Philosophe de la laïcité mais aussi militant progressiste, Henri Pena-Ruiz rappelle quelques fondamentaux. Philosophe, écrivain, professeur, ancien membre de la Commission Stasi pour l’application du principe de laïcité dans la République, Henri Pena-Ruiz répond à nos questions.
La demande d’une journée de la laïcité est portée à droite comme à gauche. Comment se décline le clivage politique sur cette question ?
Cela devrait être une valeur commune à tous les partis puisqu’elle relève de la définition du cadre démocratique qui permet à tous les citoyens de vivre ensemble. En réalité, ce n’est pas toujours ainsi. Le clivage gauche-droite a longtemps été perçu comme partisan et adversaire de la laïcité. C’était vrai du temps d’une droite cléricale, nostalgique d’une monarchie où la religion était instrumentalisée pour justifier les privilèges. Puis la droite s’est ralliée à la laïcité, notamment à l’âge du premier capitalisme où des bourgeois ont mené une lutte anti-cléricale. Au 19e siècle apparaît cependant un couplage de capitalisme et de charité chrétienne pour aider les plus démunis, avec une compensation religieuse dans une au-delà réparateur.
Le mouvement ouvrier s’est aguerri de tout cela, montrant que la question sociale relevait d’une restructuration de l’Etat, d’une république sociale et laïque en attendant la république socialiste. Dans ce cadre, la religion était une affaire privée et il ne devait pas y avoir charité mais solidarité redistributive de l’impôt. Dans ce contexte, le clivage gauche-droite correspondant au anti ou pro-laïcité fonctionnait.
Et aujourd’hui, tout ceci est remis en question ?
C’est en tout cas, plus compliqué. Beaucoup de croyants se sont retrouvés dans l’idéologie de gauche, sans vouloir cantonner le religion à la sphère privée. Cela s’appelle la deuxième gauche, très présente au parti socialiste qui a ainsi inventé le concept de laïcité ouverte, pour désigner le maintien des privilèges publics de la religion. La question s’est alors brouillée notamment sur l’idéal de stricte égalité entre athées et croyants.
Le PCF a, lui, toujours été plus favorable à la laïcité et moins affecté par ce processus. Néanmoins contre l’amalgame entre athéisme militant et laïcité et il y a eu ce qu’on appelle une politique de la main tendue. Or, la laïcité n’est pas hostile à la religion, elle est hostile au privilège public de la religion. Marianne n’est ni croyante, ni athée : elle est neutre. Ceci posé, il faut bien constater qu’il y a plus de laïcité à gauche qu’à droite et qu’il est urgent de faire de cette laïcité et de la justice sociale, deux axes de travail fondamentaux. Car le chef du gouvernement a osé dire dans le discours de Latran que la République avait besoin de croyants. Et dans le monde ultralibéral qui est le nôtre, détruisant les services publics, cassant le code du travail, on voit un retour de ce « supplément d’âme dans un monde sans âme » qu’est la religion pour reprendre la formule de Marx.
N’y a t-il pas derrière cette offensive une dimension européenne. Cette Europe a un fonctionnement clientélisme et lobbyistes. Le communautarisme religieux n’en est-il pas une déclinaison ?
Nous sommes effectivement dans une Europe anti-laïque qui se retrouve dans le traité de Lisbonne. Cela a permis au capitalisme de déguiser une politique entièrement au service de ses intérêts en une construction européenne, de se travestir d’idées humanistes et internationalistes. Ce dévoiement de cette belle idée de dépassement des frontières passe aussi, effectivement, par la reconnaissance aux églises d’un statut de lobby : on les met en position d’interlocuteur privilégié de l’institution. Et ce, même si plusieurs figures coexistent en Europe et que l’idée laïque progresse au niveau des peuples.
Revenons au lien entre religion et capitalisme. Est-ce caricatural de dire que le capitalisme a besoin d’une religion qui, via le destin ou la promesse d’un paradis ultérieur, le sert davantage que la prétention au bonheur ici et maintenant ?
