Apple et la presse, pas si compatibles

Un an et demi après le lancement de l’iPad, au printemps 2010, l’intuition initiale des éditeurs de presse se confirme : pour la lecture des journaux et magazines en ligne, la tablette numérique d’Apple s’impose comme un « game changer » – l’objet magique qui vient bouleverser les règles du jeu, comme l’iPod l’avait fait pour la musique il y a dix ans. Leurs craintes se vérifient également : Apple s’installe entre les journaux et leurs lecteurs.

Déjà vendu à 40 millions d’exemplaires, dont plus d’un million en France (soit près de 90 % des ventes de tablettes), l’iPad est avant tout un outil de consommation de médias : nomadisme intégral, possibilité de connexion permanente, manipulation instinctive et ludique, taille adaptée à la lecture, haute qualité visuelle, système d’exploitation permettant une infinité d’innovations…

En outre, en transposant son expérience acquise dans la vente de musique, Apple a simplifié à l’extrême l’acte d’achat : puisque son magasin en ligne iTunes possède déjà le numéro de carte de crédit des propriétaires d’iPad, quelques pressions du doigt suffisent pour acheter un journal ou un abonnement. Le point de vente s’est rapproché au maximum du client, pour arriver jusque sur sa table de nuit.

Anticipant une baisse probable du prix des tablettes, des centaines de journaux et magazines de tous les pays (dont Le Monde), ont investi dans la création de versions multimédias spécialement adaptées à l’iPad. Et des journaux conçus exclusivement pour l’iPad sont vite apparus. Fin 2010, le groupe Virgin lance Project Magazine, mensuel « design, science, mode et business », vendu 3 euros au numéro ou 16 euros pour l’année. Pour Virgin, le défi consiste à intégrer du son et de la vidéo, tout en conservant une mise en page et un look proches de ceux d’un magazine papier haut de gamme : il faut éviter que le produit ressemble trop à un site Web « classique » car, dans ce cas, les lecteurs, habitués à la gratuité de l’Internet, rechigneraient sans doute à payer.

Début 2011, le groupe Murdoch se lance à son tour sur le marché du « journal iPad », avec The Daily, quotidien généraliste doté d’une importante rubrique « people » abondamment illustrée. L’abonnement coûte 1 dollar par semaine ou 40 dollars par an. En novembre, The Daily comptait 120 000 lecteurs par semaine, dont 80 000 abonnés payants. Selon les chiffres publiés par Murdoch lors du lancement, il lui en faudrait 500 000 pour être rentable.

Dans leur sillage, de nombreux journaux (dont Le Monde) sont en train d’inventer des objets hybrides, en s’appuyant sur le contenu éditorial de leurs suppléments du week-end : sélection d’articles remis en page et enrichis, vidéos plein écran, jeux et animations 3D, publicités interactives… Dans un premier temps, ces nouveaux magazines de fin de semaine sont gratuits.

Bien entendu, tous les avantages offerts par l’iPad se paient, cher. Exploitant au maximum sa position dominante, la société Apple impose aux éditeurs de presse des conditions très rudes.

L’App Store (magasin en ligne d’Apple) se réserve le droit de refuser une application, sans explication, et sans appel. Si l’application est acceptée, Apple exige que les éditeurs utilisent exclusivement son système de paiement intégré (In-App Purchase), et prélève une commission de 30 % sur toutes les transactions financières.

En outre, elle impose à tous une grille de prix uniforme et très rigide : en Europe, un quotidien peut être vendu 79 centimes ou 1,59 euro, aucun prix intermédiaire n’étant toléré. Certains (comme Le Monde) se résignent à pratiquer le prix très bas de 79 centimes, d’autres (notamment Les Echos) se vendent sur iPad à 1,59 euro, soit plus cher que l’édition papier… Pour justifier cette politique, Apple explique régulièrement qu’un système comme l’App Store, accessible 24 heures sur 24 dans le monde entier et gérant plus de 600 000 applications, n’est viable que si ses opérations sont standardisées.

Pour les abonnements, Apple a d’abord voulu empêcher les éditeurs de répercuter sur les clients le montant de sa commission – afin que l’offre iPad reste compétitive face aux sites Internet des journaux. La société voulait aussi interdire aux lecteurs de souscrire un abonnement tous supports à partir de l’iPad et de chargersur la tablette un exemplaire acheté sur le site du journal. Elle a fini par renoncer à ces exigences, incompatibles avec le modèle économique des grands sites de téléchargement de livres et de musique, comme Amazon ou Spotify. En revanche, elle interdit toujours aux journaux de proposer un lien à partir de leur page iPad vers la page d’abonnement de leur site Internet.

En outre, Apple se considère comme propriétaire exclusif des données personnelles communiquées à l’App Store par les acheteurs de journaux et magazines. Pour les éditeurs de presse, cette attitude est intolérable car, depuis toujours, la relation directe avec les abonnés, le suivi de leur comportement, les relances régulières, sont des outils essentiels de leur politique commerciale. Depuis peu, Apple accepte de partager ces données – à condition que le client donne son accord -, mais veut limiter par contrat le droit des éditeurs de les exploiter.

Face à ces contraintes, les groupes de presse ont réagi diversement. Certains acceptent sans états d’âme toutes les conditions d’Apple, car ils s’estiment malgré tout gagnants, compte tenu de la qualité inégalée de l’iPad, de sa domination du marché et de l’efficacité de l’App Store.

