Faillite de Lehman Brothers, dix ans après

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La faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers le 15 septembre 2008 – la plus grosse faillite enregistrée par un établissement financier dans l’histoire des Etats-Unis – est considérée comme le point de départ d’une crise financière mondiale. Dix ans après l’onde de choc qui avait ébranlé les places boursières mondiales, les journalistes reviennent sur les effets politiques de la crise.

 

Les simples citoyens se sentent lésés

Si la croissance est de retour, les effets de la crise se font ressentir partout, souligne La Vanguardia :

«La dette publique mondiale a plus que doublé et s’élève désormais à 60 000 milliards de dollars ; idem pour la dette privée, qui atteint les 66 000 milliards. Il existe donc un risque permanent de nouveau krach. … Les banques et les multinationales enregistrent à nouveau des profits depuis des années, mais dans la plupart des Etats, la sortie de crise a été nationalisée, c’est-à-dire qu’elle est assurée par les contribuables. La colère que ce procédé a suscité, ainsi que le sentiment de duperie collective éprouvé par les classes moyennes et ouvrières, expliquent les changements au niveau politique : le renforcement des mouvements populistes, à gauche comme à droite, ainsi que la recrudescence du nationalisme.»

La Vanguardia (ES)

La crise financière a produit Trump et le Brexit

Il n’est pas surprenant que de larges pans de la population se soient détournés des élites dans de nombreux pays, juge également Financial Times :

«Les coûts ont en grande partie été assumés par ceux qui étaient le moins en mesure de les supporter. La consolidation financière a davantage reposé sur la réduction des dépenses publiques que sur les hausses d’impôts. En Grande-Bretagne, le ministre des Finances de l’époque, George Osborne, a eu recours dans 80 pour cent des cas à des mesures d’austérité. … Les ‘classes laborieuses’, tant chéries par les politiques quand ils ont besoin de voix, en ont fait les frais. … Peut-on s’étonner que les Américains blancs issus de la classe ouvrière, qui ont perdu des emplois jadis garantis, soutiennent aujourd’hui Donald Trump ? Ou bien que ce même groupe démographique ait été favorable au Brexit en Grande-Bretagne ?»

La gauche a laissé passer une chance historique

The Guardian déplore que le système capitaliste néolibéral, à l’origine de la crise financière, en soit ressorti quasi indemne :

«Le secteur bancaire n’a jamais été démantelé, le projet de taxation des transactions financières moisit au fond d’un placard et si les politiques ont évoqué l’idée d’un ‘new deal’ pour le climat, ils se sont hâtés de faire machine arrière. Il n’y a jamais eu de véritable renoncement au dogme dominant, juste une timide initiative qui a tourné court. L’amère vérité, c’est que la gauche a eu sa chance mais l’a galvaudée.»

The Guardian

Le péril italien

C’est en Italie que la prochaine crise financière risque de se déclarer, prévient Die Presse :

«Si les primes de risque continuent d’augmenter en raison du manque de discipline budgétaire, les coûts de refinancement, de par des cycles obligataires écourtés, connaîtront une hausse rapide et drastique. Les experts ont récemment estimé qu’en raison de la hausse des taux, le service de la dette pourrait s’élever à 150 pour cent du PIB dans les cinq prochaines années, même dans l’hypothèse d’une bonne croissance économique. Des chiffres de l’ordre de grandeur de la crise grecque, et qui sont susceptibles de mener, de manière tout à fait plausible, à un évènement de crédit. Quoi qu’il en soit, le gouvernement prépare déjà la population à des difficultés prévisibles : plusieurs membres du cabinet ont en effet récemment mis en garde contre de potentielles ‘attaques’ des marchés financiers contre le pays. Une fois de plus, on rejette préventivement la faute sur les autres.»

Die Presse (AT)

Le pire est encore à venir

Kathimerini estime également qu’il faut s’attendre à de nouveaux problèmes :

«Ces dix dernières années, de nombreux acquis que l’on croyait intangibles dans l’Occident développé ont perdu de leur validité, tandis que des choses que l’on croyait inconcevables font désormais partie du quotidien. … Le plus effrayant, c’est que nous n’en sommes qu’au début. La concurrence avec les pays asiatiques émergents ne fera que s’accentuer. Les technologies de la ‘quatrième révolution industrielle’ généreront des changements considérables mais difficiles à maîtriser au quotidien et au travail. Les démagogues d’aujourd’hui paraîtront rationnels et circonspects comparés à ceux qui leur succèderont. Les dix prochaines années pourraient être bien pires encore.»

