avant tout, il s’agit d’un revers pour M. Erdogan qui se voyait déjà en hyperprésident. En mettant son projet de « sultanat » au centre des législatives, il en a fait un référendum sur sa personne. La réponse de l’électorat est sans appel. Il imaginait avoir 400 députés de l’AKP au Parlement ? Il ne les a pas. Il rêvait de modifier la Constitution pour renforcer son pouvoir ? Il ne le pourra pas. Non seulement, son projet de super-présidence est mort-né mais son étoile a considérablement pâli.

Autoritarisme sans limite

En se jetant à corps perdu dans la campagne — en dépit de la neutralité due à la fonction présidentielle — en polarisant la société dans ses discours (laïcs contre religieux, sunnites contre alevis, Kurdes contre Turcs) M. Erdogan a perdu l’adhésion d’une bonne partie de son électorat. On est loin du Tayyip de 2002, qui captait l’attention des foules en parlant de pluralisme, de liberté et de réformes. En 2015, les mots « complot » « terrorisme » et « structure parallèle » sont au centre de chacun de ses discours.

Son autoritarisme est sans limites. La presse, la justice, la police ont été placés sous son étroit contrôle. Engagé, depuis décembre 2013, dans une vaste purge contre la confrérie de son ancien mentor, l’imam Fethullah Gülen exilé aux Etats-Unis, il a fait muter, destituer ou arrêter policiers, juges et procureurs.

Un journaliste émet une critique ? Il est brimé, au mieux licencié, au pire accusé de « terrorisme » ou de « complot contre l’Etat ». Une vidéo qui ne lui plaît pas court sur You Tube ou Twitter ? Il les fait bloquer. Ses opposants sont des « traîtres » et M. Demirtas, le chef du parti démocratique du peuple (HDP), qui lui a fait de l’ombre pendant toute la campagne, est un « athée ».

Poussée à son paroxysme lorsqu’il s’est installé dans un palais de plus de 1 000 pièces à Ankara après son élection à la présidence en août 2014, sa folie des grandeurs lui a valu le surnom de « sultan ». La création d’une garde présidentielle en costumes dignes de la série « Game of Thrones » a ajouté le ridicule à la mégalomanie.

Jusque-là, les Turcs avaient tout avalé, y compris les révélations de corruption qui avaient éclaboussé en décembre 2013 son entourage familial et son gouvernement — M. Erdogan était alors premier ministre. Une conversation malheureuse avec son fils, Bilal, incapable de « remettre les compteurs à zéro » (faire disparaître le liquide) au moment où des perquisitions menées chez les fils de plusieurs ministres avaient révélé des boîtes à chaussures remplies de devises, laissa un goût amer à ceux qui croyaient en la blancheur immaculée du parti AK (en turc Ak veut dire blanc, propre).

Mais cela n’empêcha pas le « parti de l’ampoule » (le symbole de l’AKP) de remporter haut la main les municipales de mars 2014 et son chef historique la présidentielle d’août 2014. En revanche, lorsqu’il s’est agi de donner à M. Erdogan les pleins pouvoirs, les électeurs ont dit non. Piégé par son rêve de grandeur, l’étoile filante de la scène politique turque a été stoppée dans son ascension par les urnes.

Tournant dans l’histoire du pays

Et si 88 % des électeurs se sont déplacés pour aller voter, ça n’était pas tant pour élire leurs députés que pour dire non aux visées autocratiques du chef historique de l’AKP. Mission accomplie, puisqu’il n’a pas d’autre perspective que de retourner à son rôle de président sans grands pouvoirs, comme le stipule l’actuelle Constitution.

« C’est le triomphe de la paix sur la guerre, de la modestie sur l’arrogance, de la responsabilité sur l’irresponsabilité », a déclaré Sirri Süreyya Önder, député du HDP, dès l’annonce des résultats, dimanche soir. En remportant 13 % des voix, la petite formation kurde de gauche a brisé net le rêve du chef historique de l’AKP. Tout s’est joué sur ces voix-là.