D’autres refusent tout en bloc. Le plus radical est le quotidien britannique Financial Times (FT), qui a réussi à mettre en place un système pour rester sur iPad tout en court-circuitant Apple. Pour Mary-Beth Christie, directrice des produits en ligne du Financial Times, c’est d’abord une question de principe : « Quand j’achète quelque chose sur Internet avec mon ordinateur Dell, la société Dell ne prélève pas de commission. Il n’y a aucune raison pour qu’Apple le fasse. »

Lors du lancement de l’iPad, le FT avait créé son application, comme tout le monde. Mais, très vite, l’équipe de Mary-Beth Christie constate que d’autres fabricants s’apprêtent à lancer des tablettes de qualité : « Dès lors, l’idée de devoir mettre en place une version spécifique pour chaque nouvel appareil nous est apparue comme une perte de temps et d’argent. » Le Financial Times décide alors de créer une « version numérique universelle », lisible sur toutes les plates-formes car elle s’appuiera sur les navigateurs Internet classiques – y compris Safari, le navigateur d’Apple préinstallé sur l’iPad.

Pour cela, les développeurs décident de construire un site et une application en utilisant HTML 5, le nouveau langage informatique du Web, encore expérimental, mais très prometteur. Après des mois de travail, ils arrivent à leurs fins : en juin 2011, le FT met en service un système universel multitablette. Désormais, l’utilisateur d’un iPad peut se connecter au site Financialtimes.com via Safari et télécharger gratuitement un lien et une icône identique à celle de l’App Store. Dès sa deuxième visite, il ne verra plus la différence avec une application validée par Apple : d’une pression sur l’icône, il accède directement à une version du journal adaptée à la tablette, et pourra s’abonner très facilement.

En revanche, en coulisses, tout a changé : le FT ne paie pas de commission, obtient directement les données de ses clients et fixe librement ses tarifs. Jusqu’en juillet, les deux systèmes coexistent, puis Apple constate que le quotidien britannique viole la clause d’exclusivité des transactions financières. Elle supprime l’application iPad de l’App Store, mais ne peut rien faire pour bloquer la nouvelle « appli HTML5 ».

Mary-Beth Christie savoure sa victoire : « Nous avons prouvé à Apple qu’on pouvait faire autrement. Nous avons eu le courage de défricher le terrain, mais à présent, d’autres vont pouvoir nous imiter très facilement. Dans ce cas, Apple devra réfléchir à la pertinence de son modèle économique. » Elle précise qu’elle n’est en guerre contre personne : « Pour nos suppléments gratuits – week-end et voyages, financés par la publicité -, nous continuons à passer par l’App Store. »

En France, la majorité des titres de presse ont adopté une position intermédiaire. Presque tous ont des applications iPad et acceptent d’utiliser le système de paiement d’Apple pour les ventes au numéro. Mais certains (par exemple Le Figaro) refusent de confier à Apple la vente de leurs abonnements.

Un début de résistance s’organise. Depuis le mois de juin, cinq journaux et quatre magazines français se sont réunis au sein d’un groupe d’intérêt économique baptisé ePresse (auquel Le Monde n’est pas associé). Grâce à ce guichet unique, ils espèrent instaurer un rapport de force un peu plus favorable dans leurs tractations avec les géants de l’Internet. Frédéric Filloux, directeur général d’ePresse et bientôt directeur du numérique du groupe Les Echos, est conscient de l’ampleur de la tâche : « Le champ de la concurrence entre les titres ne se limite plus aux éditeurs, il inclut les grands distributeurs en ligne, Apple, Google, Amazon, Yahoo!, Microsoft… » A noter que ce maillon essentiel de la chaîne de distribution est entièrement aux mains de sociétés américaines – ce qui, à terme, pose un problème de fond pour l’indépendance de la presse européenne.

Pour Frédéric Filloux, il n’y a plus d’autre choix. Il ne se prononce pas sur la date de la disparition de la presse papier en France – pronostiquée pour 2029 par un cabinet de consultants anglo-saxons -, mais il fait le constat suivant : « Pour la couverture de l’actualité chaude, le papier n’a plus de justification, il est devenu anachronique. Quoi qu’on fasse, les articles d’actualité vont basculer complètement sur les smartphones et les tablettes. »

En octobre, Apple installe d’office sur tous les iPad et iPhone une application supplémentaire : Newsstand (kiosque), qui affiche la « une » des journaux et magazines sur une étagère virtuelle, instaure un système d’abonnement autorenouvelable, télécharge automatiquement chaque nouvelle édition et avertit l’utilisateur grâce à des messages et à des jingles. Or, la majorité des journaux et magazines français refusent de s’installer dans cette vitrine.

Denis Bouchez, directeur du Syndicat national de la presse quotidienne (SNPQ), qui regroupe une vingtaine de journaux (dont Le Monde), approuve cette décision collective : « Le Newsstand est une étape supplémentaire dans la démarche hégémonique d’Apple. Mais cette fois, les éditeurs ont dit : trop, c’est trop. » Il rappelle qu’auparavant le SNPQ avait tout tenté pour discuter avec Apple. « Nous avons envoyé des lettres, sollicité des rendez-vous, soumis des contre-propositions : aucune réponse, même pas un accusé de réception. »

Début décembre, on ne trouvait dans le Newsstand que deux quotidiens français : La Tribune et France Soir, deux journaux en difficulté. Le cas de France Soir, qui envisage de cesser de paraître en version papier (à compter du 15 décembre) et de licencier les deux tiers de son personnel, peut sembler exceptionnel, car ce basculement dans le tout-numérique s’effectuerait sous la contrainte. Précurseur malgré lui ?

