Sénégal. Le premier tour est « impossible »

Manifestation Janvier 2012

L’opposition a estimé jeudi 23 février que le « climat d’insécurité générale » au Sénégal rendait impossible le premier tour de la présidentielle dimanche, alors que le camp présidentiel, mais aussi la communauté internationale, rejette toute idée de report.

Alors que la campagne touche à sa fin, le Mouvement du 23 juin (M23, partis d’opposition et organisations de la société civile), a estimé que « les dérives d’une gravité extrême » et le « climat d’insécurité générale et accélérée (…) rendent impossible la tenue d’un scrutin transparent, libre, apaisé et fondé sur le respect de la Constitution ».

Il « attire l’attention (…) sur la présence d’agents provocateurs » du président sortant Abdoulaye Wade, candidat à sa succession, « qui terrorisent manifestants, populations et leaders politiques et de la société civile, notamment par un harcèlement constant des personnalités du M23 et de leurs familles ».

Outre la violence, le M23 dénonce les « graves dysfonctionnements des institutions de régulation » de l’élection que sont le Conseil constitutionnel et la Commission électorale nationale autonome (Céna), qui « ne permettent pas la tenue d’un scrutin libre, sincère et transparent ».

L’opposition divisée

Le M23 n’a cependant pas explicitement appelé dans ce communiqué à un report du scrutin, cette question faisant encore débat dans l’opposition.

Plusieurs candidats, tels que Cheikh Tidiane Gadio, Cheikh Bamba Dièye et Ibrahima Fall, sont favorables à un report en raison de « la situation quasi-insurrectionnelle » dans le pays, selon les mots d’Ibrahima Fall.

Mais d’autres, également membres du M23, s’y opposent, poursuivant leur campagne entamée le 5 février jusqu’au dernier jour vendredi, déterminés à participer au vote de dimanche.

Parmi eux, deux anciens Premier ministres de Wade: Macky Sall et Moustapha Niasse, ainsi que le leader du Parti socialiste (PS), Ousmane Tanor Dieng.

« Peur de perdre »

Pour sa part, le camp présidentiel, qui martèle qu’Abdoulaye Wade gagnera dès le premier tour, rejette catégoriquement toute idée de report en accusant ceux qui le réclament « de ne pas être prêts », d’avoir « peur de perdre ».

La communauté internationale, ONU, Etats-Unis et Union européenne en tête, a de son côté lancé un appel à tous les acteurs politiques au Sénégal pour qu’ils encouragent la participation des électeurs à un scrutin libre et transparent, et sans violences.

L’ex-président nigérian Olusegun Obasanjo, chef des observateurs de l’Union africaine (UA), poursuivait quant à lui ses rencontres avec les acteurs politiques du pays après s’être déjà entretenu avec plusieurs d’entre eux mercredi, dont le président Wade. Rien n’a filtré de leur entretien.

Plusieurs candidats d’opposition ont fait part à Olusegun Obasanjo de leur revendication commune: le retrait de la candidature du président sortant qui brigue un nouveau mandat à 85 ans, dont douze au pouvoir.

Jeudi, Olusegun Obasanjo a rencontré M. Tanor Dieng et le célèbre chanteur Youssou Ndour dont la candidature a été rejetée par le Conseil constitutionnel.

Olusegun Obasanjo est là comme observateur, mais aussi pour « une mission de paix » et éviter que le Sénégal n’aille « vers le précipice de la violence », selon l’UA. Les violences liées à la candidature d’Abdoulaye Wade ont fait depuis fin janvier au moins Olusegun six morts et des dizaines de blessés.

Une partie de ces violences ont eu lieu aux alentours de la Place de l’Indépendance en centre-ville, où les manifestations sont interdites, mais où tentent quand même de se rendre depuis dix jours des candidats d’opposition et leurs partisans.

Jeudi en fin d’après-midi, selon un scénario devenu quotidien, la place s’est vidée, les rues et avenues y accédant étant bouclées par les policiers anti-émeutes, mais aucun affrontement n’a opposé les forces de l’ordre et les manifestants, qui réclamaient le départ du président Wade.

AFP

Wade devra gouverner au fusil et à la baïonnette !

Le Conseil Constitutionnel a validé la candidature contestée du président sortant Abdoulaye Wade et invalidé celle du chanteur Youssou N’Dour.  L’ éditorial du journal sénégalais Le Quotidien se déchaîne contre ce « putsch institutionnel ».