C’est une analyse que je partage. Nous sommes dans une société qui ne soucie plus de justice sociale. Le capitalisme se pense comme seul en scène et a cassé toutes les conquêtes sociales. La défaite des idéaux de gauche a conduit une partie de la gauche à reprendre le vocabulaire de la droite, sur les privatisations, sur l’assistanat ou sur les charges sociales en lieu et place de cotisations patronales… On voit bien que l’ultra capitalisme l’a emporté et que la figure caritative a repris le dessus. Sans oublier l’ambiguïté de la société civile qui déploie tant d’efforts, respectables, pour atténuer les effets mais qui pourtant ne pourra jamais pallier les carences de l’Etat et s’y substituer.
Je pense cependant que le Front de Gauche remet tout cela en question, que cette nouvelle alliance autorise des espoirs de reconstruire ce que Jaurès appelait la République sociale et laïque, une république qui n’ait plus besoin de ce » supplément d’âme pour un monde sans âme « .
Recueilli par Angélique Schaller (La Marseillaise)
Conférence Sauramps. Le philosophe montpellierain revient sur quelques mythes politiques. Jean-Claude Michéa donne ce soir une conférence sur le thème « Le complexe d’Orphée – La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès » autour de son essai Le complexe d’Orphée (Ed. Flammarion). La conférence sera animée par Vincent Taissere, libraire responsable du rayon Philosophie, politique et pensée critique, coordinateur du cycle de conférences La Fabrique de Philosophie.
« Semblable au pauvre Orphée, le nouvel Adam libéral est condamné à gravir le sentier escarpé du Progrès sans jamais pouvoir s’autoriser le moindre regard en arrière. Voudrait-il enfreindre ce tabou – « c’était mieux avant » – qu’il se verrait automatiquement relégué au rang de Beauf, d’extrémiste, de réactionnaire, tant les valeurs des gens ordinaires sont condamnées à n’être plus que l’expression d’un impardonnable « populisme ». C’est que Gauche et Droite ont rallié le mythe originel de la pensée capitaliste : cette anthropologie noire qui fait de l’homme un égoïste par nature. La première tient tout jugement moral pour une discrimination potentielle, la seconde pour l’expression d’une préférence strictement privée. Fort de cette impossible limite, le capitalisme prospère, faisant spectacle des critiques censées le remettre en cause. Comment s’est opéré cette double césure morale et politique? Comment la gauche a-t-elle abandonné l’ambition d’une société décente qui était celle des premiers socialistes? En un mot, comment le loup libéral est-il entré dans la bergerie socialiste? »
Ce soir à 19h Auditorium du musée Fabre (entrée libre)
Le pari du metteur en scène montpelliérain Didier Mahieu redonne vie aux grands philosophes en puisant dans le Panthéon des penseurs pour en faire des êtres de chair.
C’est une expérience humaine qui est à l’origine de ce mariage osé entre philosophie et théâtre : « Je suis retourné en fac assez tardivement, pour étudier la philosophie et je m’y suis retrouvé avec des jeunes, explique Didier Mahieu. Un jour que je lisais le texte d’un philosophe à voix haute, ceux qui m’entouraient m’ont fait remarquer que cette approche leur permettait une meilleure compréhension des idées développées. Cela m’a poussé à approfondir et à formuler une proposition dans laquelle j’ai mis à profit mon expérience théâtrale. »
Ainsi est née une série de spectacles-rencontres où les auteurs parlent de leurs textes sur scène. « Dramatiquement, j’essaie de retrouver le moment où les philosophes sont en prise avec leur pensée pour la rendre lisible. Ma démarche n’est pas didactique. C’est une forme de jeu qui vise à faire remonter le spectateur vers l’auteur en respectant le texte. Chaque spectacle est suivi d’une discussion. On peut même revenir en arrière, en rejouant certains passages. »
Platon, Descartes, Nietzsche, Bachelard…, la collection Philosophie de chair compte une douzaine d’auteurs. La dernière création coproduite par le Théâtre d’O et le théâtre de Chelles est dédiée au rationaliste du XVIIe Benoît de Spinoza, interprété par le comédien Jean-Marc Bourg .
