Florian Philippot, ici dans « On n’est pas couché » le 5 juin dernier, est la personnalité politique la plus invitée en 2015, toutes étiquettes confondues.(Document France 2.)
EXCLUSIF.Le parti de Marine Le Pen se plaint de ne pas être invité dans les médias, mais il refuse souvent les sollicitations. Le CSA demande aux groupes audiovisuels de le faire savoir.
C’estl’une des rengaines préférées de Marine Le Pen : les grands médias n’inviteraient pas suffisamment le FN sur leurs antennes. Cet argument choc — et efficace — prend aujourd’hui du plomb dans l’aile. Selon nos informations, le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) a adressé jeudi dernier une lettre à neuf dirigeants de groupes audiovisuels qui met à mal cette affirmation.
Le Conseil — qui demande aux médias audiovisuels d’accorder plus de temps de parole au FN depuis ses succès électoraux aux régionales de décembre — a « été sensible aux observations » des télés et des radios qui se défendent de couper volontairement le micro au front. « Vos services ont notamment insisté sur la stratégie de communication politique de cette formation et la difficulté d’obtenir suffisamment de réponses positives aux invitations lancées par les chaînes », est-il écrit dans le document que nous avons pu consulter. « Il peut d’ailleurs vous appartenir de faire état publiquement de votre politique d’invitation et le cas échéant des difficultés que vous rencontreriez dans la mise en oeuvre de celle-ci. » En clair, les patrons de chaîne sont priés de médiatiser leurs griefs.
«Marine Le Pen ne veut jamais venir chez nous»
« Tous les diffuseurs nous ont signalé la même chose : ils reçoivent de manière récurrente des fins de non-recevoir de la part du FN », confirme-t-on au siège du CSA. Le Front jouerait donc les divas ? Oui, à en croire certains. « Marine Le Pen ne veut jamais venir chez nous. Louis Aliot ne fait quasiment plus que des télés », se désole ainsi un journaliste radio. France Inter en a aussi fait les frais : « Avant le premier tour des régionales en Nord-Pas-de-Calais – Picardie, nous voulions organiser un débat avec les principaux candidats. Marine Le Pen a refusé et son entourage nous a fait comprendre que France Inter, c’était non », se rappelle Frédéric Métézeau, le chef du service politique de la station. « Sans doute n’apprécie-t-elle pas notre façon de la questionner. Elle nous a traités de radio bolcho », glisse-t-il en guise d’explication. « Le Front national cible les médias. S’il se rend sur une antenne, c’est parce qu’il espère viser des auditeurs spécifiques. Mais tous les autres partis et personnalités politiques le font également », tempère toutefois Francis Letellier, qui a interviewé Marine Le Pen sur France 3 hier.
Autre difficulté pour les diffuseurs : le Front a beau réaliser des scores conséquents aux élections, ses têtes d’affiche restent rares. En dehors de Marine Le Pen — en « diète médiatique » depuis janvier —, Florian Philippot, Marion Maréchal- Le Pen, Nicolas Bay ou Gilbert Collard (RBM), les élus médiatiques ne sont pas légion. Résultat, ce sont toujours les mêmes qui se bousculent sur les plateaux. Philippot a ainsi été la personnalité politique, toutes étiquettes confondues, la plus invitée dans les médias, avec 65 matinales en 2015. De quoi susciter une impression de saturation. « Aux heures de grande écoute, nous sommes obligés d’avoir des poids lourds. Nous n’avons rien contre l’émergence de nouvelles têtes, mais ce n’est pas encore un parti où il y a un large choix d’élus aguerris », constate Frédéric Métézeau. « Nous sommes beaucoup plus nombreux qu’il y a quatre ou cinq ans à passer dans les médias », rétorque Florian Philippot, le numéro 2 du FN. Ce dernier n’en démord pas : les arguments mis en avant par les diffuseurs sont « fallacieux » : « Il nous arrive de refuser des invitations parce que nous faisons des arbitrages ou pour de simples questions d’emploi du temps. Mais, dès que nous pouvons y aller, nous le faisons, car nous avons encore beaucoup de temps d’antenne à rattraper. »
Communiqué Du SNJ-CGT Le publireportage menace l’info à Canal +/I télé
Le 1er juin 2016, dans un entretien avec Olivier Ravanello, président de la Société des journalistes de Canal +/I Télé, Serge Nedjar, (déjà directeur général de Direct Matin et président de la régie publicitaire du groupe !) récemment nommé directeur d’I-télé par Vincent Bolloré, déclarait envisager de ne pas renouveler une cinquantaine de CDD, soit prés du tiers des effectifs d’I-Télé, et vouloir maximiser les recettes de la chaîne en « faisant rentrer des programmes pour les sponsors », en faisant du « partenariat », en « vendant de la pub », et en « faisant des patrons en interview ».
