« L’éducation nationale face à l’objectif de la réussite de tous les élèves » : c’est le titre durapport public de la Cour des comptes, résultat d’une enquête menée dans les établissements scolaires de six académies, ainsique dans trois pays étrangers. Le rapport conclut au constat d’une forte inégalité des chances entre les élèves et à l’incapacité de l’éducation nationale à atteindre les objectifs que lui assigne la loi.
La France est un des pays où les destins scolaires sont le plus fortement corrélés aux origines sociales : 78,4 % des élèves provenant de catégories sociales favorisées obtiennent un baccalauréat général, contre seulement 18 % des élèves d’origine sociale défavorisée. L’enseignement scolaire public coûte 53 milliards d’euros par an pour 10 millions d’élèves. Avec environ 3,9 % du PIB, l’efficience du système scolaire français se situe dans la moyenne de l’OCDE. Mais les moyens restent majoritairement répartis comme si l’offre scolaire devait être uniforme sur tout le territoire.
Le système scolaire français est resté fondamentalement inchangé depuis des décennies, alors même que ses objectifs ont évolué : ainsi, la définition de l’activité des enseignants a été fixée en 1950, quand le taux de bacheliers était de 5 %, et le système reste très majoritairement géré par le haut, alors que la difficulté scolaire ne peut être connue et traitée qu’à la base.
Recommandations de la Cour : le système scolaire doit passer d’une logique de gestion par une offre scolaire uniforme – qui est inefficace, qui l’épuise financièrement et qui est contraire à l’égalité des chances -, à une logique de gestion par la demande scolaire, c’est-à-dire fondée de façon prioritaire sur la prise en compte des besoins très différents des élèves.
Aux Etats-Unis, depuis un an, les esprits s’échauffent à l’idée que la Chine, mécontente de la politique étrangère du président Barack Obama, décide, en guise de représailles, de ne plus acheter de bons du Trésor américains. A en croire les sombres prophéties de nombreux analystes, pareille mesure déclencherait une apocalypse financière qui mettrait l’économie américaine à genoux (1).
La menace chinoise constitue un argument commode pour inciter la Maison Blanche à plus d’orthodoxie en matière fiscale et monétaire. Elle permet d’inciter l’administration Obama à renoncer à ses tentatives d’obtenir que Pékin réévalue le yuan par rapport au dollar. Elle s’avère utile également pour réclamer des coupes dans les programmes d’aide aux plus démunis, au premier rang desquels le projet de réforme des retraites. Dès lors que la Chine ne « recycle » pas une partie de ses gigantesques excédents commerciaux pour éponger la dette des Etats-Unis, le bon sens ne va-t-il pas commander de colmater le déficit budgétaire par tous les moyens disponibles ?
Le spectre d’une rétorsion chinoise tient aujourd’hui une place centrale dans le débat politique américain, au même titre que le péril d’un cataclysme nucléaire au temps de la guerre froide. Dans les deux cas, on agite un chiffon rouge pour imposer les positions politiques les plus conservatrices.
Il y a pourtant une différence de taille entre ces deux épisodes. Si la crainte d’un conflit nucléaire a été largement exagérée (les belligérants se montraient en fait assez prudents dans leurs menaces de recourir à la force de frappe), elle n’en présentait pas moins un certain degré de vraisemblance. Or il en va tout autrement de l’épouvantail d’une vengeance chinoise, intégralement inventé ou presque pour les besoins de la cause. En réalité, si les bons du Trésor américains ne trouvaient plus preneur à Pékin, les Etats-Unis n’en souffriraient pas. On peut même parier qu’une telle mesure serait bénéfique à leur économie. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler quelques principes économiques de base.
La Réserve fédérale des Etats-Unis (Fed) et la Banque centrale chinoise constituent les acteurs-clés de l’économie américaine. Elles jouent toutes deux à peu près le même rôle : injecter une partie de leurs immenses réserves de liquidités dans les circuits économiques en achetant des actifs à long ou à court terme. La Fed intervient habituellement sur les marchés à court terme. Depuis la crise des subprime, elle a toutefois changé son fusil d’épaule en ouvrant les vannes du crédit et en investissant sur les marchés à long terme. Cette réorientation s’est traduite par une acquisition massive de bons du Trésor et de titres hypothécaires.