Les manifestations qui ont suivi l’annonce de la validation de la candidature du président Wade, dans la nuit du 27 au 28, constituent un signal fort de la fracture qui existe entre le peuple réel et un régime engoncé dans une impopularité criante. Le fait que les juges du Conseil constitutionnel aient validé la candidature controversée du président Wade crée une situation de fait : le président Wade ne pourra plus jamais gouverner ce pays paisiblement, et rien ne pourra établir sa légitimité devant un peuple « overdosé » par une mal gouvernance.

Quelle que soit la suite des événements, Wade ne pourra plus présider aux destinées de ce pays que par le fusil et la baïonnette. De hauts irresponsables au pouvoir, qui se sont engraissés du sang et de la sueur du peuple, se sont emparés des micros pour narguer les manifestants, minimiser une situation explosive portée surtout par une jeunesse engagée et qui a de fortes chances de déboucher, si l’on n’y prend garde, sur une situation insurrectionnelle. Englués qu’ils sont dans une cécité et dans un autisme suicidaires, ils n’ont tiré aucune leçon des événements pourtant récents qu’ont traversés d’autres pays au printemps.

Ce vendredi 27 janvier, le Conseil a inscrit sa décision dans une séquence triste de l’histoire politique de notre pays ; une séquence qui laissera un goût amer sur les langues de la postérité et sonnera le glas dans les oreilles des générations futures. Les juges ont également inscrit leur propre individualité dans un agenda noir que les générations à venir feuilletteront avec dédain. Tout ça pour ça !

Une cognée de carrières politiques sont à jamais salies. La postérité ne retiendra de ceux-là que la vertu des vices. Leur figure est symbolisée par l’arrogance de quelques responsables du camp présidentiel, dont on retiendra la triste prestation, l’exultation indécente sur les ondes de radios et les écrans de télévisions, l’ironie déplacée face à une inquiétante convulsion politico-électorale et la banalisation d’une répression bestiale.
Tout cela témoigne du degré d’ignominie que certains peuvent atteindre pour perpétuer leur voracité  »pouvoiriste ».

Soro Diop (Le Quotidien)

Les autorités interdisent des manifestations contre Wade

Il n’y aura pas de marche du M23 ce matin [15 février], ni de nuit blanche. Ainsi en a décidé le préfet qui a interdit les deux manifestations”, rapporte le site du journal. La police a empêché le 14 février l’organisation du sit-in permanent que voulait installer hier à Dakar le collectif de rappeurs “Y’en a marre”, ainsi que la marche prévue par le Mouvement du 23 juin (M23). Ces groupes demandent tous deux le retrait de la candidature du chef de l’Etat en exercice Abdoulaye Wade à l’élection présidentielle du 26 février.

15/02/12

Repère

1960 Indépendance. Léopold Sédar Senghor premier président.

1980 Senghor démissionne, son Premier ministre, Abdou Diouf, lui succède.

2000 Abdoulaye Wade remporte l’élection présidentielle face à Diouf.

2001 Nouvelle Constitution, limitation du nombre de mandats présidentiels à deux.

Avril 2004 Wade rompt avec son Premier ministre et numéro deux, Idrissa Seck. Ce dernier sera inculpé pour atteinte à la sûreté de l’Etat, incarcéré en juillet 2005, puis libéré en février 2006.

Février 2007 Wade est réélu avec 55 % des voix devant l’ancien Premier ministre Idrissa Seck (15 %) et le candidat du Parti socialiste Ousmane Tanor Dieng (13 %).

Mars 2009 Elections locales, municipales et régionales. L’opposition arrive en première position dans la plupart des régions et remporte la victoire à Dakar, la capitale.

Juin 2011 Wade propose une réforme constitutionnelle qui prévoit d’élire un ticket présidentiel au premier tour avec 25 % seulement des suffrages exprimés. L’opposition le soupçonne d’ouvrir la voie pour son fils. Emeutes dans le pays. Wade retire le projet.

27 janvier 2012 Le Conseil constitutionnel valide la candidature du président Wade malgré ses deux mandats. Mouvement massif de contestation dans tout le pays.

Le règne d’Abdoulaye Wade

Mars 2000, vent d’espoir au Sénégal. L’opposant historique Abdoulaye Wade arrive au pouvoir. Dans la foulée, il fait adopter par référendum une nouvelle Constitution en 2001, limitant à deux le nombre de mandats et ramenant leur durée de sept à cinq ans. A l’épreuve du pouvoir, le nouveau président multiplie ajouts et ratures dans la nouvelle Constitution : 17 modifications en dix ans. En 2007, après sa réélection, Wade déclare que, conformément à la Constitution, il accomplit son dernier mandat. Mais à

l’approche des élections du 26 février 2012, surprise ! Le président, âgé de 85 ans, déclare que son premier mandat ne doit pas être pris en compte car il avait débuté sous l’ancienne Constitution. Opposition et société civile constituent un front commun contre sa candidature. Vendredi 27 janvier,le Conseil constitutionnel, composé de magistrats nommés par le président Wade, tranche en sa faveur. Il sera bel et bien candidat. Le pays bascule dans l’émeute.