Le président de la SDJ lui ayant rappelé que les journalistes d’I-Télé ne pouvaient déontologiquement s’associer à des publireportages, Serge Nedjar a répliqué en substance qu’ils n’auraient pas le choix, qu’ils allaient devoir s’adapter et qu’en presse écrite, les journalistes qui résistaient se retrouvaient au chômage. Or selon une des chartes de déontologie des journalistes professionnels, tout journaliste digne de ce nom « refuse et combat, comme contraire à son éthique professionnelle, toute confusion entre journalisme et communication ».
Le 1er juin dernier, questionné par la commission culture de l’Assemblée Nationale sur la censure d’un documentaire sur le Crédit Mutuel en mai 2015 dans l’émission Spécial investigation, Maxime Saada, directeur général du groupe Canal + avait affirmé : « Il n’y a jamais eu aucune censure, aucune instruction d’où qu’elle vienne (…) En réalite? il n’y a aucun fait précis, concret, sur la censure, qui ait été démontré ».
En mai 2015, l’enquête sur le Crédit Mutuel, banque partenaire de Vincent Bolloré, avait bien été déprogrammée par la direction de Canal +. L’enquête n’a jamais été reprogrammée.
Le 16 septembre 2015, devant les délégués du personnel, Elodie Bouvet Lustman, directrice des affaires sociales chez Canal + élargissait officiellement la censure, annonçant que toute mise en cause de « partenaires actuels ou futurs » du groupe serait désormais proscrite : « La direction tient avant tout à défendre les intérêts du Groupe CANAL+ et estime qu’il est donc préférable d’éviter certaines attaques frontales ou polémiques à l’encontre de partenaires contractuels actuels ou futurs ».
Plus généralement, depuis l’arrivée de Vincent Bolloré à la tête de Canal +, les choix imposés par la direction concernant l’information posent de nombreuses questions quant au respect de l’indépendance des rédactions des différentes chaînes du groupe. Une situation sans précédent, depuis la création de la chaîne cryptée en 1984.
Les journalistes de I-Télé ou Canal + continueront à respecter les chartes de déontologie qui régissent leur profession. Le SNJ-CGT apporte tout son soutien aux salariés du groupe Canal+ et se tient à leurs côtés pour résister aux ingérences de leur direction.
Montreuil, le 07/06/2016
Syndicat national des journalistes CGT 263, rue de Paris – Case 570 – 93514 Montreuil CedexTe?l.: 01 55 82 87 42 – Te?le?copie : 01 55 82 87 45 – Courrier e?lectronique : snj@cgt.fr – site Internet : www.snjcgt.fr
Aude Lancelin (ici en 2008) a été nommée numéro 2 de «l’Obs» en 2014. Photo Frédéric Myss. Opale.
L’ex-directrice adjointe de la rédaction de «l’Obs» aurait «imposé ses idées aux lecteurs» selon le fondateur de l’hebdo. Mais quelle est la limite entre l’affirmation des opinions et l’exposé des faits ?
ive les octogénaires ! Et vive les octogénaires décomplexés, qui n’ont plus rien à perdre. Voyez Claude Perdriel, le fondateur de l’Obs, qu’il a récemment vendu à Niel, Bergé et Pigasse. Son journal (dont il est encore actionnaire) vient de licencier brutalement la directrice adjointe de la rédaction, Aude Lancelin. Le directeur en titre, le jeune Matthieu Croissandeau, s’est évertué à faire croire qu’il s’agissait d’une décision «managériale». Pas assez impliquée, la virée. Pas assez présente aux réunions. Toujours en RTT, peut-être. Tirant sur les arrêts maladie, allez savoir. Bref, une décision ordinaire, comme dans n’importe quelle boîte. Là-dessus, Perdriel envoie un texto à Lancelin : «Je respecte vos opinions mais je pense qu’elles ont influencé votre travail.»
Ah tiens ! ce n’était donc pas (ou pas seulement) une décision «managériale» ! C’est donc un problème d’opinion. Mais quelles sont donc les pernicieuses opinions de Lancelin ? Perdriel le précise, dans une interview auFigaro.«Quand on respecte son lecteur, on ne lui impose pas une idée. Aude Lancelin donne la parole à Nuit debout ! Cela la regarde mais ce n’est pas la ligne du journal.»
