En France, l’enfermement des mineurs en centre de rétention administrative (CRA) est légal.
Drôle d’anniversaire. Samedi 21 avril, seize ans après l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, sa fille a eu l’air de bien s’amuser à l’Assemblée nationale, au sixième jour d’examen d’un projet de loi « asile et immigration » dont ses troupes ont déjà voté deux articles entiers (un « tournant historique » selon le patron du PS), riant à toutes les blagues de Gilbert Collard.
En prime, elle pouvait suivre à distance les « exploits » d’une centaine de militants d’extrême droite qui se sont improvisés gardes-frontières pour tout le week-end dans les Alpes, où ils ont déroulé 500 mètres de grillage dans la neige pour repousser les migrants, qui ont souvent risqué leur vie dix fois pour arriver jusque-là.
En guise d’anniversaire, surtout, les députés de la majorité ont voté samedi la mesure « phare » du texte de Gérard Collomb, qui allonge de 45 à 90 jours la durée légale d’enfermement des étrangers en centre de rétention administrative (les CRA), sorte de « sas » où les sans-papiers sont confinés sur décision des préfets en vue d’un embarquement en avion plus ou moins rapide, bien souvent hypothétique (absence de « laissez-passer » du pays d’origine, libération par un juge des libertés, etc.). Le plafond légal sera ainsi 7,5 fois plus long qu’en avril 2002.
Plus symbolique encore ? Samedi, les bancs LREM ont renoncé, sous la pression du ministre de l’intérieur, à prohiber le placement d’enfants dans ces centres de rétention, rejetant trois amendements successifs venus de leur gauche (PS, France insoumise et PCF), qui prétendaient en finir avec cette pratique en augmentation.
Les suppliques n’ont pourtant pas manqué. « Monsieur le ministre, trois mots : pas les enfants ! Plus les enfants ! a lancé Hervé Saulignac (PS). Ils sont par essence innocents. Un centre de rétention, c’est parfois des barbelés, des caméras, du mobilier scellé, des verrous, un univers carcéral qu’on réserve aux individus dangereux. » Du côté des communistes, Elsa Faucillon a interpellé tous les bancs : « C’est pour nous un moment grave, insupportable. Je vous en conjure, votez contre ! »
L’an dernier, sur 26 000 étrangers placés en CRA (hors outre-mer), le Défenseur des droits a encore comptabilisé 134 familles avec 275 enfants, un chiffre en augmentation – sachant qu’un mineur isolé n’est jamais enfermé. Dans une décision récente, il a surtout demandé aux autorités « de faire évoluer la législation pour proscrire [la rétention d’enfants] dans toutes les circonstances », avec une « préoccupation » particulière pour Mayotte où plus de 4 000 mineurs (venus des Comores) ont été privés de liberté l’an dernier.
« Ne tournons pas autour du pot, a résumé Jean-Luc Mélenchon, pour sa première prise de parole de la semaine sur le projet de loi. Nous sommes ici un certain nombre à être absolument, totalement, radicalement opposés à la rétention des enfants. (…) Nous allons être condamnés à tour de bras par toutes les instances internationales ! »
À plusieurs reprises déjà (encore cinq fois en 2016), la France a en effet été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, qui n’a certes pas sanctionné la rétention d’enfants en elle-même. Mais elle a constaté que « les conditions inhérentes à ce type de structures [avaient] un effet anxiogène sur les enfants en bas âge », et jugé que « seul un placement de brève durée » pouvait « être compatible » avec l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui prohibe les « traitements inhumains et dégradants ». À la clé, des milliers d’euros de préjudice moral versés aux familles (tchétchènes, arméniennes, etc.).
Samedi, le PS était toutefois mal à l’aise pour donner des leçons à La République en marche. Alors que le candidat Hollande s’était engagé en 2011 à mettre fin à la rétention des enfants pour privilégier l’assignation à résidence, une circulaire de 2012 de Manuel Valls l’a seulement encadrée, provoquant certes une chute momentanée des statistiques, mais qui ont vite remonté.