La présidentielle de tous les dangers

En mars 2000, l’élection du libéral Abdoulaye Wade à la présidence met fin à quarante ans de régime socialiste (Léopold Sédar Senghor puis Abdou Diouf). C’est la première fois que le Sénégal connaît l’alternance depuis l’indépendance, en 1960, et les espoirs de changement sont immenses. Onze ans plus tard, l’heure est à la désillusion. Le pays vit sous tension : crise énergétique sans précédent, instabilité gouvernementale, réformes successives de la Constitution, grèves répétées, série d’immolations après le printemps arabe.

Le parti de Wade a perdu les élections locales de 2009. Et la présidentielle de mars 2012 s’annonce difficile. A 85 ans, le chef de l’Etat s’est déclaré candidat à un troisième mandat. Ce que l’opposition et la société civile contestent en raison de la limitation constitutionnelle des mandats à deux. On lui prête l’intention de passer la main à son fils Karim, aussi influent qu’impopulaire.

Voir aussi : Rubrique Afrique, Sénégal, rubrique Société Mouvements sociaux, rubrique , Société civile,

Tunisie : La faiblesse du président Marzouki un an après le suicide de Mohamed Bouazizi

Le moment est historique et constitue, après les élections du 23 octobre, une rupture supplémentaire avec le régime de Ben Ali  : l’homme qui, à 66 ans, a été élu à la présidence de la République tunisienne par l’Assemblée constituante tunisienne avec 153 voix sur 217, a été l’un des opposants les plus constants au régime déchu le 14 janvier.

L’élection de Moncef Marzouki consacre une trajectoire personnelle qui détermine les trois traits distinctifs de son positionnement politique  :

  • le refus de toute compromission avec régime de Ben Ali ;
  • un militantisme déterminé en faveur des droits de l’homme ;
  • le refus d’ostraciser les islamistes.

Né d’un père opposant yousséfiste (traditionnaliste) à Bourguiba, mort en exil au Maroc, il a vécu son enfance dans une ville du sud, Douz. Il n’est issu d’aucun establishment, ni des villes de la côte d’où vient une partie de l’élite économique et politique tunisienne, comme ses deux prédécesseurs, ni de l’appareil sécuritaire.

Médecin neurologue, formé en France dans les années 1970, il s’est engagé dès 1980 au sein de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) dont il a été le président en 1989 jusqu’à sa dissolution en 1992, alors que le pouvoir veut réformer le statut des associations afin d’y placer ses partisans. C’est l’époque où la répression des islamistes est à son paroxysme, avec l’accord implicite d’une partie de la gauche.

Opposé à toute forme de coopération avec le pouvoir, il rompt avec la LTDH reformée en 1994 et contribue à la formation, en 1998, du Conseil national des libertés en Tunisie (CNLT). Il a été membre de la section tunisienne d’Amnesty International et de l’Organisation arabe des droits de l’homme.

Une plateforme démocratique avec Ennahda

En 1994, il avait tenté de participer à l’élection présidentielle, avant d’être brièvement emprisonné. Puis en 2001, il forme le Congrès pour la République (le CPR), sur une plateforme démocratique, auquel se rallient quelques militants islamistes, à un moment où le mouvement Ennahda bénéficie d’un très relatif allègement de la répression. Exilé en France à partir de 2001, il est le maître d’œuvre, en juin 2003, d »une déclaration commune de l’opposition au régime, en collaboration avec Ennahda.

Deux ans plus tard, les deux partis se retrouveront de nouveau côte à côte dans le mouvement du 18 octobre 2005, avec le PDP et Ettakatol.

Discours antisystème

Son retour d’exil, dès le 18 janvier, ne soulève pas les foules, et s’il envisage dès ce moment la perspective d’une candidature à l’élection présidentielle, il ne sait pas encore que le chemin devra passer par l’élection d’une Assemblée constituante pour laquelle son parti ne semble pas en très bonne posture. Pendant des mois, son service média n’a qu’une maigre revue de presse à se mettre sous la dent.

