Dominique Rousseau : il faut radicaliser la démocratie

9782021236972Dominique Rousseau est professeur de droit constitutionnel à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature et codirecteur de l’Ecole de droit de la Sorbonne depuis 2013. Avec Radicaliser la démocratie. Propositions pour une refondation, il développe des suggestions assez hardies pour sortir de la crise de l’Etat-nation. Une réflexion neuve, et qui donne assurément à penser.

Pourquoi faudrait-il « radicaliser la démocratie » ?

Parce que la société craque de partout. Toutes les institutions sur laquelle elle reposait jusqu’à présent sont remises en cause : le suffrage universel perd sa force légitimante du fait de l’abstention, les partis politiques n’ont plus d’adhérents, les syndicats ne représentent plus grand monde, le Parlement ne délibère plus… Mais ce n’est pas seulement une crise de l’Etat, c’est aussi une crise de la justice, de la médecine, l’éducation, du journalisme, de la famille, … Toutes ces institutions qui fonctionnaient sur des règles établies, routinisés, s’interrogent, en même temps – et c’est cette coïncidence qui fait la crise – sur les principes qui les faisaient fonctionner. Il faut donc repenser toute l’organisation sociale.

Radicaliser signifie revenir aux principes, à la racine de la chose démocratique, c’est-à-dire au peuple. Or le peuple a été oublié : il a été englouti par le marché – le consommateur a pris le pas sur le citoyen, et par la représentation – les représentants parlent à la place des citoyens.

La France est pourtant l’un des pays qui a inventé la démocratie représentative ?

L’expression « démocratie représentative » est contradictoire. La France a effectivement apporté au monde le régime représentatif. Mais Sièyes l’a très bien dit dans son discours du 7 septembre 1789 : le régime représentatif n’est pas, et ne saurait être, la démocratie, puisque, dit-il, dans le régime représentatif, le peuple ne peut parler et agir que par ses représentants. Ce qu’on demande au peuple dans la démocratie représentative, c’est de voter, et de se taire, afin de laisser les représentants parler en son nom. Tout mon propos consiste à imaginer un au-delà de la représentation, pour faire intervenir le peuple de manière continue, entre deux moments électoraux, dans la fabrication de la loi. Créer en somme une démocratie continue, par le droit reconnu aux citoyens de réclamer, d’agir, de participer à l’élaboration de la volonté générale.

Comment définissez-vous le peuple ?

Le peuple est défini par un accord sur le droit. Si l’on ne définit par le peuple par les droits, comment le définit-on ? Par la race ? Par la religion ? Par le sang ? Par quel autre instrument à portée démocratique universel que le droit peut-on définir le peuple ? Dans nos sociétés post-métaphysiques, le droit reste l’instrument par lequel le peuple se construit. Les députés, en 1789, n’avaient pas autre chose à faire qu’à rédiger la déclaration des droits de l’homme ? Ils auraient pu couper la tête au roi tout de suite. Non, ils font la déclaration parce que c’est l’acte par lequel le peuple français se créait en tant que peuple. Le peuple n’est pas une réalité objective, une donnée naturelle de la conscience, c’est une création artificielle, dans laquelle le droit a une place déterminante. Le droit, c’est-à-dire les libertés fondamentales, les droits de l’homme. Ceux qui transforment un individu en citoyen. Ce sont eux qui font passer de l’état de nature à l’état civil. On ne naît pas citoyen, on le devient.

Je suis Charlie

La marche du 11 janvier, après les attentats, en apporte d’une certaine façon la preuve. Le peuple a marché sur les slogans « je suis juif, je suis musulman, je suis chrétien, je suis policier, je suis Charlie ». Autrement dit, ce qui faisait le peuple, c’est le fait de partager la même conception du droit, le droit à la même liberté d’expression et le droit à l’égalité des différences. « Je suis Charlie » est une critique de la conception jacobine de l’égalité – je nie toutes les différences, d’origine, de sexe, de richesse, je ne veux voir que l’être abstrait – mais aussi la condamnation du communautarisme, où chacun s’enferme dans son identité et exige des règles spécifiques.

