Danse. Salia Sanou : « La culture résiste par la force de conviction »

Salia SanouSalia Sanou,17 ans de va et vient photo dr

Rencontre. Ex-danseur de la Compagnie de Mathilde Monnier, le chorégraphe burkinabé évoque la place des artistes en Afrique.

« J’ai toujours dansé. La pratique de la danse fait partie de mon quotidien depuis l’enfance. En Afrique, le rapport au corps, à l’espace est omniprésent. On se forme en observant les grands frères et les maîtres »

Le parcours du chorégraphe Salia Sanou est ponctué d’allers-retours entre l’Europe et l’Afrique. Il revient juste du Burkina Faso, son pays d’origine, actuellement traversé par une crise démocratique déterminante. Il a le regard lucide et le coeur plein d’une énergie captée au contact de  la société civile. Il y repart dans un mois pour le Festival Dialogues du corps mis en place à partir du premier Centre de développement chorégraphique africain La Termitière, créé avec Seydou Boro en 2006 dans la capitale du Burkina.

Le parcours de Salia Sanou est singulier. Ouagadougou, 1985, son diplôme d’officier de police en poche, Salia Sanou bifurque pour une formation d’art dramatique. 1992, nouveau tournant marqué par sa rencontre avec Mathilde Monnier sur le spectacle Pour Antigone. Il intègre la compagnie de la directrice du CCN de Montpellier et décide de faire de la danse son métier.

« En Afrique danser n’est pas un métier. C’est une expression, en rapport avec l’émotion, les rituels, la fête. La danse est toujours en lien avec un contexte collectif. En Occident c’est différent. J’ai moi-même vécu un choc par rapport à l’abstraction, le fait d’être dans l’espace et ne pas être dans l’espace. Au début, je n’arrivais pas à danser dos au public ou dans le silence. Cela n’arrive jamais en Afrique sauf quand on enterre nos morts et encore...» Nourri par cette confrontation, le travail de Salia Sanou intègre l’héritage de la danse africaine et de la danse contemporaine européenne.

Artiste engagé

« J’ai eu la volonté de transmettre. Mes premiers spectacles en Afrique se sont faits sous un double regard du public à mon égard. Certains attentaient ce que j’avais à leur apporter, d’autres pensaient que je m’étais perdu. Pour moi il s’agit de faire passer mon vécu en faisant des choix d’auteur, une notion quasi inexistante dans cette société. »

La démarche artistique du chorégraphe s’accompagne d’une implication citoyenne*.

« Depuis l’indépendance, nous avons eu cinquante-cinq ans de pouvoir militaire. Le bilan de la construction démocratique montre que le modèle de gouvernance prôné par l’Occident est totalement fabriqué. Tout comme pouvait l’être celui de Sankara à partir d’un autre modèle. La jeunesse oubliée a précipité la chute de Blaise Comparé mais nous venons d’apprendre que c’est un militaire qui a été nommé Premier ministre pour assurer la transition. Dans ce contexte, le mouvement continue pour apporter une renaissance ».

Face à l’impasse politique et aux pressions de l’Union africaine et de l’Europe en faveur d’un statut-quo, la culture permet-elle un dépassement ?

« La culture est une ouverture. Les arts sensibilisent, font mûrir les consciences avec des actes isolés mais porteurs

JMDH

w * Salia Sanou monte des ateliers de danse dans les camps de réfugiés maliens au Burkina Faso.

Source : L’Hérault du Jour 22 11 2014

Voir aussi : Rubrique Actualité Internationale, rubrique Danse, rubrique Afrique, Burkina Faso, rubrique Rencontre,

Le Sinaï, terre de torture des migrants de la Corne de l’Afrique

Extrait  du documentaire

C’est un trafic d’êtres humains d’une ampleur considérable. Depuis 2009, environ 50 000 Erythréens ont été torturés dans le désert du Sinaï. Fuyant la dictature, ils sont enlevés à la sortie de leur pays puis déportés à 3 000 kilomètres dans ce désert coincé entre l’Egypte et Israël. Enchaînés les uns aux autres, ils sont alors torturés quotidiennement afin de pousser leurs familles à payer une rançon atteignant jusqu’à 50 000 dollars. Ceux qui n’y parviennent pas ou qui ne survivent pas aux sévices qu’ils subissent sont jetés dans des fosses communes. Les journalistes Cécile Allegra et Delphine Deloget ont enquêté sur ce trafic d’êtres humains qui se développe au Soudan, en Libye ou encore au Yémen. Cécile Allegra est l’invité de RFI.

