Radio Clandestine :Quand le théâtre révèle un récit clandestin

Richard Mitou éclaire ceux à qui il s'adresse. Photo Marie Clauzade.

Printemps des Comédiens. La pièce d’Ascanio Celestini « Radio Clandestine » porte la mémoire d’une tragédie qui nous fait grandir.

En Italie le massacre des fosses ardéatines perpétré par les nazis à la fin de la seconde guerre mondiale est resté dans la mémoire des Romains comme l’événement le plus tragique de l’occupation allemande. Il peut se résumer ainsi :  le 24 mars 1944, en représailles à un attentat du mouvement des partisans en plein cœur de Rome, les Allemands ont exécuté 335 Italiens, résistants, Juifs communistes et simple passants.

L’œuvre qu’en a tirée Celestini s’inscrit dans le  théâtro-narrazione qui émerge au milieu des années 1990 comme une forme nouvelle de dramaturgie. Le théâtre récit emprunte la forme de narration aux monologues de  Dario Fo et l’engagement civique et politique à Pasolini.

Ainsi ce n’est plus le strict récit de l’événement, ni l’émulsion émotive et éphémère sur laquelle se fonde le commerce des gazettes qui retient l’attention. Mais l’invisible mémoire des gens simples. La partie orale de l’histoire que l’on découvre dans un théâtre sans  revers de manche. Un théâtre qui sortirait du spectacle pour venir taper sur votre épaule. Alors voilà, dirait-il : j’aimerais vous raconter quelque chose mais il faut que vous m’écoutiez un peu mieux. Dans cette version, l’histoire du massacre des fosses ardéatines arrive par le souffle du saxophoniste  ténor Gérard Chevillon. Un souffle qui traverse le temps qui nous sépare du 24 mars 1944 et efface l’espace symbolique entre scène et salle.

Autre version de l’histoire

L’acteur (Richard Mitou) entre seul sur scène. Il porte en lui le texte qui relate l’histoire collective et complexe d’une ville et de sa population. Cette histoire-là commence par le déplacement de la capitale à Rome. Elle explique comment les ouvriers sont venus du sud pour construire la ville. Elle conte leur relation au fascisme. Evoque l’occupation de Rome et la résistance confuse aux Allemands. Cette histoire passe par les fosses de l’ardéatines  mais ne finit pas au même endroit. Elle finit par le souvenir d’une radio gravée dans la mémoire d’une vieille femme toute petite qui incarne le peuple romain d’autrefois. Cette petite femme à qui l’acteur s’adresse est comme nous. Elle a survécu au drame et continue de vivre avec ses idées à elle.

Ce n’est plus la même histoire parce que l’acteur qui la raconte éclaire ceux à qui elle s’adresse. Le comédien les concerne. Son corps donne corps au récit, dans un espace urbain vidé par une averse. Cet espace d’après la pluie s’avère propice aux rencontres fortuites qui n’ont pas de place dans la grande Histoire.

Dag  Jeanneret signe une mise en scène dont la sobriété n’a d’égal que l’efficacité. Une élégante manière de s’émanciper du conflit dépassé qui occupe les esprits à chercher une hiérarchie entre la force d’un texte et celle d’une mise en scène. En pensant autrement le processus de création et en œuvrant pour un théâtre politique dépoussiéré, créatif, porteur d’espérance dans la capacité qu’il déploie à modifier notre regard et à trouver du sens.

Jean-Marie Dinh

Le texte est publié aux éditions Espaces 34

Voir aussi : Rubrique Festival, rubrique Théâtre, rubrique Italie, Portrait d’Italie, Draquila, l’Italie qui tremble , rubrique Histoire,

 

Aharon Appelfeld : Un rapport libre à l’écriture

 

 

On garde le souffle court à la lecture de « Le garçon qui voulait dormir *». Aharon Appelfeld y décrit avec une grande pudeur une existence arrachée au cours normal des choses. Celle d’Erwin, jeune garçon qui ne peut retourner dans le jardin de son enfance que par les songes. Au sortir de la guerre, il se retrouve près de Naples, au cœur d’un groupe de réfugiés apatrides. Il a tout perdu : père, mère, langue, environnement familier, et émerge peu à peu du sommeil auquel il a recours pour faire revivre tout un pan de sa vie désormais anéanti. Enrôlé avec d’autres jeunes gens de son âge par un émissaire de l’Agence juive, il se prête à l’apprentissage intensif de l’hébreu et à l’entraînement physique, quasi militaire, que celui-ci leur impose chaque jour pour les préparer à une nouvelle vie dans l’État d’Israël sur le point de naître.

