Bernard Noël:  » Je n’ai jamais séparé le politique de l’érotique ou du poétique « 

Photo David Maugendre

« La perversité du pouvoir aujourd’hui est de récupérer la critique que l’on en fait en la dénaturant. » Photo David Maugendre

L’écriture de Bernard Noël jaillit d’un seul tenant, corps et esprit liés dans un même souffle. L’ énergie poétique se nourrit du politique, du questionnement humain et du désir… La nature du travail accompli est immense. Les plumes d’Eros, qui vient de sortir chez P.O.L, est le premier tome d’une série qui rend compte de la richesse et de la profondeur de son œuvre. L’ouvrage nous plonge au cœur d’une quête éperdue et sensible de sens. Elle regroupe une vingtaine de textes variés, poèmes, essais, et récits, érotiques. Entretien.

Eros ouvre l’espace…

« C’est un érotisme amoureux, non violent… Il me semble que dans toute création, que ce soit l’écriture, la peinture, le cinéma… il y a le besoin de construire un espace. Chaque livre est un espace organisé. Quand mon éditeur m’a proposé de constituer Les plumes d’Eros, j’étais assez réticent parce que je pensais que cela allait m’obliger à plonger dans mes papiers. Et cette idée ne me disait rien qui vaille. Et puis je me suis rendu compte que cela me permettait de rassembler des textes qui sont voisins. Leur esprit, leurs mouvements profonds les rapprochent. Comme les textes qui sont rassemblés là courent sur cinquante ans, je suis bien obligé de constater qu’il y a une espèce de constance d’Eros dans ce que je fabrique. Ces espaces s’emboîtent d’une manière sensible.

Eros qui révèle la singularité de l’individu fait peur, dites-vous…

Cela peut apparaître comme un paradoxe parce qu’on a l’impression qu’Eros est partout dans la rue avec les publicités, les publications spécialisées etc. Mais évidemment tout cela c’est de la surface. C’est superficiel. Je crois que le corps fait toujours peur. Il y a plusieurs façon de le coloniser. Autrefois c’était à travers la culpabilisation religieuse, aujourd’hui ce serait plutôt l’inverse. Mais je ne suis pas sûr qu’il y ait eu des progrès considérables. On l’enferme dans une image. Il doit toujours être très propre.

Votre activité d’écriture est-elle conduite par Eros ?

La couleur générale de l’énergie vitale relève à la fois d’un désir d’expression, pour moi l’écriture, et du désir tout court. Un même mouvement les nourrit. Quand on pratique la langue, on est branché sur l’énergie générale de tous les gens qui parlent cette langue. Je pense à cela parce que la torture en Algérie m’était encore plus insupportable à cause de la langue. Je me disais : en plus, les bourreaux parlent français, ce qui me rendait quelque part solidaire malgré moi…

Comment être présent dans une société de flux où la médiocrité use la sensibilité ?

On reproche aux intellectuels de ne pas prendre parti, ce n’est pas vrai. Le problème est que les intellectuels visibles sont devenus extrêmement pervers parce ce qu’ils ont tous trahi. Il n’y a plus d’intellectuels de gauche qui s’expriment, hormis Badiou qui a eu un coup de génie avec son livre Ce dont Sarkozy est-le nom ? Mais il faut faire face à la complicité générale des médias et on ne sait plus si le combat a une efficacité quelconque. Il me semble que l’un des rôles de l’écrivain aujourd’hui est de créer des lieux de résistance.

Dans le cri et la figure vous évoquez la création d’un lieu où penser ne serait plus penser mais tenter d’articuler l’impensable.

C’est une de mes vieilles obsessions d’essayer d’aller à la fois au-delà du dicible et du pensable. Mais je sais qu’il n’y a pas d’au-delà. Parce qu’il me semble que l’indicible est inclus dans le dicible et j’espère que l’impensable est un état provisoire du rapport avec la pensée donc l’impensable doit pouvoir se penser…

Cette quête vise-t-elle à l’ancrage de valeurs devant l’inachèvement de la justice dans un monde d’inégalités croissantes ?