«Quand on respecte son lecteur…» : il faut méditer le précepte de Perdriel. C’est même un des premiers enseignements de toute école de journalisme qui se respecte : séparer le fait et le commentaire. Les commentaires sont libres, les faits sont sacrés. Bravo !
Mais où commence «l’imposition» des idées ? Où se termine l’austère royaume des faits sacrés, où commence l’empire verdoyant des libres commentaires ? Prenons un exemple.L’Obs a consacré trois couvertures à Emmanuel Macron. Première couverture en 2014, à la nomination du ministre : «L’homme de la situation ?» En costume rayé, Macron pose pour le journal. On note le point d’interrogation. Même s’il n’en est pas encore certain – le ministre vient d’être nommé -, l’Obs glisse à ses lecteurs que Macron pourrait bien être«l’homme de la situation». Quelle situation ? La situation, vous dit-on. Pas d’impatience ! vous allez voir.
L’année suivante, deuxième couverture. Macron a fait du chemin. Il a entamé sa belle carrière de macronneur (auteur de macronnades). «Le dynamiteur», titrel’Obs. Avec ce sous-titre effarouché, comme les hebdos en ont le secret : «Macron va-t-il trop loin ?» En 2016, enfin, ayant décroché des éléments exclusifs sur «son plan secret pour 2017», l’Obs titre sur «la fusée Macron».
Trois couvertures. Quel ministre en a décroché autant ? Quel autre politique ? Allons plus loin : quel autre responsable politique isolé, sans le soutien d’aucun parti, n’ayant jamais été élu à aucune élection, et n’ayant donc, dans le système français, aucune chance raisonnable de concourir à la présidentielle, encore moins de la remporter, peut prétendre à trois couvertures si rapprochées del’Obs ? Ne peut-on dire quel’Obs«impose au lecteur» son idée (Macron est le meilleur candidat pour 2017) et donc, à en croire Perdriel, ne«respecte» pas ledit lecteur ?
Rien à voir ! répliquera la direction del’Obs. Macron est populaire, voyez les sondages ! Faire campagne pour Macron, nous ? Quelle horreur. Nous ne faisons que constater cette situation. On retrouve ici un des ingrédients essentiels de la fabrique du consentement : faire passer une opinion pour une évidence.«Des réformes s’imposent»,«il faut réduire les déficits»,«la France est malheureusement irréformable»,«le code du travail est archaïque» : ne sont pas des opinions. Ce sont des évidences, imposées par le binôme «œuf – poule» des journalistes et des sondeurs. Celui qui les profère acquiert donc lui-même, par transition, le statut d’évidence. Que Macron, panache ce statut de porteur d’évidences par celui de lutin transgressif et méprisant à la Sarkozy («si vous voulez vous acheter des costards, commencez par bosser») complique un peu le jeu, en même temps qu’il le pimente. D’où cette terrible question : va-t-il trop loin ? A l’inverse, soutenir le mouvement social n’a rien d’une évidence. C’est une opinion qu’on ne saurait, donc, imposer à ses lecteurs.
Au total, qui a donc viré Aude Lancelin ? Croissandeau ? Perdriel ? Hollande ? Postulons que c’est la trouille. La sainte trouille des «casseurs», des bloqueurs de raffineries, des cheminots grévistes, et de la grosse moustache de Martinez. Le lecteur y verra, au choix, une évidence ou une opinion.
Au cœur de Nuit debout et des manifestations contre la loi Travail, une nouvelle génération de reporters casse-cou filme au plus près de l’action. Rencontre avec ces acteurs du journalisme de l’instant qui bousculent les médias traditionnels.
u premier rang de la manifestation du 1er Mai, un casque de snowboard surmonté d’une caméra GoPro flotte au-dessus de la foule. Gaspard Glanz progresse au rythme des slogans des manifestants : « Tout le monde déteste la police ! » , « Libérez nos camarades ! » , « Police partout, justice nulle part ». Arrivé place de la Nation, le cortège se disloque. Des projectiles fusent, les CRS dégoupillent des grenades de désencerclement et arrosent la foule de gaz lacrymogènes, les manifestants balancent des chaises et brandissent des barres de fer. A droite, à gauche, au sol et dans les airs, l’objectif du jeune autodidacte ne rate rien de la scène. Lunettes de protection vissées sur le front, Gaspard se poste avec cinq ou six autres journalistes près d’un Abribus. « On reste groupés pour avoir une vision à 360 degrés. Pas pour jouer à “Call of Duty” [l’un des jeux vidéo les plus populaires, NDLR], mais pour se protéger entre nous » , témoigne-t-il.