A court terme, Denis Bouchez n’espère plus qu’Apple accepte de renégocier et compte plutôt sur l’émergence d’une concurrence crédible, avec l’arrivée de nouvelles tablettes équipées du système d’exploitation Android, créé par Google : « L’offre va se diversifier, et le marché va jouer son rôle. » Market, la boutique de Google distribuant les applications Android, impose peu de contraintes aux développeurs. De même, le système de paiement de Google, One Pass (ou Pass Média en France), est souple sur les tarifs et prélève une commission de seulement 10 %.

Vu d’Europe, la seule tactique viable semble être de jouer de la concurrence entre les Américains qui se battent pour la conquête des marchés européens. Ainsi, le groupe ePresse mise à présent sur Google. Au départ, il était hostile au service Google Actualités, accusé de piller les sites des journaux. Mais il a dû faire volte-face, et vient de signer un accord de distribution avec son ennemi d’hier. Grâce à One Pass, ePresse va vendre, sur tous supports, des forfaits permettant d’acheter plusieurs titres par semaine à tarif réduit.

A présent, la plupart des grands journaux européens créent des versions Android, qui, pour le moment, restent plus basiques et moins attractives que leur version iPad. En France, Les Echos et Libération ont passé un accord avec le coréen Samsung, pour que leurs applications soient préinstallées sur la tablette Galaxy, fonctionnant sous Android. Afin de ralentir le lancement de la Galaxy, Apple n’a pas hésité à intenter des procès à Samsung dans une dizaine de pays pour violation de brevets, mais cette manoeuvre a eu un succès limité.

Parallèlement, des journaux européens passent des accords avec un autre géant américain de la vente en ligne, Amazon, qui vient de lancer une nouvelle version de sa tablette Kindle. Or, ils obtiennent des conditions à peine plus favorables que celles octroyées par Apple, ce qui relativise les effets bénéfiques de la concurrence. Sur le montant de la commission, Amazon impose à ses nouveaux partenaires une clause de confidentialité. La première victime de la guerre des tablettes aura été la transparence.

Yves Eudes (Le Monde)

Voir aussi : Rubrique Médias, rubrique Internet,

Sommet UE-US: les mensonges et omissions

 

 

Ils ont osé : les leaders « de l’Occident », comme ils se définissent eux-mêmes, ont conclu ce lundi leur « sommet UE-US » par trois petites déclarations (d’abord Obama, puis Van Rompuy puis Barroso) sans permettre aux journalistes de leur poser la moindre question (1).  Ces sommets « ne sont pas toujours les plus spectaculaires car nous sommes d’accord sur tellement de choses qu’il est parfois difficile de faire l’actualité » a asséné Barack Obama. Il est vrai que ces sommets n’intéressent pratiquement personne aux Etats-Unis (pas une ligne publiée dans les grands journaux américains jusqu’à ce lundi), et n’intéressent pas grand monde en Europe non plus (pas une ligne publiée dans la version papier de Libération jusqu’à présent, il faut l’avouer, seul l’internet permet de se défouler…). Mais si personne ne parle de ces sommets, c’est plutôt parce qu’Européens et Américains réussissent à masquer leurs différends.

En réalité, Barack Obama est très inquiet de la crise de l’euro et l’a fait savoir ce lundi encore, en invitant aussi son secrétaire au Trésor, Tim Geithner à se joindre aux entretiens avec les dirigeants européens. Dans ses discours aux Etats-Unis, Obama a pris l’habitude de citer la crise de l’euro, avec le tsunami japonais, comme explication des difficultés actuelles de l’économie américaine. Pour le cas où le président américain en ferait trop sur ce thème, ses invités européens avaient d’ailleurs préparé tout un contre-argumentaire sur la dette américaine et le récent échec du « super-comité » washingtonien censé réduire les déficits… Selon un diplomate qui a participé aux entretiens à la Maison Blanche, les Européens n’ont finalement pas eu besoin lundi de sortir leur couplet sur les dérives budgétaires et la paralysie politique de ce côté de l’Altantique. Mais dans sa déclaration publique, José Manuel Barroso a tout de même rappelé que les problèmes européens actuels proviennent de la « crise financière de 2008 », c’est-à-dire de la crise américaine… Sur le fond, les dirigeants américains ont encore une fois assuré qu’ils sont prêts à aider l’Europe… mais sans débourser l’argent du contribuable bien sûr (au dernier G20 de Cannes, Obama a déjà bloqué l’idée d’un renflouement de l’Europe avec l’aide du FMI).

Le climat est un autre exemple sur lequel « l’entente cordiale » (selon l’expression de Van Rompuy lundi) UE-US cache de profondes divergences. Barack Obama a exprimé sa « préoccupation » au sujet des quotas européens d’émission de carbone qui à partir du 1er janvier 2012 doivent s’appliquer à toutes les compagnies aériennes desservant l’UE, a rapporté William Kennard, l’ambassadeur américain à Bruxelles finalement chargé de « débriefer » les journalistes, avec son homologue européen à Washington, Joao Vale de Almeida. « Notre position est que la meilleure approche serait par le biais de forums multilatéraux, a expliqué l’ambassadeur américain. L’Union européenne a choisi de ne pas procéder par ce chemin ». L’argument est culotté, vu le grand cas que les Etats-Unis ont fait des négociations multilatérales sur le climat jusqu’à présent. L’ambassadeur européen n’a pas eu de mal à rétorquer: « Nous ne sommes pas opposés à des solutions multilatérales, s’il y en avait de bonnes. Mais il n’y en a pas sur la table ».

