Car tu es poussière de Pinter : Une mémoire à trou cyclonique

poussiere

Un texte méconnu de Pinter

Car tu es poussière d’Harold Pinter mis en scène par Stéphane Laudier d’après un texte adapté par Jean-Marie Besset ouvre actuellement la saison du CDN à Grammont. Cette
pièce poignante du Prix Nobel britannique fut écrite et montée en 1996 au Théâtre du Rond-Point à Paris. Elle est donnée, comme il se doit en petite forme.

Artisan éclairé de l’écriture dramatique, Pinter aborde la Shoah par le truchement de la mémoire d’une femme. Nichée dans la sphère intime d’un couple en situation d’échec, la tragédie s’émancipe progressivement de l’espace intérieur pour rejoindre l’histoire collective.

Adepte de l’essentiel, Stéphane Laudier concentre son travail sur le pouvoir hypnotique du texte en puisant en profondeur dans les ressources des deux comédiens. Dans le rôle de Rebecca, Fanny Rudelle se révèle saisissante d’authenticité, tandis que son compagnon Jean-Marc Bourg (Devlin) campe un jeu subtil et périlleux qui vise autant à interpréter la fêlure de sa compagne qu’à y succomber.

Orfèvre de la dérive humaine, Pinter aborde le traumatisme sous l’angle des dégâts et non
de la réparation. Le texte fragmenté exhume la blessure d’une mémoire qui refuse à se révéler. Trahie par la résistance au sens commun, la charge de l’émotion s’en trouve décuplée. On frise parfois l’absurde.

Le respect porté au texte et la précision du jeu restitue l’étendue sous-tendue par cette oeuvre extrême.

JMDH

Après la création à Montpellier, le spectacle « Car tu es poussière » sera en tournée dans la région Languedoc-Roussillon : A Narbonne, au Théâtre Scène Nationale les 3 et 4 décembre 2013 et à Pézenas en juin 2014, dans le cadre du festival Molière dans tous ses états

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Festival d’Avignon. Arthur Nauzyciel dépasse l’inqualifiable réalité factuelle

Arthur Nauzyciel met en scène « Jan Karski mon nom est une fiction ». La création interpelle le rôle des alliés face au génocide des juifs.

Karski a des vertiges. Ses nuits sont blanches. Sa vie a basculé un jour de 1942, lorsqu’il est entré clandestinement dans le ghetto de Varsovie. Résistant polonais, il était chargé de fournir au gouvernement polonais en exil, un compte-rendu de la situation en Pologne. En deux mois, les Allemands ont déporté 300 000 Juifs du ghetto vers les camps de la mort. A Varsovie les 100 000 Juifs qui sont restés sur place sont livrés à eux-mêmes et à la barbarie de leurs gardiens.

« C’était une sorte d’enfer, les rues étaient sales, crasseuses, et pleines de gens squelettiques, la puanteur vous suffoquait, il régnait de la tension, de la folie dans ce lieu. Des mères allaitaient leurs bébés dans la rue, alors qu’elles n’avaient pas de seins. Les dépouilles étaient déposées, nues, à même le sol, car les familles n’avaient pas les moyens pour leur payer une sépulture… »

Les chefs de la résistance juive demandent que les alliés mènent une action pour informer le peuple allemand de ce qui se passe. Profondément choqué par ce qu’il constate sur place,  Karski n’aura de cesse de porter ce message ainsi que son témoignage personnel mais à Londres et à Washington, il se heurte à une fin de non recevoir.

Le metteur en scène Arthur Nauzyciel se saisit des faits historiques en s’appuyant sur les paroles de Karsky recueillies par Claude Lanzmann* dans son film Shoah. Il s’inspire également du livre du diplomate polonais « Story of a Secret State » publié dès 1944 et prolonge son approche par une fiction qui explore les pensées du témoin.

