Sondages : Un procès pour intimider les chercheurs ?

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Transition Autoritaire : « Un petit prof de fac » – Alain Garrigou, enseignant-chercheur en sciences politiques, assigné par Patrick Buisson, conseiller spécial de l’Elysée et dirigeant de Publifact.

Le lundi 22 novembre 2010 avaient lieu les plaidoiries de l’affaire opposant M. Patrick Buisson à notre collaborateur Alain Garrigou (1) et au journal Libération. Le dirigeant de l’institut de sondages Publifact, conseiller de la présidence de la République, ancienne plume du journal d’extrême droite Minute, assignait, en effet, pour « diffamation », ce professeur de science politique de l’université de Paris-Ouest-Nanterre, spécialiste des sondages, et le journal lui ayant consacré un entretien. Dans Libération daté du 6 novembre 2009 (2), M. Garrigou aurait « franchi la ligne rouge », comme n’a eu de cesse de le soutenir durant sa plaidoirie Me Gilles William Goldnadel, avocat de M. Buisson, en tenant les propos suivants : « Pourquoi l’Elysée paie-t-il beaucoup plus cher en passant par lui [Patrick Buisson] au lieu de les acheter à moindre prix directement ? Et pourquoi laisser Buisson se faire une marge de 900 000 euros sur son dos ? Soit c’est un escroc, soit un petit soldat qui constitue un trésor de guerre pour payer des sondages durant la prochaine campagne électorale sans que ce soit visible dans les comptes de campagne du futur candidat Sarkozy. » Pour ces motifs, Me Goldnadel demandait, en plus de la reconnaissance du délit de diffamation publique à l’encontre de M. Buisson, le paiement de la somme de 100 000 euros, à titre de dommages et intérêts, par les prévenus.

Dans un contexte de mise en question publique des pratiques de l’Elysée en matière de sondages, ce procès ne pouvait que revêtir un caractère politique. Ainsi, dans sa plaidoirie, Me Goldnadel, expert dans l’art de poursuivre en justice pour « diffamation » et « antisémitisme » les auteurs de propos qui relèvent le plus souvent de la liberté d’expression ou de recherche (« Affaire Morin » (3)), ne manquait pas de critiquer à la fois la partie II, alinéa C, du rapport de juillet 2009 de la Cour des comptes (4) ; les « agitateurs » des débats relatifs à la mainmise de M. Nicolas Sarkozy sur les médias et M. Garrigou, « un universitaire placé dans une situation d’anobli », « se laissant aller dans une telle ire », vivant dans « un sentiment d’impunité » et « roulant dans la fange ! » le conseiller du président de la République. « Nous disons “non !”, c’est impossible de laisser passer cela, même lorsque l’on a le cuir tanné » poursuivait Me Goldnadel, rappelant « l’énormité » du propos de M. Garrigou. « Comment l’exercice des sondages serait-il constitutif d’escroquerie ? », demandait-il au tribunal, innocemment, avant de s’en prendre plus virulemment au prévenu : « Garrigou ne pensait pas du tout aux sondages », « C’est une véritable escroquerie intellectuelle vis-à-vis de la Nation », « une inversion des normes invraisemblable ». Selon lui, en effet, la présomption d’innocence de M. Buisson aurait été « foulée aux pieds » dès le départ, et ce dernier représenterait en outre un martyr d’une « autointoxication » et d’une « guerre des médias ». « M. Garrigou aurait pu être beaucoup plus prudent », indiquait-il avant de fustiger la « perversion intellectuelle » que représenterait la pétition que cent universitaires ont signée pour l’appuyer (5). « Il y a là-dedans, concluait Me Goldnadel, un esprit de caste ! J’aimerais que l’on m’explique pourquoi un universitaire ne pourrait pas être poursuivi en justice ? Est-ce que je suis en train d’étrangler la liberté de la presse ? ».

