L’effraction rabelaisienne

« L’imaginaire de Rabelais a quelque chose à voir avec la nuit des temps. » Les paroles du directeur du Frac, Emmanuel Latreille, sont de celles qui fédèrent. Elles président aussi, à l’événement artistique de cet été qui rassemble une trentaine de lieux dans la région, de l’Abbaye de Lagrasse dans l’Aude, au Pont du Gard. Environ 150 artistes contemporains sont de ce banquet. On y découvre, un peu partout sur le territoire, des œuvres graphiques étonnantes, faites d’installations, de sculptures d’objets, de photographies, et quelques réalisations picturales. L’objectif affiché est de permettre au plus grand nombre de rencontrer l’art contemporain.

Embourbement des expressions

Il n’est pas question de contester l’exigence artistique de la démarche, au demeurant plus littéraire que plastique. Mais on peut s’interroger sur le concept événementiel de la chose. Car cette chose, n’est pas aussi neutre que les organisateurs d’expositions voudraient le croire, l’histoire de l’art est aussi celle de ses lieux d’inscription et de présentation. Courbet trouve au Musée Fabre, un écrin et une lisibilité qui peut lui convenir. Mais on voit mal comment le public peut se raccrocher à l’art contemporain « en favorisant une approche des choses du présent avec l’imaginaire du passé ». Le thème fait sans doute écho à l’air conservateur du temps, mais retombe principalement comme un lieu commun d’embourbement pour la multiplicité des expressions.

Nous reviendrons sur les œuvres présentées qui titillent l’imaginaire d’aujourd’hui. Sont-elles vraiment lisibles ? Touché par une œuvre en particulier, on peut parier que le visiteur ne retiendra pas plus le nom de l’artiste que le travail de la structure ayant contribué à son expression. Il se souviendra en revanche certainement de La Dégelée Rabelais et de la richesse du patrimoine régional.

Natacha Lesueur

Natacha Lesueur

Glissement du sens

A force d’être manipulées, lestées par les déclarations d’intention, les œuvres exposées, disent de moins en moins ce qu’elles sont censées évoquer et de plus en plus, ce qu’on veut leur faire dire. On assiste à une manipulation d’éléments plus ou moins symboliques renvoyant au thème principal. Le dialogue des œuvres entre elles, leur mise en regard, ne provoquent pas de fusion. S’est-on seulement posé la question de savoir s’il était la peine d’encombrer l’espace d’une sculpture de plus ? Le concept, creuse plus qu’il ne réduit l’écart toujours maintenu entre le public et les artistes vivants. Au Carré St Anne, par exemple, on s’interroge sur l’utilité des sculptures monumentales et gonflables. Elles seraient plus attractives sur les plages qu’aux côtés du travail pénétrant d’un Renaud Auguste Dormeuil ou de celui, plus mystique, de Javier Perez.

La part politique de l’art

Ils sont pourtant 150 artistes à s’être lancés dans cette expérience problématique, semblable à une question lancée par l’institution sur ce que contemporain veut dire, et maintenue en son sein comme une part non résolue. La part politique de l’art ou l’art de la politique…

Cependant, on ne peut pas se refuser de voir, les conditions qui rendent l’œuvre possible. Le budget débloqué permet bien aux artistes de réaliser, en terme de production. On ne peut négliger le côtoiement naturel des recherches artistiques avec la commande qui a toujours existé. On doit enfin entendre les acteurs locaux qui voient dans cette manifestation un engagement en faveur de l’art contemporain. « Je ne suis pas identifié dans le cadre de cette manifestation, mais il n’y a rien d’autre. Cette initiative existe et me permet de poursuivre plus sereinement mon travail durant l’année, » confie l’un deux.

L’espace régional est devenu le théâtre dans lequel les œuvres contemporaines sont censées trouver leur place. Cette évocation des avantages pratiques, pourrait faire croire à une liberté, à une forme de reconnaissance.