RFI : Les séances de tortures se déroulent d’une façon très précise, à savoir qu’elles se déroulent avec un téléphone portable allumé. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ?

Cécile Allegra  : Effectivement, la méthode est particulière. On appelle un proche sur un téléphone, sur un portable, et au moment où le proche décroche, la torture commence en direct au téléphone. Il faut bien comprendre que les chefs bédouins ne prennent que rarement part à ces séances de torture qui sont en général pratiquées par des petites mains, qui sont payées au migrant et qui donc torturent d’autant plus violemment qu’ils ont besoin d’un turn-over pour gagner leur vie.

Ils ont besoin que la famille paye plus rapidement pour ensuite libérer le prisonnier et en prendre un autre…

Absolument. Ensuite, plus on avance dans les mois de détention, plus les tortionnaires deviennent nerveux, ont envie de récupérer leur argent et s’ils ne voient pas leur argent venir, la torture s’intensifie. Il faut bien comprendre que ce ne sont pas des gens qui sont torturés une fois par jour, ils sont torturés toutes les heures quand ils sont en détention, toutes les heures. Nuit et jour. Ce sont des gens qui deviennent une sorte de bouillie de chair humaine, ils sont complètement à vif à force d’être torturés. Et quand ils n’arrivent pas à payer rapidement, les tortionnaires basculent dans une forme de folie. C’est là qu’ont lieu les pires atrocités, dont très souvent les détenus ne se remettent pas, c’est-à-dire qu’ils meurent des suites de leurs blessures bien sûr.

Comment expliquer une telle cruauté ?

C’est la question centrale de notre enquête. Pourquoi est-ce qu’ils les torturent à ce point ? Il y a deux éléments de réponse à cette question. La première, elle tient à la spécificité des personnes qui dirigent ces camps de torture. Ce sont des Bédouins du Sinaï qui appartiennent à la tribu des Sawarka. Ce sont des personnes qui ont été très longtemps persécutées après la rétrocession du Sinaï à l’Egypte parce que ce sont des personnes qui sont bloquées dans un no man’s land, qui font du trafic qui dérange l’Egypte, qui dérange Israël.

Les descentes armées, les séquestrations d’hommes, les viols de femmes, ce sont des choses qu’ils connaissent. Quand on a rencontré avec Delphine les tortionnaires, puisqu’on en a rencontré, ils nous ont dit : « Mais écoutez, on leur met une balle dans le pied, mais on les soigne, on n’est pas des tortionnaires ». Ce qui vous donne une idée en fait du degré de violence qu’eux-mêmes sont capables d’endurer.

Deuxième élément, il faut que les détenus payent très rapidement parce que sinon on ne peut pas en faire venir d’autres. Il faut retrouver la mise. Un tortionnaire nous disait : « Moi tout ce que je veux, c’est retrouver mon argent. J’ai payé pour les faire venir, je veux faire ma plus-value et qu’ensuite ils s’en aillent. Moi je ne leur veux rien de mal, je veux juste retrouver mon argent ».

Cécile Allegra avec Delphine Deloget, vous avez rencontré des trafiquants, notamment un trafiquant repenti. Dans le documentaire, pourquoi dit-il que « les Erythréens valent de l’or » ?

Les Erythréens valent de l’or pour les Bédouins du Sinaï parce qu’ils savent parfaitement que c’est la principale population en fuite dans la Corne de l’Afrique. Vous avez des Soudanais qui sont en mouvement, des Ethiopiens également, des Somaliens, mais les Erythréens quittent massivement le pays. Il y en a 3 000 à 4 000 par mois qui quittent l’Erythrée parce qu’ils fuient la dictature. Issayas Afeworki est un dictateur complètement paranoïaque, alcoolique, qui enferme les gens dans un service militaire à vie. Les Erythréens savent ce qui les attend quand ils partent au service militaire, donc ils fuient. Et les Bédouins savent que les Erythréens fuient massivement et ils savent aussi qu’il y a une forte diaspora à l’étranger. Donc ils savent qu’ils peuvent récupérer de l’argent. Et ça les a même surpris d’ailleurs. Les tortionnaires nous le disaient : « On ne s’imaginait pas  qu’on pouvait en tirer autant ».

Comment font les familles pour récolter de l’argent ?

C’est une catastrophe parce que les Erythréens de l’étranger sont très solidaires entre eux. Ils essaient de ramasser l’argent puisque les rançons sont exorbitantes. On parle de 30 000, 40 000, parfois 50 000 dollars en Erythrée par prisonnier et personne n’a cette somme sauf des proches du régime, on va dire. Ce qui fait en fait que toute la communauté érythréenne est mobilisée pour récolter cette somme.

