Trois mandats et puis s’en va ? Les députés sont divisés

Un amendement déposé par une trentaine de députés PS a été adopté lors du passage en commission du projet de loi sur le non-cumul des mandats. Il propose, au grand dam d’une majorité d’élus, de limiter le nombre de mandats successifs à trois.  ;

Trois mandats et puis s'en va? Les députés sont divisés

Tout comme l’entrée en vigueur de cette réforme: 2017, soit à la fin de la législature. L’enjeu est ailleurs,

Ces jeunes députés ne respectent décidément rien. Contre l’avis d’une majorité de parlementaires, souvent bien installés au Palais-Bourbon, ils poussent pour durcir la future loi instaurant le non-cumul des mandats. Y parviendront-ils? Pour une fois, la semaine de discussions dans l’hémicycle, qui s’ouvre ce mercredi, fera l’objet d’un certain suspense.

Le principe d’interdire l’exercice d’une fonction parlementaire et d’un mandat local est acté et ne bougera pas. accroché à un article qui tient en quelques mots: « Nul ne peut exercer plus de trois mandats successifs.« 

Celui-ci a fait son entrée par surprise dans le projet de loi, mardi soir, à la faveur d’une offensive menée par Philippe Baumel , député PS de Saône-et-Loire, accompagné d’une trentaine de camarades , pour la plupart élus pour la première fois en juin dernier. Et qu’importe si le rapporteur socialiste du projet de loi, l’expérimenté Christophe Borgel y était opposé.

Un amendemant qui bouscule un équilibre précaire 

Cet amendement met en difficulté tout l’équilibre d’un texte, qui compte énormément pour François Hollande et Jean-Marc Ayrault . Clé de voûte de leur opération de moralisation de la vie politique, le non-cumul des mandats a du mal à passer à l’Assemblée et encore plus au Sénat .

Expert de la synthèse, François Hollande avait réussi à repousser l’entrée en vigueur de la loi à 2017 -s’appuyant sur un avis du conseil d’Etat bien tombé – tout en la faisant voter dès cet été. Le groupe PS avait ensuite repris le flambeau garantissant aux adversaires de la réforme de ne pas en accélérer l’application, tout en assurant aux partisans d’un durcissement d’élargir les fonctions soumises au non-cumul (des présidences des collectivités locales aux syndicats mixtes).

L’idée de limiter le nombre de mandats successifs dans le temps remet en cause cet équilibre et risque de faire voler en éclat le fragile consensus, qui existait à gauche sur ce projet de loi.

Un tel amendement soutenu par les primo-députés va obliger le gouvernement et les cadres du groupe PS à dire publiquement leur opposition à un durcissement du projet de loi s’ils veulent éviter une opposition interne entre Modernes et Anciens. Pas du meilleur effet quand on veut passer pour les réformateurs du système politique.

« Le juge suprême de l’élection, c’est l’électeur « 

A moins que l’exécutif ne laisse la situation se décanter d’elle-même. Car, la majorité sur cet amendement sera difficile à atteindre. A la trentaine de socialistes qui le défend, ne s’ajoutent que les écologistes et quelques UMP isolés, tels que le jeune Gérald Darmanain et les ambitieux Bruno Le Maire et Xavier Bertrand .

Pour le moment, cette solution semble être la meilleure au vu des dernières prises de position. Ce jeudi, le président du groupe UMP et l’ancien président de l’Assemblée nationale, deux voix qui comptent, ont dit tout le mal qu’ils pensaient de cet amendement. « Arrêtons de vouloir tout encadrer dans tous les sens! Laissons la démocratie s’exercer! Que les électeurs puissent choisir leurs parlementaires, cela me semble un minimum!« , s’exclamait Christian Jacob au micro de Canal+ . Invité de Radio Classique et Public Sénat, Bernard Accoyer prolongeait l’idée: « Le juge suprême de l’élection, c’est l’électeur.« 

Matthieu Deprieck

Source L’Express 27/06/13

Voir aussi : Rubrique Politique, rubrique Citoyenneté, Origine de la démocratie représentative

Mali : aggravation de la situation néo coloniale

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Afrique en Lutte 12 juin 2013

L’intervention militaire française bénéficie d’un consensus en France mais aussi à l’échelle internationale, y compris en Afrique. Peu importe que la demande d’intervention, réécrite par la France, émane d’un président malien non élu, ou de l’absence de toute résolution expresse du Conseil de sécurité des Nations unies. Dans la gauche française, personne ne s’est sentie floué par cette intervention alors que quelques mois auparavant, lors du discours de Dakar en octobre 2012, la doctrine du gouvernement Hollande affirmait que les Africains eux-mêmes devaient régler leurs problèmes : « Le futur de l’Afrique se bâtira par le renforcement de la capacité des Africains à gérer eux-mêmes les crises africaines ». Et pour que les choses soient claires, Hollande réaffirmait : « La France apportera un appui logistique. Mais à sa place. C’est dans cet esprit que je conçois la résolution de la crise malienne. » Le fait que ce soit la France qui intervienne et pas un autre pays semble naturel à tout le monde. Pourtant au niveau économique, elle n’occupe plus la première position, au niveau militaire elle n’a pas d’accord d’intervention et de protection, mais le fait qu’elle soit l’ancienne puissance coloniale lui confère une sorte de légitimité, ce qui en dit long dans l’inconscient collectif sur la réalité des indépendances des pays africains francophones.

