Danse. Grace Ellen Barkey sur les traces sans rivage du surréalisme. Le Domaine d’O a ouvert sa saison en beauté.
On peut penser que Cette porte est trop petite pour un ours … la dernière création de Grace Ellen Barkey, chorégraphe attitrée de la Needcompany, c’est du grand n’importe quoi ou que le mérite de son spectacle est de décaper nos neurones anesthésiés. La pièce qui ouvrait la saison du Domaine D’O la semaine dernière a en effet laissé quelques spectateurs dubitatifs. Et pour cause, dès la première scène, le ballet pour machine à laver nous plonge dans un moment de folie furieuse où les plaques tectoniques font du tac-tac.
S’il fallait donner sens à ce bordel magnifique, on pourrait trouver quelques similitudes entre une laverie qui s’emballe et l’orientation d’un parlement victime d’un essaim de lobbyistes. La Needcompany est installée à Bruxelles. Grace Ellen Barkey, qui est née en Indonésie, connaît le théâtre d’ombres, le choix de l’absurde pourrait être celui du miroir d’un monde où la superposition des intérêts individuels aux commandes brouille les pistes en permanence.
Au début du XXe siècle, les Dadaïstes avait déjà remis radicalement en cause l’art et la culture européens, fruits d’une civilisation qui a conduit au chaos de la « Grande guerre ». En ce début de XXI siècle le recours aux principes des surréalistes s’avère tout aussi pertinent. Rappelons qu’il ne s’agit pas de fuir le réel mais de l’approcher avec des moyens qui dépassent les limites du réalisme traditionnel.
On blanchit tout dans cette fameuse première scène sauf l’ours qui ne peut entrer dans la machine parce que la porte est trop petite. L’ours, ce résidu irrationnel, échappe à la catégorisation utilitaire. Il est porteur de l’humanité qui se déploie avec une grande liberté dans la suite de la pièce. Les textes surprenants, décalés et drôles parlent au spectateur. Il s’adressent à l’enfant qui est en eux. La mise en scène maîtrisée et le potentiel comique des danseurs comédiens captivent. La scène des chapeaux n’est pas sans rappeler le théâtre masqué balinais évoqué par Artaud dans sa quête d’un théâtre du rêve. Le dernier tableau où les danseurs à demi visibles s’animent avec passion est de toute beauté. Ce spectacle affirme son originalité de bout en bout.
La danseuse et chorégraphe Latifa Laâbissi dont le travail ausculte la question du déterminisme social et culturel des minorités, investit actuellement le Domaine du Centre national chorégraphique Montpellier L.R dirigé par Mathilde Monnier. Les Domaines sont des propositions ouvertes permettant à des artistes de se saisir d’un espace de recherche nécessaire à la construction et à la réalisation de leur projet, tout en offrant au public la possibilité de circuler et de pénétrer dans le dispositif de la création chorégraphique. Depuis lundi, Latifa Laâbissi a animé un atelier avec la chanteuse Dalila Khabir. Elle propose au public d’assister à différentes projections qui nourrissent son travail, et présente ce soir son spectacle Loredreamsong à 20h dans le studio Bagouet.
On vous sent plutôt à l’aise face à cette proposition du Domaine ?
Oui je sors d’un atelier mené sur la matière mixte corps et voix avec la chanteuse Dalila Khabir. Le dispositif des Domaines me paraît tout à fait adapté. Cette possibilité d’aller à la rencontre d’autres projets artistiques de manière large me semble être au cœur des enjeux de la création contemporaine. Moi qui me nourris beaucoup du cinéma, cela me permet de faire partager ma recherche, sur le plan théorique, mais aussi en faisant émerger des associations inattendues qui font sens.
Pasolini, Alice Diop, Spike Lee, Kara Walker, les œuvres que vous mettez en résonance révèlent par différents endroits la colonisation et l’agressivité de la culture occidentale…
On observe cependant une différence entre le regard porté sur la situation afro-américaine par les artistes et la pensée critique américaine qui va au bout des choses, et la position française qui traite la question de la colonisation de façon très refoulée. Ici on reste plutôt dans un impensé et en voulant atténuer les phénomènes on oublie. Outre-atlantique, le statut critique permet de « problématiser » les questions, sans tomber dans le binaire du bon et du méchant, pour toucher la complexité. Et c’est profitable.