Cette histoire est un peu celle de l’auteur. Né en Roumanie, il a huit ans quand éclate la guerre. Sa famille est enfermée dans un ghetto. Sa mère est assassinée, et il est déporté avec son père dans un camp de Transnistrie. Le jeune garçon s’en évadera, seul, en 1942. L’œuvre Aharon Appelfeld est riche d’une quarantaine de livres tous relatifs à sa vie mais l’écrivain de la Shoah comme on l’a surnommé, s’est toujours gardé de mettre en avant son moi. Fait plutôt étonnant pour un auteur qui reçu le Prix Médicis Etranger en 2004 pour « Histoire d’une vie ». Cette distance est consubstantielle à son travail qui aborde sa vie en prenant le temps et en s’attachant au concept d’objectivité affective.

« Pourquoi le prince Félix a-t-il été exilé ? » demande l’enfant à Mlle Christina  qui lui apprend à lire et à écrire. « Pour qu’il devienne plus fort et soit capable d’affronter les méchants ». « On ne peut pas devenir plus fort chez soi ? » « Il faut croire que non », dit Christina dans un sourire qui dévoile ses belles dents ». Avec justesse, Appelfeld porte la voie de l’intelligence universelle pour que les gens apprennent à vivre ensemble.

Jean-Marie Dinh

* Le garçon qui voulait dormir, éditions de l’Olivier, 21 euros.

Voir aussi : Rubrique Littérature, rencontre Yishaï Sarid, rubrique Israël,

Chroniques du Printemps : Tempête sous un crâne, le quai des oubliés

Spectacles programmés au Printemps des Comédien 2011

« Tempête sous un crâne » d’après Les Misérables. Mise en scène Jean Bellorini

Inventivité narrative

L’Adaptation au théâtre d’un roman comme Les Misérables, est à la fois un pari sur le succès que l’on peut toujours escompter des grands idéaux romantiques et le risque de se planter sur un monument littéraire. La mise en scène de Jean Bellorini donnée au Printemps des comédiens, déjoue en partie ces pièges en soumettant le récit à une belle inventivité  narrative. La jeunesse et la personnalité respectée des comédiens apportent de la fraîcheur. Les acteurs ne jouent pas, ils racontent  une belle histoire.

Dans la première partie, on suit le parcours de Jean Valjean. Les états d’âmes du bagnard au grand cœur, brisé par la structure sociale résonnent avec la misère contemporaine. Les sobres interventions de deux musiciens nourrissent la trame poétique du texte.  La gestion de l’espace joue efficacement avec le vide en renforçant l’importance du vivre ensemble.  Dans la même idée, les personnages évoluent souvent dans un même corps et d’une même voix, ce qui affermit paradoxalement la solitude de leur existence.

La première phase de la seconde partie qui pose les jalons de l’idylle contrariée de Marius et Cosette est un peu plus confuse. Suit l’épisode de l’insurrection républicaine de 1832 où le plaidoyer social se perd dans le lyrisme des héros de barricades. La durée du spectacle (3h30) ne joue pas en faveur de cette adaptation sincère et pétillante.

JMDH

Spectacle donné à Sortie Ouest les 13,14 et 15 octobre 2011.

 

« Le quai des oubliés » par les allumés de la troupe Dromesko

Tout est possible

Ce spectacle pourrait être un intermède joyeux offert par la SNCF à sa clientèle mécontente, ou un remake contemporain d’En attendant Godot où l’on aurait remplacé la symbolique de l’arbre par le quai d’une gare.