Il est donc complètement intégré que c’est à la France d’assurer la stabilité des régimes de son pré carré africain, en dépit des nombreux dérapages dont le plus tragique fut le soutien aux génocidaires rwandais. Cette idée du « cela va de soi », n’a pu être que renforcée lors du débat parlementaire en France y compris quand Jean-Jacques Candelier déclare pour le groupe du FDG à l’Assemblée nationale : « Le Mali n’est pas l’affaire de la France, même si, en tant qu’ancienne puissance coloniale, nous avons une responsabilité. » [1]

Aucune voix au Parlement ne s’est opposée au prolongement de cette intervention militaire puisque les élus du Front de gauche se sont abstenus, faisant passer la France pour une alliée des Maliens alors que le gouvernement français a saboté toutes leurs tentatives de se prendre en mains, notamment en torpillant la mise en place d’une conférence nationale souveraine lors de la chute d’Amadou Toumani Touré, qui aurait permis au peuple malien de diriger lui-même la libération du pays contre les djihadistes qui sévissaient au Nord.

L’absence de toute opposition à l’Assemblée permet à Paris d’avoir les coudées franches pour imposer son propre plan de paix. Des élections bidon qui permettront aux caciques de l’ancien régime de rester au pouvoir et de fermer les yeux sur les agissements des différentes milices qui se présentent toutes comme représentatives des populations du Nord et dont l’enjeu est de conserver les pouvoirs régionaux permettant de continuer les trafics lucratifs.

Les troupes africaines défilent le 14 juillet 2013

Une nouvelle période

L’intervention militaire française au Mali hier, présentée comme une opération ponctuelle permet dorénavant à la France, mais aussi aux États-Unis, de bénéficier de camps militaires permanents dans de nouveaux pays comme le Burkina Faso, la Mauritanie, le Niger avec une base américaine de drones. L’opération Serval a démontré l’importance du stationnement des troupes françaises sur le continent, comme au Gabon, au Tchad mais aussi en Côte-d’Ivoire, stationnement qui est désormais officialisé dans le Livre Blanc de la défense nationale 2013. De plus, la hiérarchie militaire est à l’abri des coupes budgétaires, puisque les sommes allouées seront maintenues. De nouveau, l’influence politique de l’armée française dans les affaires africaines redevient majeure.

Mais l’intervention militaire au Mali censée restaurer État de droit et démocratie dans ce pays est une formidable aubaine pour les dictateurs africains de renforcer leur pouvoir. Le président Hollande reste dépendant diplomatiquement des gouvernements des pays africains qui ont accepté et soutenu l’intervention en participant à la fiction de la MISMA. Difficile pour Paris de se mettre à dos ces potentats locaux.

Au Togo, Faure Gnassimbé refait piteusement le coup de l’incendie du Reichstag en accusant les principaux dirigeants de l’opposition d’être coupables de l’incendie des deux grands marchés de Lomé et de Kara. Paris, qui a transmis au gouvernement togolais les résultats des enquêtes scientifiques menées sur place, refuse de les rendre publiques car cela serait un désaveu cinglant pour le gouvernement en place. Quand le Quai d’Orsay sort de son silence, c’est pour avaliser les mascarades électorales à Djibouti d’un Guelleh qui n’hésite pas à faire tirer sur des manifestants pacifiques. Idriss Déby, lui, se sent le vent en poupe, auréolé de l’efficacité de l’armée tchadienne, il vient de découvrir un nouveau complot qui lui permet d’embastiller pêle-mêle généraux, députés, journaliste et blogger, bref tous ceux qui représentent un danger potentiel.

Nous sommes bien loin du discours de Hollande à l’Assemblée nationale du Sénégal qui donnait comme priorité à son gouvernement la lutte pour les libertés sur le continent ou des manifestations d’humeur, somme toute assez puériles, d’Hollande, à Kinshasa lors du sommet de la francophonie à l’encontre de Joseph Kabila responsable de nombreuses violations des droits humains dans son pays.

Ce qui était présenté comme une opération de restauration de l’État de droit et de la démocratie au Mali a comme conséquence le maintien d’une clique corrompue et un renforcement des dictatures dans le pré carré africain, mais que pouvait-on attendre d’autre d’une intervention militaire de la France ?

Paul Martial


Notes

[1] Assemblée nationale, XIVe législature, session ordinaire de 2012-2013, compte rendu intégral séance du lundi 22 avril 2013.

Voir aussi : Rubrique Afrique, rubrique Mali, Elections bidon mais profit béton, rubrique Politique internationale,

Qui gouvernera Internet ?

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10 juin 2013. Le Federal Bureau of Investigation (FBI) et l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA) auraient accès aux serveurs de neuf des géants américains de l’Internet, dont Microsoft, Yahoo!, Google et Facebook et Apple, dans le cadre du programme «Prism», selon des révélations du Guardian publiées vendredi dernier. Des informations obtenues par le quotidien britannique grâce à un ancien employé de la CIA, Edward Snowden, qui a dévoilé son identité dimanche. En février dernier, Dan Schiller décrivait la tutelle des Etats-Unis sur le réseau mondial.

Multinationales, Etats, usagers
En France, le fournisseur d’accès à Internet Free reproche au site de vidéo YouTube, propriété de Google, d’être trop gourmand en bande passante. Son blocage, en représailles, des publicités de Google a fait sensation. Free a ainsi mis à mal la «neutralité d’Internet» — l’un des sujets discutés en décembre à la conférence de Dubaï. La grande affaire de cette rencontre a cependant été la tutelle des Etats-Unis sur le réseau mondial.

Habituellement circonscrite aux contrats commerciaux entre opérateurs, la géopolitique d’Internet s’est récemment étalée au grand jour. Du 3 au 14 décembre 2012, les cent quatre-vingt-treize Etats membres de l’Union internationale des télécommunications (UIT, une agence affiliée à l’Organisation des Nations unies) s’étaient donné rendez-vous à Dubaï, aux Emirats arabes unis, pour la douzième conférence mondiale sur les télécommunications internationales. Une rencontre où les diplomates, abreuvés de conseils par les industriels du secteur, forgent des accords censés faciliter les communications par câble et par satellite. Longues et ennuyeuses, ces réunions sont cependant cruciales en raison du rôle déterminant des réseaux dans le fonctionnement quotidien de l’économie mondiale.