Reporter free-lance, Gaspard Glanz est régulièrement la cible des forces de l’ordre : « J’ai une dizaine de cicatrices causées par des tirs de FlashBall. Le casque avec la mention “presse” ne les dissuade pas, bien au contraire. » De Paris à Toulouse, de Rennes à Strasbourg, il couvre les mouvements sociaux pour son site d’information, Taranis News, qu’il a fondé fin 2011. Ce Strasbourgeois d’origine explique :
« Unmédia qui s’intéresse à la foule en général : les festivals, les manifestations, les rassemblements. On fait ce que j’appelle du “street journalism”, un journalisme urbain, pour les jeunes, car 90 % des visiteurs de notre site ont entre 17 et 35 ans » .
Nouvelle génération de journalistes casse-cou
Du haut de ses 29 ans, ce titulaire d’une licence en sociologie criminelle à l’université Rennes 2 est l’un des chefs de file de cette nouvelle génération de journalistes casse-cou qui n’hésitent pas à se rendre là où manifestants et policiers s’affrontent, quitte à prendre des beignes. C’est en 2015, lors du mouvement Occupy Francfort, devant la Banque centrale européenne, que Gaspard Glanz rencontre Alexis Kraland, une autre tête brûlée.
Depuis, tous deux travaillent souvent ensemble et s’entraident. Au début du mouvement contre la loi Travail, Alexis est touché par une grenade de désencerclement lors d’une manifestation à Paris. Les vêtements déchirés et ensanglantés, le jeune homme de nationalité franco-hollandaise est traîné au sol par des policiers. Gaspard Glanz se souvient :
« Ce qui est fou, c’est qu’il continuait à filmer. On est devenus copains. On est comme des compagnons d’armes, ensemble “dans les tranchées” de la place de la République. »
Protège-tibias, masques à gaz… On reconnaît les reporters à leur harnachement. Car ces photographes et cameramen sont régulièrement bousculés par les forces de l’ordre qui ne supportent pas de les voir diffuser des images de la répression policière filmée de l’intérieur. Mais ils s’attirent aussi la haine de certains manifestants qui jugent leur traitement de l’information pas assez radical. Gaspard reconnaît avoir peur à chaque manifestation, d’autant qu’il considère que les mobilisations actuelles ont atteint un niveau de violence inédit.
Ancien étudiant à Sciences-Po Grenoble, puis à l’ISCPA (Institut supérieur de la Communication, de la Presse et de l’Audiovisuel), Alexis Kraland a lui aussi cédé à la panique à de nombreuses reprises, comme ce jour où il a aperçu, dans le viseur de sa caméra, un CRS le mettre en joue avec son lanceur de balles de défense (une arme plus précise que le Flash-Ball) : « Je me suis dit : s’il ne respecte pas la distance de sécurité, je suis mort. »
Sur sa chaîne YouTube, Street Politics, le Parisien de 24 ans, candidat du Parti Pirate d’Ile-de-France aux élections législatives de 2012 et aux européennes de 2014, publie des vidéos chocs tournées à l’aide d’une petite caméra au cœur des manifestations contre la loi El Khomri.
Au fil de plans saccadés, le spectateur est plongé dans l’ambiance du cortège. Une technique de reportage spontanée qui bouleverse les codes du journalisme traditionnel mais que les grands médias intègrent petit à petit. Grégoire Lemarchand, responsable de la cellule réseaux sociaux à la rédaction en chef de l’Agence France-Presse (AFP) explique
« Ces reporters en immersion du côté des manifestants sont des sources d’information complémentaires et importantes pour nous. Ils nous ouvrent d’autres fenêtres sur les mobilisations. Nous ne les considérons pas comme des concurrents, nous leur achetons parfois même des images ».
Ces reportages d’un nouveau genre, au montage minimal, voire inexistant, séduisent le grand public. En témoigne l’engouement pour les films de Rémy Buisine réalisés sur Periscope, l’application de vidéo en direct de Twitter.
5 heures 14 en direct de Nuit debout : un record
Le jeune community manager de 25 ans, ancien autoentrepreneur à la tête d’une boîte de gestion de la communication de footballeurs professionnels, couvre Nuit debout avec cet outil depuis le début du mouvement. C’est devenu un rituel : après sa journée de travail aux radios Ado, Voltage et Latina, il empoigne son iPhone 6, emporte une batterie rechargeable et part à la rencontre des noctambules de la place de la République. Il assure :
« Les chaînes d’info en continu ont tendance à montrer les débordements qui occultent le reste de la mobilisation. Moi, je veux tout montrer ».