Ce serait oublier que l’art lorsqu’il est une aventure significative, ne peut se satisfaire de monolithisme formel aussi convaincant soit-il. Puisque justement l’art est une ouverture, sans figure préétablie. Dépouillé de tout, l’art devrait nous conduire à l’acte le plus juste de l’artiste pour formuler le mouvement, loin des acquis des représentations et des intérêts.

Tout créateur croyant en l’efficacité de son art, se confronte à la question de l’acte premier, de l’intervention révélant la nature de ce qui est, de ce qui nous entoure et nous lie à la magie du monde. La nécessité du sens porte la forme. On pourrait dire qu’avec La Dégelée règne une glaciale confusion. Le dessein de l’opération Rabelais est de se saisir d’un fonds commun de sens pour le perturber et l’obliger à signifier un imaginaire et une langue de travail. Mais si l’on conçoit, comme Duchamp, que toute création doit avoir une efficacité, dérangeante et modificatrice, dans l’espace où elle est placée et sur le sujet qui la contemple, cette approche thématique décalée peine à laisser surgir les figures et les signes d’un art efficient.

Jean-Marie Dinh

Voir aussi : Rubrique Arts Rubrique Politique culturelle Régionales 2010 l’enjeu de la culture,

La Candeur de Cheng

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« Une œuvre d'art demande toujours à être révélée. » dr

Le petit homme subtil qui se fraye un passage dans un auditorium bondé à craquer a gardé toute sa candeur. Ce qui est assez rare pour un académicien. Il vient pour parler de son dernier livre « Pèlerinage au Louvre ». Au premier abord on se dit que cet ouvrage occupe une place un peu particulière dans l’œuvre de cet l’écrivain né en Chine en 1929, arrivé en France en 1948 et naturalisé en 1971. Peut-être est-ce lié aux origines de l’auteur, à son statut d’amoureux des lettres… à son regard singulier sur l’art.

Il explique sans ambages comment lui est venu le goût pour l’art occidental. Un choc au contact des œuvres de la Renaissance, lors d’un voyage en Italie dans les années 60. Cela l’a conduit dit-il, à devenir un pèlerin de l’Occident, à courir les musées d’Europe et d’Amérique dans une quête spirituelle. Car la peinture est à ses yeux un volet des plus incarnés des arts spirituels. C’est pour cela qu’il a accepté de constituer son propre parcours au sein de qu’il nomme le sanctuaire du Louvre. « On dit que la peinture est un art visuel. En réalité non, c’est un art du temps. Un tableau contient le temps vécu du peintre qui y a mis son âme. » Le livre nous invite à redécouvrir les différentes écoles européennes de la peinture sous son éclairage sensible. Ce spécialiste de l’esthétique chinoise révèle notamment des ponts insoupçonnés entre l’orient et l’occident dans son approche des peintres de la Renaissance. Il rappelle aussi que loin des stéréotypes, la beauté demeure une conquête de l’esprit. « Il faut toujours regarder un tableau comme si on était au matin du monde. »

Pèlerinage au Louvre, édition Flammarion 25 euros

« Une œuvre d’art demande toujours à être révélée. »

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Botticelli et l’oeuvre impossible de Dante

L’éditrice Diane de Selliers est venue présenter cette semaine au Musée Fabre La divine Comédie de Dante illustrée par Botticelli, qui vient de paraître dans la petite collection (19,2 x 25,8cm). L’ouvrage s’inscrit dans la démarche novatrice et passionnée de la maison qui publie les grands textes du patrimoine mondial en les confrontant aux œuvres picturales d’artistes qui s’en sont nourris. Les projets initiaux sortent en coffret de luxe avant de trouver une seconde vie dans la petite collection si les chiffres de ventes le permettent.

La première édition du chef d’œuvre de Dante est parue en 1992. « A l’époque presque personne ne savait que Botticelli avait travaillé sur la Divine Comédie », se souvient Diane de Selliers. La parution du livre  avec les dessins du peintre, a révélé ce pan inconnu de son œuvre et donné lieu à trois grandes expositions à Berlin, Rome et Londres tout en assurant le succès du livre et aujourd’hui son accès à un public plus large.