La principale controverse lors de ce sommet portait sur Internet : l’UIT devait-elle s’arroger des responsabilités dans la supervision du réseau informatique mondial, à l’instar du pouvoir qu’elle exerce depuis des dizaines d’années sur les autres formes de communication internationale?

Les Etats-Unis répondirent par un «non» ferme et massif, en vertu de quoi le nouveau traité renonça à conférer le moindre rôle à l’UIT dans ce qu’on appelle la «gouvernance mondiale d’Internet». Toutefois, une majorité de pays approuvèrent une résolution annexe invitant les Etats membres à «exposer dans le détail leurs positions respectives sur les questions internationales techniques, de développement et de politiques publiques relatives à Internet». Bien que «symbolique», comme le souligna le New York Times (1), cette ébauche de surveillance globale se heurta à la position inflexible de la délégation américaine, qui refusa de signer le traité et claqua la porte de la conférence, suivie entre autres par la France, l’Allemagne, le Japon, l’Inde, le Kenya, la Colombie, le Canada et le Royaume-Uni. Mais quatre-vingt-neuf des cent cinquante et un participants décidèrent d’approuver le document. D’autres pourraient le signer ultérieurement.

En quoi ces péripéties apparemment absconses revêtent-elles une importance considérable? Pour en clarifier les enjeux, il faut d’abord dissiper l’épais nuage de brouillard rhétorique qui entoure cette affaire. Depuis plusieurs mois, les médias occidentaux présentaient la conférence de Dubaï comme le lieu d’un affrontement historique entre les tenants d’un Internet ouvert, respectueux des libertés, et les adeptes de la censure, incarnés par des Etats autoritaires comme la Russie, l’Iran ou la Chine. Le cadre du débat était posé en des termes si manichéens que M. Franco Bernabè, directeur de Telecom Italia et président de l’association des opérateurs de téléphonie mobile GSMA, dénonça une «propagande de guerre», à laquelle il imputa l’échec du traité (2).

Fronde antiaméricaine
Où que l’on vive, la liberté d’expression n’est pas une question mineure. Où que l’on vive, les raisons ne manquent pas de craindre que la relative ouverture d’Internet soit corrompue, manipulée ou parasitée. Mais la menace ne vient pas seulement des armées de censeurs ou de la «grande muraille électronique» érigée en Iran ou en Chine. Aux Etats-Unis, par exemple, les centres d’écoute de l’Agence de sécurité nationale (National Security Agency, NSA) surveillent l’ensemble des communications électroniques transitant par les câbles et satellites américains. Le plus grand centre de cybersurveillance du monde est actuellement en cours de construction à Bluffdale, dans le désert de l’Utah (3). Washington pourchasse WikiLeaks avec une détermination farouche. Ce sont par ailleurs des entreprises américaines, comme Facebook et Google, qui ont transformé le Web en une «machine de surveillance» absorbant toutes les données commercialement exploitables sur le comportement des internautes.

Depuis les années 1970, la libre circulation de l’information (free flow of information) constitue l’un des fondements officiels de la politique étrangère des Etats-Unis (4), présentée, dans un contexte de guerre froide et de fin de la décolonisation, comme un phare éclairant la route de l’émancipation démocratique. Elle permet aujourd’hui de reformuler des intérêts stratégiques et économiques impérieux dans le langage séduisant des droits humains universels. «Liberté d’Internet», «liberté de se connecter» : ces expressions, ressassées par la secrétaire d’Etat Hillary Clinton et les dirigeants de Google à la veille des négociations, constituent la version modernisée de l’ode à la «libre circulation».

A Dubaï, les débats couvraient une myriade de domaines transversaux. Au programme, notamment, la question des rapports commerciaux entre les divers services Internet, comme Google, et les grands réseaux de télécommunication, tels Verizon, Deutsche Telekom ou Orange, qui transportent ces volumineux flux de données. Crucial par ses enjeux économiques, le sujet l’est aussi par les menaces qu’il fait peser sur la neutralité du Net, c’est-à-dire sur le principe d’égalité de traitement de tous les échanges sur la Toile, indépendamment des sources, des destinataires et des contenus. Le geste de M. Xavier Niel, le patron de Free, décidant début janvier 2013 de s’attaquer aux revenus publicitaires de Google en bloquant ses publicités, illustre les risques de dérive. Une déclaration générale qui imposerait aux fournisseurs de contenus de payer les opérateurs de réseaux aurait de graves conséquences sur la neutralité d’Internet, qui est une garantie vitale pour les libertés de l’internaute.

Mais l’affrontement qui a marqué la conférence portait sur une question tout autre : à qui revient le pouvoir de contrôler l’intégration continue d’Internet dans l’économie capitaliste transnationale (5)? Jusqu’à présent, ce pouvoir incombe pour l’essentiel à Washington. Dès les années 1990, quand le réseau explosait à l’échelle planétaire, les Etats-Unis ont déployé des efforts intenses pour institutionnaliser leur domination. Il faut en effet que les noms de domaine (du type «.com»), les adresses numériques et les identifiants de réseaux soient attribués de manière distinctive et cohérente. Ce qui suppose l’existence d’un pouvoir institutionnel capable d’assurer ces attributions, et dont les prérogatives s’étendent par conséquent à l’ensemble d’un système pourtant extraterritorial par nature.

