Le festival a édifié Montpellier comme un acteur majeur du rayonnement du cinéma méditerranéen. La vague 2014 charrie 250 films qui déferleront du 25 octobre au 1er novembre.
Le festival international du Cinéma méditerranéen de Montpellier qui se tient à l’automne est le principal festival du septième art de la ville. C’est aussi la plus importante rencontre de cinéma consacrée aux films de la Méditerranée. On y découvre tous les films produits dans le bassin méditerranéen. Cette année, du 25 octobre au 1er novembre, pas moins de 250 films, issus de 19 pays, seront projetés sur les 900 films reçus par le festival. Beaucoup ne seront pas distribués. Depuis sa création en 1979 avec le soutien de Georges Frêche, le festival a su s’adapter aux évolutions du paysage cinématographique tout en conservant l’esprit cinéphile de ses fondateurs Henri Talvat, l’actuel président, et Pierre Pitiot décédé cette année. « Cette 36e édition lui est dédiée*» a précisé le directeur Jean-François Bourgeot qui assume solidement la relève.
Identité et crise
Avec la lumière que les réalisateurs aiment venir capter dans notre région, Cinemed fait de Montpellier un territoire du 7e art. La force et la reconnaissance du festival sont intrinsèquement liées à son identité, à son ouverture, à sa capacité à défricher et à montrer les films à travers la compétition et le panorama. Ce qui fait sens et lien tout autour de la Méditerranée définit la culture commune proposée par Cinemed. Cet aspect essentiel a fait connaître le festival montpelliérain sur toutes les rives de la Grande bleue et au-delà. A cela s’ajoute un ancrage local, en lien avec la pluralité des racines culturelles. La région Languedoc-Roussillon est un des pôles nationaux d’immigration les plus importants. Son histoire révèle une présence italienne ancienne, et des vagues migratoires espagnoles, algériennes, marocaines, et plus récemment balkaniques, kurdes… Ce pourquoi, la majeure partie du public (75% des spectateurs habitent dans l’Agglo) ne répond pas aux critères de marketing meanstream du cinéma US mais bien à un attachement culturel. Ce goût pour la curiosité et la différence peut se révéler un atout de poids dans un contexte budgétaire tendu. Lorsque le nouveau délégué à la culture de l’Agglo Bernard Travier évoque la « nécessité d’un changement » pour aller à la recherche « d’autres publics », notre réflexe naturel serait de croiser les doigts pour qu’il ne jette pas le bébé avec l’eau bleue du bain, d’autant que la reconnaissance du Cinemed lui permet d’irriguer toute une série d’actions qualitatives dans l’Agglo.
Les jeunes et le ciné
Pour cette 36e édition, Cinemed met l’accent sur la jeunesse. L’action en direction des jeunes est un point fort du festival qui divulgue depuis des années un regard riche sur la culture du bassin méditerranéen. L’écho auprès du jeune public passe par une programmation spécifique proposée dans les écoles de 31 communes. Elle concerne 70 000 élèves. Durant le festival, huit films ou dessins-animés seront projetés. Des classes pédagogiques cinéma-audiovisuel sont proposées aux enseignants et lycéens durant l’année. Elles aboutissent au Festival de film lycéen qui présente une sélections de huit films. Enfin comme chaque année, Cinemed accueille 30 lycéens des classes L venus de la France entière qui suivront un stage autour de l’oeuvre de Jacques Audiard. On note les premiers pas de Disney dans la programmation avec un film animalier comme cheval de Troie mais l’on pourra se consoler avec le coup de projecteur sur la nouvelle vague du cinéma grec et l’hommage à l’actrice française Leila Bekhti.
JMDH
Moments forts.