Les plaidoiries d’Alain Garrigou et de son avocate ont ramené la focale sur l’importance du débat sur les sondages – « débat d’intérêt général », a rappelé Me Caroline Mécary – qui concerne tout à la fois l’utilisation de l’argent du contribuable et la liberté d’expression. Quant aux propos tenus, ils le furent de « bonne foi » et correspondent bien à une attitude descriptive, sans jugement de valeur, de l’universitaire nanterrois, exprimée sous la forme d’un jugement hypothético-déductif.

Le résultat du délibéré des juges, le 19 janvier 2011, est particulièrement attendu, notamment par la communauté universitaire et de nombreux citoyens venus soutenir M. Garrigou lors de l’audience. Il posera en effet la question de la liberté de la recherche (6).

Jeremy Mercier (Le Monde Diplomatique dec 2010)

 

(1) Alain Garrigou a notamment publié L’ivresse des sondages (La Découverte, Paris, 2006). Il coanime l’Observatoire des sondages, qui sera prochainement hébergé par Le Monde diplomatique.

(2) « “Les sondeurs violent tous les principes déontologiques qu’ils défendent” », Libération, 6 novembre 2009.

(3) Suite à sa tribune « Israël-Palestine : le cancer », publiée dans Le Monde, le 4 juin 2002, et cosignée par Danièle Sallenave et Sami Naïr, Edgar Morin était poursuivi pour antisémitisme par Me Goldnadel. Ce dernier fut heureusement débouté par la Cour de Cassation, qui, jugeant que les opinions exprimées relevaient « du seul débat d’idées ». Lire « Edgar Morin, juste d’Israël ? », par Esther Benbassa, octobre 2005.]

(4) Rapport remis par le premier président de la Cour des comptes à M. Nicolas Sarkozy, président de la République, le 15 juillet 2009, « Gestion des services de la présidence de la République (service 2008) » (PDF), page 11. Cette partie, relevant une anomalie et une dépense exorbitante de 1,5 millions d’euros en frais de sondages de la part de la présidence de la République, ne satisfaisait pas Me Goldnadel, selon lequel l’opinion de M. Buisson aurait dû être entendue. Ce rapport, selon lui, a le défaut de ne pas être « contradictoire ».

(5) « Tu critiques ? Gare au procès ! », Fondation Copernic, 24 janvier 2010.

(6) « Un procès politique en 2010 » (PDF), par Alain Garrigou, Association française de science politique (AFSP), janvier 2010.


«Les sondeurs violent tous les principes déontologiques qu’ils défendent»

 Interview

Alain Garrigou, universitaire, participe à l’Observatoire des sondages :

Par LILIAN ALEMAGNA

sondagesMembre de l’Observatoire des sondages, Alain Garrigou est professeur de sciences politiques à l’université Paris-Ouest-la Défense-Nanterre. Il est l’auteur de l’Ivresse des sondages (la Découverte, 2006).

Quelles observations faites-vous sur les listings de l’Elysée ?

Tous les prix sont faramineux… Par exemple, 8 000 euros pour un simple verbatim qui est censé faire une seule page ! C’est une vraie pompe à finances. L’Elysée défend le choix d’OpinionWay par Patrick Buisson [directeur de Publifact et conseiller du Président, ndlr] pour la rapidité des études Internet. Or, ils oublient de préciser que les sondages en ligne sont surtout réputés pour être moins chers ! Pourquoi l’Elysée paie beaucoup plus cher en passant par lui au lieu de les acheter à moindre prix directement ? Et pourquoi laisser Buisson se faire une marge de 900 000 euros sur son dos ? Soit c’est un escroc, soit c’est un petit soldat qui constitue un trésor de guerre pour payer des sondages durant la prochaine campagne électorale sans que ce soit visible dans les comptes de campagne du futur candidat Sarkozy.

Que révèle cette affaire sur le monde des sondages ?