Cris d’orfraie relayés par les médias
La Banque centrale chinoise, de son côté, a elle aussi injecté d’énormes flux de liquidités dans le système en raflant à tour de bras des actifs à long comme à court termes. Au moment où la crise faisait exploser le déficit budgétaire américain, elle s’est montrée particulièrement friande de bons du Trésor négociables à dix ans émis par les Etats-Unis (2).
Supposons maintenant que la Banque centrale chinoise cesse brusquement d’investir dans la dette américaine, que ce soit pour sanctionner l’administration Obama ou pour toute autre raison. Selon les cris d’orfraie relayés par les médias, cela entraînerait inévitablement une montée en flèche des taux d’intérêt aux Etats-Unis, ce qui ruinerait tout espoir de reprise économique. Or ce scénario d’horreur néglige un détail pourtant très simple : il ne tient qu’à la Fed de se substituer à son homologue chinois en achetant les titres en souffrance.
A cela, les spécialistes invités à débattre objectent volontiers qu’une intervention renforcée de la Fed provoquerait une inflation galopante, le retour à la « planche à billets ». Une telle hantise est dénuée de fondement. La santé de l’économie américaine dépend du volume des liquidités disponibles, non de leur origine. Peu importe que ce soit la Fed ou la Banque centrale chinoise qui tienne le robinet, dès lors que celui-ci demeure ouvert. Quand la Chine achète des bons du Trésor, elle maintient les taux d’intérêt américains à un niveau modique, sans pour autant provoquer d’inflation. Il n’y a donc aucune raison de redouter une spirale inflationniste au cas où la Fed pallierait la défection de son homologue chinois.
Les prophètes de la menace chinoise assurent que Pékin continuera d’acheter des actifs en dollars à court terme pour conserver à sa monnaie un cours raisonnable. On est tenté de leur répondre : et alors ? Au cas où leur prévision se réaliserait, on assisterait simplement à une inversion des tâches : la Banque centrale chinoise détiendrait plus de dépôts à court terme et moins d’obligations à long terme, tandis que la Réserve fédérale évoluerait dans le sens inverse.
Mais rien ne dit que la Chine agira de la sorte. Elle pourrait tout aussi bien réduire ses acquisitions d’actifs en dollars. Jusqu’à présent, les achats de bons du Trésor lui permettaient de conserver à un niveau artificiellement bas le cours du yuan. Si Pékin cessait d’acheter des bons du Trésor et des actifs en dollars grâce aux montagnes de devises accumulées par son excédent commercial, cela aurait pour conséquence de faire grimper le cours du yuan face au dollar.
En somme, la menace chinoise ne signifie rien d’autre qu’une possible réévaluation du yuan. Or c’est précisément ce que les Etats-Unis réclament depuis de longues années. Sous la présidence de M. Obama comme sous celle de son prédécesseur George W. Bush, l’administration américaine n’a jamais cessé d’exhorter Pékin à une réévaluation de sa monnaie. Interpellé à ce propos, le premier ministre chinois Wen Jiabao réagissait encore avec vivacité le 13 mars dernier : « Je peux comprendre le désir de certains pays d’accroître leurs exportations, mais ce que je ne comprends pas, c’est de faire pression sur les autres pour qu’ils apprécient leur monnaie. De mon point de vue, c’est du protectionnisme (3). » En quoi serait-ce donc une « menace » si Pékin exauçait enfin les désirs de Washington ?
Un yuan plus cher aurait certes un effet inflationniste aux Etats-Unis, mais c’est un inconvénient mineur anticipé de longue date. La politique du yuan faible constitue un moyen pour la Chine de subventionner ses exportations sur le marché américain — voire sur le marché mondial, puisque cette stratégie monétaire concerne toutes les devises, pas seulement le dollar. Que Pékin délaisse les bons du Trésor et autorise sa monnaie à se revaloriser, et c’en serait fini de son système de subventions à l’exportation.
Dans cette hypothèse, les produits chinois vendus aux Etats-Unis deviendraient plus chers, de même que les marchandises exportées par les pays qui ont lié leur devise au yuan. Assurément, ce renchérissement causerait de l’inflation, mais dans des proportions qui ne dévasteraient nullement l’économie du pays. Des produits chinois plus onéreux permettraient même aux Etats-Unis de rééquilibrer une balance commerciale dont le déficit s’avère de moins en moins supportable.
