Quand le livre pousse les portes de la prison

prison-copie-1

Le poids des us et coutumes, la présence des gardiens à chaque grille, sont très prégnants

Visite à la Maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maguelone. L’éditeur Jean-Christophe Lopez rencontre les détenus.

Le livre, un outil pour mieux vivre ensemble. Le centre socioculturel de la Maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maguelone adhère à cette idée en organisant plusieurs rencontres par an autour d’auteurs qui viennent présenter leurs œuvres aux détenus. Cette semaine, deux invités ont été accueillis. Après l’auteur roumain, Dan Lung venu évoquer son livre « Je suis une vieille coco », c’était au tour de l’éditeur Jean-Christophe Lopez (éditions Six pieds sous terre) d’initier un débat autour de la BD Roberto d’Edmond Baudouin, auteur de référence de la BD alternative. Cette rencontre soutenue par la Drac et mise en lumière par la structure « Languedoc-Roussillon livre et lecture » dans le cadre de Lire en fête, fait suite à une série de visites ayant conduit l’éditeur régional dans tous les centres de détention et maisons d’arrêt de la région. « C’est une première pour moi, confie Jean-Christophe Lopez, on m’avait dit : tu risques de ne pas t’y faire. Mais je trouve cela très enrichissant. A chaque fois c’est différent en fonction du lieu. Je pense que la BD est un support adapté à ce type d’intervention. Face au problème de la langue et à celui de l’illettrisme notamment chez les mineurs, la BD assure au moins le voyage à travers l’image ».

Dans l’intimité des murs

Tout visiteur, a fortiori un journaliste à la veille d’un mouvement social, doit se plier aux règles strictes de sécurité pour pénétrer dans l’enceinte d’une Maison d’arrêt. Chaque passage de porte nécessite l’attente d’un déverrouillage opéré par un poste de contrôle invisible. Ce qui procure une impression de nudité. On a beau se dire que le personnel fait son travail, les sons métalliques, le poids des us et coutumes, la présence des gardiens à chaque grille, sont très prégnants même si les contours normatifs sont extrêmement difficiles à cerner. Dans un contexte de surpopulation, on ressent le malaise des surveillants, souvent réduits à un rôle de gestion des incidents dans un climat de travail tendu.

Après avoir rappelé les consignes du règlement intérieur, Loïc Parayre, le directeur adjoint de l’établissement en charge de la formation professionnelle et des politiques partenariales, entreprend de nous faire visiter le centre socioculturel. « Le bâtiment a dû être fermé pendant une partie des vacances scolaires, faute de personnel d’encadrement. Mais il est désormais ouvert toute l’année », précise le dynamique directeur qui projette d’organiser prochainement une formation d’arbitrage au football. « Nous aurons sans doute plus de candidats que pour les auteurs. Ils étaient 29 inscrits aujourd’hui, j’espère qu’il n’y aura pas trop de désistements… »

Le temps d’une rencontre

Le centre socioculturel comprend plusieurs salles de cours, une bibliothèque et une grande salle d’accueil dont les fresques murales restituent l’environnement d’un village. C’est ici que se tient la rencontre. Ils sont finalement une vingtaine à avoir répondu au rendez-vous. L’intervenant s’efforce de saisir son public très hétérogène. Il a face à lui des hommes de tous les âges, issus de nombreuses origines avec des niveaux de formation variés.

L’essentiel est de garder à la conscience que ce moment est important pour chacun. Tout en amenant du contenu, Jean-Christophe Lopez privilégie l’interaction. La nature des échanges laisse apparaître une culture de la négociation permanente qui ne porte que très partiellement sur le plan des idées. On joue plus gros devant un public qui oscille entre l’apathie, la fidélité, la protestation et la fuite. Il faut saisir l’instant pour être, en tentant d’éclater la gestion du temps carcéral qui impose étrangement un choix entre les activités socioculturelles et les activités professionnelles.