En Turquie, le seuil nécessaire pour qu’un parti soit représenté au Parlement est de 10 %. Le pari était risqué pour le HDP car en cas d’échec, il aurait favorisé son adversaire, ses voix étant automatiquement portées au crédit de l’AKP, selon le système proportionnel en vigueur.

L’entrée d’un parti pro-kurde au Parlement marque un tournant dans l’histoire du pays. Elle a été possible grâce à Selahattin Demirtas, un avocat charismatique de 42 ans, qui l’a habilement conduit à la victoire. Sous l’impulsion de cet ancien militant des droits de l’Homme, né dans une famille kurde modeste de Elazig (est du pays), le HDP a estompé son aspect pro-kurde, prenant ses distances avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit en Turquie) pour élargir sa base aux déçus du « tayyipisme ».

Bon tribun, doté d’un solide sens de l’humour, M. Demirtas, qui avoue « repasser ses chemises », s’est imposé comme le porte-parole d’une autre Turquie, celle des minorités ethniques et religieuses, des femmes, des homosexuels, des écologistes. Sa victoire est aussi un puissant message à l’adresse du PKK, indiquant qu’il est temps de penser aux élections et d’oublier les armes.

Marie Jégo

Source Le Monde.fr |07.06.2015

Voir aussi : Actualité internationale Rubrique Europe, Turquie, rubrique Livres , La société politique turque, On Line : Entrée en force des Kurdes du HDP au Parlement turc, Elections législatives en Turquie : l’hyper-présidence de M. Erdogan en question , Les Kurdes de Turquie se détournent d’Erdogan

Le parti d’Erdogan largement en tête aux élections municipales

Photo AFP

Photo AFP

Ankara — Le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan a proclamé dimanche soir sa victoire aux élections municipales et promis à ses adversaires de leur faire «payer le prix» des critiques et des accusations qui le visent depuis des mois.

«Le peuple a aujourd’hui déjoué les plans sournois et les pièges immoraux […] ceux qui ont attaqué la Turquie ont été démentis», a lancé M. Erdogan devant des milliers de partisans réunis devant le siège de son Parti de la justice et du développement (AKP) à Ankara.

Après le dépouillement de près de 80 % des bulletins de vote, l’AKP était nettement en tête du scrutin avec 44,9% des suffrages, bien devant son principal rival, le Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche) qui recueillait 28,4% des voix, selon les chaînes de télévision.Sauf grande surprise, la formation de M. Erdogan, au pouvoir depuis 2002, devrait conserver les deux premières métropoles, Istanbul et Ankara.

L’AKP, qui a remporté tous les scrutins depuis son arrivée au pouvoir en 2002, avait obtenu 38,8 % des suffrages lors des précédentes élections locales de 2009, et presque 50 % lors de son triomphe aux législatives de 2011.

Large victoire

Ce vote de confiance constituerait une très large victoire pour le Premier ministre, défié dans la rue, contesté par ses opposants et éclaboussé depuis des mois par un scandale de corruption sans précédent.

Sûr du soutien d’une majorité de Turcs, M. Erdogan a exprimé sa confiance avant même les premiers résultats, en glissant dimanche son bulletin dans l’urne à Istanbul.

« En dépit de toutes les déclarations et de tous les discours prononcés jusque-là pendant la campagne, notre peuple dira la vérité aujourd’hui », a-t-il déclaré. « Ce que dit le peuple est ce qui est, et sa décision doit être respectée ».

L’ampleur de la victoire qui se dessine devrait déterminer la stratégie à venir de M. Erdogan, dont le troisième et dernier mandat de Premier ministre s’achève en 2015.

Selon les analystes, ce score pourrait le décider à briguer en août la présidence de la République, disputée pour la première fois au suffrage universel direct. Un score plus serré l’aurait incliné à prolonger son mandat à la tête du gouvernement lors des législatives de 2015, au prix d’une modification des statuts de l’AKP.

Charisme

Après douze ans de règne, M. Erdogan, 60 ans, reste le personnage le plus charismatique du pays mais est aussi devenu le plus controversé : acclamé par ceux qui voient en lui l’artisan du décollage économique du pays, mais peint par les autres en « dictateur » islamiste.