Simplement ça fait tellement longtemps que cette situation dure, les sommes récoltées deviennent de plus en plus importantes. Les rançons deviennent de plus en plus salées, ce qui fait que ça déstructure toute une communauté qui vit à l’étranger. Les gens se ruinent sur plusieurs générations, ce qui est un fardeau terrible à porter pour les rescapés du Sinaï qui vivent avec la culpabilité d’avoir détruit financièrement leur famille, mais aussi les proches de leur famille, et les proches des proches de leur famille.

Où va l’argent qui est ainsi extorqué à ces Erythréens ?

C’est une très bonne question et c’est une grande question. Pour l’instant, on n’a que des hypothèses de travail. D’abord, il est utilisé à des fins d’enrichissement personnel par les tortionnaires. Et ensuite, pour le reste ce sont des hypothèses. Certains experts de la région mettent en évidence un lien direct avec les cellules jihadistes qui opèrent dans le Sinaï. Enfin la dernière hypothèse la plus importante qui a été soulevée depuis un an par l’ONU, c’est que l’état-major du dictateur Issayas Afeworki a des parts directes dans le trafic d’Erythréens.

Ce qui serait quelque chose d’historique, puisque si cette hypothèse était vérifiée et c’est ce à quoi s’emploient les enquêteurs de l’ONU, les enquêteurs de l’Union européenne dans les années à venir, ça serait le premier cas de tortures hors les murs organisé par un dictateur lui-même. Donc une superbe trouvaille puisque ça lui permettrait de torturer les fuyards, mais pas sur son propre sol, donc en évitant les observateurs internationaux, et ça lui permettrait par la même occasion de faire revenir de l’argent à l’intérieur des frontières de l’Erythrée. Et c’est cette hypothèse-là qui en ce moment fait l’objet de toutes les attentions de la communauté internationale.

Donc ils sous-traiteraient la torture à l’étranger et c’est le chef d’état-major d’Issayas Afeworki qui serait à l’origine de ce trafic, c’est-à-dire qu’il les laisserait volontairement fuir leur pays ?

Il y a pire que ça, c’est-à-dire que dans la dernière année il y a eu des cas avérés où la police et l’armée sont allées chercher des Erythréens et les ont eux-mêmes déportés et remis entre les mains des trafiquants d’êtres humains. C’est une mécanique qui commence à aller très loin.

Comment expliquer le développement de ce trafic dans le Sinaï notamment, en particulier le fait que le Sinaï, ce désert entre l’Egypte et Israël, est une zone totalement abandonnée. D’ailleurs le trafiquant le dit…

Les deux tortionnaires nous ont dit : « vous comprenez, ici c’est un no man’s land. On a fait de nous une zone tampon, puis on nous a dit, on vous donne une maison, on vous donne un bout de désert et vous vous débrouillez. Vous vivez là. Comment voulez-vous qu’on survive ? On fait ce qu’on peut, donc on fait du trafic, donc du trafic d’êtres humains comme on pourrait faire du trafic de lait concentré, ou du trafic d’armes, de drogue. On fait ce type de trafic parce qu’on n’a pas le choix ».

Et que fait le gouvernement égyptien dans cette affaire ?

Absolument rien. Le gouvernement égyptien a une position très fautive dans cette histoire puisque les trafiquants franchissent la frontière égyptienne comme ils veulent et en versant moult bakchichs. En plus de cela, dans le Sinaï, l’Etat égyptien n’a jamais mené aucune opération de recherche de déportés. Et pour finir, une fois que les rescapés du Sinaï sont relâchés et qu’ils arrivent pour certains par miracle jusqu’au Caire, au Caire ils ont une vie extrêmement dure. Personne ne vient à leur secours. Il y a un fort racisme envers les Erythréens.

On pense évidemment à une accusation de crimes contre l’humanité derrière tout ce que vous racontez. Est-ce que la Cour pénale internationale pourrait se saisir de ce problème ?

Bien sûr, ils pourraient se saisir de ce problème et en Europe, il y a des militants qui y travaillent. C’est principalement des militants érythréens. Il y a Fessaha Alganesh qui est une militante italienne, qui se rend sur place en Egypte, au Soudan, en Ethiopie, pour recueillir des preuves qui reconstituent un petit peu tous les maillons de ce terrible trafic. Il y a Meron Estefanos qui depuis la Suède collecte les témoignages, travaille pour l’Union européenne, essaie de constituer un corpus de preuves pour condamner les trafiquants.