92 dessins de Botticelli commandés par Lorenzo di Medici, pour une édition manuscrite du XVème siècle, sont présentés en regard d’un chant. Les œuvres sont issues de parchemins conservés pour une part à la Bibliothèque apostolique vaticane et pour l’autre, par le Cabinet des dessins et estampes de Berlin.

Le peintre n’a pas pu achever son œuvre. Quelques chants n’ont jamais été peints et quelques autres ont disparus depuis le XVIIème siècle. Chaque dessin est commenté par le spécialiste britannique de la renaissance Peter Dreyer.

Voyage imaginaire

« Au XVIème siècle, le célèbre critique d’art Giorgio Vasari,  disait que Botticelli s’attaquait à une œuvre impossible, rapporte Diane de Sellier. Aujourd’hui on ne sait toujours pas s’il n’a pu achever son œuvre par manque de temps, par choix artistique, ou pour un autre mobile. »

Dans cette édition, La divine comédie est présentée dans la traduction de référence de Jacqueline Risset. Ecrite au début du XIVème  siècle, dans le climat des violents conflits de pouvoir florentin, cette œuvre majeure du patrimoine historique s’imprègne de son environnement. Dante qui prit une part active à la vie politique de Florence avant d’être condamné à l’exil, met ses espoirs dans une restauration morale.

Influencée par son expérience politique, La Divine Comédie n’est pas une œuvre religieuse mais une somme de conceptions, politique, philosophique et spirituelle. Dans son voyage imaginaire,  Dante guidé par Virgile, puis par son aimée Béatrice, chemine de l’enfer au paradis en passant par le purgatoire. Il croise aussi bien des personnages mythologiques qu’historiques mais aussi certains de ses contemporains. Ce parcours à travers les contradictions de l’histoire humaine souligne l’idéal de l’auteur qui tente d’atteindre l’épaisseur signifiante de l’écriture biblique.

Botticeli dans le vertige

Près de deux siècles plus tard, Botticelli s’attaque à La divine Comédie, alors qu’il travaille sur le chantier de la Chapelle Sixtine. La mise en page particulièrement soignée du livre met en lumière la fascination du peintre pour l’œuvre de l’écrivain. Attraction qui se révèle dans le jeu vertigineux entre la représentation et le symbole. « Dans l’enfer, il colle au texte en représentant Dante et Virgile qui se baladent à travers les différentes strates, commente Diane de Selliers, alors que dans le purgatoire, il se situe davantage dans l’allégorie. En laissant plus de blanc dans la page. Le Paradis dénote encore une approche différente de travail. L’artiste  présente les scènes dans des cercles de lumière. »

C’est cette  résonance importante, et sans équivalence, que traduit clairement la confrontation des deux artistes. Si pour Dante ce qui guide la main humaine est divine, l’écrivain induit bien une distinction entre différentes sphères de réalités qu’il traduit dans une tension poétique à la fois narrative et métaphorique. Le travail de Botticelli s’imprègne de cette complexité. Il demeure impossible de savoir s’il s’est engagé dans une aventure mystique ou de représentation.

Puissance évocatrice

« L’équilibre entre l’image et le texte est un critère incontournable de notre démarche.  Il ne se s’agit pas d’une simple répartition dans  l’espace mais de puissance évocatrice. Si celle-ci est insuffisante, j’abandonne le projet », indique l’éditrice.

A d’autres endroits, cette  exigence a conduit Diane de Selliers à quelques déconvenues. Comme quand elle s’est vue refuser l’accès de ses livres dans les  rayons d’histoire de l’art de la BNF au motif ahurissant de la présence du texte. Bien d’autres périls menacent pourtant le statut de nos bibliothécaires nationaux.

La Divine Comédie, éditions Diane de Selliers, Petite collection, 60 euros.