Ce qu’a dit le peuple le 11 janvier, c’est « nous sommes différents, et nous sommes égaux ». La reconnaissance de l’égalité par la reconnaissance des différences. On n’a jamais défini aussi bien que par ce slogan la force du principe d’égalité. Il n’est pas de réduire les différences, de se replier sur son identité, c’est reconnaître l’autre parce qu’il est autre, comme un égal. C’est ce qui me paraît définir le peuple : le peuple n’est pas une association d’individus, mais une association politique d’individus. C’est cet accord sur le droit, ce bien commun, qui transforme la foule en peuple.

On a beaucoup reproché à certains jeunes de ne pas respecter la minute de silence, ou de dire « je ne suis pas Charlie ». A tort : ceux qui n’ont pas respecté la minute de silence, ce sont qui n’ont pas accès aux droits. Qui n’ont pas accès au droit au logement, au droit à la santé, au droit au travail, au droit à l’éducation. Comme ils n’ont pas accès au droit, ils se définissent autrement. Par les quartiers, par la religion, par le sang. On voit bien là ce qui est en jeu dans la crise d’aujourd’hui : le peuple qui se construit par le droit et qui a défilé le 11 janvier, et le peuple des « sans-droits » qui se construit par d’autres instruments, et c’est cette coupure qui fragilise aujourd’hui le bien social, notre société.

Quelle différence faites-vous entre le peuple et la Nation ?

La Nation est un être abstrait, un concept. La démocratie représentative s’appuie sur la Nation, la démocratie continue sur le peuple, entendu comme ensemble des membres singuliers du corps social. Le peuple, ce sont les individus concrets, qui s’accordent sur le droit, et qui sont les oubliés de la démocratie représentative. Or la démocratie représentative craque de partout, et ce qui fait le tragique du moment. L’abstentionnisme monte, les partis politiques  n’ont plus d’adhérents, les syndicats ne représentent plus grand monde…

C’est toujours un moment tragique que celui où on est au milieu du gué. Celui où on abandonne une forme dans laquelle on avait ses repères, pour la forme qu’on sent venir mais qu’on ne voit pas. Dans ce moment-là, la première réaction, c’est d’aller voir dans le passé, pour se rassurer : c’est le discours du Front national. On rétablit le franc, l’Etat-Nation, le principe de la souveraineté, on rétablit le modèle papa-maman, le fils, la maîtresse et l’amant… Ce qui fait la force du Front national, c’est qu’en face, aucun parti politique organisé ne propose un discours réellement alternatif. Quel homme politique aurait le courage de dire, « c’est vrai, l’Etat-Nation, c’est fini. C’était une belle expérience, qui a permis à la France de devenir ce qu’elle est, mais c’est maintenant fini, et ce n’est pas grave. Ce qu’on va construire, avec vous, c’est une autre forme politique que l’Etat ».

La démocratie continue serait cette autre forme politique ?

Absolument. Un des éléments qui la caractérise, c’est une autre façon d’entendre la représentation. La représentation, c’est tout simplement une division du travail politique entre deux catégories de personnes, les représentants, et les représentés. Il y a deux cas de figures possibles. Le premier est ce que j’appelle la représentation-fusion : le corps des représentés fusionne avec et dans le corps des représentants, elle caractérise le principe monarchique. C’est ce qu’affirme Louis XV lors d’un fameux discours du 3 mars 1766, où il s’élève contre l’idée qu’il puisse y avoir entre les intérêts de la nation et le corps du roi un intermédiaire, car dit-il, les intérêts de la Nation sont unis au corps du roi. En 1789, on a séparé le corps du roi des intérêts de la Nation, mais on les a immédiatement recollés dans le corps législatif, celui des représentants, des élus. Il y a donc une continuité de la représentation-fusion, perpétuée dans le principe étatique.

L’autre conception est ce que j’appelle la représentation-écart. Parce que la fusion est totalitaire, il faut trouver des institutions permettant de maintenir l’écart entre le corps des représentants et celui des citoyens, Notamment par l’institutionalisation d’un droit de réclamer pour les citoyens, d’un droit d’intervenir, de parler entre deux moments électoraux à côté, voire contre, leurs représentants. La crise de la représentation ne signifie pas qu’il n’y ait plus de représentants, mais que les représentés puissent continuer à pouvoir intervenir. Cela me paraît très caractéristique de ce qui est en train de se passer dans l’indifférence générale.