Une certitude partagée par tous les professionnels : ce n’est pas en étant coupé de la société que le prisonnier peut se préparer à la rejoindre. Seule la multiplication des contacts, et des d’échanges, l’y prépare. Chaque rencontre constitue en ce sens une occasion ou une simulation pour l’impérissable dignité de l’esprit.

Jean-marie Dinh


Paroles, écrits de détenus et bruits d’écrous

« Au lieu d’amputer plus encore les banlieues, ne faut-il pas réduire les inégalités entre ces zones et le reste de la société ? Redistribuer les revenus par le bas, augmenter les investissements dans l’éducation et la formation et considérer plus sérieusement le problème des transports, du logement de la santé (…) en ces temps où le gouvernement est prêt à aider les banques avec l’argent public ? » L’extrait de cet édito daté du 10 octobre, est signé Nicolas. Le texte a paru dans La Feuille d’Hector, l’hebdo de la M.A de Villeneuve-lès-Maguelone, réalisé par les détenus.

Un huit pages très pro. Dans lequel on trouve des infos pratiques, des chroniques libres et différentes rubriques, une page mots croisés, et l’incontournable programme TV en 4ème de couv. « Nous avons mis nos neurones en marche, » commente un des rédacteurs. « Ce n’est pas toujours le cas ici, souligne un autre : la télé a une vertu anesthésiante sans égal. C’est la prison dans la prison, mais ça passe le temps.» Le livre qui fait l’objet de conventions avec la Bibliothèque municipale et récemment avec la BDP occupe-t-il un statut privilégié pour les détenus ? La conversation est interrompue par un homme italien qui demande dans sa langue maternelle s’il existe des possibilités d’hébergement pour sa femme qui vient prochainement lui rendre visite. « A l’extérieur on pense que nous avons tout le temps pour lire, reprend Eric, passionné par les romans d’anticipation, C’est vrai, si on est libre dans sa tête. Mais en vérité on mouline à mort. Ici quelque chose qui paraîtrait insignifiant prend des dimensions énormes. Ca vaut dans les deux sens ; Quelqu’un qui vous donne un bonbon, ça peut vous égayer pour la journée. »

Voir aussi : Rubrique société le mal être carcéral , Prison: rappeller la France à l’ordre,

 

Edition : Rencontre avec Alain Gorius au marché de la poésie

Alain Gorius est le père des éditions Al Manar

« Cent titres »Au marché de la poésie, on trouve des amoureux qui partagent volontiers leurs pathologies. On cause de poésie et de son amie conscience. Évidemment, la conscience est devenue une maladie. On peut se demander pourquoi celle-ci nourrit les psychanalystes et pas les poètes…

Comment expliquez-vous que la poésie soit le parent pauvre de l’édition ?

Il y a toute une série de raisons à cette situation. Mais je constate que quand une librairie valorise la poésie, elle se vend très bien. La poésie est un langage qui s’adresse à nous de façon particulière. C’est un mode d’expression qui est plus exigeant par rapport à son lecteur. Il faut faciliter la mise en contact. À Lodève, personne ne lisait de poésie avant le festival et aujourd’hui tout le monde en lit.

La poésie ne souffre-t-elle pas d’une représentation élitiste assez peu fondée ?

Certains poètes ont une écriture limpide et transparente qui touche directement le lecteur. C’est notamment le cas chez un certain nombre de poètes méditerranéens, mais il y a les habitudes de lecture. Sur la plage par exemple, on ne consomme pas de la poésie comme on le fait avec les pages d’un roman. On peut même dire que la poésie est le contraire de la consommation.

D’où vient votre passion pour les poètes de la Méditerranée ?

J’ai longtemps vécu au Maroc où je fréquentais beaucoup de poètes et d’artistes. J’édite d’ailleurs des livres où se croisent l’art et la poésie. Cela vient de là. Après j’ai élargi mon intérêt à la poésie du Maghreb et de la Méditerranée. Le catalogue compte aujourd’hui une centaine de titres.

Que peut-on faire pour donner le goût de la poésie à un plus large public ?