Des débats thématiques aux feux de joie allumés sur les pavés. Du simple badaud au membre actif au sein d’une commission. Le 3 avril, le live de Rémy Buisine place de la République a recueilli simultanément 80 000 vues ; 5 heures 14 en direct de Nuit debout : un record.
Le site de Gaspard Glanz enregistre, lui, plus de 500 000 vues chaque semaine. La vidéo de la manifestation du 24 mars a été visionnée plus de 143 500 fois. Pour Nathalie Pignard-Cheynel, chercheuse à l’université de Lorraine et coresponsable de l’Observatoire du Webjournalisme, la couverture de l’actualité via les réseaux sociaux répond à une double attente du public :
« Un besoin de vivre l’événement comme si on y était – ce mythe que l’on va vivre l’événement en même temps qu’il est en train de se passer – et un désir d’interactivité. »
Ceux qui suivent les live de Rémy lui suggèrent des questions à poser, des gens à interviewer : « J’apprécie la relation particulière qui se noue avec les internautes, lesquels me reconnaissent ensuite sur le terrain », explique-t-il. Si Periscope a d’abord séduit les 15-25 ans, le public se diversifie de plus en plus, ce qui ravit le reporter :
« Récemment, place de la Nation, j’ai vu un couple de retraités sortir sur leur balcon et m’interpeller en brandissant leur tablette : “On est en train de suivre votre live !” Ça m’a fait plaisir. »
Le jeune homme, originaire du nord de la France, n’est pas journaliste mais considère que son « approche est journalistique » : il prépare la plupart de ses directs, se documente avant d’aborder des sujets complexes et identifie des interlocuteurs potentiels. « Ma sensibilité n’est pas celle d’un militant mais celle d’un observateur, d’uncommentateur », assure le Periscopeur.
Les nouveaux reporters 2. 0
De leur côté, Gaspard Glanz et Alexis Kraland assument un traitement plus engagé de l’information, même s’ils se défendent également de tout militantisme. Alexis plaide :
« Je souhaite montrer les violences policières car elles sont peu traitées par les médias traditionnels, mais je tâche de rester objectif ».
Gaspard Glanz se dit, lui, agacé par le mépris de certains journalistes à l’égard de son travail : « Les médias disent que nous faisons du journalisme militant, mais il faudra m’expliquer ce que mes images ont de militant quand elles présentent les faits en ordre chronologique, sans montage, sans voix off. On est indépendants mais pas militants », assène-t-il.
Ces reporters 2.0 conduisent les grands médias à se poser des questions sur leurs angles de traitement de l’information et sur leur manière de filmer. Pour la chercheuse Nathalie Pignard-Cheynel,
« on ne peut plus faire du journalisme comme on en faisait il y a vingt ans. Plus que jamais, un journaliste ne doit pas être déconnecté de son terrain sinon les gens se disent : “Il parle de choses qu’il ne connaît pas” ».
Rémy Buisine peut se targuer de bien connaître les participants à Nuit debout au fil des nombreuses veillées passées à discuter avec eux. Il a lui-même eu affaire aux forces de l’ordre, comme ce soir où il s’est retrouvé pris dans une nasse de CRS pendant cinq heures, exposé aux projectiles et aux gaz lacrymogènes. Mais, malgré le temps investi et les risques encourus, le vidéaste ne tire pas un centime de ses live. Il espère pouvoir un jour devenir journaliste et mettre son expérience de Periscope au service d’une rédaction.
Quant à Gaspard et Alexis, ils vivent grâce au soutien financier de leurs proches et ne sont pas titulaires de la carte de presse. Ils sont rémunérés quelques centaines d’euros par mois, en fonction du nombre de vues de leurs vidéos sur YouTube et des images qu’ils parviennent à vendre aux médias mainstream. Gaspard Glanz décrète :
« Je gagne moins que le RSA socle. Donc si je ne travaillais pas, je gagnerais davantage d’argent. Mais je préfère vivre du journalisme sans avoir de comptes à rendre. C’est une liberté qui vaut beaucoup d’argent ».
La miniaturisation des appareils et le développement d’applications performantes ont permis de renouveler l’exercice journalistique. Rémy Buisine apprécie de pouvoir couvrir les manifestations avec du matériel léger sans dépendre d’un car-régie, d’une connexion satellite et de l’assistance de deux ou trois techniciens, comme c’est le cas pour les chaînes de télévision. « J’ai l’impression qu’avec un téléphone portable, il est plus facile d’engager la discussion avec ses interlocuteurs qui sont aussi plus naturels, font moins attention à la manière dont ils s’expriment et ne se recoiffent passystématiquement avant d’être filmés », témoigne le reporter.