Il y a un outil pour cela, pour lequel vous avez des réserves, c’est le référendum ?

Oui, parce que le référendum, c’est la fusion. Dans notre histoire, si la démocratie est née en 1793 avec le référendum, elle est morte avec, avec notamment ceux de Napoléon. Le référendum reste un acte d’acclamation au chef, alors que la démocratie continue est un acte de délibération.

Vous proposez quelques remèdes hardis…

Notre démocratie représentative représente quoi ? La Nation. L’être abstrait. Qui est à l’assemblée nationale, comme son nom l’indique. Les individus concrets, les citoyens concrets, ne peuvent pas peser dans la détermination de la norme, de la règle de la vie en commun. Je propose, comme Pierre Mendès-France, de créer une assemblée sociale, à côté de l’assemblée nationale, qui représenterait les citoyens concrets, les citoyens pris dans leur activité sociale, professionnelle, associative, et qui aurait un pouvoir délibératif, et pas simplement consultatif.

Pourquoi « délibératif » ? Parce que le risque est celui des corps intermédiaires, le risque du corporatisme. Avec un simple pouvoir consultatif, celui d’émettre des voeux, des souhaits, cette assemblée ne s’engagerait à rien et se replierait sur la défense des intérêts particuliers alors qu’avec un pouvoir délibératif, elle serait obligée de construire des compromis, elle serait responsabilisée. Cette assemblée sociale serait l’expression de cette partie du peuple, le peuple de tous le jours, le peuple de quartiers, qui n’a pas aujourd’hui de lieu pour s’exprimer. Que demandait le Tiers-Etat en 1789 ? A avoir une assemblée à lui. A être visible institutionnellement. Ce que je demande, c’est que le peuple de tous les jours ait une visibilité institutionnelle. La démocratie représentative oublie le peuple concret, la démocratie directe oublie le peuple abstrait, la démocratie continue prend en charge cette double identité et cherche à la faire vivre institutionnellement.

N’y a-t-il dit pas un risque que cette assemblée sociale durcisse le lois, revienne à un passé révolu ?

Je ne crois pas. Je constate que lorsque dans une école maternelle un gamin Rom va être expulsé, toutes les familles se mobilisent pour empêcher l’expulsion. Il existe une solidarité dans les quartiers, dans les villes, qui n’est pas visible, dont on ne parle pas. Et il y a ce formidable ressort de la délibération. Pensez au film Douze hommes en colère. Onze jurés  sont pour la peine de mort et n’ont pas de temps à perdre, et par la délibération, progressivement, ils quittent leur statut d’individu pour rentrer dans celui de citoyen-juré. On ne naît pas citoyen-juré, on le devient. Par le droit, par la délibération. Le droit est le code de la délibération.

Comment seraient désignés les membres de cette assemblée sociale ?

Le débat reste ouvert. Soit dans un premier temps par les associations, syndicats, groupes représentatifs des différentes activités socio-professionnelles, soit par l’intermédiaire du suffrage universel, voire par le tirage au sort. On s’aperçoit dans les cours d’assises que n’importe qui, après un moment de désarroi, prend au sérieux sa fonction de juré et passe d’une conscience immédiate à une conscience plus élaborée. Ce qui transforme un individu tiré au sort en magistrat, c’est la délibération. Pour toutes les grandes questions de société, organiser des conventions de citoyens, des réunions de gens tirés au sort pour émettre sur la question choisie un avis, me paraît ouvrir sur le peuple de tous les jours cette possibilité de participer directement à la fabrication de la loi. Il y a une demande d’échevinage, d’être dans la boucle qui conduit à la production de la règle. Il faut renverser cette croyance que les citoyens n’ont que des intérêts, des humeurs, des jalousies et que la société civile, prise dans ses intérêts particuliers est incapable de produire de la règle. Il y a de la norme en puissance dans la société civile mais pas les institutions qui lui permettent de les acter. Tout ce qu’on appelle les Grenelles, ou les conférences de consensus montrent bien qu’existe ce besoin d’élargir à la société le travail de production de la norme. On ne peut plus laisser à la représentation le monopole de la fabrication de la loi.