Profitant de cette ambiguïté originelle, les Etats-Unis ont confié la gestion des domaines à une agence créée par leurs soins, l’Internet Assigned Numbers Authority (IANA). Liée par contrat au ministère du commerce, l’IANA opère en qualité de membre d’une association californienne de droit privé, l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann), dont la mission consiste à «préserver la stabilité opérationnelle d’Internet». Quant aux standards techniques, ils sont établis par deux autres agences américaines, l’Internet Engineering Task Force (IETF) et l’Internet Architecture Board (IAB), elles-mêmes intégrées à une autre association à but non lucratif, l’Internet Society. Au vu de leur composition et de leur financement, on ne s’étonnera pas que ces organisations prêtent une oreille plus attentive aux intérêts des Etats-Unis qu’aux demandes des utilisateurs (6).

Les sites commerciaux les plus prospères de la planète n’appartiennent pas à des capitaux kényans ou mexicains, ni même russes ou chinois. La transition actuelle vers l’«informatique en nuages» (cloud computing), dont les principaux acteurs sont américains, devrait encore accroître la dépendance du réseau envers les Etats-Unis. Le déséquilibre structurel du contrôle d’Internet garantit la suprématie américaine dans le cyberespace, à la fois sur le plan commercial et militaire, laissant peu de marge aux autres pays pour réguler, verrouiller ou assouplir le système en fonction de leurs propres intérêts. Par le biais de diverses mesures techniques et législatives, chaque Etat est certes à même d’exercer une part de souveraineté sur la branche «nationale» du réseau, mais sous la surveillance rapprochée du gendarme planétaire. De ce point de vue, comme le note l’universitaire Milton Mueller, Internet est un outil au service de la «politique américaine de globalisme unilatéral (7)».

Leur fonction de gestionnaires a permis aux Etats-Unis de propager le dogme de la propriété privée au cœur même du développement d’Internet. Quoique dotée, en principe, d’une relative autonomie, l’Icann s’est illustrée par les faveurs extraterritoriales accordées aux détenteurs de marques commerciales déposées. En dépit de leurs protestations, plusieurs organisations non commerciales, bien que représentées au sein de l’institution, n’ont pas fait le poids face à des sociétés comme Coca-Cola ou Procter & Gamble. L’Icann invoque le droit des affaires pour imposer ses règles aux organismes qui administrent les domaines de premier niveau (tels que «.org», «.info»). Si des fournisseurs nationaux d’applications contrôlent le marché intérieur dans plusieurs pays, notamment en Russie, en Chine ou en Corée du Sud, les services transnationaux — à la fois les plus profitables et les plus stratégiques dans ce système extraterritorial — restent, d’Amazon à PayPal en passant par Apple, des citadelles américaines, bâties sur du capital américain et adossées à l’administration américaine.

Dès les débuts d’Internet, plusieurs pays se sont rebiffés contre leur statut de subordonnés. La multiplication des indices signalant que les Etats-Unis n’avaient aucune intention de relâcher leur étreinte a progressivement élargi le front du mécontentement. Ces tensions ont fini par provoquer une série de rencontres au plus haut niveau, notamment dans le cadre du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI), organisé par l’UIT à Genève et à Tunis entre 2003 et 2005.
En offrant une tribune aux Etats frustrés de n’avoir pas leur mot à dire, ces réunions préfiguraient le clash de Dubaï. Rassemblés en un Comité consultatif gouvernemental (Governmental Advisory Committee, GAC), une trentaine de pays espéraient convaincre l’Icann de partager une partie de ses prérogatives. Un espoir vite déçu, d’autant que leur statut au sein du GAC les mettait au même niveau que les sociétés commerciales et les organisations de la société civile. Certains Etats auraient pu s’accommoder de cette bizarrerie si, malgré les discours lénifiants sur la diversité et le pluralisme, l’évidence ne s’était imposée à tous : la gouvernance mondiale d’Internet est tout sauf égalitaire et pluraliste, et le pouvoir exécutif américain n’entend rien lâcher de son monopole.

Revirement de l’Inde et du Kenya
La fin de l’ère unipolaire et la crise financière ont encore attisé le conflit interétatique au sujet de l’économie politique du cyberespace. Les gouvernements cherchent toujours des points de levier pour introduire une amorce de coordination dans la gestion du réseau. En 2010 et 2011, à l’occasion du renouvellement du contrat passé entre l’IANA et le ministère du commerce américain, plusieurs Etats en ont appelé directement à Washington. Le gouvernement kényan a plaidé pour une «transition» de la tutelle américaine vers un régime de coopération multilatérale, au moyen d’une «globalisation» des contrats régissant la superstructure institutionnelle qui encadre les noms de domaine et les adresses IP (Internet Protocol). L’Inde, le Mexique, l’Egypte et la Chine ont fait des propositions dans le même sens.

Les Etats-Unis ont réagi à cette fronde en surenchérissant dans la rhétorique de la «liberté d’Internet». Nul doute qu’ils ont aussi intensifié leur lobbying bilatéral en vue de ramener au bercail certains pays désalignés. A preuve, le coup de théâtre de la conférence de Dubaï : l’Inde et le Kenya se sont prudemment ralliés au coup de force de Washington.

Quelle sera la prochaine étape? Les agences gouvernementales américaines et les gros commanditaires du cybercapitalisme tels que Google continueront vraisemblablement d’employer toute leur puissance pour renforcer la position centrale des Etats-Unis et discréditer leurs détracteurs. Mais l’opposition politique au «globalisme unilatéral» des Etats-Unis est et restera ouverte. Au point qu’un éditorialiste du Wall Street Journal n’a pas hésité, après Dubaï, à évoquer la «première grande défaite numérique de l’Amérique (8)».