Elle montre l’ampleur de la bulle sondagière qui doit éclater. Les sondeurs accumulent les entorses aux règles pour tenter d’asseoir leur légitimité. Ils violent tous les principes déontologiques qu’ils défendent et en sont à truquer les chiffres. Prenez l’exemple du sondage OpinionWay début mai sur la cote de popularité des chefs d’Etat européens. Pour éviter que le résultat de Sarkozy passe sous les 50 %, ils ont enlevé les réponses des Français et n’ont pas fait non plus de péréquation selon la population des pays ! Le sondage doit être un instrument de connaissance qui aide à la légitimité et la rationalité de la démocratie. C’est devenu un moyen de faire advenir les choses, un instrument d’image, de publicité, pour les instituts.

Il existe une commission des sondages…

Mais elle ne fait rien du tout ! Elle ne contrôle plus rien. En juillet, lorsque l’affaire des sondages de l’Elysée a éclaté, elle s’est dite incompétente.

L’Elysée semble jouer le jeu de la transparence, c’est une bonne chose, non ?

Ils en sont bien obligés. Ils ont été pris le doigt dans le pot de confiture par la Cour des comptes… Aujourd’hui, Christian Frémont [directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, ndlr] à l’air de vouloir mettre de l’ordre. Reste à s’assurer qu’ils ne vont pas inventer autre chose.

Tout est à revoir dans ce monde des sondages ?

Il faut commencer par supprimer la commission des sondages et laisser le marché se réguler. Cela redonnera du poids à la critique scientifique. Les sondages en ligne rémunérés doivent être interdits. La commission d’enquête demandée par les socialistes doit voir le jour pour faire éclater cette bulle des sondages. Tous les instituts y ont intérêts, il en va de leur crédibilité.
Libération 06/11/10
Source  Terra, Libération, Le Monde Diplomatique
Voir aussi : rubrique Opinion rubrique Médias rubrique Justice

Délinquance économique : l’impunité s’accroît en France

biglutte-delinquance-financiere_jpgQue n’a-t-on pas entendu en 2008 et 2009 à propos de la crise économique et financière et de la nécessité de « moraliser le capitalisme ». De beaux discours assurément. Mais les faits sont têtus. Il y a soixante-dix ans, le sociologue américain Edwin Sutherland s’interrogeait déjà sur le traitement modéré réservé à la délinquance en col blanc : des « actes commis par des individus de statut social élevé en rapport avec leurs activités économiques et professionnels », qui sont bien des actes délinquants mais qu’« on traite comme si ce n’était pas le cas avec pour effet et peut-être pour but d’éliminer tous les stigmates faisant référence au crime ». Et nous allons montrer non seulement que la France contemporaine vérifie la règle, mais encore que les pouvoirs publics actuels accordent une impunité croissante à la délinquance économique et financière.


Le processus de pénalisation de la vie économique engagé au début du XXe siècle a concerné d’abord les infractions en rapport avec la consommation (loi sur les fraudes, 1905), puis les détournements commis par les responsables d’entreprise (abus de biens sociaux) et, enfin, la vie des sociétés suivie des marchés financiers et de la Bourse dans les années 1960-1970. Mais ce mouvement a été inversé ces dernières années au nom d’un risque pénal incohérent et imprévisible qui menacerait les activités économiques. De fait, la vie des sociétés est dépénalisée au profit de la gouvernance d’entreprise qui inspire les lois sur les nouvelles régulations économiques ou la sécurité financière votées au début des années 2000.

Ces lois abrogent des dizaines d’infractions représentant plus de la moitié des sanctions pénales du droit des sociétés. Le résultat est net. Aujourd’hui, les condamnations en rapport avec la législation économique et financière représentent moins de 1 % de la délinquance sanctionnée par les tribunaux.

Pourtant, certains voudraient aller encore plus loin ! Après son élection, Nicolas Sarkozy déclarait à l’université d’été du Medef : « La pénalisation de notre droit des affaires est une grave erreur, je veux y mettre un terme. » La commission constituée dans ce but (Rapport Coulon, 2008) a cependant conclu que, après la « phase récente de reflux », il ne restait plus grand-chose à dépénaliser.