Encore au faîte de sa puissance il y a un an, le « grand homme », comme l’appellent ses partisans, le « sultan », comme le moquent parfois ses rivaux, a subi une première alerte en juin 2013, lorsque des millions de Turcs ont exigé sa démission dans la rue.
Et depuis plus de trois mois, il est à nouveau sérieusement mis à mal par de graves accusations de corruption qui éclaboussent tout son entourage.

M. Erdogan a contre-attaqué en durcissant son discours pour mobiliser son camp. Et il a déclaré la guerre à ses ex-alliés de la confrérie de l’imam Fethullah Gülen, des « traîtres » soupçonnés d’avoir formé un « État parallèle » et de distiller sur Internet des écoutes téléphoniques pour nuire à son régime.

Malmené par ces révélations, le gouvernement a répondu par des purges et des mesures autoritaires, notamment le blocage de Twitter et de YouTube qui lui a valu une avalanche de critiques, en Turquie comme à l’étranger.

Renforcement de la démocratie

« Notre démocratie doit être renforcée et nettoyée », a répété en votant Kemal Kiliçdaroglu, le président du Parti républicain du peuple (CHP), le principal mouvement d’opposition. « Nous allons construire une démocratie apaisée », a-t-il promis.

Dans ce climat hypertendu par l’enjeu, les 52,7 millions d’électeurs turcs ont très largement voté mais restent très divisés. « Nous sommes ici pour montrer par nos suffrages qu’Erdogan peut résister à toutes les attaques », a assuré une électrice d’Istanbul, Nurcan Caliskan. « Je ne pense pas qu’il ait croqué de l’argent sale. Et même s’il l’a fait, je suis sûre que c’était pour le bien du pays ».

« Erdogan a démontré qu’il était […] prêt à tout pour rester au pouvoir », s’est indigné en écho Arif Dokumaci, un étudiant de 22 ans. « Aujourd’hui nous avons une chance de dire adieu à l’autocratie, mais c’est peut-être la dernière ».

De l’avis des analystes, le scrutin de dimanche ne devrait toutefois pas signer la fin de la crise politique. « La légitimité d’Erdogan restera posée après les élections, quels qu’en soient les résultats », estimait le journaliste réputé Hasan Cemal.

Burak Akinci

Source : Le Devoir AFP 31/03/14

Voir aussi : Rubrique Actualité Internationale, rubrique Turquie, rubrique Politique,

République kémaliste : La fuite en avant de Recep Tayyip Erdogan

Source photo : Les états d’Anne

La vague d’arrestations qui frappe depuis le début de l’année les milieux universitaires, journalistiques et associatifs en Turquie confirme qu’en politique, comme dans les chemins de fer, un danger peut en cacher un autre. Depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP (Parti de la justice et du développement), en 2002, le débat s’est focalisé en France sur les risques d’islamisation que ferait courir à une République kémaliste supposée laïque ce parti d’origine islamique, et sur le coût politique ou économique d’une éventuelle adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Or, –ce n’est pas faute de l’avoir écrit– tels n’étaient pas les vrais problèmes (1).

Dans les faits, le compromis entre les institutions républicaines et l’islam est acquis depuis longtemps, ne serait-ce que parce que l’islam a été la vraie matrice de la République kémaliste et que la laïcité turque signifie la subordination de celui-là à celle-ci, aux antipodes de la séparation de la religion et de l’Etat alla franca (2). En revanche, la démocratisation de la société politique turque, que l’AKP a fait progresser –en trompe l’œil, disent ses critiques– en contraignant l’armée à rentrer dans ses casernes, en faisant reculer la pratique de la torture, en abrogeant différentes lois ou dispositions constitutionnelles liberticides, en se résolvant à une reconnaissance encore partielle des minorités ethniques ou religieuses, a fini par marquer le pas, faute d’une vraie opposition. On ne peut reprocher à un parti politique d’enchaîner les victoires électorales! L’AKP a emporté coup sur coup trois scrutins législatifs, en rassemblant un nombre croissant de suffrages. Mais, face à cette irrésistible ascension, la gauche n’a jusqu’à présent pas su s’organiser, proposer une réponse crédible à la politique néoconservatrice, ou plutôt national-libérale, de Recep Tayyip Erdogan, et constituer un contre-pouvoir de nature à contrebalancer la suprématie de l’AKP, à un moment où celui-ci se sentait à juste titre pousser des ailes du fait de ses succès économiques et diplomatiques.