Les importations en provenance de Chine et des pays ayant aligné leur monnaie sur le yuan représentent moins de 4 % du produit intérieur brut (PIB) américain. Une augmentation de ces produits de 30 % se traduirait par un taux d’inflation de 1,2 %. Ce n’est pas insignifiant, mais assez éloigné tout de même d’une hyperinflation à la zimbabwéenne (4) qu’évoquent certains commentateurs en frissonnant… A titre de comparaison, l’envolée des cours du pétrole, passés en 2008 de 70 à 150 dollars le baril en moins d’un an, a coûté 2 % du PIB aux Etats-Unis. Pourtant, même quand le prix du carburant a crevé le plafond, nul ou presque n’a songé à s’inquiéter d’un risque d’hyperinflation.
Un salutaire rééquilibrage
Des produits chinois plus chers rendraient l’industrie américaine plus compétitive dans de nombreux secteurs, favoriseraient des relocalisations d’emplois et aboutiraient à une baisse sensible des importations — si ce n’est en volume, du moins en parts de marché. On assisterait alors à un salutaire rééquilibrage de la balance commerciale, la croissance générée par la hausse des exportations américaines compensant largement les effets négatifs d’une augmentation des taux d’intérêt.
Il n’y a donc guère de raisons de s’affoler à l’idée que la Chine boycotte les bons du Trésor américains, bien au contraire. De telles représailles pourraient même avantager leur victime désignée, les Etats-Unis…
Dean Baker. (Le Monde Diplomatique)
(1) Avec 889 milliards de dollars en janvier 2010, la Chine est la première créancière de la dette fédérale des Etats-Unis. Le Japon vient ensuite (765 milliards de dollars). (2) Lire Martine Bulard, « Finance, puissances… le monde bascule », Le Monde diplomatique, novembre 2008. (3) Conférence de presse, à la clôture de la session annuelle du Parlement. (4) Estimée à 231 millions % en 2008 !
La question surplombe la thématique et la dépasse. Il s’agit de s’interroger sur la place de la psychanalyse dans notre société. On prend pour cela prétexte d’une commémoration. Celle du soixante dixième anniversaire de la mort de Freud. Tandis que l’activité éditoriale s’affaire a rééditer l’œuvre du père de la psychanalyse, le polémiste Michel Onfray, pond 600 pages (1) pour dénoncer la forfaiture freudienne. A gros traits,Onfray fait du penseur et de son œuvre un épouvantail. Freud serait un réactionnaire, anti-pauvre, misogyne, ayant pris ses fantasmes personnels comme une réalité universelle. Au regard de l’œuvre, on peut conserver une distance à l’égard de la psychanalyse et certaines de ses dérives, sans jeter le bébé et la mère avec l’eau du bain…
Car cet enterrement en grande pompe n’est évidemment pas anodin. Outre sa pachydermique dimension commerciale, l’entreprise Onfray s’inscrit dans un contexte où la psychologie cognitive, célèbre pour être à l’origine du fonctionnement informatique, c’est-à-dire pour modéliser dans un schéma binaire, étend dangereusement son emprise hégémonique dans la société. Dans ce contexte, il est intéressant de (re)découvrir les Conférences d’introduction à la psychanalyse rééditées en poche (2). Vingt-huit conférences prononcées entre 1915 et 1917 destinées à un public profane afin d’introduire les auditeurs à cette science naissante. Dès le début, Freud aborde l’aversion à l’encontre de l’investigation psychanalytique. « La société n’aime pas qu’on lui rappelle cette portion scabreuse de sa fondation, elle n’a aucun intérêt à ce que la force des pulsions sexuelles soit reconnue et à ce que soit mise à jour l’importance de la vie sexuelle pour l’individu. Dans une visée éducative, elle a pris le parti de détourner l’attention de tout ce champ. »
Dans la relation psychanalyse et démocratie, les contradicteurs d’hier sont encore ceux d’aujourd’hui. Peut-on construire une société sans croyance ? Cette question était posée aux invités d’un Forum Fnac vendredi, réunissant le sociologue Daniel Friedman, le psychologue montpelliérain Henry Rey-Flaud, et l’initiateur de l’Appel des appels Rolan Gori. Daniel Friedmann amorce ci-contre une réponse en posant au préalable une autre question : Qu’est ce que la croyance ?
Jean-Marie Dinh
(1) Le crépuscule d’une idole- l’affabulation freudienne, Grasset, 17,9 euros.
(2) Conférences d’introduction à la psychanalyse éditions Folio, Henry Rey-Flaud La vérité entre psychanalyse et philosophie, éditions Erès, Roland Gori, L’Appel des appels, éditions Mille et une nuit.