Je n’ai jamais séparé le politique* de l’érotique ou du poétique. Nous n’avons jamais été dans un monde aussi inégalitaire, aussi générateur de misère, de chômage, de pauvreté… Il y a là une urgence nouvelle. Ce qui m’étonne c’est la rapidité avec laquelle on a convaincu les gens de la nécessité de la rentabilité. Par exemple à propos des services publics, dont la fonction était de rendre service et non pas d’être rentables. Ils étaient rentables s’ils vous rendaient service. Cela tombe sous le sens. Reprendre des raisonnements aussi simples est devenu aujourd’hui une nécessité quotidienne pour montrer la régression. Ce qui m’ahurit à mon âge, c’est de voir à quel point la régression s’accélère. Après la guerre, on rêvait tous d’une société meilleure et elle semblait accessible. En dépit des divisions politiques de l’époque, il y avait des actions pratiques mise en place par le Conseil national de la Résistance, la sécurité sociale, les services publics… Il faut reconnaître que cela marchait assez bien. De ce fait on pensait aller vers le progrès. Il nous semblait que ces avancées étaient irréversibles. On voit bien que la seule raison d’y mettre fin, c’est de faire gagner beaucoup d’argent à peu de gens.

Votre engagement dans l’anticolonialisme est connu. Quel regard portez-vous sur les logiques sociales post-coloniales françaises ?

C’est vrai. Au fond, je n’oserais pas le dire… Ces logiques sont toujours d’actualité. A la différence qu’aujourd’hui elles sont à usage interne. Au fond, la France est en train de coloniser son propre pays. Mais on ne pense pas en ces termes parce que cela nous révulse.

En même temps, on se demande si la population est toujours en mesure d’en avoir conscience. Ce qui nous renvoie à vos travaux sur la Sensure

Lorsque je travaillais sur la privation de sens*, je parlais de castration mentale. Et les gens trouvaient que j’exagérais jusqu’au jour béni où M. Le Lay de TFI a expliqué que le rôle de sa chaîne était de vendre du temps de cerveau disponible. Le propre de la Sensure c’est justement qu’il n’y a pas de censure, l’ennemi n’est pas là, du moins il n’est pas visible.

Vivez-vous votre rapport au temps comme un moyen d’identification ?

C’est une question un peu douloureuse pour moi parce que le temps m’échappe de plus en plus. Je pense que c’est symptomatique de l’époque. C’est un parasitage général que l’on éprouve mais il est très difficile de saisir son processus, en tous cas son origine. C’est probablement lié à cette manie communicative. On n’a jamais aussi peu communiqué que depuis que ça communique partout. Et la perversité du pouvoir aujourd’hui est de récupérer la critique que l’on en fait en la dénaturant. C’est à la fois un parasitage et une métamorphose qui rend négatif ce qu’on a pu construire de positif.

Que vous apporte l’écriture ?

La réponse la plus facile c’est le mot de Beckett : « bon qu’à ça », à mon âge c’est une réponse parfaite. »

Recueilli par Jean-Marie Dinh

* « Les anciens régimes s’essoufflaient à interdire, censurer, contrôler sans réussir à maîtriser le lieu de la pensée, qui pouvait toujours travailler silencieusement contre eux. Le pouvoir actuel peu occuper ce lieu de la pensée sans jouer de la moindre contrainte : il lui suffit de laisser agir la privation de sens. Et, privé de sens, l’homme glisse tout naturellement dans l’acceptation servile.  »
Bernard Noël  » La privation de sens  » (1)

Bernard Noël Les Plumes d’Eros, P.O.L 26 euros, Le second tome à paraître chez P.O.L sera consacré aux œuvres politiques de Bernard Noël

Voir aussi : Rubrique livre, Mai 68 en surchauffe, Rubrique Philosophie Deleuze et les nouveaux philosophes, Rubrique Politique entretien Jean-Claude Milner, Michela Marzano, Daniel Bensaïd,


Le Miniaturisme ludique de Marie Roanet

tresorUn petit livre très beau de Marie Rouanet paru aux éditions Albin Michel. Son titre, Trésors d’enfance, ne trompe pas sur la marchandise. Après s’être intéressée de près à la provenance des protéines animales qui finissent dans nos assiettes dans Mauvaises nouvelles de la Chair, l’auteure biterroise se penche cette fois sur ce qui a réjoui le cœur de son enfance. De courts textes, simples, mis bout à bout qui constituent le grand univers des petits riens, celui du bonheur de l’enfance. Un espace onirique, pas dénué d’espiègleries s’ouvre avec le mode d’emploi en prime. Du noyau d’abricot dont il faut percer le flan pour en faire un sifflet  » au mot magique de l’enfance Cul !  »  que l’on prononce avec malice pour désigner le fruit du géranium, la nature est omniprésente. Ce parcours surprenant dans l’exploitation enfantine de la botanique régionale évoque les chants poétiques de Lucrèce.Avec ses mots, Marie Rouanet prend le temps de redessiner l’espace épicurien où nos yeux s’étonnent à chaque nouveau regard. Gardez le papier d’argent de vos chocolats, lissez-le soigneusement, nous conseille Marie Rouanet, glissez-y des compliments et autres bonnes surprises de votre invention et offrez-les.  » Le bruit courait que si nous arrivions à en posséder un kilo, notre fortune serait faite, car nous ne doutions pas que ce papier fût du métal mais son poids presque inexistant décourageait nos désirs de fortune. « 