Pour mémoire, la Chambre des représentants a voté en octobre dernier une loi qui interdirait aux compagnies aériennes américaines de respecter la législation européenne sur les quotas d’émissions de CO2… A la veille de ce sommet, les diplomates européens espéraient encore qu’Obama pourrait mettre le holà à une initiative aussi « inouïe » des élus américains. Vu le peu d’empressement de la Maison Blanche pour raisonner le Congrès, Barroso et Van Rompuy en ont été réduits à rendre visite lundi à Harry Reid, le leader de la majorité démocrate au Sénat, pour le dissuader de voter une loi similaire à celle de la Chambre. L’idée est de « bien lui savonner la tête » expliquait un diplomate européen avant la rencontre.

Tout cela mériterait bel et bien de « faire l’actualité« , comme dit Obama, qui n’y a visiblement pas intérêt et fait tout son possible pour expédier ces sommets aux oubliettes. Pour la prochaine édition, les diplomates européens s’attendent déjà à ce que cette rencontre UE-US, théoriquement annuelle, soit reportée peut-être jusqu’au printemps… 2013, du fait des élections américaines (prévues en novembre 2012). Selon la règle de l’alternance des sommets, Obama ou son successeur devront alors se rendre en Europe. Déjà on les soupçonne d’avoir d’autres priorités…

Lorraine Millot (Blog Great America)

(1) A titre de comparaison: même les sommets de l’Union européenne avec la Russie (et la Russie n’est vraiment pas un modèle de démocratie) permettent aux journalistes d’interroger les dirigeants européens et russes. Et à titre de comparaison encore: même le prochain voyage du vice-président américain, Joe Biden, en Turquie et en Grèce a fait l’objet ce lundi d’un briefing téléphonique préalable de la Maison Blanche. Pas le sommet UE-US.

Voir aussi : Rubrique UE, rubrique Etats-Unis,

Charlie Hebdo, pas islamophobe, simplement opportuniste et faux-cul

Par Pascal Boniface

L’attentat contre les locaux de Charlie Hebdo a suscité une vive émotion, un vaste mouvement de solidarité mais également des raisonnements manichéens et des dérapages en tous genres. Le temps de la réflexion pourrait utilement être venu.

1. Cet attentat – car c’en est un – doit être condamné. Ceux qui l’ont commis sont aussi criminels qu’imbéciles.

2. On ne peut admettre l’argument « Charlie l’a bien cherché ». Rien ne justifie la violence dans une démocratie.

3. Si le Coran interdit la représentation du Prophète, Charlie Hebdo a parfaitement le droit de ne pas respecter cette règle. Il doit respecter les lois de la république pas celles de l’islam.

4. La liberté d’expression n’est pas totale en France, elle est encadrée par de nombreuses lois, notamment sur le racisme et par le droit et la jurisprudence sur la diffamation. Si quelqu’un estime que ces règles sont outrepassées, il peut faire un procès à Charlie. On notera que pour « l’affaire des caricatures » en 2006, le procès entamé par des représentants du monde musulman avait été à tort considéré comme une atteinte à la liberté expression, alors que ce n’était que l’exercice d’un droit. Les plaignants ont par ailleurs été déboutés.

5. La condamnation de l’attentat, l’affirmation du principe de liberté, n’impliquent pas une obligation de trouver judicieux cette publication. On doit pouvoir avoir le droit de critiquer Charlie sans être accusé d’être complice ou complaisant avec les auteurs de l’attentat. Charlie, qui revendique le droit à la critique, doit admettre de pouvoir être critiqué, comme certains de ses défenseurs. On a le droit de ne pas trouver drôle Charlie Hebdo. Condamner l’attentat n’oblige pas à approuver la ligne de Charlie Hebdo, le terrorisme intellectuel est également condamnable.

6. Les soutiens inconditionnels de Charlie estiment que ce dernier critique toutes les religions et qu’on ne peut lui faire le reproche de viser spécifiquement les musulmans. Le directeur de la rédaction de Charlie, « Charb », a cependant déclaré le contraire sur France 5, ce 2 novembre dans une interview à Patrick Cohen affirmant que Charlie ne s’en prend pas aux juifs « parce qu’on attend que les juifs fassent des conneries à la hauteur des catholiques intégristes et des musulmans intégristes. » Pourtant dans la période récente, à de nombreuses occasions la Ligue de défense juive a procédé à des actions musclées contre des librairies, dans une mairie et même au tribunal de Paris. Il peut, par ailleurs, paraître curieux de penser qu’une religion (ou un peuple) serait, contrairement aux autres, immunisée contre la connerie ou le fanatisme de quelques-uns. La réalité c’est qu’il est très difficile de surmonter professionnellement, médiatiquement et politiquement l’accusation d’antisémitisme, contrairement à celle d’islamophobie.

7. Le principe de liberté est exercé par Charlie à géométrie variable, chacun ayant en mémoire l’affaire Siné.

8. Charlie prétend ne pas faire d’amalgame. Ses responsables, après l’attentat, ont dit à de nombreuses reprises qu’il ne fallait pas confondre les musulmans et les deux extrémistes qui avaient commis l’attentat (dont on ne connaît toujours pas l’identité). Le problème est que leur numéro « Charia hebdo » était justement basé sur le principe de l’amalgame, mettant dans le même sac l’évocation du rétablissement de la charia en Libye et la victoire d’un parti musulman en Tunisie, qui ne réclame pas le rétablissement de la charia. De même, lorsque leur avocat, Richard Malka, dit de moi que « j’aime la charia », que je « défends la charia » ou que j’ai une orientation pro-charia, ne pratique-t-il pas un amalgame malhonnête ?