C’est pourtant le CPR, en dehors d’Ennahda (qui rassemble autour du référent religieux), qui aura le mieux capitalisé sur les aspirations révolutionnaires, notamment auprès des jeunes, séduits par son discours antisystème, sa clarté dans la volonté de rupture avec la dictature et la corruption, sa réaffirmation d’une identité arabo-musulmane militante face à la domination occidentale et sa capacité à utiliser les nouveaux médias sociaux.

Classé deuxième en sièges à l’Assemblée constituante avec trente élus, le CPR a été en position de force pour obtenir la présidence de la République en échange de sa participation au gouvernement d’union nationale aux côtés d’Ennahda, alors que Mustapha Ben Jaafar (Ettakatol), aux manières plus souples que le leader du CPR, était pressenti pour le poste.

Climat pesant

L’événement, tout historique qu’il soit, est pourtant accueilli sans enthousiasme, dans un climat assez pesant. D’abord parce que la situation sociale, bientôt un an après le suicide de Mohamed Bouazizi, n’offre guère davantage de perspectives aux jeunes chômeurs et que la croissance économique nulle plombe la reprise économique et le moral des ménages.

Le bassin minier de Gafsa est paralysé par des manifestations de chômeurs, des infrastructures comme le port de Gabès sont bloquées par des sit-in et l’UGTT, la puissante centrale syndicale, à quelques jours de son congrès, semble vouloir marquer son opposition à l’accession au pouvoir d’Ennahda, et montrer sa capacité de nuisance, alors que les dossiers de corruption de ses dirigeants pourraient arriver bientôt entre les mains de la Justice.

Marchandages politiques


L’Assemblée nationale constituante ( Photo Thierry Brésillon) 

C’est dans ce contexte que l’élection de Moncef Marzouki est intervenue, au terme d’un très long processus de tractations politiques entre les trois partis de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la troïka  :

  • Ennahdha,
  • le CPR,
  • Ettakatol (social-démocrate).

Après deux semaines de négociations informelles entre les partis à partir du 8 novembre, puis deux semaines de travail en commission à l’Assemblée, il aura encore fallu encore une semaine de débat pour voter, l’organisation provisoire des pouvoirs qui tiendra lieu de constitution jusqu’à l’élaboration de la Constitution définitive, et procéder finalement à l’élection du président de la République.

Probablement inévitable, ce long accouchement est aussi le résultat de la volonté de ne négliger aucune étape de la refondation politique de la Tunisie. Mais il a offert le spectacle de marchandages politiques où les attributions respectives des différentes autorités se négociaient contre des places au gouvernement.

Une présidence faible

La première version du texte qui a fuité dans la presse le 26 novembre a déclenché un véritable tollé tant il concentrait les pouvoirs entre les mains du Premier ministre, poste qui est revenu à Hamadi Jbali, secrétaire général d’Ennahda.

Les jeunes militants du CPR ont pris leurs élus à partie. Non seulement les ministères de la Justice et l’Intérieur vont probablement échapper au CPR, mais la présidence promise à Moncef Marzouki était dépourvue de pouvoir réel, en particulier de l’autorité directe sur le ministère de l’Intérieur qu’il exigeait.

En dehors des attributions classiques d’un chef d’Etat (chef suprême des armées, promulgation des lois…) et de la nommination du Mufti de la République, il n’a aucun contrôle sur l’action du gouvernement. Seules modifications obtenues lors des débats, le président de la République «  fixera en concertation et en compromis avec le chef du gouvernement les contours de la politique étrangère du pays  », il décidera de la même manière des nominations militaires et diplomatiques de hauts rangs.

Le CPR a également obtenu qu’Ennahda et Ettakatol reviennent sur l’engagement de limiter le durée de la Constituante à un an et le mandat de la Constituante, et donc celui du chef de l’Etat, est désormais indéterminé et prendra fin une fois la nouvelle Constitution adoptée.

« Fakham » Ghannouchi

L’activisme international de Rached Ghannouchi, auquel certains présentateurs télévisés donnent du «  Fakham  » (Excellence) depuis le 23 octobre, alors qu’il n’est que le président du parti Ennahda et ne dispose d’aucune fonction officielle, laisse sceptique sur la consistance du rôle du nouveau chef de l’Etat en matière diplomatique.

Le leader islamiste s’est notamment rendu aux Etats-Unis début décembre à l’invitation du magazine Foreign Policy. Au cours de ce voyage, il a en particulier donné des assurances à des représentants d’organisations pro-israéliennes que la Tunisie n’inscrirait pas dans sa Constitution l’interdiction de la normalisation des relations avec Israël, alors que son parti avait milité pour que cette disposition soit inscrite dans le pacte républicain adopté par la Haute instance début juillet.