Kathimerini (GR)

Uzès. Les Nuits musicales d’Uzès. ” Faire vivre un objet culturel dans une ville qui en a besoin “

Rencontre.

Eric Desnoues

Eric Desnoues

Eric Desnoues, directeur artistique des nuits musicales d’Uzès, après une 48ème édition particulièrement suivie et réussie, répond  à quelques questions qui devraient préoccuper tout mélomane digne de ce nom.

Pensez-vous que la musique puisse s’inscrire dans la citoyenneté, soit porteuse de ce que l’on nomme bien public ? En quoi et comment ? Le public est-il en demande d’analyse, d’information en ce sens, questionne ce que cet art peut porter véhiculer, faire circuler entre les citoyens ?

Dans ce véritable marathon que représente un festival avec des concerts qui s’enchaîne et une responsabilité car tout remonte à moi surtout pour signaler des difficultés de tous ordre, il est sûr qu’un festival musical, dans ses multiples ramifications, crée du lien, de la communion même et plus profondément une dimension cathartique autour du beau, de l’art, de l’harmonie. On peut souligner différents niveaux dans l’utilité sociale. Force est de convenir que nous sommes des êtres sociaux et l’ensemble de ce que l’on fait à généralement pour but de se réunir. Mon objectif est de faire vivre un objet culturel dans une ville qui en a besoin. Il lui faut entre autre favoriser l’attractivité touristique. C’est le premier niveau, le plus pragmatique. IL y a environ 50 ans, naissait l’époque du phénomène festivalier. Uzès qui était culturellement à l’abandon a été classée par Malraux en secteur sauvegardé à la demande de la duchesse d’Uzès. Les premiers fondateurs du festival ont d’une certaine manière participé à ce que la ville se relève de ses ruines. Le deuxième objectif est économique, la musique en étant une porte d’entrée non négligeable. Je ne peux en juger que par les résultats depuis 25 ans pour ce qui est de la restauration, l’hôtellerie et autres commerces divers et variés.

Nous ne fabriquons pas des biens manufacturés, nous travaillons sur la fragilité de la vie, la magie de faire que se produise quelque chose d’unique qui ne peut se reproduire à l’identique dans l’espace temps.

Mais pour moi générer du plaisir, de la notoriété, de l’activité économique est aussi important que soigner la qualité artistique. Tout se tient, tout fait lien.

L’utilité se mesure à la rencontre public artiste et tout ce que l’on fait est en direction du public pour arriver à l’instant suprême de cette rencontre. Le festival est un medium dont les artistes ont besoin pour se produire dans les meilleures conditions. On porte une attention extrême à ceux qui ont travaillé dur avec beaucoup de rigueur, d’inspiration et d’amour de la musique pour risquer un moment souvent parfaitement magique. Respect également pour ceux qui s’occupent de maintenir les instruments et donc la qualité du son. L’utilité sociale joue de plus dans le domaine de l’artisanat d’art. Je pense aux luthiers, facteurs d’instruments, et autres accordeurs. Exemplaire, Martine Argellies à Montpellier qui a amené « en villégiature » lors d’un concert deux clavecins et deux épinettes aux sonorités parfaites.

Oui un festival c’est du lien entre à la fois des mélomanes exigeants qui échangent entre eux mais qui font entrer dans un large cercle les amateurs , les curieux, un public qui s’exprime et j’encourage cela. Oui, des rencontres se font, insoupçonnées, insoupçonnables, heureusement imprévisibles.

Le paysage des festivals « classiques » (à part ceux qui bénéficient de gros financements) est hélas en baisse surtout côté qualité et ce d’une manière alarmante. Tout comence à se ressembler pour ce qui est des petites formes. Je me bats pour maintenir les grandes formes que je vois disparaître au profit des formes chambriste (toujours la question d’argent). Je me bats également pour réserver une belle part au genre baroque injustement mal aimé ainsi que le soutien à la musique que l’on ne joue plus, ne diffuse plus et qui peut ainsi mourir de sa belle mort.