« C’est pas du Feydeau »
Le philosophe qui tire les conséquences de la révolution scientifique, n’est pas d’un abord facile. Le spectacle s’appuie sur deux textes majeurs que Spinoza ne put conduire à leur fin, Le traité de la réforme et de l’entendement, et L’Ethique qu’il avait refusé de faire paraître de son vivant.
« Monter un spectacle philosophique, c’est pas comme un Feydeau, on peut ramasser et quitter la pensée discursive. Pour Spinoza nous innovons avec un travail sur les costumes et la scénographie. Nous nous sommes appuyés sur la géométrie et sur le métier de Spinoza, qui polissait des lentilles optiques, pour élaborer un travail sur la lumière en tant qu’objet physique pour matérialiser sa pensée. »
On a souvent dit que l’auteur avait rédigé L’Ethique selon la méthode géométrique, à partir de définitions, de postulats aboutissant à des théorèmes. Mais Spinoza est souvent infidèle à sa méthode. Ce qui fait le plaisir de Didier Mahieu : « En tant qu’homme de théâtre, je traque les faiblesses du philosophe. Stendhal disait qu’il faut être sec et froid comme banquier pour être philosophe. Parce que le philosophe essaie d’être objectif alors que c’est un homme. Cà, c’est du pain béni pour l’art dramatique. »
Les grands thèmes abordés par Spinoza se concentre dans la typologie des genres de connaissances, la distinction entre le vrai et l’adéquat, ou la relativité du bien et du mal. Le spectacle s’appuie sur un dialogue entre le philosophe et un contradicteur qui incarne sa voix intérieure. C’est à Gilles Deleuze pour qui rien n’est moins fondateur que la pensée qui dépasse la conscience, que Didier Mahieu a judicieusement confié ce rôle. « Spinoza est un philosophe fou de raison. Il défend l’idée que c’est grâce à la conscience du fait que l’on n’est pas libre, que l’on est libre, » avance le metteur en scène qui précise : « Pour moi un philosophe est un créateur .»
Jean-Marie Dinh
Cet Asile de l’Ignorance, du 7 au 9 décembre Resa : 0 800 200 165
A court terme, la crise requiert la plus grande attention. Mais par-delà ceci, les acteurs politiques ne devraient pas oublier les défauts de construction qui sont au fondement de l’union monétaire et qui ne pourront pas être levés autrement que par une union politique adéquate : il manque à l’Union européenne les compétences nécessaires à l’harmonisation des économies nationales, qui connaissent des divergences drastiques dans leurs capacités de compétition.
Le « pacte pour l’Europe » à nouveau renforcé ne fait que renforcer un vieux défaut : les accords non contraignants dans le cercle des chefs de gouvernements sont ou bien sans effets ou bien non démocratiques, et doivent pour cette raison être remplacés par une institutionnalisation incontestable des décisions communes. Le gouvernement fédéral allemand est devenu l’accélérateur d’une désolidarisation qui touche toute l’Europe, parce qu’il a trop longtemps fermé les yeux devant l’unique issue constructive que même la Frankfurter Allgemeine Zeitung a décrit entre-temps par la formule laconique : « Davantage d’Europe ». Tous les gouvernements concernés se retrouvent désemparés et paralysés face au dilemme entre d’une part les impératifs des grandes banques et des agences de notation et d’autre part leur crainte face à la perte de légitimation qui les menace auprès de leur population frustrée. L’incrémentalisme écervelé trahit le manque d’une perspective plus large.