Dan Schiller

Le Monde Diplomatique Juin 2013

Professeur de sciences de l’information et des bibliothèques à l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign.
(1) Eric Pfanner, «Message, if murky, from US to the world », The New York Times, 15 décembre 2012.
(2) Rachel Sanderson et Daniel Thomas, «US under fire after telecoms treaty talks fail», Financial Times, Londres, 17 décembre 2012.
(3) James Bamford, «The NSA is building the country’s biggest spy center », Wired, San Francisco, avril 2012.
(4) Herbert I. Schiller, «Libre circulation de l’information et domination mondiale », Le Monde diplomatique, septembre 1975.
(6) Harold Kwalwasser, «Internet governance», dans Franklin D. Kramer, Stuart H. Starr et Larry Wentz (sous la dir. de), Cyberpower and National Security, National Defense University Press – Potomac Press, Washington-Dulles (Virginie), 2009.
(7) Milton L. Mueller, Networks and States : The Global Politics of Internet Governance, The MIT Press, Cambridge (Massachusetts), 2010.
(8) L. Gordon Crovitz, «America’s first big digital defeat », The Wall Street Journal, New York, 17 décembre 2012.

Voir aussi : Rubrique Internet,

Quel langage commun au-delà du clivage gauche/droite ?

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Philosophie politique. Jean-Claude Michéa lève le voile à Montpellier sur son dernier livre «Les mystères de la gauche».

Le philosophe politique Jean-Claude Michéa était l’invité des Amis de l’Huma mardi salle Pétrarque pour un débat autour de son dernier essai Les mystères de la gauche dans lequel il invite à en finir avec l’usage du mot gauche pour construire une alternative efficiente et nécessaire au capitalisme néo-libéral.

En portant un éclairage historique, l’auteur développe dans son ouvrage l’inféodation de la gauche et de la droite à l’économie capitaliste. Avec l’humour éclairé qu’on lui connaît, il a rappelé à Montpellier quelques évidences comme le fait que la Résistance n’a jamais été la lutte de la gauche contre la droite, citant le parcours collaborationniste d’un Jacques Doriot ou le référendum sur le TCE en 2005 figurant comme un bel exemple de coopération avec l’expression de 90% des députés se prononçant en faveur du traité libéral.  » Sur ce sujet, on trouve entre la gauche et la droite la même différence qu’entre DSK et Christine Lagarde. »

Michéa poursuit sa thèse critique sur l’idéologie du progrès de la gauche développée dans son dernier livre Le complexe d’Orphée. «L’avant garde  de la gauche c’est d’être sur le devant de la scène sur le plan sociétal dans une fuite en avant perpétuelle.» Il pointe les effets qui minent les ressorts moraux des gens ordinaires rendant la révolte impossible. Le philosophe nous explique que le clivage gauche/droite ne pourra jamais aboutir à la sortie du monde crépusculaire que les élites libérales ont mis en place. Il pointe la nécessité de trouver un langage commun face au capitalisme devenu un fait social total. « L’idéologie libérale s’est infiltrée dans la nature des relations humaines, envahissant la sphère familiale, comme dans le monde du travail, la relation avec nos enfants, avec nos amis…».

Selon un sondage récent, 37% des Français n’arrivent plus à se reconnaître dans le clivage gauche/droite. Jusqu’ici la plupart choisissent l’abstention…

Jmdh

Source : La Marseillaise 22 Mai 2013

Voir aussi : Rubrique Livres, Essais, Rubrique Philosophie, Rubrique Politique, Rubrique Débat,

Les mystères de la gauche Editions Climats

« La culture pour tous, c’est la démocratie tout court»

Ivan_Renar_Saison09Ivan Renar, né en 1937, Sénateur honoraire, préside l’Ecole Supérieure d’Art du Nord-Pas de Calais / Dunkerque-Tourcoing depuis septembre 2011. Il est intervenu devant les étudiants de l’école, les 3 et 11 avril 2013, à Tourcoing et Dunkerque, sur le thème de la politique culturelle dont il fut toujours un ardent promoteur.

En ce début de siècle tourmenté où « personne ne sait plus parler à la foule et quel but lui donner et que lui dire demain » comme disait le poète Louis ARAGON

et par ces temps de barbarie ordinaire, où l’on a parfois l’impression de tâter l’avenir avec une canne blanche, avec ces « terrifiants pépins de la réalité », dont parlait le Jacques PREVERT de notre enfance, comment ne pas percevoir à quel point l’art et la culture sont déterminants pour construire nos vies.

 Aux militants du partage, du Beau, du Sensible, de l’Emotion et de l’Imaginaire, que vous êtes ou que vous serez, je n’ai pas besoin de dire que la culture, n’est ni un luxe, ni un superflu, elle est de première nécessité.

Dans un monde où l’on assiste à l’offensive de l’ « argent absolu », comme on disait monarchie absolue, l’enjeu de la culture, de la création artistique, comme de l’enseignement artistique, c’est bien d’éclairer la richesse des hommes et des femmes. Et l’homme est notre patrimoine le plus précieux.

Investir dans la culture, comme dans toute la « matière grise », est donc une décision éminemment politique au meilleur sens du terme : la politique qui fait qu’on assume son destin au lieu de le subir. C’est pourquoi, la puissance publique à tous les niveaux se doit de faire preuve de courage, à la création, mais aussi dans son action à l’égard des publics afin que tous, et chacun, puissent trouver dans l’art et la culture les moyens d’épanouissement personnel mais aussi l’émancipation citoyenne.