J ‘essaie, en dépit des frais élevés à honorer d’opter pour des tarifs accessibles. La subvention fléchée de la région (15000 euros) a un effet levier, le passage de la première marche pour monter en haut du projet. Et pour continuer à parler de lien social, la jolie académie campe pendant une semaine dans la ville composée de 28 stagiaires (âgés de 13 à 25 ans) de plusieurs nationalités. Durant la semaine ces artistes donnent des cours de musique et proposent un concert de restitution du stage tr ès apprécié d’un public des plus hétérogène. Victor Hugo a bien dit que « chaque fois qu’on ouvre une école, on ferme une prison » Dans le même esprit, la musique devrait permettre de fortifier le lien social, culturel, artistique entre les humains.

Recueillis par Marie-Josée Latorre

Source : La Marseillaise en Commun Aout 2018

Barrage au Laos : itinéraire d’une tragédie annoncée

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L’effondrement d’un barrage au Laos sur le fleuve Mékong, qui a fait plusieurs dizaines de morts lundi, met en lumière les dangers de la course à l’énergie hydraulique dans laquelle le Laos s’est engagé.

Depuis des années, les organisations de défense de l’environnement mettaient en garde. La course aux barrages sur le Mékong, que ce soit au Laos ou dans les autres pays traversés par ce fleuve long de plus de 4 500 km, n’est pas sans risque.

L’effondrement, lundi 23 juillet, du barrage Saddle Dam D, qui fait partie d’un réseau de barrages en construction à la frontière entre le Laos, le Cambodge et le Vietnam, vient conforter l’avis des opposants à la politique du « tout hydroélectrique » menée par le gouvernement laotien. Les 500 millions de tonnes d’eau qui se sont déversées sur sept villages, causant des dizaines de morts et plus d’une centaine de disparus, « rappelle de la manière la plus dure qui soit à quel point l’option de l’énergie hydraulique pose de multiples dangers », a réagi Marc Goichot, responsable des questions environnementales autour du Mékong pour le WWF.

Pour le Laos, pays le plus pauvre d’Asie du Sud-Est, le Mékong représente depuis longtemps la clef de sa croissance future. Le pays espère, depuis le début des années 1990, devenir le réservoir régional d’électricité. Une série de barrages hydrauliques, tout au long du fleuve, devraient lui permettre d’exporter de l’électricité aussi bien vers la Thaïlande que le Vietnam, le Cambodge ou encore le Myanmar. Le Laos, sous la coupe d’un régime communiste très dur, espère ainsi doper sa croissance en profitant des besoins grandissants en énergie de pays voisins qui, eux, ont déjà ouvert leur économie à l’international depuis longtemps.

Près de 80 millions de kWh d’électricité par an

En 2006, le Laos avait ainsi signé des protocoles d’accord pour la construction de 55 barrages sur le Mékong, et une dizaine de ces projets ont été mis en chantier, souligne un rapport de l’ONG International Rivers sur l’exploitation du Mékong au Laos. Officiellement, ces barrages doivent permettre au Laos d’exploiter une centaine de centrales hydroélectriques d’ici 2020, capables de produire 77 millions de kWh d’électricité par an. Le barrage qui s’est effondré le 23 juillet devait produire de l’électricité dès 2019.

Conséquence indirecte de cette ruée sur les barrages : le pays a commencé à apparaître sur le radar des investisseurs. Les promesses d’un eldorado d’énergie hydraulique ont attiré près de 6,6 milliards de dollars de capitaux étrangers depuis les années 1990, soit plus du tiers de l’investissement direct au Laos sur cette période, rappelle le site sud-coréen d’information Asia Time. Des partenaires avant tout thaïlandais, mais aussi russes ou chinois, ont accepté de financer en grande partie la construction de ces barrages, dans l’espoir d’en retirer des bénéfices futurs.

L’atout de l’énergie hydraulique est tel pour ce pays, qui ne dispose pas de beaucoup d’autres cartes économiques en main, que les petites voix des ONG environnementales étaient inaudibles pour le régime laotien. D’autant plus que « la Banque mondiale et l’Agence américaine pour le développement international ont promu l’hydroélectricité comme une source d’énergie propre et durable », souligne le site spécialisé dans les questions asiatiques The Diplomat.

Mortelle course à l’énergie hydraulique

Mais pour les associations de défense de l’environnement, l’obsession pour l’énergie hydraulique revient tout simplement à tuer le Mékong à petit feu. Chaque nouvel ouvrage, qu’il soit au Laos, au Cambodge ou encore en Chine, transforme davantage le 11e plus long fleuve du monde en succession de réservoirs d’eau.