Je crois qu’il faut qu’elle concerne les plus hautes sphères de l’Etat. Dans un pays où le Président s’affiche à Disney Land, la poésie n’est pas sortie du tunnel. Il faut aussi plus de poètes dans les écoles où le rapport à la poésie est un peu poussiéreux. La rencontre avec un poète donne un élan que rien ne remplace.

Soljenitsyne, un classique et un survivant

Grande figure de l’édition française, le patron des éditions Fayard Claude Durand signe dès 1967 avec Gabriel Garcia Marquez, pour Cent ans de solitude. Outre Soljenitsyne, il est également l’agent de Lech Walesa et de Ismail Kadaré et s’illustre dans l’hexagone par quelques coups d’éclat comme le transfert de Houellebecq ou la publication de  » La face cachée du Monde. « 

Que retenez-vous de marquant dans la relation de 35 ans qui vous lie à Soljenitsyne ?

 » La qualité, la durée et la fraternité de la relation. On a souvent présenté Alexandre Soljenitsyne comme quelqu’un de rugueux, d’autoritaire, il l’est, avec les puissants peut-être, mais dans le travail quotidien entre auteur et éditeur, il a toujours été d’une très grande courtoisie, d’une grande fidélité. Chaque fois que nous avons rencontré des problèmes, notre concertation a toujours était féconde. Elle se base sur la confiance. Il n’y a jamais eu l’ombre d’une mésentente entre nous.

La première partie de son œuvre se voit couronnée par le prix Nobel en 1970…

Une journée d’Ivan Denissovitch et Le pavillon des cancéreux sont les seuls livres qui ont pu être publiés sous Khrouchtchev. Le premier cercle, comme son épopée historique de la Russie La roue rouge qui réunit plusieurs gros volumes représentant l’équivalent de trois ou quatre fois Guerre et paix de Tolstoï, paraissent en Occident.

Et vous signez avec lui en 73, peu après son exil, L’archipel du Goulag, qui fait date…

Ce fut un coup de tonnerre considérable pas seulement au niveau de l’information et de la qualité littéraire, mais aussi du point de vue des répercussions politiques. Je pense que l’on peut dire qu’il y a trois hommes dont l’action, sous diverses formes, a abouti à la chute du mur de Berlin. Soljenitsyne, Lech Walesa et Jean-Paul II.

Vous en avez signé deux. Il reste donc quelque chose à faire du côté du Vatican…

Oui exactement (rire).

N’y a-t-il pas un paradoxe dans ce cheminement qui voit Soljenitsyne critiquer le système soviétique et l’Etat à ses débuts et recevoir l’année dernière le prix d’Etat des mains de Vladimir Poutine ?

Il ne critique pas l’Etat en tant que tel, mais l’Etat communiste et la dictature. Et il ne considère pas que la Russie actuelle est sous un régime dictatorial, ou alors on ne sait plus ce que les mots veulent dire. Il y a certainement des manifestations d’autorité. Mais si l’on regarde bien la constitution russe, on constate qu’elle n’est pas très différente de la constitution française de la Ve République. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problème de liberté d’expression. Comme dans tous les pays sortis d’une grande dictature, la marche à la démocratie ne se fait pas du jour au lendemain. La France a eu besoin de plusieurs siècles pour que la IIIe République installe définitivement la démocratie. On peut accorder un certain temps à la Russie pour parfaire son système.

Le point commun entre les deux hommes serait-il l’amour partagé de la nation, voire du nationalisme ?

Je pense que Poutine serait ravi de se trouver des points communs avec Soljenitsyne. Est-ce que la réciproque est vraie ? Je n’irais pas jusque là. Plus la Russie s’est trouvée vulnérable, après la chute du mur de Berlin et l’éclatement de l’Union soviétique, plus effectivement il y a eu un réflexe de patriotisme en Russie, comme chez les intellectuels, y compris Soljenitsyne. On peut augurer que la Russie redevenant une puissance économique, grâce à ses ressources pétrolières et gazières, le facteur autoprotection jouera beaucoup moins à l’avenir.