Avec l’élection à la proportionnelle de l’assemblée nationale, vous semblez vouloir en revenir à la IVe République ?

Pas du tout. L’élection populaire du président de la République est un élément d’unité, de stabilité, du système politique. Cela oblige tous les cinq ans les partis politiques à se regrouper autour de deux grands pôles pour pouvoir participer au second tour. C’est la première différence avec la IVe République. La seconde, c’est que je propose un mode de scrutin proportionnel sur le modèle allemand, pour aller vite, qui soit accompagné d’un contrat de législature. C’est-à-dire qu’il y ait entre la majorité de l’assemblée nationale et le gouvernement un accord sur le programme à appliquer sur les cinq ans. S’il y a rupture du contrat, chacun retourne devant les électeurs. Le gouvernement tombe et l’assemblée est dissoute. C’est un élément fort de stabilité, qui conduit le gouvernement et sa majorité a un exercice responsable du pouvoir.

Quant au président de la République, il a un rôle d’arbitre. Dans tous les pays où le président est élu au suffrage universel, c’est le premier ministre qui gouverne. Portugal, Autriche, Islande, Roumanie, Pologne, Irlande… Il n’y a pas de lien mécanique entre élection populaire du chef de l’Etat et présidence qui gouverne. Pour clarifier les choses, je propose que ce soit désormais le premier ministre qui préside à Matignon le conseil des ministres, le président de la République ne siégerait plus là où se détermine et se conduit la politique de la nation. Ce qui le mettrait dans une position d’arbitre.

Suppression de l’ENA et du Conseil d’Etat

Je propose également la suppression de l’ENA et du Conseil d’Etat, qui ont été très utiles dans la période de construction de l’Etat, mais sont aujourd’hui un obstacle à l’expression de la société civile. Non pas qu’un pays n’ait pas besoin d’élite : mais elles sont en France monoformatées par une pensée d’Etat, élaborée à l’ENA et qu’on retrouve ensuite dispersée dans les cabinets ministériels. Chaque fois qu’une question se pose, on créé une commission et on y place à la tête un conseiller d’État, comme si tous les autres étaient incapables de réfléchir aux problèmes de société. La pensée d’Etat est aujourd’hui un des éléments du blocage de la société française.

On pourrait très bien imaginer que le contentieux administratif soit attribué à une chambre administrative de la Cour de cassation – comme il y a une chambre sociale, une chambre criminelle, … – et supprimer ainsi le Conseil d’Etat. Le Conseil d’Etat a été créé contre la Cour de cassation, il s’agissait d’interdire aux juges d’examiner les actes de l’administration. Le Conseil a progressivement fait évoluer sa jurisprudence pour ne plus donner cette apparence de juge spécial de l’administration protégeant l’administration. Y a-t-il réussi ? Pas totalement. La Cour européenne des droits de l’homme a toujours été réservée sur la double fonction du Conseil d’Etat, conseiller du gouvernement et juge de l’administration. De quelque manière qu’on tourne les choses, cela pose un problème au moins constitutionnel sinon politique.

Ce qui mène à revoir le rôle du ministère de la justice ?

Là aussi je propose la suppression du ministère de la justice, dans la mesure où les qualités d’un gouvernement et celles de la justice sont incompatibles. La justice doit être neutre, impartiale, objective. Un gouvernement est légitimement partial et partisan. ll faut donc sortir la justice du gouvernement pour confier la gestion du service public de la justice à une autorité constitutionnelle, le Conseil supérieur de la justice – et pas de la magistrature – qui aura à prendre en charge le recrutement, la formation, la discipline des magistrats et le budget de la justice.

On avait autrefois un ministère de l’information : on a sorti l’information pour la confier à une autorité constitutionnelle. On a créé en économie une autorité de la concurrence. On a enlevé à l’Etat la gestion des télécommunications pour la confier à une autorité indépendante. Il y a bien aujourd’hui cette idée que la société peut se prendre en charge par d’autres moyens que la forme Etat.