D’un point de vue écologique, c’est une catastrophe en devenir, dénonce le WWF dans une note de 2016. Près de 60 millions de personnes au Laos, en Thaïlande, au Cambodge et au Vietnam dépendent pour leur nourriture et leur travail de l’extraordinaire richesse en poissons d’eau douce du Mékong. Les barrages vont entraîner une baisse du niveau de l’eau et un débit plus lent, prévient l’ONG. Le fleuve risque de ne plus être suffisamment profond pour permettre à certaines espèces de poissons d’y circuler librement, mettant leur survie en péril.

Les associations dénoncent aussi la logique économique de cette course à l’énergie hydraulique. La plupart des partenariats conclus au Laos au milieu des années 2000 sont venus remplacer ceux que des grands groupes européens et américains avaient abandonnés à la fin des années 1990, lors de l’éclatement de la crise économique en Asie du Sud-Est. Les nouveaux acteurs, thaïlandais ou chinois essentiellement, sont moins regardants sur les conséquences environnementales et sociales des barrages et misent davantage sur la rapidité de construction, déplorent l’ONG International Rivers. Elle souligne, ainsi, que le consortium en charge du projet d’un milliard de dollars où a eu lieu la catastrophe du 23 juillet, a ignoré de façon répétée les populations locales, qui demandaient à être consultées et informées sur les travaux.

Les conséquences du réchauffement climatique n’auraient pas non plus été prises suffisamment en compte lors de la conception des barrages, craignent ces opposants. Le Saddle Dam D n’aurait ainsi pas résisté à la violence de la mousson cette année. « Mais les événements climatiques extrêmes comme celui-ci vont justement devenir de plus en plus fréquents à cause du réchauffement climatique, et les financiers et opérateurs de ces barrages doivent de toute urgence réévaluer la capacité de leur ouvrage à y faire face », souligne International Rivers. Sans cela, des tragédies similaires risquent de se reproduire et le rêve d’une croissance dopée à l’exportation d’énergie « propre » se transformerait en cauchemar d’un modèle économique mortel pour les habitants.

Sébastian SEIBT

Source France 24 25/07/2018

La livre turque en chute libre

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La dégringolade du cours de la livre turque se poursuit depuis vendredi ; au plus fort de cette chute, un euro valait déjà jusqu’à plus de huit livres. Depuis le début de l’année, la devise turque a déjà perdu 40 pour cent de sa valeur par rapport à l’euro. Une tendance renforcée par les droits de douane et les sanctions instaurées par les Etats-Unis. Quelles seront les conséquences de cette crise pour la Turquie et l’Europe ?

Pour Erdogan, la chute de la livre est le résultat d’un « complot »

Le président turc a déclaré que le pays ripostera en cherchant « de nouveaux marchés et alliés », alors que ses relations avec les Etats-Unis sont en crise.

Source Les Echos 12/08/2018

 

Un risque considérable de contagion

Une crise en Turquie aurait des conséquences désastreuses au-delà des frontières du pays, souligne Financial Times :

«Un effondrement de l’économie turque serait dangereux pour d’autres régions d’Asie et d’Europe. Des régions dans lesquelles les cours des banques créancières de la Turquie ont fortement chuté vendredi. La chute de la livre affecte déjà les devises de plusieurs pays émergents. Les risques géostratégiques de la crise, dont Erdo?an rend responsable les ‘comploteurs occidentaux’, ne sont pas moins négligeables. La Turquie, qui abrite des millions de réfugiés syriens, préserve en effet la stabilité politique de l’Europe.»

Un air de déjà-vu

Cela risque de rappeler de mauvais souvenirs à Erdogan, commente le quotidien suisse Tages-Anzeiger :

«La grande promesse d’Erdogan, c’était que les Turcs connaîtraient la prospérité tant qu’ils seraient assidus et qu’ils le laisseraient gouverner. Une promesse qu’il a longtemps honorée – les salaires n’ont cessé d’augmenter. Mais la spirale est désormais descendante, et l’on commence à songer à 2001. A l’époque, le taux d’inflation avait atteint jusqu’à 70 pour cent. On n’en est pas encore là. Mais si la crise de 2001 avait des causes économiques, elle était surtout liée à l’échec d’un système politique. C’est cet échec qui avait porté Erdogan au pouvoir. C’est pourquoi ce souvenir ne devrait pas lui plaire.»