La jeunesse s’illustrera dès l’ouverture par la programmation du second film de Mélanie Laurent Respire, qui aborde le thème de l’amitié chez les ados. Une bonne partie du film a été tournée dans la région à Béziers. Dans le cadre de la soirée hommage à Pierre Pitiot on retrouvera deux magistrales comédies italiennes : Mes chers amis de Mario Monicelli et Le grand embouteillage de Luigi Commencini. Du côté des incontournables à (re)découvrir absolument, l’hommage à Antonio Pietrangeli, observateur attentif de la société italienne et de l’émancipation féminine et celui rendu à Luis Garcia Berlanga qui a signé une des oeuvres les plus politiquement engagées contre le pouvoir franquiste. Et bien sûr les films en compétition toujours riches en surprises et en renouveau.
Comme pour tous les fleurons qui ont fait de Montpellier un lieu de culture et de création reconnu en Europe, le temps est incertain à moyen terme pour la danse contemporaine dans la capitale héraultaise. Les structures sont là, mais c’est le pragmatisme qui sert de nouveau référentiel dans l’esprit politique de la nouvelle génération. Ce processus, ponctué d’objectifs à court terme, relègue les ressources humaines, seules garantes de la qualité artistique, au dernier rang des priorités.
On sait pourtant combien cette mise en tension s’avère un mauvais calcul y compris économique mais la culture est devenue un espace électoral à investir où les discours peu rigoureux se succèdent tantôt sur la décadence de l’art et des institutions tantôt sur l’échec de la démocratisation qui justifie toujours des économies et un nivellement par le bas.
Dans ce contexte, le directeur de Montpellier Danse Jean-Paul Montanari choisit de construire sa nouvelle saison « sous le signe du dialogue et de l’échange. » Une douzaine de spectacles* est proposée répondant à un savant équilibre artistique et budgétaire. Montpellier Danse affiche également cette année la volonté d’intensifier les relations de travail avec l’Opéra et l’Orchestre National, le CDN et le CCN.
Avant-goût de belles promesses
En ouverture de saison, Angelin Preljocaj qui a fait les frais de la mobilisation des intermittents et précaires au début du Festival Montpellier Danse, revient présenter Empty moves (parts I, II & III). Après la journée de grève programmée le 16, on pourra apprécier les 21 et 22 octobre sa construction non narrative inspirée de la performance de John Cage autour du texte La désobéissance civile de Henry-David Thoreau.
A découvrir en novembre Matadouro, spectacle invité en collaboration avec le CDN HTH. C’est le troisième volet d’une trilogie signée par le chorégraphe brésilien Marcelo Evelin entamée avec Sertao (2003) puis Bull Dancing (2006). Privilégiant une gestuelle simple, le spectacle installe une bataille silencieuse tandis qu’en fond sonore résonnent les notes du Quintette à cordes en do majeur de Schubert. Une course de 57 minutes qualifiée par le chorégraphe Marcelo Evelin de «bataille contre l’ennui intérieur installé en nous.»
Maguy Marin sera de retour en mars avec Singspiele proposé en partenariat avec le Théâtre de La Vignette. Un spectacle incarné par le comédien David Mambouch avec qui la chorégraphe a travaillé en étroite collaboration. Entre chorégraphie, théâtre et tableau vivant.
JMDH
w * Au programme Danzaora y Vinàtica de Rocio Molina, Contact de Philippe Decouflé, X Rotonda de Patrice Barthès, So Blue de Luise Lecavalier, Sauce/Hachia/ Va, vis et deviens, Now de Carolyn Carlson, Pixel de Mourad Merzouki, Je suis fait du bruit des autres, collectif 2 temps 3 mouvements, d’après une histoire vraie de Christian Rizzo.
Source : La Marseillaise, L’Hérault du Jour 04/10/2014
L’Académie Goncourt a dévoilé sa deuxième sélection de huit romans, en lice pour le plus prestigieux prix littéraire français, décerné le 5 novembre. David Foenkinos et Eric Reinhardt toujours dans la course.