Jean-Marie Dinh

Trésor d’enfance , éditions Albin Michel 12,9 euros
 

 

Danse des ténèbres

danseuse-maladeScène.  » La danseuse malade «  de Boris Charmatz et Jeanne Balibar est passée au Corum. Retour sur une pièce où l’expérience de la rupture continue.

S’attaquer à la danse des ténèbres suppose que l’on soit prêt à ne pas en ressortir indemne. Ce qui vaut pour les artistes, le danseur chorégraphe Boris Charmatz (légèrement blessé au cours de la représentation) et la comédienne Jeanne Balibar, vaut évidemment pour les spectateurs. Ceci pour préciser aux déçus que l’on n’entre pas sur le territoire de l’angoisse de Tatsumi comme sur le plateau de Michel Drucker.

Le chorégraphe Charmatz considère l’aboutissement de ce travail comme un réceptacle contemporain et éphémère de l’œuvre de Tatsumi Hijikata. Particulièrement de ses écrits :  » Nous ne ferons pas du Butô (1) à partir de ces textes hallucinants, car il portent déjà le Butô en eux « , indique le chorégraphe dans une note d’intention où il abdique son pouvoir de metteur en scène. Dans ce spectacle de l’opposition, il n’y a pas de différence fondamentale entre danse et théâtre. Les fils conducteurs sont abandonnés dès le début, on allume la mèche. Les deux acteurs danseurs épousent les déplacements imprévisibles d’une camionnette télécommandée qui fragmente l’espace, éblouit et envoie des images. A cela s’ajoute la puissance poussée  du texte qui est proprement (ou salement) renversant, et en même temps, totalement libérateur.

Tout diverge, la fonction de signification scénique est détournée. Ce désancrage des codes et des corps laisse apparaître une forme de plaisir. Les danseurs perdent le sens de l’espace à la recherche d’un équilibre qui ne s’oriente pas vers la virtuosité mais vers l’extra quotidien. Affranchis des conventions Charmatz et Balibar s’abreuvent à la source créatrice empoisonnée dans un pacte quasi faustien avec l’esprit post-atomique de Hijikata.  » La danse – disait celui-ci – est un cadavre qui bondit de toutes ses forces.  » Le prix de cette liberté esthétique que l’on retrouve dans le bushido (2) exige de ses pratiquants d’être au présent y compris par rapport à leur propre mort, comme s’ils n’étaient déjà plus de ce monde. L’énergie surgit alors dans leurs corps, l’enrichit et la transforme en mouvement.

Jean-Marie dinh

(1) Inspiré de l’expressionnisme Allemand le Butô naît après la seconde guerre en réaction à l’occidentalisation du Japon. Il exprime aussi la douleur et le vide après le drame nucléaire et la capitulation total du pays.

(2) Bushido est le code des principes moraux auquel les samouraïs vouaient leur vie.

Voir aussi : Rubrique Japon De Goldorak à la cérémonie du thé, Musique, Expression Nô à l’Opéra, Danse, Saburo Teshigawara physique et spirituel, Livre La naissance du théâtre moderne,

Pierre Pitiot : « Sont méditerranéens ceux qui ont envie de l’être »

pitiot1Cofondateur du Cinemed, Pierre Pitiot vient de publier : Méditerranée, le génie du cinéma.

Si votre livre tisse un lien intime avec le Cinemed, il apparaît surtout comme un essai sur la culture méditerranéenne et l’art cinématographique ?


Je suis un méditerranéen, mon grand-père était pêcheur à Palavas. J’ai vécu dès ma plus tendre enfance avec les pieds sur les rivages de cette mer, ou bien enfoncé dans la fange des étang. Le livre est construit comme un entonnoir. A l’endroit le plus large, je parle de l’idéologie méditerranéenne. Elle est assez difficile à définir. Fernand Braudel a dit lui-même : il est impossible de parler de la Méditerranée dans sa totalité. J’ai essayé. Si je me suis cassé la gueule, j’enverrai un bouquet de fleur post-mortem à Braudel qui est mon maître spirituel. Après avoir tenté de décrire la totalité méditerranéenne, je suis passé à son cinéma et puis j’ai fini, mais très rapidement, sur le festival.