Mais c’est vrai que Soljenitsyne est très attentif à ce que la Russie sortie du communisme, ne soit pas en butte à toutes les critiques que l’on voit fleurir comme s’il ne s’était rien passé sous Eltsine ou Gorbatchev.

Soljenitsyne s’est très tôt prononcé contre l’implication en Tchétchénie…

On a souvent dit que Soljenitsyne pensait en termes de Grande Russie ce qui, naturellement, est totalement faux, puisque dès 1973, il adresse une lettre ouverte aux dirigeants de l’Union Soviétique à Léonid Brejnev dans laquelle il demandait que l’URSS renonce à son impérialisme sur les autres nations.

Aujourd’hui, de jeunes auteurs Russes abordent également ce conflit…

Oui, la grande différence avec Soljennitsyne est qu’il appartient au XXe siècle. Et figure comme l’écrivain témoin d’un des deux grands drames de ce siècle, le Goulag. Au XXIe, il apparaît à la fois comme un survivant et un classique que l’on enseigne dans les écoles et les universités, un classique vivant.

Quel regard portez-vous sur la nouvelle génération invitée à la Comédie du livre ?

C’est une génération extrêmement variée comme souvent après une sortie de clandestinité. Il y a parfois un empressement à aller au plus facile de la liberté. Par exemple, toute une catégorie d’écrivains s’empresse de copier ce qui marche en Occident. On a d’un côté cette vogue occidentaliste et de l’autre, une école qui incarne plutôt un retour aux traditions de la littérature russe.

A l’inverse des médias, cette nouvelle sphère de pensée, ne semble guère être contrôlée par le pouvoir ?

Ce n’est pas tellement rassurant, parce que cela veut dire que l’on considère peut-être ces œuvres non dangereuses. Ce qui n’est pas un bon point pour la littérature de combat.

Certains auteurs ne se privent pas de cette liberté de critique…

C’est probablement le tempérament russe, les intellectuels et les écrivains ont vite fait de prendre leur part de liberté. Puisque ce sont des gens d’écriture et de parole, ils ont plus d’ardeur à s’en servir que les gens qui n’ont pas l’habitude de manier les mots. Tout cela est normal, on retrouve le même phénomène en occident… Peut-être pas assez d’ailleurs… « 

Claude Durand l’agent exclusif de Soljenitsyne.

DR

Le mouvement 68 en surchauffe

mai68

Ce que révèle, pour bonne part, le débat d’idées qui ressurgit en fanfare autour de 68, tient à deux choses. La première découle du grand marasme idéologique dans lequel ont sombré sans discernement tous les partis politiques – ceux qui s’y intéressent encore seraient bien en mal de trouver une exception. La seconde prend les traits d’une barrière symbolique générationnelle quasi infranchissable dont la traduction économique fait aujourd’hui de la liberté de jouir, de consommer, de se divertir, de voyager, etc., un lot assez largement réservé aux seniors.

Sur les traces de 68

Quand on cherche les soixante-huitards, on trouve d’abord ceux qui ont réussi mieux que les autres, dans les médias, la politique ou le business, suivis des pragmatiques, une armée, souvent médiocre, qui campe jalousement  sur les postes clés en bloquant l’ascenseur social. Puis, la troupe d’anciens combattants désabusés qui grognent devant le JT. Viennent enfin, les générations qui suivent. Nuées d’oiseaux sans ailes dont tout l’héroïsme consiste à ne pas se faire radier des stats du chômage. C’est la génération qui ne peut comprendre parce qu’elle n’y était pas.