Qu’est-il censé se passer entre quatre voyageurs qui attendent un train quand celui-ci n’arrive pas ? Confiée aux foutraques Dromesko,  cette situation entraîne les spectateurs dans une vertigineuse aventure. On commence par des petits détails indiquant l’exaspération pour finir dans un foutoir des plus incongrus. Le tout entrecoupé de grands moments de solitudes… La troupe des Dromesko nous perd avec fracas dans l’œil du cyclone ferroviaire avec cet art singulier qui fait sa marque de fabrique. Celui d’ouvrir la porte à la poésie, et à l’inventivité après avoir balayé notre plat et incertain  désir de sécurité. Voyages voyages…

JMDH

 

Voir aussi : Rubrique Théâtre, rubrique Festival, Jean Varela « rassembler autour d’un projet artistique », Guillaumat l’Homme qui rit,

Gérard Guillaumat sur les traces de Gwynplaine

Gérard Guillaumat: une sensible exploration du texte par la parole. Photo Isabelle Mester

Printemps des Comédiens. L’homme qui rit : la parole juste de Gérard Guillaumat fait renaître le texte de Hugo.

L’œuvre multiforme de Victor Hugo s’illustre à plusieurs titres dans l’édition 2011 du Printemps des Comédiens. Avec Tempête sous un crâne Jean Bellorini portera prochainement* « Les Misérables » dans l’Amphithéâtre d’O, Les règles du savoir-vivre dans la société moderne de Lagarce évoquent Hugo comme une référence à citer pour briller en société.

La « lecture » que livre le comédien Gérard Guillaumat de L’Homme qui rit, vaste roman de la fausse apparence, arrive en contre point. S’il y est aussi question du cheminement de la vie à la mort et inversement, cet ouvrage assez méconnu, n’a rien du bon goût classique. Rédigé entre 1866 et 1868 c’est le dernier roman écrit par l’auteur durant son exil. Blessé, affecté par la mort de sa femme et de son petit fils, l’écrivain poursuit ses rêves où se croisent politique, philosophie et poésie. Dans un projet de préface il confie : « J’ai senti le besoin d’affirmer l’âme ».

L’homme qui rit apparaît comme un roman initiatique, baroque et métaphysique où, comme bien souvent dans la vie, l’horrible côtoie le voluptueux.

Renaissance

Par sa parole, Gérard Guillaumat porte merveilleusement le texte sur les planches, en y mettant l’expérience d’une vie éminente et précieuse : la sienne. Celle d’un jeune homme qui a perdu l’usage de la parole à Buchenwald et souhaitait faire du théâtre. Celle d’une carrière d’acteur singulière où défilent les rencontres inoubliables : Charles Dullin, Gérard Philippe, Peter Brook, Gabriel Monnet, Roger Planchon, Patrice Chéreau… L’énumération révèle à quel point la présence de l’acteur apparaît cohérente dans la programmation 2011.

Le parcours de Gérard Guillaumat dévoile une curieuse proximité avec le personnage hugolien de l’enfant défiguré Gwynplaine abandonné dans une crique « comme au fond d’un puit » par les comprachicos. Celui qui connaîtra une nouvelle naissance en devenant lord Clancharlie, après s’être exhibé sur les planches des théâtres populaires, et qui affrontera bien des épreuves.

Vertiges de l’ascension et de la chute

L’ascension qui conduit le saltimbanque au sommet de la société s’avère souvent redoutable. Dans le texte, Gwynplaine se laisse engloutir par la tentation de Josiane, tempête de la chair. Il subit celle de l’orgueil, en oubliant l’amour de Dea son étoile. Gwynplaine affronte aussi  la Chambre des lords dans une lutte politique et sociale il oblige les lords à voir « le revers ténébreux de la société ». « Le peuple est un silence » dit-il,  « je suis celui qui vient des profondeurs (…) je parlerai pour les muets. » Mais la surdité des hauts lieux l’emporte. La fin du roman marque la dernière naissance et perdition. Gwynplaine s’abîme dans la mer par amour et  rejoint son âme, Dea, dans la mort.

Avant que l’on ait le temps de voir passer une heure, Gérard Guillaumat réhabilite cette œuvre majeure sans rien perdre de son essence. A sa sortie L’homme qui rit fut assez mal reçu. Son auteur s’opposait au matérialisme et au scepticisme qui triomphaient à son époque. L’accueil chaleureux et mérité qu’a réservé le public à Gérard Guillaumat relevait d’un profond partage, le temps serait-il au changement…

Jean-Marie Dinh

 

Voir aussi : Rubrique Théâtre, rubrique Festival, Jean Varela « rassembler autour d’un projet artistique »,