Mais c’est vrai qu’ils ne sont pas nombreux. Ils ne sont pas nombreux parce qu’on est sur une problématique qui est transnationale. Vous avez plusieurs pays impliqués dans le trafic avec des populations très différentes avec peut-être un pays d’origine lui-même impliqué, c’est une enquête extrêmement longue. Et pour arriver jusque La Haye, il manque encore quelques étapes, mais on en est proche.

Ce trafic commence à se développer dans d’autres pays de la région, dans quelles proportions ?

Dans des proportions absolument tragiques. Vous avez des dizaines, des dizaines de maisons de torture en Libye déjà, il y en a plusieurs dizaines également au Soudan, le Yémen commence à s’y mettre. Partout où vous avez des migrants de la Corne de l’Afrique qui affluent, les gens ont compris : vous les parquez, vous les séquestrez, vous les torturez terriblement, et ils finissent par cracher un peu d’argent. Donc forcément, ça fait des petits.

Et il ne faut pas qu’on oublie que si ce système de camps de torture se propage à tout le Maghreb, on va voir le Maghreb transformé en antichambre de la torture avant le passage des migrants par la Méditerranée. Donc nous, Européens, on a une responsabilité dans la manière dont on traite ces gens une fois qu’ils arrivent sur notre territoire parce que, ce qu’ils vivent ce n’est plus simplement une migration économique, mais c’est un drame épouvantable.

Anthony Lattier

Source ; RFI 09/11/2014


Le documentaire « Voyage en barbarie » de Cécile Allegra et Delphine Deloget a été diffusé sur la chaîne française Public Sénat et leur enquête est publiée en plusieurs volets dans le journal Le Monde.

Voir aussi : Torture,

Hédi Sraïeb : « En Tunisie, islamo-libéraux et sociaux-libéraux occultent la question sociale »

hsmaison_0

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui

À quelques jours du scrutin présidentiel, l’économiste tunisien Hédi Sraieb dépeint un paysage politique dominé par le consensus sur les options économiques. L’insécurité sociale, insiste-t-il, reste pourtant au premier rang des préoccupations.

Quels sont à votre avis les ressorts de la victoire de Nidaa Tounès aux élections législatives du 26 octobre ?

Hédi Sraïeb. Nidaa Tounès a progressivement construit sa légitimité après la cuisante défaite en 2011 des partis sécularistes, opposés à l’arrivée au pouvoir du parti islamiste. Devant l’émiettement des partis progressistes, le laxisme des nouvelles autorités face de la montée des mouvements salafistes mais aussi l’incapacité manifeste du gouvernement à conduire les affaires du pays, la toute jeune formation de Béji Caid Essebsi a su surfer sur la vague de mécontentement. Ce parti composite, à défaut d’innover, a su réveiller les idéaux du mouvement national d’indépendance, avec ses acquis ultérieurs : un Etat civil moderne, un code du statut personnel consacrant, pour les femmes, des droits sans équivalent dans le monde arabe. Il a su réunir sous sa bannière diverses sensibilités, de la gauche syndicale aux  figures de l’ancien régime. Les peurs réelles ou fantasmées du retour possible aux affaires des islamistes ont fait le reste. Mais Nidaa Tounès aura aussi bénéficié d’amitiés extérieures et de l’appui de réseaux de l’ancien régime.

La formation de Béji Caïd Essebsi n’obtient pourtant pas la majorité absolue. Sur quelles forces s’appuiera-t-elle pour gouverner ? Peut-elle être tentée par des compromis avec les islamistes ?

Hédi Sraïeb. L’hypothèse d’une cohabitation à la tunisienne avec le parti islamiste est une option. Cela ne constituerait d’ailleurs pas une surprise. Nous l’avons même écrit dans les colonnes de « L’Humanité » avant le scrutin. L’opinion aura vu les frères ennemis se rencontrer à plusieurs reprises même si chacun continue à diaboliser l’autre : retour de l’ancien régime d’un coté, épouvantail théocratique et menace sur les libertés de l’autre. Le scénario apparaît d’autant plus plausible que l’islamo-libéralisme d’Ennahdha n’est pas incompatible avec le social-libéralisme de Nidaa Tounès en matière de choix économiques. Une telle alliance heurterait toutefois les franges authentiquement démocratiques et progressistes de l’électorat et relèverait d’un pari risqué à 12 ou 18 mois d’élections locales et régionales. Un autre scénario est envisageable, il consisterait à reconduire, sous une forme renouvelée, un gouvernement technocratique et/ou dirigé par une personnalité indépendante sur fond de pacte national. Une sorte de neutralisation provisoire, un cessez le feu sur les questions majeures qui divisent. Les deux formations ont un intérêt fort à un retour à la normale et à une reprise de l’activité.