Où situez-vous la politique dans votre démarche artistique ?
Pour moi, l’art n’est pas un lieu de propagande. Mais il est concerné par la question politique au sens platonicien, celle d’une réelle mutation. Cela n’a rien de manichéen. L’art s’attache à la question de la responsabilité, de l’organisation collective. Il participe à la nécessité de se prendre en charge collectivement, de se légitimer, de s’auto-légitimer… Je porte intrinsèquement ces questions dans mon travail.
Distinguez-vous vos responsabilités artistiques et citoyennes ?
Il n’y a pas de dichotomie à l’endroit de l’art. C’est une autre nature avec laquelle je joue. Pour moi il ne s’agit pas de se départir d’un camp. Je sais que dans cette société je m’ « auto-capitalise ». Ma responsabilité est toujours engagée. En ce sens je ne me sens jamais victime. Je n’ai pas peur des lieux communs. Je travaille beaucoup sur les clichés où s’infiltre l’idéologie pour les tordre.
Est-ce que le désir d’altérité vous amène aussi à tordre le langage de la danse ?
J’ai été formée à l’école abstraite américaine avec Cunningham, mais certaines données se révélant intraduisibles « chorégraphiquement », la parole est arrivée dans mon travail. Je ne me sens plus assignée au solfège de la danse. Je fais feu de tout bois, je parle, je chante, ma construction dramaturgique répond au choc des hétérogénéités. J’ai beaucoup à le défendre dans le milieu de la danse, mais bizarrement le public saisit les enjeux d’une chorégraphie qui choque le réel. »
Recueilli par Jean-Marie Dinh
Ce soir à 19h installation vidéo de Kara Walker suivi du spectacle Loredreamsong de Latifa Laâbissi à 20h.
Cour d’honneur 22h. Le Palais des Papes est comble pour l’ouverture du festival. C’est l’heure H, un moment symbolique fort. Un artiste prend le micro. Il dénonce les coupes dans les budgets culturels, liées à la politique libérale. Evoque l’échéance 2012 et demande au monde politique un débat de fond. « Il y a urgence, dit-il, nous voulons un engagement clair en faveur de la démocratisation culturelle, cela passe par le développement de l’esprit critique et l’émancipation citoyenne. Nous voulons une Europe libre et sociale. En France, une nouvelle étape pour la décentralisation culturelle s’impose. Il faut maintenir le régime chômage des professions artistiques… »
Grande ovation dans le public. Frédéric Mitterrand, qui ne pouvait manquer ce rendez-vous, affiche le sourire entendu de sa fonction. Mais le public se lève, bat des pieds et maintient les applaudissements durant une bonne minute, le sourire du ministre se fige puis s’efface.
Noir. Sur le plateau, une grue bobine le long câble qui redessine l’immense volume scénique de la cour. Des plaques en taule tombent avec fracas à proximité de trois corps inertes. Le fil d’acier entraîne l’un d’eux, puis un second. Il les soulève, les fait tourner, les pose l’un sur l’autre. Les masses inanimées semblent exécuter un duo au royaume d’Hadès. Comme dans le préambule, on ne sait pas qui contrôle le mouvement mais des choses importantes s’expriment. Le raccord est parfait.
Langage des corps
Artiste associé du festival, Boris Charmatz s’attache à l’histoire qui n’a pas d’historien, celle de l’enfance. Dans la seconde partie de sa création, l’impact de la machine sur l’homme se transmet de l’adulte à l’enfant. Désormais sur leurs pieds, les danseurs activent les petites silhouettes passives de leurs descendants. On est saisi par le réalisme du langage des corps qui décrit l’enfant comme nouvel objet d’un système cannibale. Dixit le processus de transmission des valeurs et des savoirs, dans un monde où rites d’initiation, structure familiale et lien social sont en voie de disparition.
Au fil de la pièce, l’angoisse et la souffrance des aînés s’équilibrent progressivement dans l’intention des gestes. La volonté protectrice apparaît bien illusoire, mais il est perceptible que la violence provient de l’extérieur. Les corps se touchent, s’enchevêtrent, se protègent sans ambiguïté. Comme si l’artiste voulait nous rappeler que le contact physique est toujours normal!
