Entreprises : la transparence sociale est encore loin

En réaffirmant, dans le prolongement de la loi sur les nouvelles régulations économiques, la responsabilité sociale des entreprises et leur obligation de publicité et de transparence en matière sociale, la loi dite Grenelle 2, promulguée en 2010, avait fait naître de grands espoirs. Les citoyens pourraient enfin disposer d’informations précises et détaillées sur les embauches, les licenciements, les délocalisations, et les pratiques de rémunération. On allait enfin en finir avec la dichotomie entre, d’un côté, la rigueur et la certification exigée sur les comptes financiers, et de l’autre, le flou et la part belle aux opérations de communication et de marketing concernant les pratiques sociales. Les entreprises ne pourront plus vanter leurs actions ponctuelles en faveur de la diversité tout en masquant leur recours à grande échelle aux emplois précaires.

Mais comme toujours le diable se cachait dans les détails et en l’occurrence dans le décret d’application qui allait fixer la liste des informations exigibles des entreprises, et le périmètre des entreprises concernées. Un intense lobbying patronal s’est déployé entre le vote de la promulgation de la loi et le récent projet de décret d’application. Et ce lobbying a réussi à la fois à réduire le périmètre de la loi et la quantité d’informations exigibles. Ce n’est qu’en 2016 que l’ensemble des entreprises de plus de 500 salariés seront soumises à la nouvelle régulation et encore seulement celles dont le bilan dépasse 100 millions d’euros. Pour 2011, la loi ne s’appliquera qu’aux entreprises de plus de 5 000 salariés et dont le chiffre d’affaires dépasse 1 milliard d’euros ; c’est-à-dire, grosso modo, les entreprises du CAC 40. L’obligation d’informations laisse également une grande latitude aux entreprises. Dans le domaine des salaires, il suffira d’informer le montant total des rémunérations. Dans celui de l’emploi, il ne sera pas nécessaire de détailler entre les emplois CDI et CDD. Nulle sanction n’est prévue en cas d’absence de rapport et pour omettre d’informer sur certains thèmes, il suffira aux entreprises «d’indiquer celles des informations […] qui ne peuvent pas être renseignées et […] de fournir une explication».

Pour comprendre la déception éprouvée à la lecture du décret d’application, il faut revenir sur les principaux enjeux de l’obligation de transparence en matière sociale. Un premier enjeu est la mesure du partage de la valeur ajoutée au sein des entreprises entre actionnaires, dirigeants, salariés et même entre différentes catégories de salariés. Ce partage dépend évidemment de la nature de l’activité de l’entreprise : dans des industries intensives en capital, la part des salaires dans la valeur ajoutée est bien sûr plus faible que dans les industries riches en main-d’œuvre. Mais dans des secteurs similaires, les différences dépendent des pratiques de rémunération et reflètent, en partie, le pouvoir relatif de négociation entre les différents acteurs. On aimerait, par exemple, connaître la part de la valeur ajoutée d’une entreprise qui est distribuée aux 10% des salariés les mieux payés ou aux 10% des salariés les moins payés. Cela permettrait de juger de la responsabilité sociale des entreprises dans la réduction ou l’amplification des inégalités économiques.

Un second enjeu est l’emploi et la qualité des relations sociales. Le citoyen est en droit de connaître les pratiques des entreprises dans le domaine du licenciement, du recours aux CDD et au temps partiel, de la délocalisation des emplois. Supposons que l’on souhaite mesurer la responsabilité sociale d’une entreprise qui décide d’une délocalisation. Il est essentiel d’avoir suffisamment d’informations sur l’emploi, les salaires et la productivité pour juger s’il s’agit une question de survie pour l’entreprise ou juste d’une opération d’optimisation à la marge au bénéfice d’un actionnaire ignorant les coûts sociaux de la restructuration. L’information en matière sociale est aussi cruciale pour les futurs salariés, pour leur permettre d’évaluer leurs opportunités professionnelles – les chances qu’un CDD soit converti en CDI – ainsi que l’adéquation entre les pratiques des entreprises et leurs propres valeurs. Il ne saurait être de responsabilité sociale des entreprises sans une exigence d’information publique, détaillée, et vérifiable sur leurs pratiques. Pour avancer vers l’entreprise citoyenne, il faudra imposer des règles beaucoup plus strictes de transparence en matière sociale.