 

Quand le pouvoir d’achat bride le pouvoir

Cette crise a aussi du bon, estime Frankfurter Allgemeine Zeitung :

«Les dirigeants autocratiques et leurs suppôts ne peuvent occulter durablement les problèmes économiques. … La logique économique rabroue considérablement l’homme fort d’Ankara, qui aime se présenter en sultan. Les discours confus d’Erdogan, qui dépeignent une Turquie en guerre économique, n’ont fait qu’attiser la crise. Et au lieu de changer leurs euros et dollars en livres et de les déposer à la banque, comme le souhaite Erdogan, les Turcs se hâtent de changer leurs devises en dollars ou en euros. Le pouvoir d’achat des gens passe avant le pouvoir des autocrates.»

Une nouvelle déclaration d’indépendance du cyberespace

En hommage à John Perry Barlow, décédé, Olivier Ertzscheid a écrit une nouvelle version du texte de 1996, devenu emblématique des cyberutopies libertaires.

John Perry Barlow était parolier des Grateful Dead, membre fondateur de l’Electronic Frontier Foundation (EFF), militant infatigable des libertés numériques, et l’auteur de l’une des pièces majeures du puzzle de la culture web et de l’Internet des pionniers : la déclaration d’indépendance du cyberespace.

«Nous sommes en train de créer un monde où tous peuvent entrer sans privilège et sans être victimes de préjugés découlant de la race, du pouvoir économique, de la force militaire ou de la naissance. Nous sommes en train de créer un monde où n’importe qui, n’importe où, peut exprimer ses croyances, aussi singulières qu’elles soient, sans peur d’être réduit au silence ou à la conformité. Vos concepts légaux de propriété, d’expression, d’identité, de mouvement, de contexte, ne s’appliquent pas à nous. Ils sont basés sur la matière, et il n’y a pas ici de matière.»

Plus rien dans cet extrait n’est vrai. Et c’est tout le contraire qui s’est mis en place. Mais cela reste comme une petite lumière qui continue de dire où tout cela a commencé, quels rêves étaient alors permis et vers où, peut-être dès demain, recommencer à rêver.

A lire aussi : John Perry Barlow, le Net perd sa connexion libre

Le texte de la déclaration d’indépendance du cyberespace est bien sûr un texte très fort, mais le passage qui m’importe le plus, hormis celui cité plus haut, est un passage qui ne figure pas dans le texte lui-même mais dans son prologue, très peu connu. Quelques lignes dans lesquelles John Perry Barlow explique pourquoi il a eu envie de rédiger cette déclaration. La raison c’est le vote du Telecommunications Act de 1996, signé par «l’autre grand invertébré» (aka Bill Clinton) et qui a poussé John Perry Barlow à faire «acte de résistance». Voilà ensuite ce qu’il écrit dans ce prologue :

«Après tout, le Telecom « Reform » Act, qui est passé au Sénat avec seulement 4 votes contre, rend illégal, et punissable d’une amende de 250 000 dollars, de dire « shit » en ligne. Comme de dire l’un des sept mots interdits dans les médias de diffusion grand public. Ou de discuter d’avortement d’une façon ouverte. […] Cette loi a été mise en œuvre contre nous par des gens qui n’ont pas la moindre idée de qui nous sommes, ni où notre conversation est conduite. C’est, comme l’a dit mon ami et rédacteur en chef de Wired Louis Rosseto, comme si « les analphabètes pouvaient vous dire quoi lire ». Eh bien, qu’ils aillent se faire foutre.»

Aujourd’hui, c’est une autre forme d’analphabétisme algorithmique qui nous dit quoi lire. Eh bien, qu’ils aillent également se faire foutre.

John Perry Barlow est décédé le mercredi 7 février 2018. Il avait 70 ans.

J’ai pris la liberté de tenter de réécrire sa déclaration d’indépendance du cyberespace, dans un cyberespace qui n’est plus que la colonie numérique des grandes plateformes. Un hommage imparfait et maladroit, mais surtout un remerciement pour sa déclaration et son travail.