L’Académie Goncourt a dévoilé mardi sa deuxième sélection de huit romans, en lice pour le plus prestigieux prix littéraire français, décerné le 5 novembre, dans laquelle figurent notamment les titres remarqués de David Foenkinos et Eric Reinhardt. La première sélection, annoncée le 4 septembre, comportait quinze romans.
Voici la sélection par ordre alphabétique d’auteurs:
Parmi les livres retenus par le jury, présidé depuis janvier par Bernard Pivot, les femmes sont à l’honneur, que ce soient les romancières, Pauline Dreyfus, Clara Dupont-Monod et Lydie Salvayre, ou les thèmes des romans.
Le Sud-africain Deon Mayer signe Kobra (ed Seuil) et 7 jours (éd Point).
Dans le dernier Deon Mayer Kobra (Seuil 2014) Benny Griessel, membre de l’unité d’inspecteurs sud-africains surnommés les Hawks (Faucons) est toujours rivé sur le nombre de jours d’abstinence après 13 ans d’alcoolisme lié à son passé de flic durant l’apartheid. Sur la piste d’un mystérieux britannique Paul Anthony Morris, Benny et ses collègues ont pour seul indice : des douilles de cartouches gravées d’une tête de cobra. Dès le début, Benny se heurte à la réticence du consulat et de sa hiérarchie. Quand le disparu, se révèle être l’inventeur d’un logiciel permettant de repérer le parcours de l’argent sale dans les transactions financières mondiales, les choses se compliquent. Rencontre avec l’auteur afrikaner de roman noir à l’occasion de la présentation de son livre à Montpellier.
Votre livre est très bien ficelé avec une intrigue qui tient en haleine, pourquoi avoir choisi le thème mondial de l’argent sale et le contextualiser en Afrique du Sud ?
La sphère financière est l’objet d’une somme incroyable de manipulations. C’est un phénomène international qui concerne tous les pays à des degrés différents et bien-sûr l’Afrique du Sud, où l’on observe une grosse croissance des produits de télécommunication et d’information connectés à Internet. Aujourd’hui, on peut tout faire à partir d’un simple téléphone mobile ce qui redessine en partie les zones d’influence et de pouvoir. Cela me fascine.
En toile de fond de l’action, vous évoquez l’état de votre pays mais plutôt en creux, pourquoi cette retenue ?
Ma priorité est de faire parler les personnages. Je ne dresse pas un agenda politique, ce serait malhonnête de la part d’un auteur. J’explore le sujet à travers mes personnages ce qui apporte plusieurs points de vues en parallèle et offre une perspective globale.
La disparition du chercheur soulève des réactions différentes, tandis que certains se préoccupent de l’image nationale, d’autres ne font pas confiance au pouvoir pour gérer la situation…
En Afrique du Sud, la police reste très politisée même si elle travaille bien, on l’utilise parfois à des fins politiques. Face à la résonance que prend l’affaire Cobra, on trouve des policiers très soucieux de préserver l’image du pays et d’autres beaucoup plus méfiants. Cela représente des courants d’opinions qui circulent en Afrique du Sud aujourd’hui.
Votre livre laisse filtrer des problématiques sociales comme l’éducation où l’immigration, et politiques comme la question des inégalités…
Durant les vingt dernières années, nous avons fait d’énormes progrès en matière d’éducation. Nous sommes parvenus à un seul système pour tous, le problème demeure la pauvreté qui ne permet pas à tout le monde de suivre une scolarité. Au sud de l’équateur les populations des pays voisins veulent rejoindre l’Afrique du Sud dont l’économie n’est pas assez puissante pour accueillir le flux d’immigrants. C’est comparable à l’Europe.»
A l’heure où la Turquie est présente à la une de l’actualité, lutte contre Da’ech, question kurde et élection triomphale de Recep Tayyip Erdogan à la présidence de la République obligent, il faut se féliciter que des chercheurs nous permettent de prendre un peu de recul pour mieux comprendre les événements en cours. Les éditions Karthala ont récemment publié deux livres importants sur le pays.