La division de la gauche


Une manifestante devant le Bardo, le 1er décembre 2011. Photo Thierry Brésillon 

Autre motif de morosité, la participation du CPR (et d’Ettakatol) à un gouvernement avec les islamistes consacre la division de la gauche.

Le clivage semble désormais profond entre la ligne défendue par le CPR d’une coopération politique avec les islamistes, et la gauche «  moderniste  » qui n’a de cesse de dénoncer la trahison de partis qui ont «  vendu leur âme pour des portefeuilles ministériels  », au risque de cautionner l’instauration d’une «  nouvelle dictature islamiste  ».

Moncef Marzouki cristallise sur sa personne toute la révulsion qu’inspire à la gauche laïque l’idée de coopérer avec Ennahda.

Lors de la conférence de presse qu’il avait donnée le 26 octobre, le leader du CPR a pourtant assuré qu’il serait « le garant des libertés et des valeurs universelles ».

L’homme de la troisième voie ?

Dans un l’entretien qu’il avait accordé à Rue89 le 15 février dernier, Moncef Marzouki défendait :

«  J’ai toujours considéré qu’on […] qu’on instrumentalisait cette peur de l’islamisme. Le régime justifiait la dictature par la peur de l’islamisme, et l’Occident justifiait son soutien à la dictature par la même peur. C’était un fantasme. En Tunisie, nous avons la chance d’avoir un islamisme modéré […]. »

Et s’il se situait alors dans la gauche «  démocratique et laïque  », il avait, dans un ouvrage publié en 2005* marqué sa distance avec la notion de laïcité en ces termes  :

«  A la question “Comment peut-on être laïque en terre d’islam ? ”, la réponse est qu’on ne peut pas l’être ou à la façon d’un corps étranger dans un organisme.

La bonne question est plutôt : “Comment défendre en terre d’islam, non la forme, mais l’essence des valeurs défendues en France sous la bannière de la laïcité à savoir l’égalité, la liberté et la fraternité ? ” Or ces valeurs peuvent et doivent être défendues face à la montée des intégrismes sous la bannière de la démocratie, qui a le double mérite d’être plus universelle et moins chargée de connotations anti-religieuses.

Toute tentative de mélanger les genres et d’assimiler la démocratie à la laïcité ne servira qu’à affaiblir le projet démocratique arabe au seul profit de l’intégrisme.  »

Désormais au sommet de l’Etat arabe le mieux engagé dans la transition démocratique, Moncef Marzouki pourra-t-il être l’agent de cette troisième voie démocratique entre dictature islamiste et régime autoritaire ? Lui qui fut l’homme de l’opposition intransigeante à Ben Ali, devra être à la fois l’homme de la rupture et de la réconciliation des Tunisiens avec leur double héritage, islamique et moderne.

Thierry Brésillion (Rue 89)

* Le Mal arabe – Entre dictatures et intégrismes : la démocratie interdite », 2005, L’Harmattan.

Voir aussi : Rubrique Tunisie, rubrique Rencontre, Nadia El Fani ,

Veritas Ipsa et les errances de la république coloniale

Le 23 décembre, Le Parisien écrit « Le Premier ministre turc accuse la France de génocide en Algérie ». Mais les faits reprochés à la Turquie à propos de l’Arménie en deviendraient-ils moins réels ? Et pour quelle raison les instances internationales qualifiées ne font-elles pas la transparence sur l’ensemble de ces questions que des lois nationales ne paraissent pas aptes à régler « par la bande », dès lors que l’ONU existe et qu’en théorie ses compétences ont été admises ?

Paris Match constate à son tour « France-Turquie: Le divorce », et Le Point se demande « À quelle sauce les entreprises françaises vont être mangées en Turquie ». Camer répercute « France – Turquie : Erdogan accuse la France de « génocide » en Algérie », et Le Monde : « La Turquie accuse la France d’avoir commis un « génocide » en Algérie ». Se référant à l’appréciation d’un ancien diplomate, France 24 souligne « « Ankara prépare une deuxième vague de représailles contre Paris » ». Le Nouvel Observateur rapporte à son tour « La loi sur les génocides n’est « pas opportune », estime Alain Juppé ».

Mais en tout état de cause, peut-on imputer à un pays entier des faits dont quelques groupes dominants (économiques, politiques…) se sont trouvés à l’origine ? S’agissant de la politique coloniale française, il paraît indispensable de rappeler qu’elle rencontra en France une opposition très conséquente. Non seulement de la part du mouvement ouvrier et de groupes républicains progressistes, mais aussi de la part de courants catholiques fidèles à l’esprit de la bulle déjà ancienne Veritas Ipsa (1537) du Pape Alexandre Farnèse (Paul III) dont nous avons rappelé le contenu dans notre article « Crise, élections et « valeurs de gauche » (I) ».