Déclaration d’indépendance du cyberespace

 

«Seule l’erreur a besoin du soutien du gouvernement. La vérité peut se débrouiller toute seule» Thomas Jefferson, Notes on Virginia

Plateformes aux tons pastel et aux logos colorés, vous géants fatigués aux CGU d’airain et aux algorithmes d’acier, je viens du temps des internets d’avant, où nous n’avions pas de «comptes» mais des pages, où chacun pouvait disposer d’une adresse et n’était pas contraint d’habiter par habitude et par lassitude sous le même grand F bleu qui orne votre jardin fermé, et de vivre dans cette fausse proximité que vous nous avez tant vanté et qui est d’abord une toxique promiscuité.

Au nom du présent que vous avez institué, je vous demande, à vous qui êtes désormais le passé, de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes plus les bienvenus parmi nous. Vous avez trop de souveraineté pour que celle-ci ne soit pas enfin questionnée et abolie.

Comme gouvernance, vous n’avez que des actionnaires que nous n’avons pas élus mais dont les décisions ont aujourd’hui plus de poids que celles des gouvernements élus. Je déclare l’espace social global que nous construisons naturellement indépendant des tyrannies que vous cherchez à nous imposer. Vous n’avez aucun droit moral de dicter chez nous votre loi et vous possédez hélas désormais trop de moyens de nous contraindre que vous n’hésitez plus à utiliser.

Les gouvernements tiennent leur juste pouvoir du consentement de ceux qu’ils gouvernent. Vous n’avez ni sollicité ni reçu le nôtre. Nous ne vous avons pas invités. Nous avons eu le tort de croire vos promesses. Mais vous nous connaissez bien trop, vous nous calculez bien trop, et vous voulez bien trop prédire le moindre de nos actes, de nos affects, de nos comportements. Cela ne peut suffire à nous connaître vraiment. L’espace de libre circulation des idées ne se situe pas dans les frontières que vos plateformes ont reconstruites dans le cyberespace. Cet espace est un produit naturel, un commun, et il croît par notre action collective.

Vous épiez désormais l’ensemble de notre grande conversation, et la richesse que vous créez, et le modèle de régie publicitaire sur lequel vous prospérez, sont définitivement et totalement incompatibles avec l’éthique nécessaire à l’échelle des populations que vous touchez et prétendez servir et accompagner. Votre culture n’est pas la nôtre, vos règles tacites suscitent autant d’incompréhension et de désordre que chacune de vos innombrables ingérences.

Vous prétendez qu’il y a chez nous des problèmes que vous devez résoudre. Et qu’il n’existe pas de problème qu’un algorithme ou une application ne soit capable de résoudre. Vous utilisez ce prétexte pour envahir nos vies, nos smartphones, nos foyers, nos amitiés. Beaucoup de ces problèmes n’existent pas. Où il y a des conflits réels, où des dommages sont injustement causés, nous les identifierons et les traiterons avec nos propres moyens. Nous sommes en train de former notre propre contrat social. Cette manière de gouverner émergera selon les conditions de notre monde, pas du vôtre. Notre monde est différent.

Les internets sont faits de transactions, de relations, et de la pensée elle-même, formant comme une onde stationnaire dans la toile de nos communications, dont la neutralité doit être garantie, et ne peut plus l’être par vous. Notre monde est à la fois partout et nulle part, et il est aujourd’hui aussi là où vivent les corps.

Vos plateformes et vos déterminismes calculatoires recréent un monde où sont reconduits tous les privilèges et tous les préjugés découlant de la race, du pouvoir économique, de la force militaire ou de la naissance.

Vos plateformes et vos déterminismes calculatoires recréent un monde où plus personne ne peut exprimer ses croyances, aussi singulières qu’elles soient, sans peur d’être réduit au silence ou à la conformité.

Vos plateformes et vos déterminismes calculatoires redéfinissent à leur seul bénéfice et à ceux de leurs actionnaires les concepts légaux de propriété, d’expression, d’identité, de mouvement, de contexte, et les appliquent à chacun, en font la norme pour tous.