Comment s’est imposé l’espace géographique du Cinemed ?

Nous avons commencé par un festival italien. C’était un plaisir de penser qu’à côté du cinéma italien il y avait d’autres richesses qui touchaient tous les ports y compris ceux de la mer Noire qui est un prolongement naturel de la méditerranée. Au bout de deux trois ans, nous avons ajouté d’autres pays. Ce n’était pas simple mais cela a pris. Et aujourd’hui on honore de la même manière les 23 ou 25 pays de la méditerranée et de la mer Noire.

Un parti pris qui implique intrinsèquement, dite-vous, l’esprit d’ouverture…

Absolument mais je ne veux pas être méditerranéen comme l’on est autrichien. Il n’y a pas de limite. Pour moi, sont méditerranéens, ceux qui ont envie de l’être.

Vous donnez à comprendre la force de cette culture berceau des religions monothéistes et des conflits qui accompagnent leurs histoires sans évoquer la violence ?

Je crois que la violence fait partie des sentiments humains. La Méditerranée n’a été la source que d’une religion. Dans les évangiles la mer dont on parle c’est le Jourdain et le lac de Tibériade. La religion islamique comme la religion juive viennent du désert. Quand vous êtes dans le désert et que vous regardez en l’air la nuit, vous voyez le plafond des étoiles qui vous tire vers le mysticisme. Reste le christianisme qui n’est qu’un dévoiement du judaïsme. La civilisation méditerranéenne comme toutes les civilisations traverse de multiples phases de violence. Une des raisons importante de cette violence est liée au manque d’espace. Les Méditerranéen vivent sur un espace terrestre très réduit. Il font beaucoup d’esbroufes pour se donner des illusions. Et ça débouche parfois sur de la brutalité ou sur des pantalonnades. Le théâtre grec est un théâtre de violence.

Votre essai plonge dans l’histoire de l’art et les études helléniques …

Quand les grecs se sont rendus compte qu’ils avaient été spoliés du point de vue spatial, ils se sont vengés en plaçant leurs dieux qui vivaient dans les cités au sommet de l’Olympe. On leur a construit des sanctuaires et organisé des jeux. De là est sorti le théâtre, la notion de dérision et celle de représentation. Les philosophes présocratiques disaient qu’une image est belle quand elle est ressemblante. Ils exaltaient la mimésis. Cela a duré jusqu’à l’arrivée de la photo.

A travers l’Odyssée et le voyage en boucle, se pose la question de l’utilité et de l’inutilité du mouvement ?

Cavafy, qui est le grand poète grec du XXe, dit : il faut que tu fasses un retour chez toi, mais ne hâte pas ton retour. Parce que tu reviendras plein de connaissances et d’usages. Je ne suis pas un adepte des stupéfiants mais the trip est une expression qui vient de loin…

Le cinéma en tant qu’expression contemporaine de l’identité intègre volontiers la Turquie …

La Méditerranée n’est pas corsetée par des limites. Elle est comme un cœur. Elle envoie et puis des fois l’impulsion se tarie et s’arrête. Il vaut mieux ne pas parler de la méditerranée en terme de frontières.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Méditerranée le génie du cinéma, Indigène éditions, 22 euros.

« Le Goncourt, je ne m’y attendais pas, j’écris instinctivement »

Atiq Rahimi : « Cette femme s'est imposée à moi »

Atiq Rahimi : « Cette femme s'est imposée à moi »

L’écrivain afghan Atiq Rahimi a reçu le prix Goncourt 2008 pour son livre Syngué sabour Pierre de patience.

Votre livre part d’une situation réelle et en même temps, la dépasse. D’où écrivez-vous ?

Cela remonte à 2005, un événement dramatique a joué un rôle moteur, l’assassinat de la poétesse Nadia Anjuman, célèbre pour ses vers sur la malédiction d’être femme en Afghanistan… Au départ, je voulais écrire quelque chose sur les hommes, sur son mari. Mais quand je me suis lancé dans l’écriture, cette femme s’est imposée à moi. Elle voulait que je parle d’elle, de ce qu’elle avait vécu. Je l’ai suivie sans connaître sa vie. C’est peut-être cette part de féminité que nous avons chacun en nous qui m’y a poussé…

Vous mettez en situation une femme veillant son mari à l’agonie. Une femme face à l’absence qui renvoie à la situation d’un monde autiste…

Malheureusement oui, on a toujours une part d’autisme vis- à vis de ce qui se passe dans le monde. Dans toutes les guerres on observe cela. Les femmes et les enfants sont toujours les premières victimes. Et ceux qui sont à l’origine, ceux qui imposent leurs lois, restent les plus indifférents à la souffrance.