Ce texte de Paul III avait été suivi d’une deuxième bulle du même Pape au contenu similaire, intitulée Sublimis Deus. Laissant de côté toute considération à caractère religieux, il paraît indispensable de rappeler clairement et de commenter encore ce document par rapport au colonialisme « moderne » qui lui fut très postérieur.

Quel a été vraiment, dans ce contexte colonial, le rôle de l’école prétendument laïque instituée par Jules Ferry ? Une école instrumentalisée à l’époque pour diffuser très largement une idéologie favorable au colonialisme, au racisme et au chauvinisme imposés à la population au cours de cette période historique. Et quelle est la facture historique de la première guerre mondiale, qui fut très largement le résultat de la montée de ce type d’idéologie au sein des principales puissances européennes ?

Indépendance des Chercheurs

[la suite, sur le lien  http://science21.blogs.courrierinternational.com/archive/2011/12/23/veritas-ipsa-et-les-errances-de-la-republique-coloniale.html ]

Crise, élections et « valeurs de gauche » (I)

Le 20 décembre, Les Echos publie un éditorial sur la crise intitulé « La grande fatigue ». Jean-Marc Vittori y évoque des « dirigeants européens » qui se trouveraient « au bout du rouleau ». Ces dirigeants font-ils autre chose que d’appliquer la politique des multinationales et des milieux financiers ?

La population faisant de moins en moins confiance aux partis politiques influents, les « petits candidats » se plaignent des blocages qui peuvent leur être opposés via l’exigence de 500 signatures d’élus. Mais Christophe Barbier (L’Express) estime « Présidentielle: il faut 1000 signatures ». Les « bonnes idées » dont parle Barbier seraient-elles « dévalorisées » par les résultats modestes des « petits candidats » ? Ou craindrait-on des résultats inattendus, dans un contexte de détresse croissante de la population ?

Le 20 décembre également, Radio Chine Internationale souligne « Le chef de la BCE appelle à l’ accélération du lancement du MES par crainte d’une dégradation de la note de la France », et Le Maghreb, « Crise de la dette : La zone euro sous pression se prépare à une nouvelle semaine délicate ». Challenges écrit « FMI : l’UE appelle le monde à la rescousse ». En réalité, l’image de la situation économique de l’Europe occidentale ne cesse de se dégrader dans le monde entier, alors que la coupole de l’Union Européenne défend systématiquement les intérêts des banques au détriment de la grande majorité de la population. Qui en fera les frais, si ce n’est les « petits citoyens » à qui, tout compte fait, on essaye de vendre la propagande électorale des mêmes partis politiques dont la stratégie des trois dernières décennies (délocalisations, privatisations…) a conduit à la crise actuelle ?

Et que signifient vraiment les prétendues « valeurs » au nom desquelles on cherche à attirer l’électorat ? « Valeurs de droite », « valeurs de gauche », « valeurs de centre »… Léon Gambetta et Jules Ferry, étaient-ils « de gauche » lorsqu’ils ont défendu une expansion coloniale qui, tout compte fait, s’est soldée par deux guerres mondiales et par la décadence des puissances européennes ?

Paradoxalement, alors que le colonialisme des « républicains » Gambetta et Ferry véhiculait une idéologie incroyablement raciste, un Pape du Concile de Trente (Paul III) avait diffusé trois siècles et demi plus tôt la première bulle antiraciste en défense des populations indiennes d’Amérique.

Indépendance des Chercheurs

[la suite, sur le lien http://science21.blogs.courrierinternational.com/archive/2011/12/20/crise-elections-et-valeurs-de-gauche-i.html ]

Voir aussi : Rubrique Chronniques, rubrique Société civile, Pour une république sans supplément d’âme,

« Pour une république qui n’a pas besoin de supplément d’âme »

Le philosophe Henri Pena-Ruiz

Philosophe de la laïcité mais aussi militant progressiste, Henri Pena-Ruiz rappelle quelques fondamentaux.  Philosophe, écrivain, professeur, ancien membre de la Commission Stasi pour l’application du principe de laïcité dans la République, Henri Pena-Ruiz répond à nos questions.

La demande d’une journée de la laïcité est portée à droite comme à gauche. Comment se décline le clivage politique sur cette question ?