Romain Rancière

Chercheur  à l’Ecole d’économie de Paris.

 

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Haut et en couleur avec l’intelligence qui punch !

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We want sex equality, c’est le film à voir et à garder en tête tant qu’il le faudra. Parce que les combats qui sont justes finissent toujours par être victorieux. Projeté à la veille du 8 mars en avant première au Diagonal le film a donné suite à un débat pour se rafraîchir la mémoire sur les inégalités salariales entre les femmes et les hommes bien après les sixties. 27% en défaveur des femmes, sur les rémunérations annuelles, selon la CGT.

L’un des grands mérites du film de Nigel Cole est de ne faire aucune impasse sur la situation. De la sphère intime à la sphère  sociale toutes classes confondues, en passant par l’éducation, le politique et l’économique We want sex equality pointe et démonte un à un les facteurs de la domination masculine, tout en restant dans un cinéma de divertissement beaucoup plus drôle que Bourdieu et tout aussi efficace.

Avec intelligence, le film met en parallèle l’engagement national exemplaire du peuple britannique durant la seconde guerre et le combat pour l’Humanité mené par les féministes ouvrières. Il rappelle au passage, le côté machiste des centrales syndicales.  C’est justement en pleines négociations salariales que l’héroïne Rita O’Grady, que rien ne prédisposait à sortir du rang, s’exprime pour la première fois coupant l’herbe sous le pied de son délégué syndical en train d’enterrer les revendications de ses collègues ouvrières. Tout en demeurant humaine jusqu’au bout des ongles, Rita ne lâchera plus. Et la justesse de son combat traversée de doutes lui donnera la force de bouger les lignes à l’échelle planétaire. Les faits sont historiques hormis le personnage de Rita imaginé par la scénariste à partir des témoignages d’authentiques grévistes de l’époque.

En 1968, l’usine Ford de Dagenham (Grande-Bretagne) employait 55 000 personnes, dont 187 femmes. 183 d’entre elles sont couturières, chargées d’assembler des revêtements de siège de voitures. Mais Ford les paie 15 % de moins qu’un salarié masculin. Afin d’être reclassées, elles se mettent en grève. Puis revendiquent la parité salariale. Au siège américain de Ford, on sourit. Jusqu’au jour où l’assemblage des voitures est bloqué. En trois semaines, l’entreprise perd 8 millions de livres et menace de délocaliser. Le Premier ministre, Harold Wilson, charge Barbara Castle, secrétaire d’Etat à l’Emploi et à la Productivité, de régler le problème. Ce qu’elle fera en recevant huit grévistes, à qui elle promet de légiférer. En 1970, l’Equal Pay Act contraint les employeurs à rémunérer également hommes et femmes.

Jean-Marie Dinh

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Dahmane Ouzid « Les jeunes respectent la tradition et transgressent en secret »

La Place, première comédie musicale algérienne réalisée par Dahmane Ouzid

Invité de la manifestation Regards sur le cinéma algérien, le réalisateur Dahmane Ouzid évoque son film La Place qui sort très prochainement en Algérie. Sous forme d’allégorie la comédie musicale exprime de manière très directe le malaise actuel de la jeunesse.

dahmane-ouzidOn est surpris par la liberté de ton du film qui colle à l’actualité, bien que l’idée de ce projet ne soit pas nouvelle…
La sortie prochaine du film consacré à la jeunesse fait événement. Les années noires ont repoussé le tournage. Nous devions faire ce film à 30 ans et on l’a fait trente ans plus tard. Ce n’est pas à notre âge que nous allons prendre des gants. Nous nous exprimons librement sans pour autant être politiquement agressifs.