Le temps modifie la situation. Face à l’intenable, la femme se libère, s’éloigne de son rôle et de la religion où elle s’était réfugiée…

Au début cette femme ne se rend pas compte de ce qui est arrivé. Elle est là. Cela fait quelques semaines qu’elle prie. Elle veille sur son mari. Elle lit le Coran. Mais comme la situation reste figée, au bout d’un moment, elle va commencer à se poser des questions. Et finit par se pencher sur elle-même. Petit à petit, elle s’aperçoit qu’elle ne peut pas sauver son mari mais qu’elle peut se libérer. C’est la première fois qu’elle arrive à parler d’elle. Il n’y a personne pour la blâmer. Elle profite de la situation. Cet homme devient sa pierre de conscience.

A ce moment, on quitte la sphère sacrificielle et religieuse pour entrer dans la sphère spirituelle et poétique ?

En effet, « Du corps par le corps avec le corps depuis le corps et jusqu’au corps. » Cette phrase d’Artaud se retrouve dans le livre à travers trois étapes. Au début le corps sacrificiel est condamné au silence. Rien ne bouge. Ensuite la femme commence à parler de son corps, on voit que ce corps est un objet de honte comme le considèrent les trois religions monothéistes. Ensuite la femme se livre à la prostitution, le corps devient un objet de commerce et d’échanges. Et vers la fin, il prend une autre dimension parce que la femme n’est plus objet. Le corps devient sujet de révélation. Dans la pensée mystique persane, le corps ne se distingue pas de l’âme. Nous avons un mot intraduisible pour désigner cette symbiose. C’est le mot djâm : un corps sujet et âme sans séparation. C’est la vie. La prise de conscience de son corps est une délivrance. A la fin, même si l’homme tord le cou de sa femme. Elle rouvre les yeux. C’est une forme de renaissance.

L’attribution du Goncourt vous a-t-elle surpris ?

Quand je travaille, je ne pense pas du tout aux prix. J’écris très instinctivement. Je souhaitais faire paraître le livre en mars pour correspondre à notre nouvel an. Mais mon éditeur a décidé de le sortir pour la rentrée littéraire.

Juste après l’attribution du prix, vous avez lancé un appel pour éviter une expulsion collective ?

C’était une coïncidence. Je ne crois pas que l’on m’ait donné le prix pour que je fasse cette déclaration (rire). Mais pour moi c’est un signe comme disait André Breton : c’est un hasard objectif. Pour moi ce prix est la reconnaissance d’une aventure littéraire dans une langue, même si je revendique l’écriture comme un acte politique. Parce que quoi que l’on fasse, la politique est là. Elle vous rattrape. Elle vous récupère d’une manière ou d’une autre.

recueilli par Jean-marie Dinh


Voir aussi : Rubrique France politique  expulsionsMinistre de reserve


La singularité d’un livre miroir

pierre-de-patience1L’histoire, précise l’auteur, se situe quelque part en Afghanistan ou ailleurs. Il y est question de la vie d’une femme se retrouvant seule avec ses deux filles, au chevet de son mari. Un héros de guerre, prétentieux, arrogant, violent mais aujourd’hui à l’agonie. Un roi régnant encore, par son seul souffle sur un jardin mort. Comme beaucoup de maris qui rentrent à la maison après leur travail. Dehors les bombes explosent. On tire à la Kalachnikov. La femme prie jusqu’au bout de ses limites. Avec le temps, arrive le moment où elle doit faire face à la réalité. Sortir du jardin mort, dépasser ses craintes pour se découvrir, elle-même. En confiant ses secrets, elle se découvre et se libère. Ce qui paraît naturel se retourne alors dans le mouvement de la vie.

L’écriture claire et épurée de Rahimi porte loin.  L’écrivain afghan signe une œuvre majeure.

En attribuant le Goncourt 2008 à l’auteur franco-afghan, Atiq Rahimi, le jury a fait le bon choix. Ce prix tombe comme une corde de rappel face au glissement de la littérature vers la sphère économique sous-tendu par les prix littéraires. Pour une fois, on peut se réjouir des commentaires qui ont suivi l’annonce du lauréat. Ils n’ont pas tourné autour des écuries éditoriales mais évoqué la singularité d’un livre miroir qui vaut vraiment un petit détour chez son libraire favori.

Atiq Rahimi, Syngué Sabour, 15 euros, chez Pol

Voir : Goncourt 2009