Le livre des Glucksmann (1) père et fils, qui ont choisi de soutenir la campagne présidentielle de Sarkozy, a le goût cynique de cette désillusion. « Sans Mai 68, Sarkozy n’existerait pas. Les soixante-huitards ont du mal à l’admettre, je les comprends, mais ils sont les parrains de sa victoire. Pour épicer son ouverture provocatrice, Nicolas Sarkozy, aurait pu, en toute honnêteté, les remercier. » L’intérêt du livre est qu’il s’intéresse à la gauche de près. Les flèches du cupidon déraciné (le père) touchent au cœur du surmoi gauchiste. Ce livre s’ouvre aussi en creux sur le problème générationnel qui s’illustre dans le rapport d’affectueuse domination père-fils. Sur le même sujet, on se reportera à l’essai de Virginie Linhart, « Le jour où mon père s’est tu » (2). Dans lequel,  la fille du mao Robert Linhart, fondateur de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, confie que 68 est un mythe qui lui a valu « l’absence de toute vie familiale ». Le plus pathétique pour la génération d’après 68 est de toujours se considérer comme produit de ce déterminisme historique, sans pouvoir créer avec le présent.

Outils non exploités

Une déshérence  qui ne doit rien au manque d’outils, si l’on considère la solidité théorique de la génération de philosophes qui bouillonnait à l’époque. Sartre, Lacan, Althusser, Foucault, Deleuze, Derrida… Alain Badiou leur consacre son « Petit panthéon portatif » (3). Beaucoup plus instructif que la marée de témoignages privés qui noie le poisson dans une mare de nostalgie aussi insipide qu’égocentrée. La mise à la fosse commune de toutes ces œuvres au profit des philosophes médiatiques, laisse leurs héritiers prisonniers d’une terrible subjectivité collective.

Panorama général

On trouvera plein de bons conseils pour le président dans le « Dictionnaire de Mai 68 » (4) réunissant une cinquantaine d’auteurs. Sous la direction de Jacques  Capdevielle et Henri Rey, l’ouvrage dresse un panorama sur ce qu’il faudrait « liquider une bonne fois pour toutes » . Le dictionnaire ambitionne – il y réussit partiellement – de faire le point sur cet événement dans l’histoire contemporaine dont il aborde les facettes politique, culturelle, sociale et surtout internationale.

Vision internationale

On nous rappelle ce qui se passait ailleurs. A Prague par exemple, ou à Medellin où le IIème espiscopat latino américain, aborde la question de la violence en lien avec les thèmes de justice et de paix, et développe avec la théologie de la libération une lecture évangélique dans une perspective sociologique et politique. Dix ans plus tard le nouveau pape Jean Paul II mettra un coup d’arrêt retentissant. Grande leçon de rupture. Ce dictionnaire se révèle aussi un outil pratique. Si le lancement du dernier album de Carla fait un bide, le président pourra toujours suivre l’exemple bien inspiré du préfet du Gard qui, en juillet 1968, interdit la représentation, à Villeneuve-lez-Avignon, de la pièce d’un jeune auteur : La Paillasse aux seins nus.

Jean-Marie Dinh

(1) Mai 68 expliqué à Nicolas Sarkozy, éd. Denoël, 18 euros. (2) Le jour où mon père s’est tu, ed. du Seuil, 16 euros. (3) Petit panthéon portatif, ed. La Fabrique, 10 euros.(4) Dictionnaire de Mai 68, ed. Larousse 22 euros.

Voir aussi : Rubrique Essai Alain Badiou Organiser une critique de la démocratie,

Botticelli et l’oeuvre impossible de Dante

L’éditrice Diane de Selliers est venue présenter cette semaine au Musée Fabre La divine Comédie de Dante illustrée par Botticelli, qui vient de paraître dans la petite collection (19,2 x 25,8cm). L’ouvrage s’inscrit dans la démarche novatrice et passionnée de la maison qui publie les grands textes du patrimoine mondial en les confrontant aux œuvres picturales d’artistes qui s’en sont nourris. Les projets initiaux sortent en coffret de luxe avant de trouver une seconde vie dans la petite collection si les chiffres de ventes le permettent.

La première édition du chef d’œuvre de Dante est parue en 1992. « A l’époque presque personne ne savait que Botticelli avait travaillé sur la Divine Comédie », se souvient Diane de Selliers. La parution du livre  avec les dessins du peintre, a révélé ce pan inconnu de son œuvre et donné lieu à trois grandes expositions à Berlin, Rome et Londres tout en assurant le succès du livre et aujourd’hui son accès à un public plus large.