Alors que les médias informent régulièrement sur les contournements des règles fiscales, environnementales ou autres qui sont devenus des ressources quasi ordinaires de l’activité économique, la vie des affaires n’est pas vraiment menacée par la justice pénale. En voici quatre preuves.

1 – Force est de constater l’effondrement progressif de ce domaine d’investigation par les services de police et de gendarmerie. Ces services, qui traitaient il y a vingt ans 100 000 faits annuels en rapport avec la législation économique et financière (banqueroute, abus de biens sociaux, etc.), ont divisé leur activité par cinq.

2 – Durant les vingt dernières années, on constate une stabilité, voire une diminution, du nombre de condamnations prononcées par la justice en matière économique et financière : 28 497 en 1990, 27 152 en 2008 (dernier chiffre disponible).

3 – Autre indication de la prudence des tribunaux : la mise en oeuvre de la responsabilité pénale des personnes morales. Cette innovation introduite en 1994 vise à sanctionner les entreprises fautives. Dix ans après son entrée en vigueur, l’étude montre que sa mise en oeuvre reste timide. Moins d’un millier d’entreprises sont poursuivies et, lorsqu’elles le sont, un quart bénéficie d’une relaxe, soit un taux six fois supérieur à celui observé pour les personnes physiques. Et si elles sont condamnées, les sanctions sont légères : la moitié des amendes prononcées n’excède pas 3 000 euros, alors que le code pénal prévoit pour les personnes morales des peines d’un montant cinq fois supérieures à celles des personnes physiques.

4 – Le nombre d’infractions constatées par d’autres administrations comme celles des impôts, du travail ou de la consommation et de la concurrence, est également stable, voire en diminution, depuis les années 2000. Par exemple, les inspecteurs du travail qui dressaient jusqu’à 30 000 procès-verbaux par an à la fin des années 1990, en ont rédigé 15 000 en 2007 : moitié moins.

Parallèlement, les dispositifs spécifiques de lutte contre la délinquance économique et financière sont en voie de démantèlement tandis que, depuis la loi Perben 2 (2004), les enquêtes sont de plus en plus contrôlées par les procureurs au détriment des juges d’instruction.

Après la série d’affaires des années 1990, des pôles économiques et financiers regroupant les magistrats spécialisés avaient été mis en place pour traiter des affaires complexes ayant souvent des ramifications internationales. Or ces pôles sont privés de moyens et, tout comme les services de police spécialisés, frappés par de nombreux départs. « Ça sent la fin », déclarait le juge Van Ruymbeke, le parquet ne leur confiant plus d’instruction. Alors que plus d’une centaine d’informations étaient ouvertes chaque année au pôle financier parisien au milieu des années 2000, on n’en comptait plus qu’une douzaine en 2009.

La main du parquet pèse également sur les informations déclenchées par la constitution de partie civile de particuliers. Cette voie qui a longtemps constitué une ressource importante pour la mise en mouvement de l’action judiciaire (elle a permis par exemple d’ouvrir l’affaire Elf) se raréfie. Les informations passent désormais par le filtre du procureur. Conséquence, leur nombre a chuté de 46 en 2007 à 7 en 2008. L’enquête préliminaire contrôlée par un procureur soumis à son ministre est désormais la voie privilégiée, comme l’a encore montré récemment l’affaire Bettencourt.

Force est donc de constater que, derrière les discours, la délinquance économique et financière est de moins en moins contrôlée et sanctionnée en France. Les discours sont du reste compréhensifs lorsqu’il s’agit de ces délinquances. Ils mettent volontiers en avant la primauté de l’effectivité des règles sur le droit de punir, se demandent si la sanction doit être la contrepartie nécessaire du comportement interdit ou s’interrogent sur les effets d’une « punitivité excessive » sur la régulation économique et sociale.