J’aime à citer l’auteur et metteur en scène Jean-Luc LAGARCE trop tôt disparu :

« Une société, une cité, une civilisation qui renonce à l’Art, qui s’en éloigne, au nom de la lâcheté, la fainéantise inavouée, le recul sur soi, qui s’endort sur elle-même, qui renonce au patrimoine en devenir pour se contenter, dans l’autosatisfaction béate, des valeurs qu’elle croit s’être forgées et dont elle se contenta d’hériter, cette société-là renonce au risque, elle oublie par avance de se construire un avenir, elle renonce à sa force, à sa parole, elle ne dit plus rien aux autres et à elle-même »

Au-delà des débats sur la définition de la culture, il est indiscutable qu’elle agit sur le réel, la relation à autrui, innove le rapport social et cimente les raisons du « vivre-ensemble »  et de l’en-commun des hommes. Pour autant, je ne confonds pas art et culture. Comme disait Jean-Luc GODART : « la culture, c’est la règle, l’art : l’exception » !

En ce qui me concerne, si j’avais un message à délivrer aujourd’hui, ce serait : n’ayons pas peur de la création, du neuf, de l’invention, de l’imagination. Les artistes travaillent avec des mains d’avenir !

Je pense à ces mots vibrants de Guillaume Apollinaire qui en une phrase nous fait comprendre toute la merveilleuse profondeur de la création contemporaine : « Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe ».

Il faut replacer la culture au centre de la vie, au cœur de la cité, car quand le capitalisme invente l’homme-jetable, quand tout va mal, l’art et la culture permettent aux hommes et aux femmes de rester debout, de continuer à inventer demain quand l’avenir semble interdit. L’Art, ça change la vie ! Et en cette période de crise profonde, on ne rappellera jamais assez que le temps de l’art, c’est la longue durée et que dans les Re-naissances, les artistes, les créateurs jouent un rôle fondamental.

Comment ne pas voir que les œuvres des artistes, qu’ils soient poètes, acteurs, danseurs, chanteurs, peintres ou musiciens, sont à la fois le reflet et le projet de cette époque tourmentée, de ce monde en transition, d’un monde qui marche sur la tête et qu’ils contribuent à remettre sur pieds. Comme le disait si bien le chanteur Jacques BREL : « L’artiste est celui qui a mal aux autres ».

La culture doit être vue sous l’angle du développement humain. Elle transmet aux descendants tout ce que l’hérédité ne fait pas. Elle n’est donc pas une pièce rapportée, un ornement, une décoration que l’on porte à la boutonnière. Il n’y a pas de citoyenneté sans accès aux savoirs, sans partage des connaissances, sans émergence des capacités à créer du symbolique. Elle est aussi un élément déterminant pour humaniser la mondialisation libérale qui uniformise l’imaginaire, abolit les singularités, standardise la pensée.

Et c’est parce que la culture est aussi nécessaire à l’’homme que le travail, la nourriture, le logement, la santé, qu’elle est une dimension capitale de l’intervention publique.

C’est pourquoi je l’avoue, je suis de parti pris. Une pétition de principe m’a toujours guidé, inspirée de la philosophie des Lumières, la même inspiration qui faisait stipuler dans le préambule de la Constitution de l’An I, jamais appliquée ! « Le pain et l’’éducation sont les deux premiers besoins du peuple ». Le pain à notre époque, c’est bien entendu l’emploi et l’éducation : la formation et la culture.

On ne rappellera jamais assez que la culture est un droit et un droit fondamental : elle apporte les outils critiques indispensables du libre arbitre.

Le préambule de la constitution de 1946 repris dans celle de 1958 affirme : « la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, la formation et à la culture » ; La République, décentralisée depuis la réforme de la Constitution, fait que l’Etat, comme l’ensemble des collectivités, portent la responsabilité conjointe de l’application de ce principe. Et la culture n’est pas une compétence comme une autre. Comme pour les droits de l’homme, elle est de la responsabilité de tous et de chacun, et de chaque niveau de collectivités. C’est le partage même de cette responsabilité qui a permis le succès de la décentralisation culturelle et la vitalité impressionnante de la vie culturelle de notre pays, malgré les coups portés ces dernières années.

En cette période de crise financière, économique et sociale majeure, c’est trop souvent le budget de la culture qu’on sacrifie. « On pousse à de bien maigres économies pour de bien grands dégâts ! » comme le disait Victor HUGO ;

Reconnaître le rôle de la culture dans la société reste bien un combat ! A ceux qui déclarent qu’il y a trop de théâtres, de compagnies, d’orchestre, de musées, etc… pour trop peu de public, je réponds : imagine-t-on quelqu’un trouvant qu’il y a trop de suffrage universel parce qu’il y aurait trop d’abstentions ?

L’art et la culture se portent bien à condition qu’on les sauve !

Pourquoi ne pas nous appuyer résolument sur le rapport de Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie, qui montre combien la seule prise en compte du Produit intérieur brut, de la productivité, le culte de l’argent, du chiffre et de la performance n’ont pas beaucoup de sens pour évaluer la richesse et le bien-être d’un pays. Par contre les services publics, le niveau d’éducation, les critères sociaux et environnementaux, la culture et le lien social qu’elle génère, constituent de véritables richesses essentielles à la qualité de la vie et du vivre ensemble ! Voilà qui pourrait ouvrir des perspectives. Même si ce rapport est hélas abandonné à la critique rongeuse des souris.

Et plus que jamais l’art et la culture pour tous restent une urgence et une priorité. C’est pourquoi il est indispensable d’en faire une grande cause nationale, européenne et mondiale. Qu’on le veuille ou pas, ce sont les idées qui mènent le monde.

Le non partage de l’art, c’est comme une bombe « antipersonnel », ça fait des mutilations terribles ! L’inégalité face aux richesses de l’esprit devrait être éradiquée de la même façon que, dans notre histoire, a été mis fin à l’esclavage. Comme le disait Condorcet, « il n’y a pas de liberté pour l’ignorant » ! L’art est le champ de tous les possibles. Or même si les salles de spectacles sont pleines, si on fait la queue pour certaines expositions dans les musées, la démocratisation et la démocratie culturelle demeurent un grand défi.