Bousculés par ce journalisme de l’instant, les grands médias réfléchissent à de nouveaux formats. Mais ces avancées sont timides. A l’AFP, « on en parle tous les jours », confie Grégoire Lemarchand, dont l’agence a déjà acheté des images à Gaspard Glanz :
« On pense à de nouveaux contenus qui peuvent multiplier les points d’entrée sur des événements et enrichir des papiers, poursuit-il. Cela va pousser tous les journalistes à se démultiplier et à développer un don d’ubiquité. Ils vont devoir être partout, sur le terrain réel et sur le terrain virtuel des réseaux sociaux. »
Rémy Buisine prédit que tous les médias seront tôt ou tard sur Periscope. Même si la route à parcourir reste longue. Pour Grégoire Lemarchand, « internet a posé les fondations de la révolution de l’information. Maintenant, nous sommes en train de construire les murs ».
La série de grèves dans le secteur pétrolier et les actions des chauffeurs routiers n’ont pas manqué de provoquer la colère des tauliers des grands médias. Sans surprise, leurs avis sont unanimes : les grèves sont irresponsables, insupportables, et elles doivent cesser au plus vite.
« Une radicalisation tous azimuts »
Le lundi 23 mai, le sujet fait la « Une » du journal télévisé de TF1 : des pénuries de carburant ont frappé de nombreuses stations-services dans le pays. L’occasion de revenir en long et en large sur les « galères » des automobilistes (4 minutes 35). L’accroche de Gilles Bouleau donne le ton : « Chantage, prise d’otage, un vocabulaire rarement employé par un gouvernement de gauche […] Les images d’automobilistes attendant des heures pour faire le plein ont sans doute incité le pouvoir à réagir et à désigner la CGT. » Et les médias à lui emboîter le pas ?
Le JT de France 2 débute sur une note moins caricaturale. Un sujet fait le point sur les blocages, il est conclu par un David Pujadas à la mine sombre : « Et nous apprenons à l’instant que le personnel du terminal pétrolier du Havre, qui représente 40% de nos importations, vote pour la grève. » Allons-nous en savoir plus sur les enjeux ou les revendications de ces grèves ? Non, puisque s’ensuit un long sujet (2 min.) sur la « gêne » des automobilistes et les entreprises touchées ; puis deux sujets sur l’organisation des grévistes (les barnums, tables, palettes et pneus qui brûlent) et sur le profil des manifestants qui tiennent les barrages. Puis une longue explication sur la pénurie. Qu’on se rassure : grâce aux stocks stratégiques, la France pourra encore tenir 2 mois face aux grèves. Une information importante, qui devrait contenir toute « analyse » alarmiste, mais dont personne ne semble tenir compte… y compris sur France 2.
Après douze minutes de journal, va-t-on enfin évoquer la cause de ces grèves ? Oui, mais d’une façon… toute particulière. Très remontée, l’éditorialiste Nathalie Saint-Cricq, responsable du service politique de France 2, tient son explication [1]. Elle dénonce « une radicalisation tous azimuts » de la CGT, qui « paralyse un pays malgré une base rabougrie et même si le mouvement s’essouffle ». Et d’afficher son exaspération devant un tract d’une section locale de la CGT qui apparaît à l’écran : « Alors regardez cette affiche, elle est d’une confondante clarté. On y parle de compte-à-rebours, on y voit des bâtons de dynamites, un slogan « on bloque tout », bref clairement on joue la rue et l’affrontement total ». Effrayant !