Depuis que le temps de l’embedded capitalism est révolu et que les marchés globalisés de la politique s’évanouissent, il devient de plus en plus difficile pour tous les Etats de l’OCDE de stimuler la croissance économique et de garantir une répartition juste des revenus ainsi que la Sécurité sociale de la majorité de la population. Après la libération des taux de change, ce problème a été désamorcé par l’acceptation de l’inflation. Etant donné que cette stratégie entraîne des coûts élevés, les gouvernements utilisent de plus en plus l’échappatoire des participations aux budgets publics financées par le crédit.
La crise financière qui dure depuis 2008 a aussi figé le mécanisme de l’endettement étatique aux frais des générations futures ; et en attendant, on ne voit pas comment les politiques d’austérité – difficiles à imposer en politique intérieure – pourraient être mises en accord sur la longue durée avec le maintien du niveau d’un Etat social supportable. Les révoltes de la jeunesse sont un avertissement des menaces qui pèsent sur la paix sociale. Au moins a-t-on reconnu, dans ces circonstances, comme étant le défi véritable le déséquilibre entre les impératifs du marché et la puissance régulatrice de la politique. Au sein de la zone euro, un « gouvernement économique » espéré devrait redonner une force neuve au pacte de stabilité depuis longtemps évidé.
Les représentations d’un « fédéralisme exécutif » d’un type particulier reflètent la crainte des élites politiques de transformer le projet européen, jusque-là pratiqué derrière des portes closes, en un combat d’opinion bruyant et argumenté, obligeant à se retrousser les manches, et qui serait public. Au vu du poids des problèmes, on s’attendrait à ce que les politiciens, sans délai ni condition, mettent enfin les cartes européennes sur table afin d’éclairer de manière offensive la population sur la relation entre les coûts à court terme et l’utilité véritable, c’est-à-dire sur la signification historique du projet européen.
Ils devraient surmonter leur peur des sondages sur l’état de l’opinion et faire confiance à la puissance de persuasion de bons arguments. Au lieu de cela, ils s’acoquinent avec un populisme qu’ils ont eux-mêmes favorisé par l’obscurcissement d’un thème complexe et mal-aimé. Sur le seuil entre l’unification économique et politique de l’Europe, la politique semble retenir son souffle et rentrer la tête dans les épaules. Pourquoi cette paralysie ? C’est une perspective engluée dans le XIXe siècle qui impose la réponse connue du demos : il n’existerait pas de peuple européen ; c’est pourquoi une union politique méritant ce nom serait édifiée sur du sable. A cette interprétation, je voudrais en opposer une autre : la fragmentation politique durable dans le monde et en Europe est en contradiction avec la croissance systémique d’une société mondiale multiculturelle, et elle bloque tout progrès dans la civilisation juridique constitutionnelle des relations de puissance étatiques et sociales.
Etant donné que jusque-là l’UE a été portée et monopolisée par les élites politiques, une dangereuse asymétrie en a résulté – entre la participation démocratique des peuples aux bénéfices que leurs gouvernements « en retirent » pour eux-mêmes sur la scène éloignée de Bruxelles, et l’indifférence, voire l’absence de participation des citoyens de l’UE eu égard aux décisions de leur Parlement à Strasbourg. Cette observation ne justifie pas une substantialisation des « peuples ». Seul le populisme de droite continue de projeter la caricature de grands sujets nationaux qui se ferment les uns aux autres et bloquent toute formation de volonté dépassant les frontières. Après cinquante ans d’immigration du travail, les peuples étatiques européens, au vu de leur croissant pluralisme ethnique, langagier et religieux, ne peuvent plus être imaginés comme des unités culturelles homogènes. Et Internet rend toutes les frontières poreuses.