Or, l’envenimement de la question kurde a soudain changé la donne et rendu sa place au vieil habitus autoritaire, hérité de l’absolutisme de Abdülhamid II, de la dictature du Comité Union et progrès, du régime kémaliste de parti unique, de la lutte contre le communisme dans le contexte de la Guerre froide, de la conversion au libéralisme économique et de l’ajustement structurel au forceps militaire à la suite du terrible coup d’Etat de 1980. Un habitus que reprennent trop souvent à leur compte les lois adoptées depuis 2002, sous un jour plus avenant, au nom de la lutte contre le terrorisme. Bon gré mal gré, l’AKP a concédé aux Kurdes un minimum de droits culturels. Avec un certain courage, compte tenu de la pression de l’opinion qu’exaspère la mort de nombreux conscrits sous les coups du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), il a résisté à la tentation d’exécuter Abdullah Öcalan, le leader charismatique de ce mouvement armé, et il négocie même en sous-main avec celui-ci. Néanmoins, il ne se résoud pas à reconnaître la nation kurde, dont le sentiment est désormais une évidence irréversible et ne sera plus soluble ni dans le centralisme démocratique de la République ni dans l’aggiornamento culturel. Sentiment national ne veut d’ailleurs pas forcément dire sécession. Mais, à tout le moins, la prochaine Constitution, si elle veut réconcilier la Turquie avec elle-même, devra inventer la formule d’un Etat avec deux nations, mutatis mutandis sur le mode de l’Espagne ou du Royaume-Uni.

Recep Tayyip Erdogan a cru, et malheureusement veut encore, faire de l’AKP la seule force politique dans le sud-est. La percée du BDP (Parti pour la paix et la  démocratie), la formation politique kurde légale, lors des élections municipales de 2009 et des législatives de 2011, a déjoué son plan. Néanmoins, le Premier ministre entend passer en force en s’en prenant à l’Union des assemblées du Kurdistan (KCK), accusée, non sans raison, d’être la vitrine urbaine du PKK, et en frappant les intellectuels qui ont des liens professionnels avec cette mouvance, sans nécessairement lui apporter leur caution politique. C’est ainsi qu’il faut comprendre le vent de répression qui frappe les médias et l’Université, sous le couvert de la législation anti-terroriste, dévoyée pour l’occasion. Car, entretemps, le PKK a repris sa lutte armée, vraisemblablement avec l’aide de la Syrie, voire d’Israël, qu’indispose toutes deux, pour des raisons différentes, la diplomatie de Recep Tayyip Erdo?an.

«Ceux qui soutiennent ouvertement ou secrètement la terreur doivent savoir que le souffle de la République se fera sentir derrière le dos de chacun d’eux», a déclaré ce dernier, dans le style musculaire qu’il affectionne. La semaine dernière, le «souffle puissant de la République» a jeté en prison l’éditeur Ragap Zarakolu et la professeur de science politique Bür?a Esranl?, qui y ont rejoint les 3 457 militants, intellectuels et élus kurdes sympathisants, réels ou supposés, de la KCK, déjà embastillés. Le tort de Bür?a Esranl?, par exemple? D’avoir donné des cours à l’académie du BDP, parti reconnu, rappelons-le. Le «souffle puissant de la République» peut, demain, renverser d’autres démocrates qui ont appuyé à leur manière le combat de l’AKP contre l’armée et l’«Etat profond» des services secrets, tout en œuvrant à la recognition du génocide des Arméniens et du fait kurde. D’ores et déjà, ces intellectuels engagés se sentent en insécurité, se voient intimidés, ou sont purement licenciés par les médias auxquels ils collaborent, sous la pression explicite ou implicite des autorités. Certains d’entre eux envisagent de prendre (ou de reprendre) le chemin de l’exil politique.