Cela devrait être une valeur commune à tous les partis puisqu’elle relève de la définition du cadre démocratique qui permet à tous les citoyens de vivre ensemble. En réalité, ce n’est pas toujours ainsi. Le clivage gauche-droite a longtemps été perçu comme partisan et adversaire de la laïcité. C’était vrai du temps d’une droite cléricale, nostalgique d’une monarchie où la religion était instrumentalisée pour justifier les privilèges. Puis la droite s’est ralliée à la laïcité, notamment à l’âge du premier capitalisme où des bourgeois ont mené une lutte anti-cléricale. Au 19e siècle apparaît cependant un couplage de capitalisme et de charité chrétienne pour aider les plus démunis, avec une compensation religieuse dans une au-delà réparateur.

Le mouvement ouvrier s’est aguerri de tout cela, montrant que la question sociale relevait d’une restructuration de l’Etat, d’une république sociale et laïque en attendant la république socialiste. Dans ce cadre, la religion était une affaire privée et il ne devait pas y avoir charité mais solidarité redistributive de l’impôt. Dans ce contexte, le clivage gauche-droite correspondant au anti ou pro-laïcité fonctionnait.

Et aujourd’hui, tout ceci est remis en question ?

C’est en tout cas, plus compliqué. Beaucoup de croyants se sont retrouvés dans l’idéologie de gauche, sans vouloir cantonner le religion à la sphère privée. Cela s’appelle la deuxième gauche, très présente au parti socialiste qui a ainsi inventé le concept de laïcité ouverte, pour désigner le maintien des privilèges publics de la religion.  La question s’est alors brouillée notamment sur l’idéal de stricte égalité entre athées et croyants.

Le PCF a, lui, toujours été plus favorable  à la laïcité et moins affecté par ce processus. Néanmoins contre l’amalgame entre athéisme militant et laïcité et il y a eu ce qu’on appelle une politique de la main tendue. Or, la laïcité n’est pas hostile à la religion, elle est hostile au privilège public de la religion.  Marianne n’est ni croyante, ni athée : elle est neutre. Ceci posé, il faut bien constater qu’il y a plus de laïcité à gauche qu’à droite et qu’il est urgent de faire de cette laïcité et de la justice sociale, deux axes de travail fondamentaux. Car le chef du gouvernement a osé dire dans le discours de Latran que la République avait besoin de croyants. Et dans le monde ultralibéral qui est le nôtre, détruisant les services publics, cassant le code du travail, on voit un retour de ce « supplément d’âme dans un monde sans âme » qu’est la religion pour reprendre la formule de Marx.

N’y a t-il pas derrière cette offensive une dimension européenne. Cette Europe a un fonctionnement clientélisme et lobbyistes. Le communautarisme religieux n’en est-il pas une déclinaison ?

Nous sommes effectivement dans une Europe anti-laïque qui se retrouve dans le traité de Lisbonne. Cela a permis au capitalisme de déguiser une politique entièrement au service de ses intérêts en une construction européenne, de se travestir d’idées humanistes et internationalistes. Ce dévoiement de cette belle idée de dépassement des frontières passe aussi, effectivement, par la reconnaissance aux églises d’un statut de lobby : on les met en position d’interlocuteur privilégié de l’institution. Et ce, même si plusieurs figures coexistent en Europe et que l’idée laïque progresse au niveau des peuples.

Revenons au lien entre religion et capitalisme. Est-ce caricatural de dire que le capitalisme a besoin d’une religion qui, via le destin ou la promesse d’un paradis ultérieur, le sert davantage que la prétention au bonheur ici et maintenant ?

C’est une analyse que je partage. Nous sommes dans une société qui ne soucie plus de justice sociale. Le capitalisme se pense comme seul en scène et a cassé toutes les conquêtes sociales. La défaite des idéaux de gauche a conduit une partie de la gauche à reprendre le vocabulaire de la droite, sur les privatisations, sur l’assistanat ou sur les charges sociales en lieu et place de cotisations patronales… On voit bien que l’ultra capitalisme l’a emporté et que la figure caritative a repris le dessus. Sans oublier l’ambiguïté de la société civile qui déploie tant d’efforts, respectables, pour atténuer les effets mais qui pourtant ne pourra jamais pallier les carences de l’Etat et s’y substituer.

Je pense cependant que le Front de Gauche remet tout cela en question, que cette nouvelle alliance autorise des espoirs de reconstruire ce que Jaurès appelait la République sociale et laïque, une république qui n’ait plus besoin de ce  » supplément d’âme pour un monde sans âme « .