On bifurque franchement dans la dernière partie, avec une cornemuse qui monte dans les tours et sonne l’émancipation retrouvée. Le soutien d’un chœur de corneilles aidant, on passe du vol bien rangé des grues à la vibrante folie des martinets. On ne touche plus le sol. Les tableaux d’enfants affranchis sont d’une virtuosité jubilatoire. Il y avait Enfance de Sarraute, il y aura Enfant de Charmatz.
Jean-Marie Dinh
Festival D’Avignon: Cours d’honneur jusqu’au 12 juillet.
Vincent Baudriller, directeur du festival d’Avignon a répondu à l’invitation du Printemps des Comédiens pour nous entretenir de la manière dont il a conçu son rôle au côté d’Hortense Archambault. Répondant aux questions de l’universitaire Gérard Lieber, le directeur est revenu sur les partis pris de la programmation depuis 2004. Ceux-ci participent des principes fondateurs du festival posés par Jean Vilar : celui d’un lieu de création qui s’adresse à un large public.
Mots de circonstance qui prennent toute leur force dans la capacité de saisir leur temps démontrée par les deux directeurs. Le pari de la création s’affirme ainsi à travers la remise en question de leurs propres convictions en complicité avec les artistes associés issus de différentes origines et pratiques artistiques. Thomas Ostermeier en 2004, Jan Fabre en 2005, Josef Nadj en 2006, Frédéric Fisbach en 2007, Valérie et Romeo Castelluci en 2008, Wajdi Mouawad en 2009, Olivier Cadiot et Christoph Marthaler en 2010, la liste des artistes est parlante, elle révèle le goût du risque et celui de la confrontation incarnés cette année par le chorégraphe Boris Charmatz.
L’autre axe prioritaire concerne le désir de convier le spectateur dans l’aventure artistique de la modernité en lui réservant un espace. L’école d’art d’Avignon est à cet effet devenu le foyer des spectateurs pour échanger et penser un théâtre d’idées où l’art renoue avec sa dimension symbolique et solidaire. Le temps démontre que les spectateurs sont prêts à jouer le jeu. Le jour de l’ouverture de la billetterie, 30 000 places ont été vendues. Signe concret et réjouissant d’une énergie artistique nouvelle qui déconstruit l’individualisme en faisant lien entre l’intime et la dynamique collective.
Jean-Marie Dinh
Le Festival d’Avignon se tient cette année du 6 au 26 juillet .
Arabesques est un festival qui s’est bâti ici sur l’enthousiasme et la volonté d’échanges avec les cultures de l’autre rive de la méditerranéenne. En rendant compte d’une pluralité d’expression artistique où se mêle tradition et modernité, il offrait en perspective le désir d’une jeunesse que confirme le mouvement de démocratisation impulsé dans les pays arabes qui surprend le monde depuis six mois. Il faut rendre hommage à l’équipe d’Uni’Sons pour la volonté de conduire ce projet et au Conseil général de l’Hérault de lui avoir fait confiance, car souvent les vérités ne sont pas bonnes à dire avant l’heure.
On peut s’attendre à ce que cette sixième édition soit emprunte d’un vent de joie et de liberté particuliers dont la mesure nous en sera offerte dès ce soir. A 18h débute sur l’esplanade royale du Peyrou de Montpellier – qui porte singulièrement bien son nom pour l’occasion – la parade équestre et musicale marocaine. Un avant goût des réjouissances à retrouver au Domaine D’O du 20 au 22 mai.
Cette année Arabesques investit l’ensemble du site départemental dédié à la culture. Al andaluz, le paradis éternel ouvre vendredi la grande soirée de l’amphithéâtre avec le spectacle Rêves d’Andalousie qui fusionne l’esprit andalou. Une ébullition joyeuse et colorée de musiques et de danses arabes, de flamenco et de poésie s’inscrit sur scène sous le signe de la tolérance propre à cette civilisation.
Samedi ce sera au tour de l’orchestre national de Barbès de faire vibrer la grande scène qui donne la part belle aux « péchés originaux ».