Je m’explique :Roger PLANCHON disait que les ouvriers ne vont dans les théâtres que pour les construire. Il ne proposait pas pour autant de fermer les théâtres, mais il posait là, il y a plus de quarante ans, le grand problème de la ségrégation sociale dans le domaine de la culture. La plaie reste ouverte. Si l’on veut vraiment s’attaquer aux inégalités culturelles, il faut évidemment commencer par s’attaquer aux inégalités sociales et économiques qui ne font que s’accentuer.

Certains s’appuient sur la persistance des inégalités culturelles pour mettre en cause la démocratisation culturelle lui reprochant d’être un échec. Le terme même de démocratisation semble être devenu un « gros mot ». Les crédits dévolus à l’action culturelle sont en baisse constante. Et « la culture pour chacun » qui exacerbe l’individualisme essaye de se substituer à la « culture pour tous ». On n’arrête pas de forger de nouvelles armes contre le collectif. Plutôt que la culture du « chacun pour soi », cultivons l’option d’autrui ! N’opposons pas, mais réconcilions culture populaire et culture savante, culture de masse et culture cultivée. Plus que jamais nous devons renouer avec l’éducation populaire ! C’est le non-partage qui crée le non-public. Si le Ministère de la culture a fait marche arrière sur cette mise en avant de la « culture pour chacun » et évoque dorénavant la culture pour tous et la culture partagée, les crédits affectés à cette mission n’en sont pas moins en baisse.

Les associations culturelles sont sommées de faire toujours plus avec moins. Et l’innovation technique dissimule trop souvent une culture au rabais. Une visite virtuelle de musée sur Internet ne remplacera jamais la confrontation directe avec l’œuvre vivante, plastique, patrimoniale ou monumentale ! Pour autant il faut tout faire pour que toutes les familles puissent avoir accès à Internet et également accès aux outils critiques pour s’approprier les nouvelles technologies, sans en être dupe. En quelque sorte comme le disait malicieusement Jean VILAR / « Eau, gaz, électricité et culture à tous les étages »

 L’Art disait Pablo Picasso, c’est comme le chinois : ça s’apprend. Et nous devons lutter contre tous les analphabétismes. Et c’est mépriser le peuple que de croire qu’il n’a pas soif de culture, de savoir, de découverte.

Et nous vivons hélas dans une société qui fait plutôt la guerre aux pauvres au lieu de faire la guerre à la pauvreté ! Je veux évoquer devant vous ces exclus, que certains artisans de la société multi-vitesse osent appeler « hommes à part », « hommes dépréciés ». A leur égard, les pouvoirs publics agissent le plus souvent à partir de leur malheur et non du mal, c’est-à-dire qu’ils soignent le pauvre dans l’homme et non l’homme dans le pauvre.

Tout exclu est alors « victimisé », l’exclusion n’a pas de cause, pas de responsabilité identifiée ; elle est « fatalisée »… Et l’exclusion se banalise et parfois l’indifférence s’installe… et l’on ne propose que des réponses « a minima » : une allocation, un emploi précaire, un savoir et une culture au rabais.

Or le droit, comme le respect, ne se divise pas. Et vous savez bien que le monde du peu se satisfait finalement de la démocratie du petit : un petit peu de sous, un petit peu de bonheur, un petit peu d’égalité, un petit peu de liberté ! Un RMI/RSA de vie quoi !

Et je ne parle là que de l’aspect « monnaie ». L’exclusion, c’est aussi la mise à l’écart de l’échange social, de l’échange symbolique sans lequel la vie n’est plus la vie.

De ce point de vue, la place de l’Art, dans la lutte contre l’exclusion, toutes les exclusions est à plus d’un titre essentiel parce que l’Art est le champ de tous les possibles et de toutes les différences. Chaque homme, chaque femme, chaque enfant doit avoir une « piste d’envol » ! C’est pourquoi, je dis Non ! et résolument Non ! à une culture de deuxième classe !

Et l’enjeu de la culture pour tous est l’enjeu de la démocratie tout court. Plus que jamais, face à la montée des intégrismes religieux, politiques, idéologiques ou nationalistes, nous avons à lutter contre tous les analphabétismes. Apprendre l’art comme on apprend à lire et à compter. L’art n’a pas à être optionnel si on souhaite n’en éloigner personne. C’est à l’épreuve du feu qu’on se brûle, c’est à l’épreuve de l’art qu’on en suscite le désir. D’où l’importance de la place de l’art et des artistes à l’école, dès le plus jeune âge. Comme le formule si bien le philosophe Edgar MORIN : « la culture, c’est ce qui relie les savoirs et les féconde ». Elle est indispensable pour comprendre le monde mais aussi développer l’esprit critique et forger son libre-arbitre.

L’œuvre ne rencontre pas mécaniquement son public. L’accès à la culture aujourd’hui devrait marcher sur deux pieds : l’école (de la maternelle à l’université) et le service public de la télévision. Pour réussir la démocratisation de la culture, il est nécessaire d’intervenir sur ces deux vecteurs.

Pour l’école, ne faut-il pas modifier en profondeur et durablement une réalité qui a trop perduré d’une éducation artistique minimisée et marginale, pour ne pas dire en souffrance en dépit de son importance dans le développement des potentialités de la personne comme l’ont confirmé toutes les études ? Soyons « élitaires pour tous » comme le préconisait avec chaleur Antoine VITEZ ! Le service public de la culture doit enfin pouvoir s’appuyer sur le service public de l’éducation et réciproquement ! C’est une question de justice sociale, de solidarité, d’égalité des citoyens et de respect du droit à la culture pour tous. Or, l’éducation artistique et culturelle est perçue comme secondaire et se trouve condamnée à ne constituer que la variable d’ajustement des politiques éducatives, alors qu’elle est au centre de la vie, de l’humain.