Daniel Friedmanm est chargé de recherche au CNRS. Ayant une certaine pratique psychothérapeutique. Il se définit avant tout comme un chercheur. Il vient de faire paraître 13 entretiens filmés Etre psy aux éditions Montparnasse. Entretien avec un sociologuequi analyse les processus de l’inconscience à travers le monde.
Peut-on construire une société sans croyance ?
La société, on ne la construit jamais intégralement. On la trouve. On essaie de la transformer : ce peut être l’œuvre humaine d’une époque, d’une génération. Il n’y a pas de société sans croyance. La croyance se définit par opposition au savoir scientifique. C’est une adhésion affective qui peut recouvrir la dimension idéologique. En ethnopsychiatrie on s’intéresse aux croyances des autres, considérés ici comme des porteurs de croyances non traditionnelles. C’est une manière de saisir le lien de quelqu’un et sa croyance sur le plan affectif. L’identité est une croyance.
Vous avez travaillé sur le changement identitaire des immigrants, leur intégration n’implique-t-elle pas aussi, une adaptation de la société qui les accueille ?
Le changement le plus visible est celui de l’immigrant. Il doit apprendre une nouvelle langue, se trouver un travail « s’autonomiser » dans un contexte nouveau. C’est un processus difficile qui implique de trouver la force de mettre en question son identité d’origine. De manière symbolique c’est faire le deuil de sa culture ou du moins trouver le moyen de la réinvestir dans la société dans laquelle il s’intègre. Cela suppose aussi que cette société s’intéresse et s’ouvre à la culture dont il est le porteur. L’exilé opère deux initiations qui le renforcent et lui permettent d’acquérir une distance, un regard critique, souvent inaccessible si l’on demeure dans un système auto référentiel.
C’est un peu ce qui s’est passé pour Freud dans son combat contre les sciences exactes ?
Effectivement, Freud était issu de la culture austro-hongroise marquée par l’antisémitisme et se trouvait dans une position minoritaire de part son appartenance juive. Ce n’est pas un hasard si la psychanalyse est née dans la Vienne du début du XXe siècle. Celui que l’on considère comme son père était lié à une double position. Celle d’intégrer la société dans laquelle il se trouvait et la venue d’un ailleurs. La conscience n’est pas un empire. Il y a l’inconscient C’est ce combat critique qu’a mené Freud contre la souveraineté de la conscience.
L’amour est-il une croyance ?
L’amour comme l’amitié est une croyance. Si vous aimez quelqu’un vous développez un lien affectif très fort. Que se passe-t-il s’il n’y a pas de croyance ? Dans quoi est-on ? Dans la dépression…
Est-ce à dire que tous les amoureux du fric sont des dépressifs qui s’ignorent ?
Euh… c’est un choix… Harpagon, celui qui est dans l’avarice, est dans la rétention, contraint dans une certaine étape de la libido au-delà de laquelle il ne peut pas aller.
A quoi tient votre parti pris de filmer les psychanalystes ?
J’ai consacré l’essentiel de ma carrière à la recherche en sociologie sur les pratiques traditionnelles para psychanalytiques comme le chamanisme, le vaudou etc. Lorsque je suis arrivé aux psychanalystes, je me suis dit que les filmer permettrait la captation de la parole mais aussi du corps. Je souhaitais faire surgir leur individualité, quelque chose de leur subjectivité.
Recueilli par Jean-Marie Dinh
Daniel Friedmann Etre psy 13 entretiens thématiques aux éditions Montparnasse
La LDH refuse les termes d’un débat instrumentalisé, qui risque de déboucher sur une loi perverse et dangereuse.