Comment le film a-t-il été financé ?
C’est un projet privé financé par l’Etat. En Algérie, le cinéma public a montré ses limites. Moi par exemple en tant que jeune réalisateur du service public, on m’a payé à ne rien faire pendant vingt ans. Aujourd’hui on nous demande d’assurer le montage financier du film. C’est très bien mais  comment convaincre les investisseurs privés quand on connaît la carrière que font les films algériens à l’étranger et l’état du réseau de distribution algérien ? L’autre possibilité de financement ce sont les chaînes de télévision. A l’origine La Place est une série produite pour la TV, le retour financier sera assuré par une chaîne publique algérienne.

Comment favoriser l’accès au cinéma en Algérie ?
L’urgence est la réhabilitation des salles. Le mouvement est en cours. Il faut produire des films de qualité mais aussi faire en sorte que les Algériens retournent au cinéma. Les réalisateurs entreprennent dans ce sens un travail de prospection en se rendant dans les écoles pour montrer leurs films.

Comment le pouvoir a-t-il pu financer votre film qui pose un  regard réaliste sur la gestion du pays à travers le mal vivre de sa jeunesse ?
Paradoxalement, je crois que les conditions sont réunies pour la sortie du film. Nous avons le soutien de la ministre de la Culture. Avec Salim Aïssa qui signe le scénario, nous nous sommes efforcés de ne pas franchir la ligne rouge. Nous l’effleurons au maximum en la dépassant légèrement parfois. Sur le fond, je pense que le gouvernement est en train de donner des gages de son esprit d’ouverture, à nous d’en profiter.

La ligne rouge : c’est le sexe et la religion ?
Ca se résume à cela en effet. Notre rôle n’est pas d’être des Fassbinder ou des Pasolini. Ces réalisateurs que j’adore, s’inscrivaient au sein d’une cinématographie où l’on s’éclatait jusqu’à en mourir. Nous, il nous revient de faire avancer les choses. Je peux devenir célèbre demain en faisant un film algérien qui s’appellerait « L’amour sur les dunes. » Mais ce n’est pas mon cinéma ni de l’autocensure. Personne ne reproche à Hitchcock ses baisers pudiques. Mais dès qu’un cinéaste vient de l’autre rive de la Méditerranée, il faut qu’il brise les tabous. Moi je montre qu’en Algérie les jeunes sont en prise avec une société conservatrice et pudique.

Quelle différence faites-vous entre ce qui relève de la tradition et de la religion ?
Il y a un grand respect de la tradition en Algérie y compris chez les jeunes où la transgression se fait en secret. On regarde la chaîne algérienne en famille dans le salon et TF1 dans sa chambre. Le poids de la tradition n’est pas lié à l’islamisme. Il appartient aux fondamentaux culturels, même si on observe un regain de la religiosité. Nous montrons les jeunes danser et chanter dans un pays où on ne chante plus et on ne danse plus. Nous n’avons pas voulu parler de la question religieuse pour ne pas la noyer  dans le propos. Cela mérite un sujet à part entière.

Dans le  film on voit des jeunes qui veulent des visas se casser le nez devant les grilles des ambassades. Quel est le message ?
L’occident prend pour prétexte l’immigration clandestine pour refuser aux jeunes de nos pays d’aller à la rencontre du monde. Etre systématiquement considéré comme un travailleur au noir, alors que vous êtes un étudiant qui veut voyager, cela produit un sentiment de haine. D’ailleurs, on rencontre de plus en plus d’intellectuels islamistes. La seule possibilité  de partir est de prendre un risque, souvent mortel. L’hypocrisie de l’occident, c’est qu’elle trouve dans les quotas de ceux qui passent les besoins de sa main d’œuvre non déclarée.