Des arguments qui tranchent avec ceux destinés aux habitants des quartiers populaires, qui sont au contraire l’objet d’une surenchère verbale continue et d’une frénésie législative. Aux uns le pouvoir actuel promet la « guerre », aux autres il promet d’être compréhensif. C’est ce que l’on appelait encore, il n’y a pas si longtemps, une justice de classe. Quel autre mot peut convenir ?

Thierry Godefroy et Laurent Mucchielli, chercheurs au CNRS


Voir aussi : Rubrique Justice Les 40 ans du SM, rubrique Montpellier Petit-Bard S’achemine-t-on vers une incroyable indulgence ? ,  rubrique On line dépénalisation du droit des affaires ,

Commentaire : Des arguments qui tranchent avec ceux destinés aux habitants des quartiers populaires, qui sont au contraire l’objet d’une surenchère verbale continue et d’une frénésie législative. Aux uns le pouvoir actuel promet la « guerre », aux autres il promet d’être compréhensif. C’est ce que l’on appelait encore, il n’y a pas si longtemps, une justice de classe. Quel autre mot peut convenir ?

Karachi dix-huit ans après le dossier avance…

Affaire Karachi le sous-marin remonte lentement à la surface

Affaire Karachi le sous-marin remonte lentement à la surface

Aux frontières du politique, du renseignement et des ventes d’armes, l’affaire de Karachi est complexe.

Voici quelques liens pour y voir plus clair :

Une synthèse du Monde retrace les évènements sur 18 ans.

« L’autre affaire qui affole l’Elysée », vidéo sur le travail d’investigation réalisée par Fabrice Lhomme et Fabrice Arfi, de Mediapart, sur cette affaire.

Le rapport de la mission d’information parlementaire sur l’attentat du 8 mai 2002 (pdf)

La note de Bercy désapprouvant le contrat de vente des sous-marins (pdf), sur Mediapart.

– Les contrats de consultants signés entre Takkiedine et la DCN, sur Bakchich.info.

« On nous appelle les Karachi », critique du livre écrit par les familles des victimes de l’attentat.

– Le site des familles des victimes contient de nombreux liens sur l’affaire.

Voir aussi : Rubrique Affaires : L’UMP refuse de communiquer les documents à la justice, Sarkozy mis en cause par la police luxembourgeoise , Attentat Karachi, Le parlement se couche, Chronologie ,

Derrière les morts du Mediator, des soupçons de collusion

medicsLe Mediator, un médicament pour diabétiques en surpoids produit par les laboratoires Servier et interdit depuis novembre 2009, aurait causé entre 500 et 1 000 morts, selon l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps). Mardi, cette agence a recommandé aux personnes ayant suivi un traitement à base de Mediator pendant plus de trois mois de consulter leur médecin. Mardi après-midi, Xavier Bertrand a appelé « tous ceux qui ont pris du Mediator » à « consulter un médecin ». L’avocat de plusieurs victimes évoque un « scandale sanitaire », alors que des connaisseurs du dossier dénoncent une interdiction trop tardive du médicament et le rôle joué par l’Afssaps elle-même. Le Mediator est un médicament réservé à l’origine aux diabétiques en surpoids. Son effet coupe-faim en a peu à peu fait l’un des médicaments les plus prescrits aux patients souhaitant maigrir. La molécule benfluorex, qui fait partie de la famille des fenfluramines et rentre dans la composition du Mediator, appartient à une famille cousine des amphétamines. Le médicament est commercialisé depuis 1976 par le groupe Servier — deuxième groupe pharmaceutique français après Sanofi-Aventis. Il a longtemps été l’un des produits phare du laboratoire : 88 % des ventes mondiales ont été réalisées en France (en 2007, il était le 44e médicament le plus vendu dans l’Hexagone) ; deux millions de patients français en ont pris entre 1976 et 2009, selon les chiffres du député socialiste Gérard Bapt, qui a travaillé sur le sujet ; 7 millions de boîtes étaient encore vendues en 2009 et remboursées par l’assurance-maladie à hauteur de 65 %. Selon les estimations de M. Bapt, qui a travaillé sur le sujet, ce médicament aura généré un chiffre d’affaires de 1 milliard d’euros pour le groupe Servier.