Le premier d’entre eux, dirigé par Marc Aymes, Benjamin Gourisse et Elise Massicard, L’Art de l’Etat en Turquie. Arrangements de l’action publique de la fin de l’Empire ottoman à nos jours, dans l’excellente collection Meydan, est issu du programme Transtur (« Ordonner et transiger. Modalités de gouvernement et d’administration en Turquie et dans l’Empire ottoman, du XIXe à nos jours »). Cet ouvrage collectif, résolument pluridisciplinaire, met à mal la mythologie de l’Etat en Turquie. Celui-ci est généralement présumé fort, autoritaire, centralisé, autonome par rapport à la société. Et, en rupture avec l’ancien régime ottoman, il se serait posé en démiurge d’une modernisation au forceps, sur le mode d’une occidentalisation volontariste, dont la laïcité républicaine serait l’expression idéologique, placée sous la haute protection de l’armée.
« Tout faux », ou presque, nous disent les auteurs. La continuité des modes de gouvernement de l’Empire ottoman au régime républicain contemporain est parfois troublante. Si l’armée soutient la laïcité, c’est souvent comme la corde le pendu. Plus généralement, il n’y a pas, entre les institutions républicaines et l’islam, une relation à somme nulle, mais plutôt un accommodement évolutif. Tout Papa sévère qu’il fût, l’Etat n’a cessé d’être à l’écoute des forces sociales et des provinces, notamment par le biais des pétitions, des confréries, et, last but not the least, par celui du clientélisme électoral, dont un véritable système de partis a été l’habitacle depuis les années 1950. De ce fait, il a souvent transigé, et surtout il a été pénétré par des organisations ou des courants religieux, politiques, syndicaux. Aussi n’est-il pas un monolithe. En conséquence, les concepts ou les notions qui sont généralement mobilisés pour l’interpréter, à commencer par ceux de patrimonialisme à propos de l’Empire ottoman, ou de kémalisme et de laïcité au sujet de la République, s’avèrent d’une portée limitée, voire trompeurs. Telle est, à grands traits simplificateurs, la thématique générale de l’ouvrage, que déclinent ses chapitres, sous différents angles.
Il serait trop long et fastidieux de les passer tous en revue. Je me contenterai donc de mettre l’accent sur certaines analyses, de manière un peu arbitraire et subjective. D’entrée de jeu, Benjamin Gourisse récuse, dans le premier chapitre, la représentation de l’Etat turc comme « un ensemble unitaire, capable d’imposer son ordre et ses règlements à la société », comme « une instance souveraine, clairement différenciée par rapport au reste de la société et largement imperméable aux demandes sociales » (p. 11). Il dresse un état des travaux critique, très utile, pour situer cette lecture tant dans la littérature spécialisée sur l’Empire ottoman et la République que d’un point de vue comparatif, au regard des grands débats de la science politique. Il plaide en faveur d’« une analyse relationnelle des sphères étatiques et des forces sociales, afin de caractériser les diverses formes que prend la dialectique socio-étatique en action, dans le temps et sur le territoire » (p. 12).
L’étude des « pratiques concrètes de l’action publique » (p. 11) montre que cette dernière est l’ « objet de négociations sans cesse actualisées » (p. 33). Elle permet à l’auteur de parler des « arrangements par lesquels se réalise l’action publique », au prix de « la communalisation et l’indifférenciation des intérêts publics et privés », et au gré des « usages multiples que peuvent faire les administrés de l’action publique » (p. 33). Elle l’amène à insister sur le rôle central des partis politiques dans ces transactions (p. 25 et suiv.), et à renouveler les « chronologies politiques instituées dans l’analyse du politique en Turquie (p. 33) en adoptant des périodisations plus « longues », de nature à relativiser la « rupture républicaine dans les modes de gouvernement » (p. 22-23).