Dans les Etats territoriaux, il a fallu commencer par installer l’horizon fluide d’un monde de la vie partagé sur de grands espaces et à travers des relations complexes, et le remplir par un contexte communicationnel relevant de la société civile, avec son système circulatoire d’idées. Il va sans dire que cela ne peut se faire que dans le cadre d’une culture politique partagée demeurant assez vague. Mais plus les populations nationales prennent conscience, et plus les médias portent à la conscience, à quelle profondeur les décisions de l’UE influent sur leur quotidien, plus croîtra l’intérêt qu’ils trouveront à faire également usage de leurs droits démocratiques en tant que citoyens de l’Union.
Ce facteur d’impact est devenu tangible dans la crise de l’euro. La crise contraint aussi, à contrecoeur, le Conseil à prendre des décisions qui peuvent peser de façon inégale sur les budgets nationaux. Depuis le 8 mai 2009, il a outrepassé un seuil par des décisions de sauvetage et de possibles modifications de la dette, de même que par des déclarations d’intentions en vue d’une harmonisation dans tous les domaines relevant de la compétition (en politique économique, fiscale, de marché du travail, sociale et culturelle).
Au-delà de ce seuil se posent des problèmes de justice de la répartition, car avec le passage d’une intégration « négative » à une intégration « positive », les poids se déplacent d’une légitimation de l’output à une légitimation de l’input. Il serait donc conforme à la logique de ce développement que des citoyens étatiques qui doivent subir des changements de répartition des charges au-delà des frontières nationales, aient la volonté d’influer démocratiquement, dans leur rôle de citoyen de l’Union, sur ce que leurs chefs de gouvernement négocient ou décident dans une zone juridique grise.
Au lieu de cela nous constatons des tactiques dilatoires du côté des gouvernements, et un rejet de type populiste du projet européen dans son ensemble du côté des populations. Ce comportement autodestructeur s’explique par le fait que les élites politiques et les médias hésitent à tirer des conséquences raisonnables du projet constitutionnel. Sous la pression des marchés financiers s’est imposée la conviction que, lors de l’introduction de l’euro, un présupposé économique du projet constitutionnel avait été négligé. L’UE ne peut s’affirmer contre la spéculation financière que si elle obtient les compétences politiques de guidage qui sont nécessaires pour garantir au moins dans le coeur de l’Europe, c’est-à-dire parmi les membres de la zone monétaire européenne, une convergence des développements économiques et sociaux.
Tous les participants savent que ce degré de « collaboration renforcée » n’est pas possible dans le cadre des traités existants. La conséquence d’un « gouvernement économique » commun, auquel se complaît aussi le gouvernement allemand, signifierait que l’exigence centrale de la capacité de compétition de tous les pays de la communauté économique européenne s’étendrait bien au-delà des politiques financières et économiques jusqu’aux budgets nationaux, et interviendrait jusqu’au ventricule du coeur, à savoir dans le droit budgétaire des Parlements nationaux.
Si le droit valide ne doit pas être enfreint de façon flagrante, cette réforme en souffrance n’est possible que par la voie d’un transfert d’autres compétences des Etats membres à l’Union. Angela Merkel et Nicolas Sarkozy ont conclu un compromis entre le libéralisme économique allemand et l’étatisme français qui a un tout autre contenu. Si je vois juste, ils cherchent à consolider le fédéralisme exécutif impliqué dans le traité de Lisbonne en une domination intergouvernementale du Conseil de l’Europe contraire au traité. Un tel régime permettrait de transférer les impératifs des marchés aux budgets nationaux sans aucune légitimation démocratique propre.
Pour ce faire, il faudrait que des accommodements conclus dans l’opacité, et dépourvus de forme juridique, soient imposés à l’aide de menaces de sanctions et de pressions sur les Parlements nationaux dépossédés de leur pouvoir. Les chefs de gouvernement transformeraient de la sorte le projet européen en son contraire : la première communauté supranationale démocratiquement légalisée deviendrait un arrangement effectif, parce que voilé, d’exercice d’une domination post-démocratique. L’alternative se trouve dans la continuation conséquente de la légalisation démocratique de l’UE. Une solidarité citoyenne s’étendant à l’Europe ne peut pas se former si, entre les Etats membres, c’est-à-dire aux possibles points de rupture, se consolident des inégalités sociales entre nations pauvres et riches.