En un peu plus de trente ans, entre 500 et 1 000 personnes seraient mortes des pathologies liées à la prise du médicament : ces données proviennent d’une estimation de la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) et ont été relayées par l’Afssaps. Selon la même source, les effets secondaires du Mediator sont graves — maladies des valves cardiaques ainsi que des cas rares d’hypertension pulmonaire. Ils perdurent au-delà de la période de prise du médicament et entre 150 et 250 hospitalisations seraient directement liées à une toxicité du Mediator chaque année en France. Pour l’avocat Charles Joseph-Oudin, qui représente douze victimes qui ont décidé d’attaquer le laboratoire Servier, ces chiffres confirment l’existence d’un « scandale sanitaire majeur ». En 1997, le New England Journal of Medicine publie un article détaillant les effets nocifs du dexfenfluramine sur les valves cardiaques. La même année, les fenfluramines — dont le célèbre coupe-faim Isoméride, également vendu par Servier — sont interdites aux Etats-Unis et en Europe. Le Mediator, qui n’est commercialisé qu’en Europe, échappe à l’interdiction, alors même que sa parenté avec les coupe-faim interdits est connue.

Le médicament est finalement retiré du marché français le 30 novembre 2009 par l’Afssaps, et la décision définitive d’interdiction prise le 14 juin 2010 par l’Agence européenne du médicament. L’interdiction fait notamment suite aux travaux menés à partir de 2006 par le docteur Irène Frachon qui mettent en évidence le rôle du Mediator dans les valvulopathies diagnostiquées chez les patients utilisant le médicament. Cette pneumologue au CHRU de Brest a raconté dans un livre — Mediator 150 mg (Editions-dialogues.fr) présenté dans Le Monde en juillet 2010 — l’inertie des autorités sanitaires et la façon dont le laboratoire Servier s’est employé à repousser l’interdiction. Lequel laboratoire obtiendra de la justice, en juin, le retrait du sous-titre du livre au motif qu’il causerait des dommages aux laboratoires Servier… si le médicament était remis en vente.

C’est la question que pose sans relâche le député Gérard Bapt, par ailleurs médecin cardiologue. « Pourquoi le Mediator échappe-t-il [en 1997] à la proscription générale des fenfluramines ? Son appartenance à cette famille était pourtant anciennement connue !, écrivait-il en août 2010 dans une tribune au Monde. Le premier cas de valvulopathie sous Mediator est décrit en France en 1999, sans qu’une suite soit donnée. Le premier cas espagnol décrit en 2003 amène son interdiction dès 2005. Deux ans plus tard, Servier ne demandera pas le renouvellement de l’AMM [autorisation de mise sur le marché délivrée par l’Afssaps] en Italie. En France, (…) il est seulement demandé de nouvelles études. » Directement mise en cause, l’Afssaps se défend. Selon Fabienne Bartoli, l’adjointe du directeur général, « l’établissement a mis le médicament sous surveillance dès 1997, mais a concentré ses recherches sur les cas d’hypertension artérielle-pulmonaire, et non sur les pathologies des valves cardiaques », celles que provoque majoritairement le Mediator. Mais pour l’avocat Charles Joseph-Oudin, l’Afssaps a surtout joué le jeu du laboratoire Servier, contestant toutes les études qui auraient pu mener à une interdiction plus rapide.