9. L’émotion manifestée à l’occasion de l’attentat contre Charlie Hebdo est bien supérieure à celle ressentie lorsqu’il y a des attentats contre des mosquées ou plus récemment contre un camp de Roms qui pourtant a fait un mort.

10. L’argument selon lequel il devient dangereux ou interdit de critiquer l’islam, ne résiste pas à l’examen du débat public et de la tonalité ambiante des médias. La peur de l’islam, aussi bien sur le plan national qu’international, est largement entretenue et par ailleurs très vendeuse. 48 heures avant sa publication, il y avait eu une campagne de promotion médiatique sur la Une de Charlie sans aucune comparaison avec les couvertures précédentes. Aucun de ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont critiqué les musulmans n’a eu à subir de sanctions professionnelles, médiatiques ou politiques.

11. Charlie a parfaitement le droit de participer à l’ambiance générale de la peur de l’islam. Mais il ne peut pas refuser le débat sur cette ligne politique, vouloir incarner un courageux combat pour les libertés alors qu’il suit le vent dominant. Il nourrit ce climat général qui profite à l’extrême droite qu’il dit vouloir combattre. Vis à vis de l’extrême droite qui se nourrit de la peur de l’islam, il fournit à la fois le poison et le contre-poison.

12. Le résultat de cette affaire est que l’islam fait un peu plus peur qu’avant, que les musulmans se sentent un peu plus rejetés. Bref, l’extrême droite et le communautarisme ont progressé, le vouloir vivre ensemble a reculé. Certes Charlie Hebdo n’a pas d’obligation particulière à le défendre, mais il ne peut d’un côté le revendiquer comme valeur et de l’autre, le piétiner.

J’admets bien volontiers que les dirigeants de Charlie ne sont pas islamophobes. Mais ce ne sont pas non plus de preux chevaliers de la liberté. Ce sont tout simplement des faux-culs opportunistes, qui ont voulu faire un coup et doper leurs ventes en jouant sur la peur (vas-y coco la menace islamiste c’est vendeur), au moment où le journal était en difficulté, sans tenir compte du coût social de leur coup médiatique.

 

Voir aussi : Rubrique Médias, rubrique Cinéma, Siné libre combat à coups de crayons,

Tunisie, les éditocrates repartent en guerre

Election Tunisie. Photo Jamal Saidi Reuters

C’est la première élection libre tenue dans le monde arabe depuis plus de cinquante ans – à l’exception, particulière, de la Palestine où le scrutin s’était tenu sous occupation. La campagne a été animée, la participation massive malgré tous les Cassandre qui prétendaient le peuple déçu par l’absence de changements, comme si le peuple ne s’intéressait qu’aux questions de subsistance et pas à la liberté et à la démocratie. Bien sûr, les élections n’ont pas été parfaites. Certains ont évoqué le poids de l’argent, notamment avec cet homme d’affaires basé à Londres qui a réussi à obtenir un grand nombre de députés (sans doute en amalgamant les rescapés de l’ancien régime). Mais peu de démocraties ont réussi à régler le problème des rapports entre la politique et l’argent – que l’on songe aux Etats-Unis ou à la France. Les Tunisiens ne s’y sont pas trompés et tous les observateurs ont noté non seulement la forte participation, mais aussi l’émotion et la joie de personnes qui faisaient la queue pendant des heures pour glisser un bulletin dans l’urne.

Mais voilà : certains n’acceptent la démocratie que lorsque les électeurs votent comme ils le souhaitent. Que le peuple palestinien sous occupation vote pour le Hamas, et l’Occident organise le blocus du nouveau gouvernement et sa chute. Que les Tunisiens votent pour Ennahda, et voilà nombre de nos éditorialistes, ceux-là même qui affirmaient que le printemps arabe avait vu la disparition des islamistes, s’interroger gravement et reprendre une vieille antienne : les Arabes ne sont pas mûrs pour la démocratie ou, comme ils l’écrivaient avant, mieux vaut Ben Ali que les islamistes.

Heureusement, tous ne sont pas sur la même longueur d’ondes, mais le titre « Après le régime de Ben Ali, celui du Coran » du journal de 7 heures de France-Inter le 25 octobre résume la position de toutes les chaînes de Radio France, mobilisée sur un anti-islamisme primaire.