« La Place », ce terrain non aménagé  occupé par des jeunes désœuvrés est une allégorie du pays et un réquisitoire terrible contre le pouvoir. Quel regard portez-vous sur les révoltes d’Alger ?
Gouverner c’est prévoir et le pouvoir n’a pas prévu. A sa décharge il n’en avait pas la compétence. Les premières manifestations de la jeunesse étaient spontanées. Elles ont été suivies par des manifestations officiellement organisées par des partis politiques et des associations. A Alger le pouvoir a fait preuve de son savoir-faire  en quadrillant le périmètre urbain pour empêcher les manifestants de rejoindre la ville. Mais les jeunes qui étaient sur place n’ont pas rejoint la société civile. Ils se méfient de tout ce qui est organisé, y compris des partis d’opposition.

L’avenir ne passe-t-il pas par une prise en charge politique ?
Oui, c’est la raison pour laquelle les partis ont un travail de proximité à faire à l’égard de la jeunesse. Mais chaque pays a ses spécificités. L’Algérie a déjà donné : 200 000 morts. Les drames ça nous connaît. On ne fera pas la révolution à Alger comme sur la place Tahrir.

Les intellectuels ont-il un rôle à jouer ?
Je ne me considère pas comme un intellectuel. Je constate qu’il n’y a pas d’opposition réelle en terme d’idées. J’espère que mon film permettra de faire réfléchir. Je ne suis pas naïf, comme je l’ai dit, il peut servir le pouvoir mais ce n’est pas une commande. Nous n’avons pas écrit de scénario, ce qui nous a permis d’éviter la censure.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

La sortie française du film est attendue en septembre 2011

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Tunisie Algérie : la jeunesse se mutine

La Tunisie en flammes

L’émeute et le suicide sont devenus les modes d’expression privilégiés du malaise maghrébin. Depuis trois semaines, la Tunisie est en proie à une agitation multiforme, qui a débuté par le geste de colère et de désespoir d’un jeune diplômé chômeur, qui s’est immolé par le feu à Sidi Bouzid, et affecte désormais tout le pays et plusieurs secteurs de la société : avocats, lycéens, qui ont violemment manifesté vendredi à Tala (ouest) et à Regueb (centre), où cinq manifestants auraient été blessés. En Algérie, c’est une brutale hausse des prix de plusieurs denrées de base qui a jeté la jeunesse dans la rue depuis le début de la semaine. Après une pause dans la matinée, les troubles ont redémarré vendredi après-midi à Alger, Oran (ouest) et Annaba (est), forçant le pouvoir à une réunion d’urgence samedi pour étudier les moyens de juguler l’inflation.

1983 en Tunisie, 1988 en Algérie : les émeutes du pain avaient déstabilisé les pouvoirs en place, entraînant, en Tunisie, un «coup d’Etat médical» de Ben Ali contre Bourguiba quatre ans plus tard, et en Algérie, une démocratisation mal maîtrisée, qui a mené les islamistes du FIS aux portes du pouvoir et le pays à la guerre civile. Ces deux nations, dont la taille, l’histoire et les économies ne sont pas comparables, partagent pourtant deux points communs de taille : des systèmes politiques autoritaires et sclérosés et une jeunesse pléthorique et sans espoir. C’est aussi le cas du Maroc et de l’Egypte et de telles explosions sociales y sont tout à fait possibles, voire probables. Paralysées, l’Europe et la France, sont restées quasiment muettes depuis le début de cette crise. Seuls les Etats-Unis ont convoqué, vendredi, l’ambassadeur tunisien pour lui faire part de leur «préoccupation» et lui demander que soit respectée la «liberté de rassemblement».

Les raisons de la colère

En Tunisie, c’est le geste de Mohamed Bouazizi qui a mis le feu aux poudres. Ce diplômé chômeur de 26 ans, dont la famille est étranglée par les emprunts, s’est immolé par le feu, le 17 décembre, devant la préfecture de Sidi Bouzid après la confiscation de la marchandise qu’il vendait à la sauvette. Grièvement brûlé, il est mort mardi. Chômage, absence d’emploi et de perspective d’avenir, mépris des autorités qui ont refusé de le recevoir : le cas Bouazizi a ému les habitants de Sidi Bouzid et fait des émules. La violence de la répression policière a alimenté la colère de la jeunesse : une semaine plus tard, la police tuait deux manifestants à Menzel Bouzaiane (dans le centre du pays). Des avocats qui entendaient manifester leur solidarité ont été violemment battus le 28 décembre. D’où la grève générale de la profession observée jeudi. Depuis une semaine, ce sont surtout les lycéens qui entretiennent la flamme de la contestation.