92 dessins de Botticelli commandés par Lorenzo di Medici, pour une édition manuscrite du XVème siècle, sont présentés en regard d’un chant. Les œuvres sont issues de parchemins conservés pour une part à la Bibliothèque apostolique vaticane et pour l’autre, par le Cabinet des dessins et estampes de Berlin.

Le peintre n’a pas pu achever son œuvre. Quelques chants n’ont jamais été peints et quelques autres ont disparus depuis le XVIIème siècle. Chaque dessin est commenté par le spécialiste britannique de la renaissance Peter Dreyer.

Voyage imaginaire

« Au XVIème siècle, le célèbre critique d’art Giorgio Vasari,  disait que Botticelli s’attaquait à une œuvre impossible, rapporte Diane de Sellier. Aujourd’hui on ne sait toujours pas s’il n’a pu achever son œuvre par manque de temps, par choix artistique, ou pour un autre mobile. »

Dans cette édition, La divine comédie est présentée dans la traduction de référence de Jacqueline Risset. Ecrite au début du XIVème  siècle, dans le climat des violents conflits de pouvoir florentin, cette œuvre majeure du patrimoine historique s’imprègne de son environnement. Dante qui prit une part active à la vie politique de Florence avant d’être condamné à l’exil, met ses espoirs dans une restauration morale.

Influencée par son expérience politique, La Divine Comédie n’est pas une œuvre religieuse mais une somme de conceptions, politique, philosophique et spirituelle. Dans son voyage imaginaire,  Dante guidé par Virgile, puis par son aimée Béatrice, chemine de l’enfer au paradis en passant par le purgatoire. Il croise aussi bien des personnages mythologiques qu’historiques mais aussi certains de ses contemporains. Ce parcours à travers les contradictions de l’histoire humaine souligne l’idéal de l’auteur qui tente d’atteindre l’épaisseur signifiante de l’écriture biblique.

Botticeli dans le vertige

Près de deux siècles plus tard, Botticelli s’attaque à La divine Comédie, alors qu’il travaille sur le chantier de la Chapelle Sixtine. La mise en page particulièrement soignée du livre met en lumière la fascination du peintre pour l’œuvre de l’écrivain. Attraction qui se révèle dans le jeu vertigineux entre la représentation et le symbole. « Dans l’enfer, il colle au texte en représentant Dante et Virgile qui se baladent à travers les différentes strates, commente Diane de Selliers, alors que dans le purgatoire, il se situe davantage dans l’allégorie. En laissant plus de blanc dans la page. Le Paradis dénote encore une approche différente de travail. L’artiste  présente les scènes dans des cercles de lumière. »

C’est cette  résonance importante, et sans équivalence, que traduit clairement la confrontation des deux artistes. Si pour Dante ce qui guide la main humaine est divine, l’écrivain induit bien une distinction entre différentes sphères de réalités qu’il traduit dans une tension poétique à la fois narrative et métaphorique. Le travail de Botticelli s’imprègne de cette complexité. Il demeure impossible de savoir s’il s’est engagé dans une aventure mystique ou de représentation.

Puissance évocatrice

« L’équilibre entre l’image et le texte est un critère incontournable de notre démarche.  Il ne se s’agit pas d’une simple répartition dans  l’espace mais de puissance évocatrice. Si celle-ci est insuffisante, j’abandonne le projet », indique l’éditrice.

A d’autres endroits, cette  exigence a conduit Diane de Selliers à quelques déconvenues. Comme quand elle s’est vue refuser l’accès de ses livres dans les  rayons d’histoire de l’art de la BNF au motif ahurissant de la présence du texte. Bien d’autres périls menacent pourtant le statut de nos bibliothécaires nationaux.

La Divine Comédie, éditions Diane de Selliers, Petite collection, 60 euros.