Dans L’Express, Christophe Barbier, celui-là même qui qualifiait la guerre israélienne contre Gaza de « guerre juste », écrit (« Après le printemps arabe, l’hiver islamiste ? », 25 octobre) :

« C’est une peur qui chemine alors que les armes se taisent et que s’élève le brouhaha des urnes. Une peur un peu honteuse, tant l’irénisme est de rigueur, et tenace aussi, le remords d’avoir si longtemps soutenu des dictateurs, avec, pour seule raison, cynique mais valable, d’être en sécurité sur nos rives. Une peur nourrie par les cris des coptes massacrés en Egypte, les premières élections en Tunisie et l’engagement du Conseil national de transition libyen à faire de la charia la “source première de la loi”. Cette peur, c’est celle de l’islamisme, celle d’un pouvoir barbu et liberticide, dont les imams psychopathes remplaceraient les militaires d’opérette et les despotes débauchés d’hier. »

« Valable » ? Valable de soutenir Ben Ali et Moubarak, le roi du Maroc et les généraux algériens ? S’agissant des coptes égyptiens, faut-il rappeler qu’ils ont été (aux côtés de musulmans qui manifestaient avec eux) massacrés par l’armée, présentée comme une garante face aux islamistes ? Quant à la dénonciation des « imams psychopathes », on reste sans voix…

« Jamais cette crainte n’a abandonné les esprits occidentaux, même si le vacarme de la fête droits-de-l’hommiste l’a reléguée depuis janvier dans l’arrière-boutique de la foire-fouille sondagière. Elle ressort aujourd’hui parce que nous sommes dans un marécage idéologique, un entre-deux politique où les potentats sont déchus, mais les démocraties, pas encore installées. Balbutiantes et vacillantes, elles sont comme un enfant effrayé par ses premiers pas dans un monde vertigineux. Arabes et Occidentaux, tous épris de paix et de liberté, nous sentons que quelque chose a gagné, qui était juste, mais qu’autre chose aujourd’hui menace, qui est terrible. Et si rebelles et révoltés avaient œuvré, à leur insu, pour préparer le règne des imams ? Et si nous avions fourni, enfants béats de Danton et de Rousseau, le moteur démocratique au véhicule islamiste ? S’imposer par une révolution ou une guerre civile n’est rien à côté d’élections gagnées : l’islamisme pourrait bien, demain, affirmer être légitime selon les critères mêmes de l’Occident. Que répondrons-nous ? »

Eh bien, nous répondrons que c’est le jeu de la démocratie. C’est ce que font les partis de la gauche tunisienne, dont certains s’apprêtent à gouverner avec les islamistes. Car, nous le savons tous, des élections libres donneront dans tout le monde arabe un poids important aux islamistes (dans ses différentes déclinaisons, et Ennahda en Tunisie n’est pas les Frères musulmans en Egypte ou au Maroc) et le choix est clair : soit le retour aux dictatures que l’Occident a soutenues sans états d’âme ; soit la confiance dans la démocratie, dans les peuples, qui, même musulmans, aspirent à la liberté et non à une dictature de type taliban.

Autre éditorialiste, Jean Daniel, toujours mal à l’aise quand il s’agit de l’islam et qui a mis si longtemps à dénoncer la dictature de Ben Ali. Son texte publié le 26 octobre, « Tunisie. Victoire programmée pour les islamistes » (Nouvelobs.com) est un mélange d’erreurs factuelles – que signalent d’ailleurs ses lecteurs sur le forum – et des préjugés qui animent une bonne partie de la gauche française.

« Le plus triste, c’est que cette victoire altère les couleurs du Printemps arabe, décourage les insurrections modernistes, et galvanise les insurgés religieux. La Tunisie était un exemple à suivre pour tous les nouveaux combattants arabes de la démocratie. Elle est devenue un modèle pour les mouvements religieux. Dieu vient de dérober au peuple sa victoire. »

Insurgés modernistes ? insurgés religieux ? Sur la place Tahrir tant célébrée, tous les vendredis, des milliers de manifestants faisaient la prière. A quel courant appartenaient-ils ? moderniste ? religieux ?

« Une bonne partie des opinions publiques, tant en Occident que dans les pays arabo-musulmans, s’étaient détournées des compétitions sportives ou de la crise financière mondiale pour s’intéresser à ce qu’il se passait dans un petit pays méditerranéen de 12 millions d’habitants. » (…)

Avaient-elles tort ?

« Les Tunisiens se sont donné le droit de vote. Encore fallait-il que les élections fussent libres. Elles l’ont été pour la première fois et chacun s’est incliné devant le civisme allègre des citoyens qui, par leur vote à près de 90%, étaient supposé charger les 217 constituants d’établir une forme d’Etat de droit en respect avec les principes essentiels qui font une démocratie. Le combat reste ouvert mais il est compromis. On va voir si les Tunisiens savent se reprendre et organiser une coalition qui empêche les 70 nouveaux constituants d’imposer leurs lois. »

Les Tunisiens doivent « se reprendre » ? Quelle condescendance à l’égard de ces ex-colonisés qui ont le front de ne pas voter comme les intellectuels parisiens le souhaitent.

Et Jean Daniel dresse un étrange parallèle avec l’Algérie : « Si une vigilance, parfois ombrageuse, s’est imposée aux familiers de l’histoire du Maghreb dès qu’il a été question d’élections libres en Tunisie, c’est parce qu’ils gardaient à l’esprit ce qui s’était passé, en Algérie, entre le 5 octobre 1988 et le 14 janvier 1992. Bilan : environ 150 000 morts. » Que signifie ce charabia ? Entre octobre 1988 et les élections de janvier 1992, il n’y a pas eu 150 000 morts. Les morts sont venus après que l’armée a arrêté le processus démocratique. Ce coup d’Etat fut, selon Jean Daniel, « populaire aux yeux de l’opinion démocratique » et « a sans doute protégé l’Algérie d’une victoire des ennemis islamistes de la démocratie ».

Populaire aux yeux de l’« opinion démocratique » ? Faut-il rappeler que de nombreux partis non confessionnels, comme le Front des forces socialistes (FFS) ou même le Front de libération nationale (FLN), ont pris position contre le coup d’Etat ? Et qui peut prétendre que ce coup a protégé la démocratie ? S’il existe un pouvoir autoritaire et corrompu aujourd’hui dans le monde arabe, c’est bien celui des généraux algériens.