En Algérie, une hausse brutale des prix des denrées de première nécessité (23% pour les produits sucrés, 13% pour les oléagineux, 58% en un an pour la sardine) a entraîné des troubles à Oran, puis en Kabylie et à Alger. Le rituel de l’émeute sociale n’est pas nouveau en Algérie, mais ce qui l’est, c’est la simultanéité et l’ampleur des troubles.

Qui se soulève ?

En Algérie, comme dans le reste du Maghreb, ils sont ceux qu’on appelle «les diplômés chômeurs». En Tunisie, le taux de chômage des jeunes diplômés, officiellement de 23,4%, frôlerait en réalité les 35%. En Algérie, le même indicateur toucherait plus de 20% des jeunes diplômés, très loin des 10% officiels. Au Maroc, où le mouvement des diplômés chômeurs est institutionnalisé depuis plus d’une décennie, six d’entre eux ont d’ailleurs tenté de s’immoler devant le ministère du Travail, à Rabat, dans les jours qui ont suivi l’affaire de Sidi Bouzid. L’effet de miroir et de contagion est désormais facilité par Al-Jezira, la chaîne arabe d’information qui a supplanté les chaînes françaises.

Entre les lycéens tunisiens, qui sont devenus le moteur de la mobilisation, et la jeunesse pauvre d’Alger s’attaquant à une bijouterie dans le quartier chic d’el-Biar, ce sont, en fait, tous les jeunes qui sont en ébullition. Pas étonnant dans des pays où les moins de 20 ans représentent près de 50% de la population, alors qu’ils sont dirigés (à l’exception du Maroc) par des hommes nés entre les deux guerres.

Spécificité tunisienne, la révolte a touché d’autres couches comme les avocats, au nom de la défense des libertés publiques. C’est dans ce pays que la liberté d’expression a été la plus caricaturalement réprimée, ajoutant au sentiment d’étouffement de toute la société.

Des régimes autoritaires et corrompus

Le produit intérieur brut algérien a triplé au cours des dix dernières années. Résultat : dès 2005, l’Algérie rattrapait la Tunisie en terme de PIB par habitant, dépassant même largement le voisin marocain. Mais la bonne fortune de cette performance ne tient qu’en un mot : hydrocarbures. Avec à la clé un énorme bémol sur ce qui pouvait ressembler à un rattrapage économique. Car quand un pays à du pétrole et du gaz à revendre, il ne cherche pas forcément à développer son tissu industriel. «Et c’est exactement ce qui s’est passé en Algérie, note un universitaire local sous couvert d’anonymat. Certes les émeutes peuvent s’expliquer par la hausse des prix des matières alimentaires de bases, mais le malaise de notre société a des racines bien plus profondes.» En effet, le pouvoir algérien a mené de 1992 à 1999 une «sale guerre» pour éradiquer l’islamisme dans laquelle ont péri 100 000 à 200 000 personnes. Mais la fin des Années de plomb ne s’est pas accompagnée d’une ouverture politique : au contraire, les élections sont truquées comme jamais ; la rue est gérée à la trique, et les islamistes – tant qu’ils désertent le champ politique – sont libres de dicter leurs vues à la société. Pendant ce temps, le pouvoir et la richesse nationale restent confisqués par la petite clique politico-militaire qui dirige le pays, comme l’a révélé le scandale de la Sonatrach, qui a éclaté il y a un an et a conduit à la démission du ministre du Pétrole, un proche de Bouteflika.