Dimanche l’orchestre traditionnel Marrakechi Jil Jilala jouera sur les modulations vocales pour exhumer les textes malhouns du terreau de la culture maghrébine et renouer avec les maîtres musiciens de l’art gnaoua. Les spectacles de 19h de la Kasbah D’o sont très alléchants. A ne pas manquer notamment le Trio Joubran qui fera parler le oud avec la Palestine au cœur et de nombreuses rencontres autour du monde arabe.
L’historienne Agnès Carayon retrace » la destinée héroïque des cavaliers zénètes berbères «
Agnès Carayon est historienne, spécialiste du cheval dans le monde arabe médiéval. Elle s’est intéressée au statut du cheval et du cavalier dans la civilisation d’al-Andalus, notamment au rôle décisif des berbères zénètes et de leur chevaux à barbes dans l’armé musulmane d’opposition à la Reconquista (reconquête chrétienne des royaumes musulmans de la péninsule ibérique). Elle consacre aujourd’hui ses recherches à un autre peuple d’éminents cavaliers en terre d’islam : les Mamlûks d’Egypte.
D’où vient l’origine des Fantasias dites aussi Tbourida ?
« A l’origine la Tbourida provient des zénètes une branche de la confédération berbère qui occupait les hauts plateaux du Sahara et les franches côtières au Moyen âge. Les membres de la cavalerie légère des Berbères zénètes étaient renommés pour être de grands guerriers. A l’époque il n’y avait pas d’arme à feu. Durant la Reconquista, la cavalerie lourde des Chrétiens s’est trouvée dans un premier temps décontenancée par cette façon de combattre. Puis ils décidèrent de l’adopter, lui donnant le nom de monta a la gineta (Le bon cavalier) en l’honneur de ces Berbères qui excellaient en sa maîtrise. Les Zénètes qui étaient nomades se sont progressivement sédentarisés. Ils ont fondé des dynasties importantes notamment au Maroc. Ils ont mis le cavalier à l’honneur. Ce sont les ancêtres de la Fantasia.
L’Andalousie actuelle reconnaît-elle ou ignore-t-elle plutôt l’héritage de ses cavaliers Berbères ?
Cet héritage a été accepté dès le Moyen âge. A l’époque, l’art équestre des cavaliers guerriers a été intégré dans toutes les cours d’Espagne. On montrait ainsi une certaine admiration à l’égard des Maures. Les cavaliers zénètes sont également entrés dans la littérature. Le cheval andalou provient du croisement avec des purs sangs arabes. Aujourd’hui toutes ses choses sont un peu noyées.
Le Maroc célèbre ses fêtes nationales et religieuses avec des Fantasias, ces manifestations véhiculent-elles une dimension spirituelle ?
La destinée fantastique du cheval arabe est étroitement liée à l’Islam. Selon la légende, Allah aurait créé le cheval arabe. « Deviens chair, car je vais faire de toi une nouvelle créature, en l’honneur de mon Saint Dieu, et pour la défaite de mes ennemis, afin que tu sois le serviteur de ceux qui me sont soumis », aurait-il dit au vent du Sud avant de prendre une poignée de vent, de souffler dessus et de créer l’animal. Ce qui donne au cheval un statut particulier. Mais aujourd’hui les Fantasias font partie du folklore. Ce sont surtout des mises en scène qui donnent à voir le savoir-faire des cavaliers.
De quelle façon ?
L’équipe de cavaliers se met en place. Elle vient saluer le jury puis exécute une charge suivie d’un arrêt brusque et d’une salve de tirs. La rapidité de la charge et la simultanéité de l’arrêt et des coups de feu donnent toute la beauté à la chevauchée.
L’invitation d’Arabesques concernait la troupe cavalière de Sofia Balouk. A l’arrivée on trouve des cavaliers n’est ce pas significatif d’une certaine crispation à l’égard des femmes ?
La société royale d’encouragement du cheval est le principal levier du développement de la filière équine au Maroc. Elle est dirigée par la princesse Lalla Anima qui avait donné son accord. Le fait que cette tradition marocaine soit représentée par des femmes qui sont pourtant de plus en plus nombreuses à accéder à cette discipline, n’a pas été apprécié au plus au niveau marocain. Ce qui est de mon point de vue assez significatif ».
Jean-Marie Dinh
Agnès Carayon évoquera les origines de la Fantasia lors des veillées équestres les 20 et 22 mai au Domaine d’O.