En ce qui concerne la télévision, il n’est pas besoin de faire la démonstration qu’elle pourrait être un outil pédagogique capital d’accès à la culture et aux savoirs et générer une formidable appétence. Tout le monde la regarde et de plus en plus longtemps. En se spécialisant, les chaînes ont contribué à fabriquer des ghettos. Pire : les magazines culturels de plus en plus rares sont relégués à des heures tardives, les sujets culturels ont quasiment disparus des journaux télévisés, pourtant le rendez-vous le plus fréquenté du petit écran.

Enfin, nous assistons à une véritable colonisation du culturel par le marché qui menace la liberté de création artistique et son indispensable pluralisme. Et ne nous y trompons pas, la course effrénée à l’audience est synonyme de censure. L’art n’existe pas pour faire l’unanimité. Au contraire et c’est aussi l’une de ses raisons d’être, il invite au débat, à la confrontation, suscite un espace de partage qui s’oppose à la fusion « uniformisante » et s’enrichit des diversités et du pluralisme.

La question, qui en fait est fondamentale, cruciale : la société en 2013 est-elle prête à accueillir l’art contemporain, se l’approprier, s’en faire une force de réflexion pour tous quelle que soit sa situation géographique ou sociale ?

C’est pourquoi, je n’accepte pas qu’on nous dise que la culture coûte cher. Certains experts, certains comptables supérieurs, arrogants et glacés nous parlent toujours du coût de la culture, mais se gardent bien de se poser la question du coût de l’absence de culture. On le voit dans nos quartiers en difficulté.

Il y a ceux qui disent qu’ils aiment l’art, la culture, les artistes et dans le même temps, ils leur coupent les vivres. Cela nous renvoie à Jacques PREVERT, dont vous connaissez l’insolence et l’impertinence, qui sont d’ailleurs des valeurs de la démocratie qui disait à la femme aimée : « Tu dis que tu aimes les fleurs et tu leur coupes la queue, alors quand tu dis que tu m’aimes, j’ai un peu peur »

Face à la mondialisation libérale, comment ne pas voir que la diversité culturelle est de plus en plus menacée par les lois du marché, d’un marché « sans conscience ni miséricorde » pour reprendre l’expression du Prix Nobel Octavio PAZ.

Nous avons aujourd’hui une impression de choix, mais l’abondance de l’offre ne signifie pas pour autant « diversité ». Et il n’est pas de diversité sans politique de la diversité.

C’est fondamental, car la diversité culturelle est un véritable patrimoine commun de l’humanité aussi nécessaire pour le genre humain que la biodiversité dans l’ordre du vivant. Sa défense est un impératif éthique, inséparable du respect de la dignité de la personne. Elle est un élément déterminant pour humaniser la mondialisation.

L’art et la culture sont le socle pour mieux construire le monde de demain. L’art, la création, l’imaginaire, l’émotion n’ont pas de frontières. Face à la mondialisation libérale qui désespère les hommes et les femmes, je plaide pour une « mondialité » en forme d’échanges dont la loi ne serait plus « le profit le plus profitable » mais les « équilibres du donner-recevoir ». La planète est devenue un gros village et il est essentiel aujourd’hui à la fois d’ « Agir dans son lieu, et de Penser avec le monde ! ». Le destin des peuples est désormais inextricablement lié comme en témoigne les effets néfastes de la crise financière ou les conséquences du réchauffement climatique qui frappent tout le monde sur tous les continents.

En un mot, l’art et la culture sont plus que jamais de véritables enjeux de civilisation et la condition même de notre civilisation. Face au communautarisme, au repli identitaire, l’art ne nous rappelle-t-il pas en permanence que nous faisons partie d’une communauté qui s’appelle l’Humanité ?

Le XXIème siècle a été à la fois celui de tous les tourments, de tous les espoirs et idéaux bien souvent bafoués, de toutes les tempêtes et de toutes les aspirations, où le meilleur de l’homme a côtoyé les pires horreurs.

 Le XXIème siècle a débuté en portant les mêmes contradictions. Les artistes ont contribué à maintenir debout un monde qui a beaucoup titubé. Ils aident, parfois « avec une vitalité désespérée » pour reprendre la belle expression du poète et cinéaste italien Pasolini, les hommes à se dépasser.

La culture et les arts sont des armes de construction massive !

Il faudra bien un jour sortir de la démarche trop répandue, qu’il est fatal qu’il soit fatal que la culture soit toujours traitée après, que ce soit au niveau local, national ou européen, avec son budget timbre-poste ou plutôt confetti alors qu’elle est au centre de la vie, qu’elle est la réponse de civilisation aux difficultés et aux crises. Pour reprendre André Malraux, « l’art est le plus court chemin qui mène de l’homme vers l’homme ».

Et l’intelligence est la première ressource de notre planète qui l’oublie trop souvent.

Les artistes nous disent en permanence que la création est une mémoire en avant.

Et heureusement qu’ils sont là les artistes, les créateurs, dans leur diversité. Ils nous aident à vivre, à aimer, à ne pas mépriser les rêves, à poser la seule question qui vaille : dans quel monde voulons-nous vivre demain ? Ils nous rappellent également que le bonheur reste une idée neuve.

Je vous remercie et souhaite vous avoir apporté de nouvelles raisons de construire, non pas le meilleur des mondes qui débouche sur le totalitarisme, mais un monde meilleur. Et c’est déjà pas mal.»