Vous réhabilitez l’utopie ?

J’assume. L’utopie est ce qui fait accéder à la réalité qui vient. Ce dont on a besoin, c’est de montrer la forme politique qui arrive, même si elle n’existe pas, d’imaginer les mots et les institutions qui vont faire voir cette société qui vient. Une société a besoin d’horizon. Peut-être que je me trompe avec mon assemblée sociale. Ce que je vois, c’est que la société essaie de contourner nos institutions, inventées au XIXe siècle, en inventant d’autres formes du vivre ensemble.

On me dit souvent, si la société n’est plus gérée par l’Etat, elle va l’être par le marché. Il suffit de penser à la chèvre de monsieur Séguin. C’est une représentation très forte, qu’on a tous dans la tête dès notre plus jeune âge. La chèvre, c’est la société, monsieur Seguin, c’est l’Etat. La chèvre était heureuse et tranquille avec monsieur Seguin. Elle veut être libre, elle s’en va et se fait manger par le loup – le marché. On a donc tous en tête que si la société quitte l’Etat, le CAC 40 va la dévorer. Tout mon propos consiste à dire qu’on n’est pas condamné à cette alternative, et qu’il faut trouver les institutions qui permettent à la chèvre de monsieur Seguin de ne pas mourir au petit matin, mais au contraire de pouvoir parcourir tous les chemins de la liberté.

Franck Johannès

Source : Le Monde Blog 25/04 2015

Pessoa et les mystères de la création

15476981Rencontre littéraire. 4ème rendez-vous pour réviser ses classiques à l’occasion de la 30e Comédie du Livre, autour des auteurs ibériques, à Montpellier du 29 au 31 mai. La Marseillaise est partenaire.

Le voyage au cœur des littératures ibériques se poursuit avec les rencontres littéraires initiées par l’association Cœur de livres. Le débat s’est ouvert jeudi 30 avril autour d’un monument de la littérature mondiale Fernando Pessoa, écrivain portugais à l’imagination débridée, ayant écrit sous 72 hétéronymes.

Né en 1888 à Lisbonne, Pessoa a laissé à la postérité près de trente mille pages de textes, touchant à tous les genres (excepté le roman), dont certaines ne paraîtront que plusieurs années après sa disparition en 1935. Cette gloire posthume qui en fait un des précurseurs du modernisme portugais, l’auteur semble l’avoir pressentie : « Chaque nation aura ses grandes œuvres fondamentales et une ou deux anthologies de tout le reste. La compétition entre les morts est plus féroce qu’entre les vivants ; ils sont plus nombreux », souligne-t-il dans son essai Erostrate rédigé vers 1925.

Il n’aura pourtant été que peu publié de son vivant et n’aura signé de son nom que des articles de journaux. L’œuvre de cet écrivain protéiforme se compose de milliers de pages dont les langues s’exercent aussi bien en vers qu’en prose dans un environnement singulier, proche du somnambulisme où s’opère une contamination active du réel par le rêve.

Invention poétique

Sa renommée mondiale il la doit pour beaucoup aux hétéronymes, ces poètes « survenus » en lui-même lors d’une expérience singulière de création qu’il dit avoir vécue le 8 mars 1914 et qu’il a rapportée en détails dans une lettre adressée à son ami Casais Monteiro. Ce « jour triomphal » marque l’entrée en scène de quatre poètes : Alberto Caiero, Alvaro de Campos, Ricardo Reis et Fernando Pessoa lui-même, qui naît « en réaction » à ces « hétéronymes ». Quatre personnalités littéraires aussi différentes les unes des autres que le sont leurs oeuvres respectives. Ainsi, le poète portugais a créé non seulement des poésies mais aussi des poètes.

Rêves lucides

L’enfance de l’auteur sera marquée par la perte de son père à l’âge de cinq ans puis d’un jeune frère et d’une jeune sœur. Après avoir suivi sa mère en Afrique du Sud, en 1905, il part, à l’âge de dix-sept ans, pour Lisbonne où il vivra auprès de sa grand-mère paternelle atteinte de démence à éclipses. Pessoa a souffert de névrose mais il ne faut pas réduire son expérience poétique à un dédoublement de la personnalité. Sa vie a été une quête incessante pour rester lucide.