L’amalgame entre toute forme d’activité politique ou culturelle en pays kurde et le terrorisme est d’autant plus préoccupant qu’il est symétrique à l’incorporation policière ou judiciaire, dans les vrais complots de l’armée et de certains milieux néo-kémalistes ou d’extrême-droite, d’hommes de plume qui n’ont rien à voir avec ces menées factieuses. Comme, par exemple, les journalistes Nedim Sener et Ahmet Sak, incarcérés en mars pour avoir écrit un ouvrage consacré à l’infiltration de la police par la néo-confrérie des fethullaci… avant même que celui-ci ne soit publié, et comme si ce livre avait quoi que ce soit à voir avec l’affaire Ergenekon, nom de code des manœuvres de déstabilisation imputées à l’«Etat profond»! (3)

Ainsi que vient de le rappeler le sociologue Ali Bayramo?lu dans une lettre ouverte au Premier ministre, cette fuite en avant répressive est sans issue autre que celle de la systématisation de la violence, de la résurgence de l’autoritarisme et de l’annihilation de l’espace politique. Perspective d’autant plus inquiétante que jamais les relations de voisinage entre Kurdes et Turcs n’ont été aussi tendues. Elles paraissent maintenant pouvoir déboucher sur des affrontements, des pogroms, voire des opérations de purification ethnique ou une guerre civile. Perspective d’autant plus absurde que l’AKP, fort de ses victoires électorales successives, de son ascendant sur l’armée et de son bilan gouvernemental, est en mesure, comme jamais aucun parti ne l’a été, de résoudre politiquement la question kurde, et que la rédaction de la nouvelle Constitution lui en fournit l’opportunité.

Il se trouve que les Européens –et singulièrement les Français– ont une responsabilité écrasante dans ce gâchis. Depuis près de dix ans, ils snobent la Turquie. C’était la repousser dans les bras de ses vieux démons et l’acculer à une stratégie de free rider dont la crispation autoritaire et l’activisme diplomatique de Recep Tayyip Erdogan ne sont que les prémisses. Vous avez aimé Poutine? Vous adorerez Erdogan quand celui-ci sera élu président de la République avec les pouvoirs élargis que la nouvelle Constitution conférera à la magistrature suprême. En outre, l’Europe s’est privée de tout moyen d’influence auprès d’Ankara. L’échéance, même lointaine, de l’adhésion à l’UE a constitué un puissant levier encourageant la démocratisation de la Turquie, de 2002 à 2005. A partir du moment où les négociations s’embourbaient et où la possibilité de l’élargissement s’évanouissait en raison des blocages français et allemand, l’Europe se condamnait à être inaudible sur les rives du Bosphore. Cette dernière doit également admettre que la Turquie n’est peut-être plus, maintenant, aussi intéressée que jadis à rejoindre un club en pleine débâcle économique et financière, elle qui caracole à 8% de croissance annuelle. Elle pourra toujours s’acheter la Grèce à bas prix! Et les provocations stériles de Nicolas Sarkozy sur la reconnaissance du génocide des Arméniens, chantage diplomatique à l’appui, n’auront d’autres résultats que de pénaliser les entreprises françaises sur ce marché émergent qui constitue leur troisième partenaire hors UE, après les Etats-Unis et la Chine, et avant le Brésil, sans faire avancer d’un iota l’impératif de la vérité et de la justice ni celui des libertés publiques. Bien au contraire, elles mettent en porte-à-faux les intellectuels turcs qui, à leurs risques et périls, plaident en faveur du devoir de mémoire. Mais sont-ce là les vraies préoccupations du président de la République?

Les contempteurs de la candidature de la Turquie à l’Union européenne n’ont jamais voulu envisager le coût d’une non adhésion. Ils vont devoir maintenant passer au tiroir-caisse.

Les obsédés de l’islam n’ont jamais compris que Dieu était moins dangereux que César, parce qu’on peut lui faire dire tout et le contraire de tout. Ils doivent aujourd’hui réfléchir à ces nouvelles figures du pouvoir national-libéral, mariant le nationalisme au néolibéralisme, prompt au mouvement de mâchoire, recourant à la sous-traitance économique et au contrôle indirect des médias pour dominer sans pour autant négliger les bonnes vieilles ficelles de la coercition policière et judiciaire.