Des millions de musulmans vivent en France, et pour beaucoup vivent mal. Ce n’est pas un ministère de l’Identité nationale qui résoudra leurs problèmes et qui leur offrira un avenir, mais des politiques sociales et anti-discriminatoires ; c’est un travail politique, citoyen, de réflexion sur les conditions du “vivre ensemble“. C’est aussi leur responsabilité individuelle et collective, qui attend par exemple, pour ceux qui sans en avoir la nationalité résident en France, le droit de vote pour pouvoir s’exercer. »
Dérapages et glissement de terrain, d’Eric Fassin (Regards) «[…] à propos d’islam et d’identité nationale, [Nicolas Sarkozy] appelle à « respecter ceux qui arrivent », en même temps que « ceux qui accueillent ». N’est-ce pas appréhender la religion sur le modèle de l’immigration ? L’islam serait irréductiblement étranger « dans notre pays, où la civilisation chrétienne a laissé une trace aussi profonde, où les valeurs de la République sont partie intégrante de notre identité nationale »… La frontière entre « eux » et « nous » n’oppose plus seulement les immigrés aux Français ; elle divise ceux-ci selon leur religion, leur origine, voire leur couleur de peau. Ce n’est donc pas tel ou tel qui dérape. On assiste à un véritable glissement de terrain, dont les « petites phrases » ne sont que le révélateur »
L’islamophobie déconstruite, par Aurélien Robert (La Vie des Idées) « Plus d’un an après la publication du livre de Sylvain Gouguenheim Aristote au Mont Saint-Michel paraissait Les Grecs, les Arabes et nous, un volume collectif qui non seulement constitue une réponse aux thèses et aux arguments de Gouguenheim, mais montre aussi de quoi son livre était le nom. Car au-delà de la fausseté historique avérée de nombreuses thèses centrales de cet ouvrage, on peut y voir le reflet d’enjeux qui dépassent largement la querelle d’érudits. À l’heure des débats sur l’identité nationale et sur le port de la burqa, il semble nécessaire de se pencher de près sur le discours des « racines grecques de l’Europe chrétienne », surtout quand celui-ci comporte un jugement comparatif sur les valeurs et les mérites de l’Europe et du monde arabe, des chrétiens et des musulmans, des langues sémitiques et des langues indo-européennes
« L’islamophobie revêt désormais des formes nouvelles et pernicieuses : elle est réactive, en ce qu’elle entend prendre le contre-pied d’un savoir déjà constitué par des spécialistes, tout en ne s’adressant pas à ces derniers, mais au grand public (elle instrumentalise donc le milieu de la recherche en prétendant dévoiler les résultats des chercheurs) ; elle se veut modérée (il s’agit seulement au départ d’infléchir ce que l’on enseigne dans les universités) et simple (elle présente ses idées comme si elles étaient évidentes, et ne prend pas le temps de la nuance) ; elle est relayée par les médias et reprise par une partie du monde politique. »
Prise de position du Comité central de la LDH
Depuis l’affaire de Creil en 1989, la LDH a maintenu avec constance sa position, joignant la critique du port du foulard et du voile, au nom de l’émancipation des femmes, au refus de toute loi excluante, stigmatisante et empiétant sur les libertés publiques. Or, il se trouve qu’aujourd’hui cette position est celle de nombreux citoyens et responsables politiques et en particulier celle de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, alors même que le débat s’est crispé.
Bien plus rédhibitoire que le foulard, on a vu apparaître le port ultra-minoritaire mais spectaculaire du voile intégral ; le gouvernement a lancé un débat sur l’identité nationale, très vite identifié par l’opinion comme un débat sur l’Islam ; le premier ministre nous annonce une loi interdisant le port de la burqa. Disons tout de suite, pour sortir de la confusion, que parler de « burqa » est un abus de langage : le mot désigne le costume généralement bleu, entièrement fermé, avec un grillage devant les yeux, imposé aux femmes par la société afghane. Le voile intégral, noir, d’origine saoudienne, est une négation rédhibitoire de la personne, mais il ne renvoie pas à l’horreur meurtrière des talibans. Dramatiser le débat, s’il en était besoin, n’est pas innocent.
Nous tenons à affirmer un certain nombre d’éléments essentiels.
1- La laïcité n’a rien à voir dans la question du voile intégral
Les législateurs de 1905 s’étaient résolument refusés à réglementer les costumes, jugeant que c’était ridicule et dangereux : ils préféraient voir un chanoine au Parlement en soutane plutôt qu’en martyr. La laïcité qu’ils nous ont léguée et à laquelle nous sommes fortement attachés, c’est la structure du vivre ensemble : au-dessus, la communauté des citoyens égaux, la volonté générale, la démocratie ; en dessous, des communautés partielles, des syndicats, des associations, des Eglises, une socialisation multiple et libre qui peut même se manifester ou manifester dans l’espace public, mais en aucun cas empiéter sur la volonté générale, et enfin la singularité des individus qui choisissent librement et combinent entre elles leurs croyances et leurs appartenances.
En conséquence, le politique n’a ni à se mêler de religion, ni à traiter une religion différemment des autres ; la loi n’a pas à régler les convictions intimes qu’elle suppose chez les individus ; la République n’a pas à dire ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas mais à protéger également tous ceux qui résident sur son territoire, sauf s’ils mettent en cause l’ordre public.