L’Union doit garantir ce que la Loi fondamentale de la République fédérale allemande appelle (art. 106, alinéa 2) : « l’homogénéité des conditions de vie ». Cette « homogénéité » ne se rapporte qu’à une estimation des situations de vie sociale qui soit acceptable du point de vue de la justice de répartition, non pas à un nivellement des différences culturelles. Or, une intégration politique appuyée sur le bien-être social est nécessaire pour que la pluralité nationale et la richesse culturelle du biotope de la « vieille Europe » puissent être protégées du nivellement au sein d’une globalisation à progression tendue.
(Traduit de l’allemand par Denis Trierweiler.)
Le texte
Ce texte est extrait de la conférence que Jürgen Habermas donnera à l’université Paris-Descartes (12, rue de l’Ecole-de-Médecine, 75006 Paris) dans le cadre d’un colloque organisé, le 10 novembre, par l’équipe PHILéPOL (philosophie, épistémologie et politique) dirigée par le philosophe Yves Charles Zarka. L’intégralité du texte sera publiée dans le numéro de janvier 2012 de la revue Cités (PUF).
Essai
Après l’Etat-nation
Produit de la centralisation monarchique et des révolutions modernes, l’État-nation apparaît aujourd’hui bien mal adapté à l’intégration économique mondiale. Les eurosceptiques, qui en revendiquent l’héritage et affirment sa pérennité, redoutent l’ouverture des frontières et appellent au refus de la mondialisation des échanges. Les eurolibéraux, qui se satisfont d’une Europe du Grand marché, n’ont que faire des structures politiques et se moquent des malheurs de nos Etats nationaux.
Les fédéralistes, qui revendiquent à la fois l’ouverture des frontières et la formation d’un espace politique intégré à l’échelle européenne, fondent leur position sur la nécessité d’élever le pouvoir politique à la hauteur de la puissance nouvelle de l’économie afin de lui faire contrepoids. Jürgen Habermas est de ceux-là, refusant tout à la fois le passéisme des premiers et l’aveuglement des seconds. Mais il va plus loin. Proche de ceux qui militent en faveur d’une démocratie cosmopolitique, il réfléchit aussi dans ce livre aux conditions qu’il est nécessaire de mettre en oeuvre une régulation mondiale.
Editions Fayard (2000), 14,5 euros
* A propos de l’auteur
Né en 1929, Jürgen Habermas est l’un des plus influents penseurs actuels, particulièrement dans les domaines des théories de la politique, de la société et du droit, ou encore de la connaissance, de la rationalité et de la communication. Son influence, réelle, s’appuie sur des interventions régulières dans les médias qui font de lui un intellectuel public. Il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages, dont l’essai Théorie de l’agir communicationnel, son ouvrage le plus célèbre, et le recueil Après l’Etat-nation. Une nouvelle constellation politique, dans lequel il pose la question de l’avenir de l’Etat-nation face aux défis de la mondialisation économique, en envisageant notamment sous cet angle le cas de l’Union européenne.
Le prix Nobel de littérature 2011 a été attribué jeudi au poète suédois Tomas Tranströmer, dont les oeuvres surréalistes sur les mystères de l’esprit humain lui ont valu d’être reconnu comme le poète scandinave le plus influent de ces dernières décennies.
L’oeuvre de Tranströmer, 80 ans, est marquée « par des images denses, limpides », par lesquelles « il nous donne un nouvel accès au réel », souligne l’Académie suédoise. Son oeuvre suscite l’intérêt bien au-delà de la Scandinavie, et il est actuellement traduit dans plus de 60 langues.