S’ensuit une « expertise » d’une rare finesse : « La CGT de Philippe Martinez veut tout faire sauter quand celle de Bernard Thibault laissait toujours une petite porte entrouverte. » Pourquoi cette stratégie, s’interroge Pujadas, n’est-ce pas un pari risqué ? Nouvelle tirade de notre experte qui cache mal son agacement : « Alors cette stratégie est justifiée par un score en chute libre à la CGT. Mais c’est un pari risqué parce que rien ne permet de dire que cette radicalisation va dans le sens de l’histoire, au contraire. » Salariés mobilisés, sachez que vous roulez à contresens de l’histoire. Vous êtes par ailleurs irresponsables, puisque « jouer l’explosion sociale c’est prendre finalement la responsabilité qu’il y ait un accident, un blessé ou un mort ». Tout cela en pure perte, car « exiger purement et simplement le retrait de la loi travail, c’est jouer un va-tout qui n’a pratiquement aucune chance d’aboutir ». Fermez le ban ! Une transition parfaite pour enchaîner avec les déclarations de Manuel Valls qui dénonce la « dérive de la CGT » et Nicolas Sarkozy qui appelle à « remettre de l’ordre et de l’autorité dans le pays »…
« Une loi qui ne changera pas votre quotidien ni le mien. »
Dans le JT de TF1, les mêmes propos de Manuel Valls font office d’introduction à l’intervention de l’« expert » de la chaîne, François-Xavier Pietri. Gilles Bouleau l’interroge : pourquoi la CGT déploie-t-elle une telle énergie pour mettre à bas la loi El Khomri ? On pourrait gager que c’est la colère des salariés qui s’exprime, après la fin de non-recevoir du gouvernement et le passage en force à l’Assemblée nationale. Mais pour le chef du service économie de TF1, il s’agit avant tout d’une « course à la radicalisation » [2] de la CGT. Et son « expertise » ressemble trait pour trait à celle de sa consœur de France 2 : « La CGT a un problème, c’est qu’elle a perdu beaucoup d’influence aux dernières élections professionnelles dans ses bastions. » Résultat : blocage sur l’essence, grèves à la SNCF, débrayages dans les ports, grève des routiers, à la RATP, ainsi que « l’appel à la neuvième journée de mobilisation générale ». Une mobilisation exceptionnelle des salariés ? A entendre notre expert, il s’agirait plutôt d’initiatives organisées d’un coup de baguette magique par l’état-major de la CGT. Et ce par pur opportunisme : si « la CGT joue son va-tout » face à la loi El Khomri, c’est que celle-ci remettrait en cause son influence.
Le matin même, les mêmes refrains étaient assénés par les « experts » de RMC, dans l’émission de Jean-Jacques Bourdin. Pour Laurent Neumann, « la CGT ne dit pas la vérité ». La véritable raison étant que l’adoption de la loi signifierait « la fin du leadership syndical de la CGT dans les entreprises et sans doute la prise de pouvoir de la CFDT ». Une issue qui ne serait pas forcément sans déplaire à notre éditocrate. Et de conclure : « Est-ce que pour des raisons propres à la CGT, on peut bloquer le pays ? »
Éric Brunet, dont la lucidité n’est plus à démontrer depuis qu’il a publié, en janvier 2012, son désormais culte Pourquoi Sarko va gagner, livre alors son analyse : « La CGT, son équation est simple : je bloque donc je suis ; donc elle a besoin de bloquer et de bloquer n’importe quoi ». Puis s’emporte : « Moi je suis contre Hollande, mais je suis encore plus contre cette CGT absurde qui se bat contre une loi qui ne changera pas votre quotidien ni le mien. » On gage que la loi ne changera pas beaucoup le quotidien d’éditocrates bien nantis. Mais celui des autres salariés ? Et Brunet de se lancer dans un hymne à la « réforme » suivi d’une note pessimiste : « Dès qu’on veut bouleverser, c’est la CGT de 2016 qu’on voit face à nous, c’est un mur ! […] On dit Macron vient avec des idées ; mais si on plaque Macron sur la France de la CGT […] eh bien Macron, tout Macron qu’il est, ne changera rien. » La conclusion est sans appel : « Les Français ne sont que des assujettis sociaux qui ne pensent qu’à leur pomme ».
Les deux compères remettent le couvert le lendemain dans la matinale de Jean-Jacques Bourdin sur le thème « la CGT est-elle devenue irresponsable ? » Le maître de cérémonie les prévient d’emblée : « Attention ! L’opinion publique n’a pas basculé ! Faites très attention moi hier j’ai posé la question aux auditeurs, c’est 50/50 ». Il est vrai que du côté des médiacrates, le pourcentage est moins équilibré. Mais ce rappel à l’ordre sera sans effet sur Éric Brunet, dont la fureur confine au délire. L’éditorialiste explique que la CGT, minoritaire, n’aurait pas été capable de bloquer les raffineries sans « envoyer des élus CGT, parfois des élus de la fonction publique payés avec l’argent du contribuable, des permanents, des salariés de la CGT ». Et de conclure que « ça n’est pas une grève et c’est illégal ». C’est Jean-Jacques Bourdin qui tentera de lui faire entendre raison (!) : les salariés ont bien voté la grève, par exemple au Havre. « Un cas singulier » répond l’éditocrate avec une mauvaise foi confondante.