Le pluralisme religieux et culturel est constitutif de l’unité de la France, qui a toujours connu à la marge des dérives fanatiques, intégristes ou sectaires déplorables mais éphémères. Donc laissons la laïcité tranquille.
2- L’égalité hommes-femmes attend une vraie politique
L’argument principal, et tout à fait justifié sur le fond, contre le port du voile, c’est qu’il signale de manière radicale l’infériorisation des femmes. C’est bien le cas si le port du voile est imposé par le mari ou un autre homme de la famille. Dans ce cas, la France dispose des outils législatifs permettant à une femme de déposer une plainte pour contrainte ou séquestration et d’obtenir le divorce aux torts de son mari ; sachant bien sûr combien cette démarche peut être difficile pour elle.
Mais il peut s’agir aussi, comme l’attestent de nombreux témoignages, d’une servitude volontaire. Or la liberté ne s’impose jamais par la force ; elle résulte de l’éducation, des conditions sociales et d’un choix individuel ; on n’émancipe pas les gens malgré eux, on ne peut que leur offrir les conditions de leur émancipation. Pour faire progresser l’égalité et la mixité entre les hommes et les femmes, ce qui est urgent, c’est de promouvoir des politiques dans les domaines éducatifs, salariaux et professionnels, des droits sociaux, un meilleur accès à la santé et à la maîtrise de la procréation. Ces problèmes concernent des millions de femmes dans la France d’aujourd’hui et ne sont en rien traités de façon prioritaire. Un abcès de fixation sur quelques centaines de cas ne fait certainement pas avancer l’égalité, qui appelle au contraire à revenir à la solidarité entre toutes les femmes.
3- Une surenchère de discriminations n’est pas la solution
La question du voile intégral renvoie en réalité à un profond malaise des populations concernées, auxquelles la République n’a pas pu ou pas été capable de faire une place. D’où l’apparition de vêtements et de coutumes dont la signification est très complexe, depuis le port du foulard par des adolescentes des banlieues comme signe identitaire jusqu’à ce voile intégral qui est un paradoxe : à la fois dissimulateur de la personne et signe ultra-visible, provocateur, d’un refus de la norme sociale, sous prétexte tantôt de religion, tantôt de pudeur. Même si nous réprouvons ce choix, ce n’est pas une raison pour essentialiser et déshumaniser des femmes qu’on réduit à un signe abstrait et que l’on exclut de toute vie publique.
Interdire le voile, c’est conforter la posture de ces femmes, c’est en faire doublement des victimes : résultat absurde d’une volonté soit-disant émancipatrice. Elles porteraient seules le poids d’une interdiction imposée en grande partie par la domination masculine, et cette interdiction les exclurait à coup sûr de la cité. En revanche tous les musulmans, hommes compris, se sentiraient blessés par une loi qui ne toucherait que l’islam.
4- Droits et libertés
Ce serait en plus ouvrir une voie extrêmement dangereuse en termes de libertés publiques. Réglementer les costumes et les coutumes est une pratique dictatoriale ; que ce soit de façon discriminatoire, pour signaler une population donnée, ou au contraire par l’imposition d’une règle universelle. Obliger les femmes à porter le voile comme leur interdire de cacher leur visage (sauf dans les cas prévus où l’identité doit être prouvée) est également liberticide.
Si une telle hypothèse est présente, c’est que la société française a été profondément intoxiquée par des idées venues de l’extrême-droite et qui se sont infiltrées jusque dans la gauche : la peur de l’immigré, de l’étranger, les relents de notre histoire coloniale, la tentation de l’autoritarisme.
La LDH a une tout autre conception de la démocratie, des droits, de l’égalité et des libertés.
5- Vivre ensemble
La LDH refuse les termes d’un débat instrumentalisé, qui risque de déboucher sur une loi perverse et dangereuse.
Des millions de musulmans vivent en France, et pour beaucoup vivent mal. Ce n’est pas un ministère de l’Identité nationale qui résoudra leurs problèmes et qui leur offrira un avenir, mais des politiques sociales et anti-discriminatoires ; c’est un travail politique, citoyen, de réflexion sur les conditions du “vivre ensemble“.
C’est aussi leur responsabilité individuelle et collective, qui attend par exemple, pour ceux qui sans en avoir la nationalité résident en France, le droit de vote pour pouvoir s’exercer.