Dans des contextes et selon des méthodes ou des styles certes différents, ces figures du nouveau pouvoir national-libéral ont pour nom Nicolas Sarkozy, Silvio Berlusconi, David Cameron, Vladimir Poutine ou Recep Tayyip Erdogan. Elles ont ceci de commun qu’elles mettent en cause nos libertés et l’idée même de démocratie en incarnant, avec des succès il est vrai très variables, une autre manière de gouverner. Décidément, c’est bel et bien le sort de l’Europe qui se joue aussi en Turquie, au fil des arrestations et des licenciements politiques.

Jean-François Bayart (Médiapart)

(1) Jean-François Bayart, «Le Populiste et sa tête de Turc», Le Monde, 7 octobre 2004 et «La Turquie, une candidate ordinaire», Politique internationale, 105, automne 2004, pp. 81-102.

(2) Jean-François Bayart, L’Islam républicain. Ankara, Téhéran, Dakar, Paris, Albin Michel, 2010.

(3) Sur les atteintes aux libertés publiques, voir le rapport de Thomas Hammarberg, Conseil de l’Europe, 12 juillet 2011.

 

Ankara intensifie la répression

 

Mobilisation à Montpellier. Photo Rédouane Anfoussi

Manifestation. L’association montpelliéraine d’Amitié franco-kurde Mala kurda s’est mobilisée sur la place de la Comédie pour rompre le silence.

Une petite centaine de personnes ont répondu hier à l’appel de l’association montpelliéraine d’Amitié franco-kurde Mala kurda pour rompre le silence autour de la répression turque contre le peuple kurde. Soutenu par la Ligue des Droits de l’Homme, la Cimade, le SAF et l’UNEF de Montpellier, le cortège s’est retrouvé sur la Comédie pour protester contre l’intensification des arrestations politiques, exiger la liberté d’expression et l’arrêt immédiat de l’utilisation d’armes chimiques. Sur ce sujet, les députés du parti pro-kurde BDP demandent une enquête parlementaire.

« Sous couvert de lutte contre le terrorisme, le parti nationaliste libéral de Tecep Tayyip Erdogan est en train d’étouffer toute forme d’activité politique. Une démarche insensée quand on sait que dans certaines villes du Sud Est, le parti pro kurde représente 80% des suffrages explique le président de Mala kurda M. Deniz, depuis deux ans, on dénombre 6 500 arrestations. Actuellement 3 500 prisonniers politiques sont toujours sous les verrous. »

48 membres du BDP ont été arrêtés le 31 octobre dernier par l’Etat turc. Le 28 octobre l’éditeur et fondateur de l’Association des droits de l’homme en Turquie  Ragip Zaralolu, et le professeur de droit constitutionnel Büsra Ersanli, membre du parti pour la Paix et la démocratie étaient interpellés. Tous les journalistes, universitaires et  intellectuels  proches du BDP sont menacés. Sur le terrain militaire, l’armée turque aurait utilisé des bombes chimiques contre la guérilla du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Depuis les dernières élections, les relations entre les communautés turc et kurde se sont considérablement dégradées. « Après la mort de 24 soldats turcs, les nationalistes ont brûlé des maisons dans les quartiers kurdes, témoigne M. Deniz, en Allemagne et à Paris les sympathisants du BDP ont été victimes des extrémistes. On se souvient qu’en 1999 cela avait été le cas à Montpellier. »

La politique du gouvernement français n’est pas neutre. Le 7 octobre, un accord anti-kurde a été signé entre la France et la Turquie contre le PKK, lors de la visite du ministre français de l’Intérieur Claude Guéant à Ankara. 51 kurdes auraient été arrêtés en France depuis le début de l’année. Le 2 novembre dernier, le tribunal correctionnel de Paris a ordonné la dissolution du centre culturel kurde Ahmet Kaya en tenant compte du « contexte particulier, non crapuleux, lié au conflit entre le PKK et la Turquie ». Un procès purement politique !

Jean-Marie Dinh

Voir aussi : Rubrique Turquie,