En Tunisie, les frasques et l’avidité de la belle-famille de Ben Ali font les délices des télégrammes américains – qui parlent d’un Etat «quasi-mafieux» – révélés par WikiLeaks. Elles amusent moins les Tunisiens, qui touchent du doigt les limites du «miracle» qu’on leur chante tous les jours dans les médias officiels. La presse indépendante n’existe plus, et les partis d’opposition ont été réduits à des clubs privés qui passent leur temps à tenter de se réunir. Désormais, le seul espace de liberté est Internet : c’est sur Facebook que se passe la mobilisation lycéenne, et c’est sur la Toile qu’une «cyberguérilla» – emmenée par un groupe nommé les Anonymes – attaque les sites gouvernementaux. D’où les arrestations de blogueurs (dont celles de Slim Amamou et El Aziz Amami) qui se multiplient depuis jeudi.

Même le Maroc, le pays où les libertés sont les plus importantes au Maghreb et celui où les partis ont un vague rapport avec la réalité, est en pleine régression démocratique. La vie politique est gérée depuis le palais, qui contrôle aussi l’essentiel du secteur privé.

Des pouvoirs sans projet

En Algérie, l’après-pétrole se fait toujours attendre. Craignant que les investisseurs étrangers ne fassent main base sur le tissu économique local, Alger a promulgué du jour au lendemain l’année dernière une nouvelle loi interdisant à tout étranger de posséder plus 49% d’une entreprise locale. «Du jour au lendemain nous avons assisté à un effondrement des investissements étrangers, comme si tout le monde craignait subitement un retour à une économie totalement administrée», explique un universitaire algérois.

La Tunisie, elle, souffre d’un excès de main-d’œuvre qualifiée, qui ne demande qu’une chose : un travail en relation avec sa formation, souvent au rabais. La Tunisie à certes réussi à développer des secteurs comme le tourisme ou encore le textile et la confection. Mais cette stratégie initiée pendant les années 70 est dans l’impasse. Elle révèle surtout à quel point le pays n’a pas su monter en gamme, pour rompre sa trop forte dépendance aux commandes européennes.

Christophe Ayad Vittorio de Filippis (Libération)


Personnel postal sous pression

Mobilisation poste. Photo DR Archive

La mobilisation intersyndicale qui s’est tenue hier devant la direction de la Poste à Montpellier visait à soutenir le postier Olivier Rosay convoqué en conseil de discipline le jour même à Paris. « C’est le secrétaire départemental de Sudptt, précise son homologue montpelliéraine Claude Lacalm. Il est passible de révocation pour avoir exercé sa vocation syndicale. Olivier est victime d’une triple inculpation. On lui reproche une prise de parole illégale, « l’envahissement » du siège de la Poste et le fait d’avoir soutenu des salariés d’Alternative Poste, une boite concurrente qui a déposé son bilan. » Loin d’être isolé, le cas d’Olivier Rosay paraît symptomatique d’une politique qui refuse toute forme de dialogue social tout en accroissant par ailleurs la pression et la charge de travail du personnel. En deux ans, on dénombre pas moins de soixante quatre conseils de discipline dans le seul département de l’Hérault. « On assiste à une politique globale qui vise les droits des salariés à travers l’attaque des représentants syndicaux », analyse Bruno Gagne de la CGT.

Une note a été envoyée pour suspendre l’intervention des inspecteurs du travail pour toutes questions relatives aux conditions d’hygiène et de sécurité jusqu’à fin 2011, indique Claude Lacalm. En attendant la privatisation, on est dans une zone de non-droit que la direction met à profit pour se payer des syndicalistes. L’animateur CGtiste du collectif courrier, Emeric Bazalgette, dénonce les méthodes d’une chasse syndicale ciblée. « Sur le département notamment à Ganges et à Villeneuve Lès Béziers, la direction met en place des organisations qui attribuent des objectifs impossibles à certaines personnes. S’ajoute à cela des procès verbaux quasi quotidiens sur des choses aussi ridicules que d’avoir laissé des miettes de pain sur le siège d’une voiture. » A quand le délit de solidarité ?

Jean-Marie Dinh

Voir aussi : Rubrique Travail rubrique Mouvements sociaux,