Laurent Neumann n’est pas en reste : « La CGT ne défend pas les salariés : elle défend la CGT. » Il évoque le tract présenté par Nathalie Saint-Cricq, sur lequel figure un bâton de dynamite : « Est-ce que c’est de bon goût, en plein état d’urgence, après la séquence attentat que la France a vécu en novembre dernier ? » En revanche l’évocation d’une « prise d’otage » du pays par Manuel Valls, Michel Sapin et Myriam El Khomri ne semble pas lui poser problème – il est vrai que ce vocabulaire, qui surprenait Gilles Bouleau dans la bouche d’un « gouvernement de gauche », fait depuis longtemps partie du lexique éditocratique par temps de grève. Moins courante – mais peut-être promise à un bel avenir – l’inculpation des grévistes pour « terrorisme social », selon le titre de l’éditorial figaresque de Gaëtan de Capèle (23 mai), n’a pas non plus suscité l’indignation de nos experts en « bon goût ». Le mot de la fin, provisoirement, pour Éric Brunet : la CGT est « un syndicat ultra-violent qui souhaite mettre la France cul par-dessus tête ».
Dans la presse écrite aussi…
Ces exemples tirés d’émissions d’information grand-public sur TF1, France 2 et RMC donnent un aperçu de l’unisson du chœur des éditorialistes et autres experts médiatiques. Les réactions dans la presse écrite, qu’elle soit régionale ou nationale, condamnent elles aussi la principale organisation syndicale en France. L’AFP en livre un remarquable florilège, dans une dépêche que nous nous contenterons de reproduire ici :
La presse quotidienne fustige mardi le « jusqu’au-boutisme » de la CGT, des éditorialistes pensant que le syndicat radicalise le mouvement contre la loi travail pour maintenir son « leardership » syndical, d’autres y voyant un « bras de fer » très égotique entre le Premier ministre Manuel Valls et Philippe Martinez.
Sans surprise, dans Le Figaro, Gaëtan de Capèle tire à boulets rouges contre « cette vieille centrale rouillée (…) lancée dans une inexorable fuite en avant ».
« La CGT joue son va-tout », estime de son côté Laurent Joffrin (Libération). « Elle se lance dans un « tout ou rien » (qui) comporte un risque majeur : s’enfermer dans un jusqu’au-boutisme ».
Dans Les Échos, Cécile Cornudet parle même de « sabotage ». « La CGT se sent en danger et sort les griffes » car, n’ayant « plus les moyens de susciter une mobilisation d’ampleur et d’engager une vraie guerre (…) elle choisit la guérilla ».
« À la CGT, les ultras ont pris le pouvoir », estime Olivier Auguste (L’Opinion) qui y voit « une tentative désespérée de ralentir sa chute ».
Si Olivier Pirot dans La Nouvelle République du Centre-ouest « peut comprendre » que les reculades (du gouvernement) sur certains acquis sociaux soient « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ». Il n’en estime pas moins, lui aussi, que la CGT « a tout intérêt à montrer les muscles. »
« Philippe Martinez, patron de la CGT, n’a pas laissé plus de chances au dialogue avec le gouvernement que l’article 49.3 n’en a laissé aux frondeurs du PS », écrit Jean-Louis Hervois de La Charente Libre. « Les adversaires s’engagent sur un terrain de plus en plus dangereux ».
Pour Alain Dusart (L’Est Républicain), la CGT, « de plus en plus talonnée par la CFDT (…) joue la carte du durcissement » tandis que « Manuel Valls a poursuivi hier les moulinets en promettant de faire lever les blocages dans les ports et les raffineries ». « Si la pénurie s’aggrave, Philippe Martinez aura remporté ce bras de fer ».
Mais « le risque de mettre l’économie en panne (…) est réel », s’inquiète Hervé Chabaud (L’Union). « Faute de mobiliser dans ses défilés, la CGT a décidé de mettre tout le monde à pied. Jusqu’à quand ? », s’interroge Hervé Favre dans La Voix du Nord.
« En plein état d’urgence, la chienlit, pour reprendre le mot du général de Gaulle, en mai 1968, fait tache d’huile », se désole Laurent Marchand dans Ouest-France.
Le Journal de la Haute-Marne, sous la plume de Christophe Bonnefoy, note que « le Premier ministre, en plus de montrer les muscles, a également adopté la politique de la sourde oreille » et que « la CGT marche sur le même chemin et durcit le ton ».
Dès lors, « l’affrontement semble inéluctable entre un pouvoir qui joue du 49.3 et une minorité qui veut en découdre sur le bitume », s’alarme Yann Marec dans les colonnes du Midi Libre.
Il ne manque à ce triste passage en revue que Gilles Gaetner, « journaliste d’investigation » chez Atlantico, qui pose gravement la question qui fâche : « La CGT alliée objective du Front national ? » (c’est le titre).
Ainsi que celui sans qui l’éditocratie française ne serait pas tout à fait ce qu’elle est :