« Nous avons tous deux vies écrit Alvaro de Campos. La vraie, qui est celle que nous avons rêvée dans notre enfance… La fausse, qui est celle que nous vivons dans le commerce des autres…» En 1913, il entame en la « personne de Bernardo Soares, la rédaction décousue d’un journal intime qu’il poursuivra jusqu’à sa mort. Les textes seront réunis cinquante ans plus tard et publiés sous le titre Le Livre de l’intranquillité. Soares, son auteur, est, au même titre que celle des autres écrivains inventés par Pessoa mais c’est avec lui que la similitude avec le créateur de l’oeuvre est la plus grande…

Des masques de poètes qui cachent une personnalité trouble. Qu’est-ce que ces masques nous révèlent sur l’auteur et sa création ? En quoi les hétéronymes participent-ils d’une « sorte de drame » selon l’expression de Pessoa et font de celui-ci un « dramaturge » comme il le revendique par ailleurs ? La question a été débattue jeudi avec Stanislas Grassian, artiste interprète metteur en scène et auteur de la pièce Mystère Pessoa, mort d’un hétéronyme.

Les réflexions de Pessoa résonnent toujours aujourd’hui et demeurent ultra-contemporaine comme en témoignent ces citations : « La démocratie moderne est une orgie de traîtres. » Ou encore, « La vitesse de nos véhicules a retiré la vitesse à nos âmes. »

JMDH

Source La Marseillaise 30/04/2015

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La Manufacture. Un goût certain pour le crime et le réalisme

joe-bananas-mafiaK-fé-Krim. Un rendez-vous avec la Manufacture, une maison d’édition qui explore le monde hors la loi en présence de Lilian Bathelot, Anne Bourrel et Olivier Martinelli.

Maison d’édition indépendante, la Manufacture de livres explore le monde criminel français et international. C’est l’invitée du prochain K-fé-Krim proposé par la librairie Sauramps en partenariat avec l’association Soleil Noir et le Festival International du Roman Noir jeudi.

Avec trois écrivains de roman noir d’ici invités : Lilian Bathelot, Anne Bourrel, Olivier Martinelli. Depuis 6 ans maintenant La Manufacture de livres se positionne comme l’éditeur spécialiste de la littérature du crime. Du roman au récit en passant par la photo, l’éditeur usine des histoires de bandits et de voyous.

A l’origine de cette aventure Pierre Fourniaud, ayant fait ses armes au Seuil, avait dans l’idée de créer une « série » de livres autour de l’histoire romancée d’une famille issue du grand banditisme. Avec le temps, l’idée a pris la forme d’une cosmologie criminelle. Un monde parallèle violent qui répond à d’autres codes d’honneur même si ceux-ci ont tendance à disparaître. A ce sujet, Pierre Fourniaud cite Pellegrini, ancien patron de l’antigang, « l’absence de scrupules paie toujours plus que l’intelligence. Lorsque deux truands s’affrontent, c’est toujours le plus cruel qui l’emporte. »

Aujourd’hui, la Manuf’ revendique un catalogue de près de 70 références, avec d’un côté la fiction, de l’autre le document et des essais. On passe du roman américain des années 30 à la vie d’une jeune fille dans une cité. Tous les parcours retracés sentent bon l’angoisse et le noir. Ils sont confiés à des écrivains, souvent témoins d’un art de vivre. La critique retient notamment Back up de Paul Colize, La politique du tumulte de François Médéline, Gangs story de Kizo avec les photos de Yan Morvan.

Dans le triptyque d’auteurs présents demain Anne Bourrel évoquera Gran Madam’s, la virée d’un trio de choc composé d’un escroc, d’une prostituée et d’une fugueuse. Olivier Martinelli évoquera une sombre errance entre l’Espagne de 36 et celle des années 90. Lilian Bathelot nous entraînera dans un beau récit qui se déroule dans le compartiment d’un train désert. Notre fascination pour ces mondes parallèles et ces vies hors la loi se trouve d’autant plus ravivée que nous étouffons sous les normes et la Manuf’ se charge bien de nous en faire sortir.

