Danse Latifa Laâbissi : « Ma responsabilité est toujours engagée »

Latifa Laâbissi. Photo Caroline Lablain

La danseuse et chorégraphe Latifa Laâbissi dont le travail ausculte la question du déterminisme social et culturel des minorités, investit actuellement le Domaine du Centre national chorégraphique Montpellier L.R dirigé par Mathilde Monnier. Les Domaines sont des propositions ouvertes permettant à des artistes de se saisir d’un espace de recherche nécessaire à la construction et à la réalisation de leur projet, tout en offrant au public la possibilité de circuler et de pénétrer dans le dispositif de la création chorégraphique. Depuis lundi, Latifa Laâbissi a animé un atelier avec la chanteuse Dalila Khabir. Elle propose au public d’assister à différentes projections qui nourrissent son travail, et présente ce soir son spectacle Loredreamsong à 20h dans le studio Bagouet.

On vous sent plutôt à l’aise face à cette proposition du Domaine ?


Oui je sors d’un atelier mené sur la matière mixte corps et voix avec la chanteuse Dalila Khabir. Le dispositif des Domaines me paraît tout à fait adapté. Cette possibilité d’aller à la rencontre d’autres projets artistiques de manière large me semble être au cœur des enjeux de la création contemporaine. Moi qui me nourris beaucoup du cinéma, cela me permet de faire partager ma recherche, sur le plan théorique, mais aussi en faisant émerger des associations inattendues qui font sens.

Pasolini, Alice Diop, Spike Lee, Kara Walker, les œuvres que vous mettez en résonance révèlent par différents endroits la colonisation et l’agressivité de la culture occidentale…


On observe cependant une différence entre le regard  porté sur la situation afro-américaine par les artistes et la pensée critique américaine qui va au bout des choses, et la position française qui traite la question de la colonisation de façon très refoulée. Ici on reste plutôt dans un impensé et en voulant atténuer les phénomènes on oublie. Outre-atlantique, le statut critique permet de « problématiser » les questions, sans tomber dans le binaire du bon et du méchant, pour toucher la complexité. Et c’est profitable.

Où situez-vous la politique dans votre démarche artistique ?


Pour moi, l’art n’est pas un lieu de propagande. Mais il est concerné par la question politique au sens platonicien, celle d’une réelle mutation. Cela n’a rien de manichéen. L’art  s’attache à la question de la responsabilité, de l’organisation collective. Il participe à la nécessité de se prendre en charge collectivement, de se légitimer, de s’auto-légitimer… Je porte intrinsèquement ces questions dans mon travail.

Distinguez-vous vos responsabilités artistiques et citoyennes ?


Il n’y a pas de dichotomie à l’endroit de l’art. C’est une autre nature avec laquelle je joue. Pour moi il ne s’agit pas de se départir d’un camp. Je sais que dans cette société je m’ « auto-capitalise ». Ma responsabilité est toujours engagée. En ce sens je ne me sens jamais victime. Je n’ai pas peur des lieux communs. Je travaille beaucoup sur les clichés où s’infiltre l’idéologie pour les tordre.

Est-ce que le désir d’altérité vous amène aussi à tordre le langage de la danse ?


J’ai été formée à l’école abstraite américaine avec Cunningham, mais certaines données se révélant intraduisibles « chorégraphiquement », la parole est arrivée dans mon travail. Je ne me sens plus assignée au solfège de la danse. Je fais feu de tout bois, je parle, je chante, ma construction dramaturgique répond au choc des hétérogénéités. J’ai beaucoup à le défendre dans le milieu de la danse, mais bizarrement le public saisit les enjeux d’une chorégraphie qui choque le réel. »

Recueilli par Jean-Marie Dinh

 Ce soir à 19h installation vidéo de Kara Walker suivi  du spectacle Loredreamsong de Latifa Laâbissi à 20h.

Voir aussi : Rubrique Danse,

City maquette : La population danse sa ville

On est au coeur de l'humain et de l'invention, Photo Marc Coudrais

C’est un pari un peu fou. Montrer la ville, lui donner vie, à partir de ses habitants. La chorégraphe ouvre une pièce sur l’espace urbain comme on ouvrirait une boite d’allumettes pour disposer son contenu sur la scène. Mathilde Monnier propose un plateau tel le réalisateur pose son cadre. Un plan fixe dans lequel entrent et sortent les acteurs de la vie urbaine. Et les lignes que l’on pensait parallèles se croisent. Le recrutement des danseurs s’est opéré à l’école, au club sportif, ou à celui de l’Age d’or du coin. Les groupes amateurs ont travaillé séparément puis se sont retrouvés sans avoir une vision globale. Ils sont ensemble authentiques, responsables et singuliers. Sous nos yeux leurs parcours se rencontrent et se fondent comme des paysages.

Dépollué de l’artifice

Le résultat est étonnant. On reconnaît notre ville. Elle semble en même temps avoir changé, comme dépolluée de l’artifice. Les lois de la causalité marchande sont abolies. Les habitants ne courent plus pour faire leurs achats ou commercer. Ils ont oublié la politique. Ne cherchent plus à garer leur voiture. Ils rythment le temps de leurs mouvements, sans se soucier de leur apparence. Les défaillances sont permises. On est au cœur de l’humain et de l’invention. Hommes, femmes et enfants s’approprient l’espace répondant à l’harmonie naturelle du banc de poisson. Ils délimitent leur territoire à la craie, puis l’effacent, se battent et se réconcilient, donnent suite à leurs émotions, à leur désir d’évolution. Parfois la machine s’emballe les saisissant dans une force centrifuge, puis se relâche pour une nouvelle distribution.

L’approche quasi cinématographique associe le travail remarquable du compositeur contemporain Heiner Goebbels dont la musique contribue pleinement à l’esthétisme de la pièce. La bande son flirt entre la VO des films américains des année 40 et les comédies musicales des année 60 intègrant les mots de Paul Auster et du dramaturge Hener Müller.

Ensemble dans un même espace

Au carrefour des expressions artistiques la chorégraphe opère une conversion subtile dans le spectacle vivant. Mathilde Monnier s’affirme à travers le regard porté. On mesure la confiance transmise et ses conséquences, acte artistique et social sans que rien ne soit laissé au hasard. Le travail s’inscrit dans le sensible. Prenant le contre pied de la ville machine, du monstre qui dévore ses habitants. C’est l’anti Métropolis de Fritz Lang. On ne s’intéresse pas aux classes, ou à la hiérarchie du pouvoir, mais à l’humain, à sa dimension individuelle, aux conditions de l’altérité, à l’espace dans lequel il évolue. C’est aussi un regard civilisationnel. L’espace urbain se dessine à partir du corps et des groupes en mouvement. On comprend comment les villes se font à la manière d’une image qui apparaît en superposition sur une autre.