Recueilli  par Angélique Schaller (La Marseillaise)

Voir aussi : : Rubrique Religion, La question religieuse dans l’espace social, rubrique Politique, Sarkozy le discours de Latran, Aubry s’étonne, Laïcité République histoire de la sainte trinité, La difficile émergence d’un islam de France, rubrique Rencontre, Entretien avec Daniel Bensaïd, Jean Rohou,

Des dizaines de milliers de Russes manifestent dans tout le pays contre Poutine

C’est le point d’orgue d’une semaine de manifestations en Russie. Mobilisés contre le résultat des législatives du 4 décembre, remportées par le parti « Russie unie » mais entachées de fraudes, des dizaines de milliers d’opposants au premier ministre Vladmir Poutine se sont rassemblés, samedi 10 décembre, à Moscou et en province.

Malgré ces intimidations (les débordements seront réprimés « par tous les moyens légitimes » a prévenu jeudi Vladimir Poutine), des dizaines de milliers de personnes se sont réunis à Moscou, pour dénoncer les résultats des élections. La police, citée par l’agence de presse Ria Novosti, a évalué le nombre des manifestants à 25 000, alors que l’opposition avance des chiffres allant de 50 000 à 80 000 personnes. Ces derniers chiffres semblent plausible : la place Bolotnaïa, dans le centre de Moscou, où pouvaient se rassembler 30 000 personnes selon les autorités, était pleine et la foule débordait largement sur les ponts enjambant la Moskova, les quais et des esplanades adjacents.

« Rendons au pays les élections ! », « Exigeons un nouveau comptage des voix ! », « La Russie sans Poutine ! », pouvait-on lire sur les banderoles. A la tribune, se sont succédé des représentants de l’opposition, un mélange disparate allant de l’extrême gauche aux libéraux en passant par le mouvement nationaliste « Les Russes ». « Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev ont fait une découverte très désagréable pour eux aujourd’hui. La Russie a un peuple », a déclaré Sergueï Mitrokhine, chef du parti libéral d’opposition Iabloko. « Nous sommes le peuple ! », lui a répondu la foule.

Le centre ville de Moscou bouclé

Les informations provenant de la capitale ne disent pas encore si les élèves des lycées de Moscou, qui se sont vus imposer un contrôle de russe à l’heure de la manifestation, ont séché les cours pour rejoindre les opposants. Ou si les Moscovites ont suivi à la lettre les recommandations du chef des services sanitaires russes, qui a invoqué l’épidémie de grippe pour dissuader la tenue de rassemblements favorables à la propagation de la maladie.

Le centre de la capitale était cadrillée par une concentration sans précédent de forces de l’ordre, avec des centaines de camions de policiers anti-émeutes et de fourgons cellulaires, de part et d’autre du Kremlin, aux accès de la Place Rouge, près du siège du FSB (ex-KGB) sur la place de la Loubianka, jusqu’à la Place Pouchkine et sur un pont franchissant la Moskova. Un hélicoptère survolait en outre le centre-ville à basse altitude.

À Saint-Pétersbourg, la police a évalué à 10 000 le nombre de manifestants, rassemblés en début d’après-midi, sur la place Pionnierskaïa dans le centre de l’ex-capitale impériale.

Plus tôt dans la journée, des manifestations se sont également tenues dans les villes de l’Extrême-Orient du pays. « Annulez les résultats des élections! » et « Les falsificateurs en prison ! », réclamaient environ 500 manifestants à Vladivostok, le port russe de la côte Pacifique, à sept fuseaux horaires de Moscou.

A Khabarovsk, une autre ville importante de la région, 400 personnes ont manifesté et environ 50 personnes ont été interpellées, selon un responsable du parti communiste.

Des manifestations, rassemblant entre des centaines et des milliers de personnes, ont également été signalées notamment à Blagovechtchensk, Tchita, Tomsk, Barnaoul, Orenbouret, Kemerovo et Oulan-Oudé (villes de Sibérie), de même qu’à Tcheliabinsk dans l’Oural.

Pendant ce temps, le Journal officiel russe publiait, samedi, les résultats officiels des élections, confirmant la victoire du parti au pouvoir Russie unie avec 49,32 % des voix et une majorité absolue de 238 mandats sur 450 à la Douma (chambre basse).

Répondant notamment à de nombreux appels sur les réseaux sociaux, ces contestataires, dont le nombre est inédit depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, ont été tout la semaine dispersés sans ménagement par la police russe. Quelque 1600 personnes ont ainsi été interpellés à Moscou et Saint-Pétersboug depuis dimanche dernier.

Le Monde AFP

Voir aussi : Rubrique Russie, Législatives en RussiePoutine revient…fichons le camp !,