A la limite, prévaut en définitive l’« hypothèse d’une anarchie d’Etat » (p. 51), qu’avance, dans le chapitre suivant, Marc Aymes, et dont Benjamin Gourisse offre une puissante illustration dans le second ouvrage évoqué, La Violence politique en Turquie. L’Etat en jeu (1975-1980) (Karthala, 2014, collection « Recherches internationales »), en mettant en lumière l’entrisme asymétrique de l’extrême gauche et de l’extrême droite – au profit de la seconde, grâce à sa participation au gouvernement – dans la police, tout au long des années 1970. C’est également la « perspective de la construction identitaire des agents de l’Etat » (p. 71), au XIXe siècle, qui conduit Olivier Bouquet à abandonner tout paradigme téléologique et homogène de la « modernisation ottomane » et de ses acteurs, et notamment à se départir du « déterminisme ethno-confessionel de la modernité ottomane » (p. 72) qui aurait prédisposé les Grecs, les Arméniens, les Juifs à porter les réformes, et les musulmans à les freiner (chapitre 3). Dans les faits, les choses ont été plus mêlées et incertaines. Il en sera de même entre les deux guerres, lorsque la République déléguera à un institut, à l’interface du public et du privé, la mise en œuvre de sa réforme de la langue turque. Emmanuel Szurek qualifie d’« expérimentation camérale » (p. 101) de la politique publique ce mode de décharge (chapitre 4). Même la fameuse « laïcité » (laiklik) a moins été imposée que négociée de manière pragmatique et passablement désordonnée, ou en tout cas évolutive, dans l’administration de l’enseignement de l’islam, explique Nathalie Clayer avec finesse, en soulignant l’hétérogénéité des acteurs kémalistes et l’action propre des religieux eux-mêmes dans l’élaboration et l’application de ces réformes (chapitre 5).
On voit donc que ni le sultan ottoman, fût-il absolutiste à l’image d’Abdülhamid II, ni le gazi Kemal Atatürk ne furent tout puissants et déconnectés des réalités sociales, et ne correspondaient à l’image sombre, ou dorée, qu’une certaine historiographie entretient à leur égard. La force de leur pouvoir pouvait même procéder d’une demande sociale et de la « pression du quartier » (mahalle bask?s?), autant que de la centralisation pluriséculaire de l’Etat, comme le démontre Noémi Levy-Aksu à la faveur de l’analyse croisée et trans-institutionnelle de la police et de la justice dans les dernières décennies de l’Empire ottoman (chapitre 7).
A fortiori la République postkémaliste, soumise à la pression des électeurs en même temps qu’à celle des quartiers, a largement composé avec les forces sociales. L’armée n’a pas été la dernière à y consentir, même lorsqu’elle s’est emparée du pouvoir. L’attestent le chapitre 6, consacré à l’influence des universitaires proches du CHP sur le processus de rédaction de la Constitution de 1961, la présentation par Sümbül Kaya de la « modalité non coercitive de maintien de l’hégémonie militaire » à travers la socialisation des appelés (chapitre 14), et plus encore le travail novateur d’Anouck Gabriela Corte-Real Pinto sur le redéploiement de l’institution militaire au sein du marché, à la faveur de la libéralisation de l’économie turque, et sur la reproduction de leur domination par le truchement de la bureaucratisation des dons religieux (chapitre 12). A la base du système politique, le muhtar, fonctionnaire municipal élu, et finalement ni l’un ni l’autre, incarne ce « continuum société-Etat » (p. 273) grâce à son caractère bifide, dont Elise Massicard dégage l’ambivalence au fil d’une analyse nuancée. Elle y discerne un mode de gouvernement « vernaculaire » (p. 291, selon un terme d’Ariel Salzmann), participant d’une ligne de continuité de l’Empire à la République (chapitre 11).