Nos identités sur les internets ont fini par retrouver la pesanteur des corps, mais vous les avez lestés de tant de kilos inutiles de recommandations, de tant de kilos superflus de suggestions, de tant et tant de tonnes de prescriptions, que tout cela finit par former une contrainte physique et limiter la part de notre libre arbitre. Nous croyons que c’est de l’éthique, de la défense éclairée de l’intérêt propre et de l’intérêt commun, que notre ordre émergera. Que cet ordre ne peut être garanti que par une négociation collective. La seule loi que toutes nos cultures constituantes pourraient reconnaître généralement est la règle d’or [«Ne fais pas aux autres ce que tu n’aimerais pas qu’ils te fassent», NdT]. Nous espérons pouvoir bâtir nos solutions particulières sur cette base. Mais nous ne pouvons pas accepter les solutions que vous tentez de nous imposer par le code. Car si le code est la loi, nous n’entendons pas qu’il soit élaboré et appliqué en dehors de tout espace de délibération réellement public et sincèrement commun.

Aux Etats-Unis, vous avez récemment remis en cause le principe de neutralité du Net qui répudie votre propre Constitution et insulte les rêves de Jefferson, Washington, Mill, Madison, Tocqueville et Brandeis. Ces rêves doivent maintenant renaître en nous.

Vous terrifiez désormais vos propres enfants, parce qu’ils ne se reconnaissent plus dans les frontières que vous placez dans le cyberespace, et parce que chacune de ces frontières arbitraires et soumises aux lois du marché nous contraint à devenir des étrangers pour ceux qui se trouvent de l’autre côté de vos murs de données, là où nos rêves étaient simplement ceux d’une plus grande fraternité. Parce que vous continuez de nous craindre et que nous continuons de tenter de vous échapper, vous confiez à vos algocraties les responsabilités de parents auxquelles vous êtes trop lâches pour faire face. Dans notre monde, tous les sentiments et expressions d’humanité, dégradants ou angéliques, font partie d’un monde unique, sans discontinuité, d’une conversation globale de bits. Nous ne pouvons pas séparer l’air qui étouffe de l’air où battent les ailes.

En Chine, en Allemagne, en France, à Singapour, en Italie et aux Etats-Unis, vous essayez de confiner le virus de la liberté en érigeant des postes de garde aux frontières de vos plateformes et de fait vous vous placez vous-même en dehors du cyberespace, même si vous êtes parvenus, par l’entremise d’un capitalisme aussi linguistique que cognitif à aliéner l’essentiel de la liberté et de l’espace dont on imaginait qu’il pourrait un jour être couvert de médias numériques libres et indépendants.

Vos industries de données, de plus en plus totalitaires, se perpétuent en proposant des lois, en Amérique et ailleurs, qui prétendent décider de la parole elle-même dans le monde entier… Ces lois déclareraient que les idées sont un produit industriel comme un autre, pas plus noble que de la fonte brute… L’art, l’histoire, la vérité des peuples et celle des révolutions, rien n’échappe à l’arbitraire de vos décisions, de vos goûts, de vos propres pudeurs, et par-dessus tout de vos propres intérêts commerciaux et financiers. Dans notre monde, quoi que l’esprit humain crée peut être reproduit et distribué à l’infini pour un coût nul. L’acheminement global de la pensée doit désormais trouver d’autres chemins que celui de vos usines, d’autres ambitions que celles de vos carcans, d’autres légitimités que celles des rentiers et des banquiers de la culture qui sont vos porte-voix autant que vos portefaix.

Ces mesures de plus en plus hostiles et votre colonialité nous placent dans la même situation que ces amoureux de la liberté et de l’autodétermination qui durent rejeter les autorités de pouvoirs éloignés et mal informés. Nous devons déclarer nos personnalités réelles comme virtuelles exemptes de votre souveraineté, même lorsque nous continuons à accepter votre loi pour ce qui est de l’organisation de nos échanges pour préparer votre déchéance. Nous nous répandrons de nouveau à travers la planète, en dehors de vos murs, de façon à ce qu’aucune plateforme ni aucun algorithme ne puissent stopper nos pensées.

Nous recréerons une civilisation de l’esprit dans le cyberespace redevenu ouvert et décentralisé. Puisse-t-elle être plus humaine et plus juste que le monde issu de vos ambitions et de vos conditions générales d’utilisation. Nous étions des citoyens endormis, vous avez fait de nous des utilisateurs passifs, nous sommes en train de nous réveiller et nous préparons notre exil.

La Roche-sur-Yon, France, le 7 février 2018.

Olivier Ertszcheid est l’auteur de l’appétit des géants (2017, C&F éditions)

Olivier Ertzscheid Enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Nantes

Texte publié dans Libération en février 2018