« Pour nombre de laïcs ou simplement de républicains, fussent-ils les plus musulmans, l’expression “islam modéré” est un oxymore : il y a contradiction absolue entre les deux mots. Pour d’autres, la capacité de résoudre les problèmes considérables que la construction et le développement de la Tunisie vont poser est assez faible sans l’appui des forces qui se disent encore islamistes mais qui ne sont souvent que conservatrices. Elles répondent au besoin d’ordre et d’autorité qui, dans l’histoire, est toujours apparu après le chaos provoqué par des journées insurrectionnelles. »

Nombre de laïcs, de républicains contestent l’expression islam modéré ? Jean Daniel confond les musulmans qui s’expriment abondamment dans les médias occidentaux avec l’opinion dans le monde arabe. Les deux plus importantes forces de gauche en Tunisie ont accepté le principe d’une collaboration avec Ennahda, preuve qu’elles croient qu’il existe non pas un « islam modéré », mais des organisations islamistes qui acceptent les règles de la démocratie.

Plus largement, les clivages qui divisent la Tunisie ne se résument à celui entre laïcs et islamistes. D’autres questions se posent à la société, aussi bien sociales que politiques, des choix du développement comme celui de la politique internationale et régionale. Rien ne serait plus dangereux que de faire des combats dans le monde arabe des combats entre deux blocs homogènes, laïcs et islamistes. Non seulement parce que la victoire de ces derniers serait certaine, mais aussi parce que ce n’est pas le principal clivage de la société.

Oui, Ennahda est une organisation conservatrice, notamment sur le plan des mœurs et de la place des femmes ; elle est libérale en matière économique ; son fonctionnement a longtemps été vertical (comme tous les partis de la région), même s’il est désormais contesté par les nouvelles générations et les nouvelles formes de communication. Il ne s’agit donc pas de donner une image idéalisée du mouvement, mais de reconnaître que, comme le Hamas en Palestine, il est une partie de la société, et que son exclusion signifie l’instauration d’une dictature militaire.

D’autres éditoriaux reprennent cette même ligne islamophobe. On pourra lire bien d’autres contributions sur le thème, que ce soit Alain-Gérard Slama dans Le Figaro du 26 octobre (« Elections en Tunisie : sous le jasmin, les cactus », heureusement ce texte n’est pas en accès libre sur le site du journal) ; ou encore Martine Gozlan, ou l’inénarrable Caroline Fourest, qui écrit notamment sur son blog : « Dire qu’Ennahdha est “modéré” parce qu’il existe des salafistes très excités, c’est un peu comme expliquer que Le Front national de Marine Le Pen est de “gauche” parce qu’il existe des skinheads. »

Mais ne tombons pas dans la paranoïa : fort heureusement, d’autres textes font la part des choses.

On notera la tribune de Bernard Guetta dans Libération du 26 octobre, « L’impardonnable faute des laïcs tunisiens » – encore que l’idée d’un nécessaire front des laïcs me semble contestable.

Et aussi l’éditorial du Monde (27 octobre), « Et si, en Tunisie, la démocratie passait par l’islam ? » :

« L’annonce concomitante du retour de la charia en Libye, avant la poussée électorale attendue d’autres forces islamistes en Egypte, risque ainsi d’alimenter l’incompréhension face à des révolutions menées pour les droits de l’homme qui ne se traduisent pas instantanément par l’adoption des valeurs que les Occidentaux revendiquent. C’est singulièrement vrai sur la question des droits qui doivent être reconnus aux femmes. Ce serait cependant faire injure aux Tunisiennes et aux Tunisiens que de décréter, toutes affaires cessantes et sans qu’il soit nécessaire de voir les vainqueurs à l’ouvrage, que le succès d’Ennahda sonne le glas de leur “printemps”. En l’occurrence, si une loi mérite l’attention, dans les pays qui vont voter pour la première fois autrement que sous la matraque et pour un parti unique, c’est sans doute moins la loi islamique qu’un code autrement plus prosaïque : la loi électorale. »

« La réussite des transitions arabes passe nécessairement par l’adhésion du plus grand nombre à un projet commun, et donc par le compromis et la négociation. A cet égard, le système proportionnel retenu en Tunisie qui écrête les raz de marée électoraux au lieu de les amplifier et contraint le vainqueur à trouver des alliés est judicieux ; il permet d’éviter une situation à l’algérienne, lorsque le Front islamique du salut retourna à son profit en 1991 un système conçu pour favoriser le FLN. »

« La volonté exprimée par des opposants historiques tels que Moncef Marzouki et Mustapha Ben Jaafar, dont les partis ont obtenu des résultats encourageants, de trouver des terrains d’entente avec Ennahda dessine un tout autre chemin, celui d’un apprentissage de la démocratie qui passe moins par l’anathème que par le dialogue. Sans faire preuve d’un angélisme excessif, il est permis de le juger prometteur. »

Et les élections tunisiennes seront à marquer d’une pierre blanche sur la longue voie des peuples arabes vers la démocratie.