Volontiers réduite à un jeu binaire entre la laïcité et l’islam, entre l’autoritarisme et la démocratie, entre la réaction et le progressisme, entre l’Orient et l’Occident, entre l’Etat et la société, la Turquie apparaît, au terme de ce livre, sous un jour beaucoup plus contrasté, qui dissipe les fausses évidences. « Une agence par des faux », écrit Marc Aymes (chapitre 16), un monde de faux semblants plutôt que de vraies certitudes. Le symbolisent, jusqu’à la caricature, l’invraisemblable histoire d’état civil que restitue avec maestria Benoît Fliche (chapitre 15), ou le mélange des genres entre le public et le privé qui est constitutif, tout à la fois, de l’Administration du logement collectif (TOKI) décortiquée par Jean-François Perouse (chapitre 8), des politiques européennes de promotion d’une société dite « civile » (chapitre 10), de l’implication d’acteurs privés dans la politique publique du patrimoine (chapitre 9), ou des « institutions d’Etat » que sont censés être les foyers pour femmes battues (chapitre 13).
En définitive, la récusation, par les auteurs, du concept de patrimonialisme ne doit pas tromper. Cet ouvrage est profondément wébérien dans sa démarche quand il entremêle les types-idéaux de domination, entendus de manière processuelle comme il se doit, par exemple à propos de la gestion mi bureaucratique mi familiale des corps des femmes battues ; quand il fait se rencontrer l’hégémonie et la coercition dans les postes de police hamidiens ou à travers la pratique bureaucratique des dons religieux ; quand il place en exergue l’ambivalence des rapports sociaux, des politiques publiques ou des institutions politiques dont la figure du muhtar, nous l’avons vu, est un concentré ; ou encore quand il conjugue la diversité des durées pour mieux comprendre les parts respectives des continuités et des discontinuités de l’Empire à la République.
Sa portée comparative est d’autant plus évidente que ses auteurs se situent volontiers par rapport aux discussions connexes des sciences sociales du politique et ne répugnent pas à prendre à leur compte des concepts ou des problématiques qui ont été développés sous d’autres cieux que ceux de l’Anatolie, comme, par exemple, les catégories de l’ « Etat-rhizome » ou de la « privatisation des Etats ». De par son orientation pluridisciplinaire, sa cohérence et l’originalité de ses conclusions, il confirme à la fois la vitalité des études turques et ottomanes de langue française, et leur ouverture sur l’ensemble de la communauté scientifique internationale. Sa lecture attentive s’impose bien au-delà du seul public préoccupé par cette partie du monde, même si son intérêt consiste aussi à permettre de replacer dans leur contexte historique les dernières péripéties de la vie politique turque, dont il ne traite pas directement, mais qu’il fait mieux comprendre : la pénétration des institutions de l’Etat par les fethullahci et leur conflit avec le Premier ministre Recep Tayyip Erdo?an ; les scandales qui ont éclaboussé le gouvernement de ce dernier, en décembre 2013, et qui ont compromis au passage TOKI ; le chevauchement entre les positions de pouvoir et les positions d’accumulation qu’a confirmé le réaménagement de la place Taksim, à Istanbul, lequel a été le déclencheur du mouvement de protestation dit de Gezi, par référence au parc voué à être amputé, quelques mois auparavant ; la négociation entre l’AKP et le PKK pour régler la question kurde moyennant un accord électoral aussi implicite que paradoxal ; la tentation de la présidentialisation du régime qui constitue l’enjeu majeur de l’élection du nouveau chef de l’Etat, le 10 août. Il est rare que l’érudition historique réponde aussi directement à la curiosité du moment.
Source Blog Médiapart J-F Bayart 03 octobre 2014 |
Aymes, Benjamin Gourisse, Elise Massicard, dir., L’Art de l’Etat en Turquie. Arrangements de l’action publique de la fin de l’Empire ottoman à nos jours, Paris, Karthala, 2013, 428 p. Bibliogr. (collection Meydan)