Littérature : Semprun s’en va Nizon vagabonde

A la recherche de l’art authentique

Paul Nizon un vagabond des rues dans les grandes villes

« Ecrire une histoire ça ne m’intéresse pas. J’aime bien écrire sur tout et sur rien à partir de quelque chose qui me concerne.  » C’est en ces termes que l’écrivain suisse exilé à Paris, Paul Nizon, évoque son travail, dans le cadre des Grands entretiens. Colette Fellous, qui le connaît bien, le lance sur la musique de sa prose. « Mon premier talent c’est la musique. J’ai été élevé dans cet univers, ma sœur était pianiste. Il y avait tout le temps de la musique chez nous. J’ai toujours travaillé avec des règles musicales. Je ne suis pas un narrateur. Je suis attentif au rythme. Je me situe entre des mouvements longs, courts, et des silences… »

Parallèlement à ses livres Paul Nizon consigne depuis plus de quarante ans ses réflexions au jour le jour. Les journaux de l’écrivain ont été édités. Ils témoignent de la profusion des  sources d’inspirations de l’artiste. Le quatrième volume Les carnets du coursier coure sur la période 1990-1999. Il vient d’être traduit en français. C’est une forme de radiographie du processus de l’écrivain où apparaît certains motifs de son roman  Chien (Actes Sud 98) . « Les journaux sont comparables aux esquisses d’un peintre, explique Nizon, là où se mêle le regard intérieur et extérieur, sur un milieu, une réflexion philosophique, un déplacement, une lecture, l’apparition d’un personnage comme celui du clochard noté du coin de l’œil en sortant de chez moi qui deviendra un personnage important dans le livre. »

L’écrivain défend un idéal de liberté qui le rend volontiers subversif. Bien avant le faux débat sur l’identité nationale, en 1990, il consigne dans son journal :  « A propos du phénomène patrie, je songeais récemment que l’élément décisif, pour que la patrie ne constitue pas un fardeau et une obligation, c’est le sentiment d’appartenance.  La vraie patrie d’un écrivain de mon genre c’est le trottoir » ajoute-t-il aujourd’hui. « Le sujet d’un livre n’a aucune importance si l’œuvre se fonde sur une véritable vision artistique. Le mot clé pour moi, c’est le quotidien. Le mystère de la vie se cache derrière le quotidien. Là, il y a victoire où défaite. »

Jean-Marie Dinh

Les Carnets du Coursiers , éditions Actes Sud, 23 euros.

Voir aussi : Rubrique Livre, rubrique Lecture La comédie du Livre 2011,

Adieu Semprun

L’écrivain et homme politique espagnol Jorge Semprun est mort à Paris à l’âge de 87 ans, a-t-on appris auprès de son petit-fils Thomas Landman. Il sera inhumé « dans la plus stricte intimité » dimanche en Seine-et-Marne « dans le drapeau républicain espagnol », a annoncé Thomas Landman. « Mon grand-père sera inhumé dans le drapeau républicain espagnol comme il l’avait souhaité. Il reposera au côté de sa femme, Colette, décédée en 2007 » dans le village de Garentreville, où il avait une maison de campagne, a-t-il ajouté. Il n’y aura pas de cérémonie religieuse.

Jorge Semprun avait confié un jour vouloir être enterré dans ce même drapeau à Irun, ville du nord de l’Espagne depuis laquelle il franchissait pendant la clandestinité la frontière franco-espagnole, raconte Thomas Landman. Par ailleurs, samedi  un hommage public a été rendu à Jorge Semprun au prestigieux lycée Henri-IV, où l’écrivain avait été pensionnaire, avec son frère Gonzalo, quand il était arrivé à Paris à la fin des années 1930.

Jorge Semprun est un de ces hommes qui a autant marqué le 20ème siècle que le siècle l’a marqué. Communiste qui a lutté contre le fascisme en Espagne, il s’exile en France où il rentre dans la résistance. Capturé, il est déporté à Buchenwald. Il y est marqué du sceau de la mort. Il lui faudra le suicide de Primo Levi, parmi les « déclics », pour écrire L’écriture ou la vie. Il devra se détacher du communisme et admettre l’horreur de Staline. Il servit l’Espagne, comme ministre de la culture.

Voir aussi : Rubrique Rencontre avec Jorge Semprun,  rubrique livre, Orwell un cran à gauche, mémoire combattante en région sud, crime franquiste,