L’ex-directrice adjointe de la rédaction de «l’Obs» aurait «imposé ses idées aux lecteurs» selon le fondateur de l’hebdo. Mais quelle est la limite entre l’affirmation des opinions et l’exposé des faits ?
ive les octogénaires ! Et vive les octogénaires décomplexés, qui n’ont plus rien à perdre. Voyez Claude Perdriel, le fondateur de l’Obs, qu’il a récemment vendu à Niel, Bergé et Pigasse. Son journal (dont il est encore actionnaire) vient de licencier brutalement la directrice adjointe de la rédaction, Aude Lancelin. Le directeur en titre, le jeune Matthieu Croissandeau, s’est évertué à faire croire qu’il s’agissait d’une décision «managériale». Pas assez impliquée, la virée. Pas assez présente aux réunions. Toujours en RTT, peut-être. Tirant sur les arrêts maladie, allez savoir. Bref, une décision ordinaire, comme dans n’importe quelle boîte. Là-dessus, Perdriel envoie un texto à Lancelin : «Je respecte vos opinions mais je pense qu’elles ont influencé votre travail.»
Ah tiens ! ce n’était donc pas (ou pas seulement) une décision «managériale» ! C’est donc un problème d’opinion. Mais quelles sont donc les pernicieuses opinions de Lancelin ? Perdriel le précise, dans une interview au Figaro. «Quand on respecte son lecteur, on ne lui impose pas une idée. Aude Lancelin donne la parole à Nuit debout ! Cela la regarde mais ce n’est pas la ligne du journal.»
«Quand on respecte son lecteur…» : il faut méditer le précepte de Perdriel. C’est même un des premiers enseignements de toute école de journalisme qui se respecte : séparer le fait et le commentaire. Les commentaires sont libres, les faits sont sacrés. Bravo !
Mais où commence «l’imposition» des idées ? Où se termine l’austère royaume des faits sacrés, où commence l’empire verdoyant des libres commentaires ? Prenons un exemple. L’Obs a consacré trois couvertures à Emmanuel Macron. Première couverture en 2014, à la nomination du ministre : «L’homme de la situation ?» En costume rayé, Macron pose pour le journal. On note le point d’interrogation. Même s’il n’en est pas encore certain – le ministre vient d’être nommé -, l’Obs glisse à ses lecteurs que Macron pourrait bien être «l’homme de la situation». Quelle situation ? La situation, vous dit-on. Pas d’impatience ! vous allez voir.
L’année suivante, deuxième couverture. Macron a fait du chemin. Il a entamé sa belle carrière de macronneur (auteur de macronnades). «Le dynamiteur», titre l’Obs. Avec ce sous-titre effarouché, comme les hebdos en ont le secret : «Macron va-t-il trop loin ?» En 2016, enfin, ayant décroché des éléments exclusifs sur «son plan secret pour 2017», l’Obs titre sur «la fusée Macron».
Trois couvertures. Quel ministre en a décroché autant ? Quel autre politique ? Allons plus loin : quel autre responsable politique isolé, sans le soutien d’aucun parti, n’ayant jamais été élu à aucune élection, et n’ayant donc, dans le système français, aucune chance raisonnable de concourir à la présidentielle, encore moins de la remporter, peut prétendre à trois couvertures si rapprochées de l’Obs ? Ne peut-on dire que l’Obs «impose au lecteur» son idée (Macron est le meilleur candidat pour 2017) et donc, à en croire Perdriel, ne «respecte» pas ledit lecteur ?
Rien à voir ! répliquera la direction de l’Obs. Macron est populaire, voyez les sondages ! Faire campagne pour Macron, nous ? Quelle horreur. Nous ne faisons que constater cette situation. On retrouve ici un des ingrédients essentiels de la fabrique du consentement : faire passer une opinion pour une évidence. «Des réformes s’imposent», «il faut réduire les déficits», «la France est malheureusement irréformable», «le code du travail est archaïque» : ne sont pas des opinions. Ce sont des évidences, imposées par le binôme «œuf – poule» des journalistes et des sondeurs. Celui qui les profère acquiert donc lui-même, par transition, le statut d’évidence. Que Macron, panache ce statut de porteur d’évidences par celui de lutin transgressif et méprisant à la Sarkozy («si vous voulez vous acheter des costards, commencez par bosser») complique un peu le jeu, en même temps qu’il le pimente. D’où cette terrible question : va-t-il trop loin ? A l’inverse, soutenir le mouvement social n’a rien d’une évidence. C’est une opinion qu’on ne saurait, donc, imposer à ses lecteurs.
Au total, qui a donc viré Aude Lancelin ? Croissandeau ? Perdriel ? Hollande ? Postulons que c’est la trouille. La sainte trouille des «casseurs», des bloqueurs de raffineries, des cheminots grévistes, et de la grosse moustache de Martinez. Le lecteur y verra, au choix, une évidence ou une opinion.
Source Libération 05/06/2016
Voir aussi : Actualité France, Rubrique Médias, La presse à l’heure des purges et des publireportages, rubrique Politique, rubrique Société, emploi,