En 2016, surtout, le gouvernement Valls a bel et bien inscrit, cette fois dans la loi, la possibilité de placer des familles en CRA, non seulement lorsqu’elles ont fui une première fois (ou fait échouer un embarquement), mais aussi lorsque les préfectures estiment qu’une courte rétention (« 48 heures avant un départ programmé ») sera moins brutale qu’une interpellation de la famille la nuit du départ. En ce 21 avril 2018, les socialistes ont trouvé la parade : haro sur Manuel Valls.
« Le premier ministre de l’époque, que vous avez longuement soutenu, a recouru allègrement à toutes les dérogations existantes ! » a ainsi lancé Valérie Rabault (PS), à l’adresse des bancs LREM. « Nous pouvons aujourd’hui les uns et les autres réparer ce qui ne l’a pas été jusqu’ici », a pour sa part déclaré Olivier Faure, le patron du PS.
Côté LREM, la quasi-totalité du groupe souhaitait arriver, il y a encore quelques semaines, à une prohibition. Le responsable du texte lui-même, Florent Boudié, nous confiait sa volonté de « l’interdire en métropole », pour contourner les difficultés propres à Mayotte. Samedi, changement de pied : « Pourrions-nous nous permettre d’interdire la rétention des mineurs sur le territoire métropolitain et la maintenir sur les territoires ultramarins ? Au nom de quelle égalité républicaine ? » Un groupe de travail va plutôt se réunir, au sein du groupe LREM, pour plancher sur une future éventuelle proposition de loi… Au sein de la majorité, on explique réfléchir, entre autres voies, à des bâtiments dédiés à l’accueil des familles, en dehors des CRA mais tenus par les forces de l’ordre, à un plafonnement restreint du nombre de jours, etc.
C’est qu’entre-temps, Gérard Collomb a dégainé quelques promesses : « Nous allons aménager de manière prioritaire certains CRA dans lesquels seront placées les familles » (c’est déjà le cas), « Nous investirons dans les conditions matérielles et sociales », « Nous ferons en sorte que la durée soit la plus brève possible »…
Mais sur le fond, le ministre en a fait un enjeu d’« efficacité ». « Si même les personnes qui fuient le droit, on ne peut pas les expulser », celles notamment « qui se sont déjà soustraites à une procédure d’éloignement », « alors on n’expulsera plus personne, a-t-il prévenu. La situation deviendra inextricable ». Son obsession ? Les familles albanaises et géorgiennes, autorisées à venir sans visa pendant trois mois, qui obtiennent rarement une protection, mais « font une demande d’asile à peine arrivées ». Et de glisser : « En Allemagne, la situation de ces familles est examinée en moins d’une semaine, nous devons nous aligner… »
À l’arrivée, seules trois députées LREM (dont Delphine Bagarry) et trois Modem ont voté les amendements d’interdiction, auxquels on peut ajouter onze abstentionnistes, tandis que le gros des troupes suivait Gérard Collomb, en compagnie de 70 LR, 2 UDI et 6 frontistes, dont Marine Le Pen.
Sur l’allongement du délai de rétention, le ministre n’a guère rencontré plus de résistance dans son camp. « La problématique qui existe est que nous ne renvoyons pratiquement personne », a plaidé le ministre (qui vouait même passer à 135 jours initialement), rappelant que moins de 20 % des « obligations de quitter le territoire français » (OQTF) sont exécutées. Même une fois placées en CRA, 40 % « seulement » des étrangers sont renvoyés, notamment parce qu’ils restent au sol tant que leur consulat n’a pas signé un « laissez-passer ». Or celui-ci n’arrive parfois jamais, pour cause de lenteurs ou d’obstructions administratives dans les pays d’origine.
Mais comme Mediapart l’a déjà expliqué (voir notre analyse), une fois passés douze jours (durée moyenne de rétention), la probabilité de voir arriver des laissez-passer chute drastiquement. En 2017, 635 personnes seulement ont été libérées au bout de 45 jours en CRA, faute de laissez-passer. Le passage à 90 jours prévu par Gérard Collomb a paru tellement peu efficace au groupe LR que même ce dernier s’est abstenu, avec le FN. La majorité l’aura donc adopté toute seule.
Mathilde Mathieu
Source Médiapart 22/04/2018