Utilisant des métaphores expressives, les poèmes de Tranströmer s’inspirent souvent de ses expériences et sont marqués par son amour de la musique et de la nature. Ses textes plus récents explorent des questions existentielles sur la vie, la mort et la maladie.
Psychologue de profession et pianiste amateur, il est victime en 1990 d’un accident vasculaire cérébral qui l’a laissé partiellement paralysé et l’a privé en grande partie de l’usage de la parole. Il a toutefois continué à écrire, ne prenant sa retraite d’écrivain qu’après la publication en 2004 de « La grande énigme », un recueil de poèmes.
Interrogé par les journalistes à son domicile sur ce que cela lui faisait d’être le premier Suédois à remporter ce prix depuis 1974, Tranströmer a répondu « très bien ». Il a surtout donné des réponses d’une syllabe aux questions de la presse, son épouse Monica, présente à ses côtés, donnant plus de précisions.
« C’est une très grande surprise », a-t-elle déclaré. « Tomas, je sais que tu as été surpris », a-t-elle ajouté. Alors que beaucoup estimaient depuis des années qu’il avait des chances de remporter le Nobel de littérature, Mme Tranströmer a précisé que son mari n’avait « pas vraiment pris au sérieux » ces spéculations. Elle a également souligné qu’il était heureux que le prix mette à l’honneur la poésie pour la première fois depuis son attribution à la Polonaise Wislawa Szymborska en 1996.
Anna Tillgren, porte-parole de Bonniers, sa maison d’édition suédoise, a déclaré que Tranströmer était « ravi ». De son côté, le Premier ministre suédois Fredrik Reinfeldt s’est dit « heureux et fier » de ce prix, espérant qu’il renforcerait l’intérêt pour la littérature suédoise dans le monde. Tomas Tranströmer est le premier Suédois distingué par le Nobel de littérature depuis Eyvind Johnson et Harry Martinson, co-lauréats en 1974.
Il était considéré depuis longtemps comme l’un des favoris au Nobel de littérature. « Il aborde de grandes questions. Il écrit sur la mort, l’histoire, la mémoire et la nature », souligne Peter Englund, secrétaire perpétuel de l’Académie suédoise, qui décerne le prix.
Né à Stockholm en 1931, Tranströmer a été élevé par sa mère, institutrice, après le divorce d’avec son père, un journaliste. Il commence à écrire des poèmes à l’école Sodra Latin de Stockholm. Ses textes paraissent d’abord dans des magazines avant la publication de son premier recueil, « 17 poèmes », en 1954, qui reçoit un très bon accueil en Suède.
A l’université de Stockholm, il étudie la littérature, la poésie, l’histoire et la psychologie. Il partagera ensuite son temps entre la poésie et son métier de psychologue, qui le conduit à travailler dans une maison de correction entre 1960 et 1966.
A partir des années 1950, il se lie d’amitié avec le poète américain Robert Bly, qui a traduit nombre de ses textes en anglais. En 2001, Bonniers publie la correspondance entre les deux auteurs. A l’occasion du 80e anniversaire de Tranströmer, sa maison d’édition a également publié début 2011 une collection de ses oeuvres couvrant la période 1954-2004.
La littérature est le quatrième Nobel attribué cette semaine. Le prix de médecine a été décerné lundi à l’Américain Bruce Beutler, au Français d’origine luxembourgeoise Jules Hoffmann et au Canadien Ralph Steinman pour leurs découvertes sur le système immunitaire. Celui de physique a été attribué mardi aux Américains Saul Perlmutter et Adam Riess, et à l’Américano-australien Brian Schmidt pour leurs découvertes de l’accélération de l’expansion de l’univers. Le prix de chimie est revenu mercredi au scientifique israélien Daniel Shechtman pour « la découverte des quasi-cristaux ».
Chacun de ces prix est assorti d’une récompense de 10 millions de couronnes suédoises (1,08 million d’euros) et sera remis lors d’une cérémonie prévue le 10 décembre à Stockholm.