Karski dénonce la perte d’humanité qui signe la victoire du mensonge

Cette démarche structure la pièce en trois parties. Dans le premier acte, on retrouve un Karski hésitant face à la caméra. Dans la seconde partie les faits sont répétés et enrichis par une voix off accompagnée par une vidéo  de Miroslaw Balka qui se borne longuement sur les frontières urbaines du ghetto de Varsovie dont la surface occupait un quart de la ville. La méthode  use d’une certaine radicalité  qui trouble le confort du spectateur autant qu’elle l’imprègne de la réalité des faits. Le cœur de la pièce, arrive avec le dernier acte qui marque le retour de la théâtralité et du vrai questionnement. Ici l’inqualifiable réalité factuelle développée précédemment ne se limite pas comme lors du procès de Nuremberg à considérer les victimes juives et les bourreaux nazis. Il interroge l’abandon des juifs d’Europe par les alliés de la démocratie.

Assis dans le couloir d’un opéra, Karski, qui ne trouve plus le sommeil, dénonce la perte d’humanité qui signe la victoire du mensonge. Le témoin du massacre et aussi celui de l’inaction calculée. Les alliés ne voulaient pas accueillir les Juifs d’Europe, c’est une chance pour eux qu’Hitler ait décidé de les anéantir plutôt que de leur envoyer, dit en substance l’homme qui ne peut plus fermer les yeux. Il est seul dans l’antichambre à deux pas de lui se joue toujours le spectacle du monde.

La fiction dépasse la réalité et le propos résonne, au-delà de la Shoah, aux quatre coins de la planète.

Jean-Marie Dinh

« Jan Karski Mon nom est une fiction », Festival d’Avignon Opéra Théâtre jusqu’au 16 juillet.

Voir aussi : Rubrique Théâtre, rubrique Festival, Festival d’Avignon 2011 la force artistique, Boris Charmatz « Enfant », rubrique Israël, livre Aharon Appelfeld, Yishaï Sarid,

Aharon Appelfeld : Un rapport libre à l’écriture

 

 

On garde le souffle court à la lecture de « Le garçon qui voulait dormir *». Aharon Appelfeld y décrit avec une grande pudeur une existence arrachée au cours normal des choses. Celle d’Erwin, jeune garçon qui ne peut retourner dans le jardin de son enfance que par les songes. Au sortir de la guerre, il se retrouve près de Naples, au cœur d’un groupe de réfugiés apatrides. Il a tout perdu : père, mère, langue, environnement familier, et émerge peu à peu du sommeil auquel il a recours pour faire revivre tout un pan de sa vie désormais anéanti. Enrôlé avec d’autres jeunes gens de son âge par un émissaire de l’Agence juive, il se prête à l’apprentissage intensif de l’hébreu et à l’entraînement physique, quasi militaire, que celui-ci leur impose chaque jour pour les préparer à une nouvelle vie dans l’État d’Israël sur le point de naître.

Cette histoire est un peu celle de l’auteur. Né en Roumanie, il a huit ans quand éclate la guerre. Sa famille est enfermée dans un ghetto. Sa mère est assassinée, et il est déporté avec son père dans un camp de Transnistrie. Le jeune garçon s’en évadera, seul, en 1942. L’œuvre Aharon Appelfeld est riche d’une quarantaine de livres tous relatifs à sa vie mais l’écrivain de la Shoah comme on l’a surnommé, s’est toujours gardé de mettre en avant son moi. Fait plutôt étonnant pour un auteur qui reçu le Prix Médicis Etranger en 2004 pour « Histoire d’une vie ». Cette distance est consubstantielle à son travail qui aborde sa vie en prenant le temps et en s’attachant au concept d’objectivité affective.

« Pourquoi le prince Félix a-t-il été exilé ? » demande l’enfant à Mlle Christina  qui lui apprend à lire et à écrire. « Pour qu’il devienne plus fort et soit capable d’affronter les méchants ». « On ne peut pas devenir plus fort chez soi ? » « Il faut croire que non », dit Christina dans un sourire qui dévoile ses belles dents ». Avec justesse, Appelfeld porte la voie de l’intelligence universelle pour que les gens apprennent à vivre ensemble.

Jean-Marie Dinh

* Le garçon qui voulait dormir, éditions de l’Olivier, 21 euros.

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