Un avis que le député Bapt partage, évoquant une « insensibilité française au risque » : « Nous avons été le dernier pays au monde à interdire le Distilbène. » Dans le cas du Mediator, « l’Afssaps prétend n’avoir pas trouvé de raisons d’interdire le médicament. Mais si on ne cherche pas, on ne trouve pas : jamais l’Afssaps n’a fait part aux médecins de ses doutes, alors que ce sont eux qui, par leur nombre et leur proximité avec le patient, peuvent fournir les informations qui permettent d’évaluer la nocivité d’un médicament. Que Servier diffuse des contre-vérités, c’est une chose, mais que l’Afssaps lui serve de relais… »

Cette mission est au cœur du travail de cet établissement public, mais de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer son fonctionnement, estimant que celui-ci ne garantit pas une prise de décision indépendante. C’est notamment le cas d’Irène Frachon, qui a dû mener de son propre chef les études ayant amené à l’interdiction du Mediator puis batailler pour se faire entendre pendant de longs mois : « Les raisons de ce retard sont multiples, mais reposent essentiellement sur une gestion qui n’est pas satisfaisante des conflits d’intérêts au sens large et des pressions » au sein de l’Afssaps, explique-t-elle dans un chat au Monde.fr.

En cause dans ces « pressions » évoquées par la praticienne, le financement de l’organisme. En 2005, une commission d’enquête du Sénat avait dénoncé le désengagement de l’Etat dans cette structure censée pourtant être indépendante : « En 2003, les ressources de l’Afssaps provenaient pour 83 % de l’industrie pharmaceutique et pour seulement 6,4 % de l’Etat » écrivait la commission d’enquête. Conclusion des sénateurs : « N’étant plus soutenue financièrement par l’Etat, l’Afssaps n’ose plus prendre de décisions contrariant un tant soit peu les intérêts immédiats des firmes. (…) La préservation de la santé de l’industrie pharmaceutique semble ainsi passer avant celle des patients. » Aujourd’hui, l’Afssaps dépend à 100 % des laboratoires pour vivre, même si, rappelle Fabienne Bartoli, cet argent est récolté par l’Etat via une taxe puis attribué à l’établissement, « exactement comme l’impôt ».

Gérard Bapt critique quant à lui à le climat d’« opacité » dans lequel les décisions de l’agence sont prises, et leur caractère « anonyme ». Il dénonce surtout la « collusion » existant entre les laboratoires pharmaceutiques et les organismes de contrôle : « Le trésorier de la société française de pharmacologie, qui a plus que son mot à dire dans les interdictions, est le directeur scientifique de Servier ; M. Servier lui-même a été fait grand-croix de la Légion d’honneur par Sarkozy… [le 31 décembre 2008]«  Autre exemple apporté par M. Bapt et développé dans ce courrier adressé en août au directeur général de l’Afssaps, Jean Marimbert : Gérard Bapt y fait part de sa « stupeur » d’avoir découvert que des courriels échangés entre deux membres de la commission d’autorisation de mise sur le marché au sujet du Mediator et des travaux d’Irène Frachon étaient également adressés « aux représentants du laboratoire Servier ». Des mails envoyés « sous le coup de la colère d’avoir été traînés dans la boue », justifie Fabienne Bartoli, colère que les deux membres voulaient partager avec leurs « pairs » du groupe pharmaceutique. Me Charles Joseph-Oudin, qui estime que « la question de la collusion se pose dans cette affaire », dit de son côté « envisageable » de poursuivre l’Afssaps dans ce dossier où le groupe Servier est déjà poursuivi au civil.

Benoît Vitkine Le Monde

Voir aussi Rubrique Santé Guerre mortelle aux kilos superflus, Entretien avec Patrick Pelloux, On line, D’autres scandales sanitaires

La corruption se propage dans le monde

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Près de 75 pour cent des Etats ont de gros problèmes de corruption. C’est ce qui ressort du récent Index de la perception de la corruption de Transparency International. La France se classe au vingt cinquième rang mondial , pas de quoi se réjouir des résultats…

Voir aussi : Rubrique Affaires