JMDH

Demain au Gazette Café à 18h30.

Voir aussi : Rubrique Edition, rubrique Livre, Roman noir,

Le Capitalisme paradoxant Un système qui rend fou

Essai : de Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique

« C’est paradoxal ! » : l’expression semble s’être banalisée. Elle exprime la surprise, l’étonnement, la colère parfois, devant des situations jugées incohérentes, contradictoires, incompréhensibles. Quelques formules glanées ici et là illustrent cette inflation du paradoxal : « Je suis libre de travailler 24 heures sur 24 », « Il faut faire plus avec moins », « Ici, il n’y a pas de problèmes, il n’y a que des solutions », « Je traite de plus en plus de travail en dehors de mon travail et inversement », « Plus on gagne du temps, moins on en a »

L’ouvrage analyse la genèse et la construction de cet « ordre paradoxal ». Il explore les liens entre la financiarisation de l’économie, l’essor des nouvelles technologies et la domination d’une pensée positiviste et utilitariste. Il montre pourquoi les méthodes de management contemporain et les outils de gestion associés confrontent les travailleurs à des injonctions paradoxales permanentes, jusqu’à perdre le sens de ce qu’ils font.

Enfin, cet ouvrage met au jour les diverses formes de résistance, mécanismes de dégagement ou réactions défensives mises en œuvre par les individus. Pour certains, le paradoxe rend fou. Pour d’autres, il est un aiguillon, une invitation au dépassement, à l’invention de réponses nouvelles, individuelles et collectives.

Vincent de Gaulejac, professeur émérite à l’université Paris 7-Denis Diderot, président du Réseau international de sociologie clinique (RISC), auteur d’une quinzaine d’ouvrages dont La Névrose de classe, La Société malade de la gestion et Travail, les raisons de la colère.
Fabienne Hanique, sociologue, professeur à l’université Paris 7-Denis Diderot, chercheur au LCSP, vice-présidente du RISC, auteur de Le Sens du travail, et (en coll.) La Sociologie clinique. Enjeux théoriques et méthodologiques.

Editions du Seuil 02/04/2015 Economie humaine 288 pages – 21.00 € TTC

Voir aussi : Rubrique Débat, rubrique Sciences humaines, rubrique Livres, Essais,

La Gouvernance par les nombres

Livre d’Alain Suplot

9782213681092-X_0Le sentiment de « malaise dans la civilisation » n’est pas nouveau, mais il a retrouvé aujourd’hui en Europe une intensité sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. La saturation de l’espace public par des discours économiques et identitaires est le symptôme d’une crise dont les causes profondes sont institutionnelles.

La Loi, la démocratie, l’État, et tous les cadres juridiques auxquels nous continuons de nous référer, sont bousculés par la résurgence du vieux rêve occidental d’une harmonie fondée sur le calcul. Réactivé d’abord par le taylorisme et la planification soviétique, ce projet scientiste prend aujourd’hui la forme d’une gouvernance par les nombres, qui se déploie sous l’égide de la « globalisation ».

La raison du pouvoir n’est plus recherchée dans une instance souveraine transcendant la société, mais dans des normes inhérentes à son bon fonctionnement. Prospère sur ces bases un nouvel idéal normatif, qui vise la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes.

Porté par la révolution numérique, ce nouvel imaginaire institutionnel est celui d’une société où la loi cède la place au programme et la réglementation à la régulation. Mais dès lors que leur sécurité n’est pas garantie par une loi s’appliquant également à tous, les hommes n’ont plus d’autre issue que de faire allégeance à plus fort qu’eux.

Radicalisant l’aspiration à un pouvoir impersonnel, qui caractérisait déjà l’affirmation du règne de la loi, la gouvernance par les nombres donne ainsi paradoxalement le jour à un monde dominé par les liens d’allégeance.

La Gouvernance par les nombres mars 2015 Editions Fayard

Voir aussi : Rubrique Médias, rubrique Economie, rubrique InternetInternet nouvelle frontière du néolibéralisme, rubrique Science, rubrique Livre,