Alain Gresh (Le Monde Diplomatique)

Voir aussi : Rubrique Tunisie, Les mosquées sont aussi pleines que les cafés,  rubrique Médias,

Entretien avec Yasmina Adi la réalisatrice de : « Ici on noie les algériens »

17 octobre 1961 repression des Algériens à Paris

Un demi-siècle après la tragique répression parisienne du 17 octobre 1961, Yasmina Adi rouvre une page d’Histoire qui 50 ans après n’est toujours pas refermée. Et met en lumière une vérité encore taboue. En octobre 61 dans les derniers mois de la guerre, la tension s’exacerbe en France autour de la question algérienne. Papon déclare : « Pour un coup porté, il en sera rendu dix ». Le 5 octobre est décrété un couvre-feu visant spécialement les  « Français musulmans d’Algérie ». En réaction, le FLN appelle à une grande manifestation pacifiste le 17 à Paris.  Après L’autre 8 mai 1945, le documentaire de Yasmina Adi  Ici on noie les Algériens, revient sur la répression policière qui s’est abattue sur la masse de manifestants algériens venus défiler (vingt à trente mille personnes). Mêlant témoignages et archives inédites, histoire et mémoire, passé et présent, le filme retrace les différentes étapes de cet événement et révèle la stratégie médiatique et les méthodes mises en place au plus haut niveau de l’État.

Yasmina Adi : " C’est ensemble que l’on devient plus fort pour s’affirmer "

Votre film s’appuie sur un important travail de documentation. Avez-vous eu accès aux archives ?

Toutes les archives ne sont pas encore disponibles puisque la loi, réformée il y a peu, permet de maintenir le secret jusqu’à 80 ou 100 ans. J’ai cependant obtenu une dérogation qui m’a permis d’avoir accès à certaines archives de la police. Notamment celles où l’on voit les Algériens enfermés au Palais des Sports. Sur ces images on voit aussi la désinfection qui a été faite pour le concert de Ray Charles après leur transfert.

Le film m’a demandé deux ans de travail. Je suis allée à l’INA et dans toutes les agences photo qui ont couvert l’évènement. Ils me connaissent, ils savent que je ne me contente pas de la base de données. Beaucoup de films n’ont jamais été développés. Je veux voir les planches-contact. Les photos sont très importantes. Elles permettent une traçabilité de ce qui s’est passé.

Quel était votre parti pris à partir de la masse de matière recueillie ?

Je n’ai pas travaillé sur l’esthétique. J’ai cherché à reconstituer le puzzle pour restituer ce qui s’est passé à partir du 17 octobre. Car mon film ne se limite pas à cette date où les policiers ont tiré à balles réelles et noyé des personnes désarmées. Il concerne aussi ce qui a suivi. Dans la seule nuit du 17 octobre, 11 000 algériens sont arrêtés, mais la répression se poursuit pendant deux mois. Au final 15 000 personnes ont été interpellées et interrogées. Outre les milliers de blessés, ce sont entre 100 et 300 personnes qui ont disparu. La dimension humaine est au cœur du film qui s’articule notamment autour d’une femme algérienne restée seule avec ses quatre enfants. Elle demande toujours que l’Etat lui dise la vérité. C’est dommage de devoir aller voir un film pour savoir ce qui s’est passé. Cela devrait figurer dans les manuels d’Histoire scolaires mais cela n’est toujours pas le cas.

Vous donnez également un éclairage intéressant sur le traitement médiatique de ce tragique événement ?

Je ne voulais pas faire un film historique classique. J’ai évité d’être didactique. Il n’y a pas de commentaires, pas de voix-off. Concernant les médias, il y a manifestement une volonté de l’Etat de manipuler l’opinion publique. On entend les ordres donnés aux policiers sur la version des faits qu’ils doivent fournir aux journalistes. Mais il y a aussi celle des journalistes sur le terrain qui commentent en direct ce qui se passe. Les informations sont contradictoires. Je mets en juxtaposition des Une de presse. Cela va de Ils ont pris le métro comme le maquis à On noie des Algériens.

Le titre Ici on noie les Algériens est au présent. Cela revêt-il un sens particulier ?

Cette banderole, que l’on voit sur l’affiche, a été posée dans les jours suivant le 17 octobre par des militants dont le père de Juliette Binoche. Le jour où l’Etat reconnaîtra ce qui s’est passé on pourra dire : Ici on noyait les algériens. Mais ce jour n’est pas encore venu. On met tout sur le dos de Papon qui n’était qu’un exécutant zélé. Pour vivre au présent, il faut appréhender le passé. La réquisition des métros et des bus de la RATP rappelle  la rafle du Vel d’Hiv, même si les événements ne sont pas comparables, je ne parle que des méthodes. Dans le film, on entend le Grand Rabin de France s’exprimer contre la répression des Algériens.

En 2011, on continue de mettre les Roms dans les trams. L’Histoire folle se répète. Il y a les expulsions, via Air France, de 1961 et celles de 2011. Sarkozy qui conseille aux Turcs de reconnaître le génocide des Arméniens, ferait mieux de balayer devant sa porte.

A Montpellier on s’apprête à ouvrir le Musée de l’histoire de la France en Algérie…

Cela peut faire débat. Il faut dépasser les commémorations. Je crois que l’essentiel, c’est que les gens prennent leur histoire en main. Il ne faut pas opposer les mémoires qui sont plurielles. Il y a celle des Algériens, celle des Harkis, celle des Pieds noirs, chacune doit être respectée. Nous allons fêter, en 2012, le cinquantenaire de l’indépendance algérienne. Chaque communauté concernée est en droit de demander des comptes à l’Etat. Je ne souhaite pas que l’on attise les polémiques. C’est ensemble que l’on devient plus fort pour s’affirmer ».

Recueilli par Jean-Marie Dinh

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