L’inscription d’Ennahdha dans le jeu démocratique lui a-t-elle fait perdre une partie de sa base électorale salafiste?

Hédi Sraïeb. La formation islamiste semble avoir tiré quelques enseignements de son absence de compétences et d’expérience. « Nous ne comprenons rien à l’économie », a même admis l’un de ses dignitaires. Plus sérieusement, la restauration brutale d’un régime militaire en Egypte  et la puissance du mouvement social et politique du Bardo qui a contraint les islamistes à la démission ont fini par infléchir la posture politique d’Ennahdha. Symptôme de cette prise de conscience, le majliss choura (parlement des islamistes) aura écarté les faucons et renouvelé ses cadres dirigeants comme ses têtes de liste aux élections. Cela témoigne d’un souci évident d’insertion dans la vie politique. Reste que la longue période de troubles et de terrorisme aux frontières laisse intactes des forces (salafistes, djihadistes) à la loyauté très variable. Des vases communicants entre toutes les sensibilités islamistes demeurent. Au-delà des discontinuités organisationnelles apparentes, il y a continuum subtil et élastique, celui d’un socle idéologique partagé. La religiosité reste un ciment fort !

Comment expliquer la sanction électorale infligée aux partis composant la troïka?

Hédi Sraïeb. La Troïka a fédéré contre elles toutes leurs peurs, mais aussi toutes les attentes déçues en l’absence de réponses pertinentes aux revendications portées par la révolution. Le parti Ettakatol, membre de l’Internationale socialiste, a vu gronder sa base sociale-démocrate traditionnelle qui a fini par le quitter. Il en va de même pour le CPR du président Marzouki. L’incapacité à tenir les  promesses de justice transitionnelle, dont la loi d’exclusion des responsables de l’ancien régime aura finalement  débouché sur un éclatement du parti.

La gauche progressiste s’effondre. Au delà du « vote utile » pour Nidaa Tounès, que manifeste ce lourd revers électoral ?

Hédi Sraïeb. En termes arithmétiques, cela ne fait aucun doute. Je serais plus nuancé en termes politiques. D’une part les idées de gauche sont loin d’avoir disparu du paysage idéologique, politique ou culturel. La gauche tunisienne dispose d’un capital de sympathie qui va au-delà des ses scores électoraux. Elle dispose encore d’importants ressorts. L’éclatante victoire à Sidi Bouzid de M’barka Brahmi, la veuve d’un dirigeant de gauche assassiné,  en témoigne. C’est une figure encore peu connue du grand public, un mélange détonnant de patriotisme, d’appui indéfectible aux revendications sociales, de piété contenue. Les revers de la gauche résultent, une nouvelle fois, de ses errements stratégiques, de l’émiettement de ses positionnements et de ses alliances. La gauche hérite aussi de vieux contentieux. Toutes choses qui empêchent un rapprochement plus rapide entre ses différentes composantes. Toutefois, il ne faudrait pas oublier le résultat du Front populaire qui assoit une présence importante, précisément dans les régions déshéritées. À y regarder de plus près, ce n’est pas un simple succès d’estime, mais une réelle performance qui affirme les potentialités d’une alternative.

Le Front populaire remporte en effet une quinzaine de députés. Mais est-ce suffisant pour peser sur le débat politique?

Hédi Sraïeb. Le Front populaire remporte tous ses sièges dans les régions de l’intérieur, théâtres de luttes sociales importantes et d’une véritable fronde contre la troïka. Trop longtemps exclues des débats politiques, ces régions ont enfin d’authentiques et sincères  représentants. Le Front Populaire a réussi en peu de temps à se défaire de cette étiquette d’extrémiste que l’on tentait de lui coller. Par ses prises de positions remarquées, par exemple dur la « dette odieuse », par une approche responsable, avec l’élaboration d’un budget alternatif, le Front Populaire a marqué des points dans l’opinion. Il dispose d’une solide assise sociale. Tout cela est certes encore fragile, mais augure d’une recomposition du paysage à gauche.

Posée par les franges les plus démunies de la société tunisienne, la question de l’insécurité sociale a tout de même été la grande absente du débat électoral entre partis. Pourquoi?

Hédi Sraïeb. Les questions de mode de vie, de démocratie formelle ont occulté les questions lancinantes du chômage massif des jeunes, de la précarité de la condition salariale. Sans doute parce qu’elles sont portées par des couches moyennes urbaines,  ces questions sociétales ont littéralement étouffé les enjeux d’un autre vivre ensemble, d’un autre modèle économique et social. L’insécurité sociale est à son comble, mais trop peu de responsables politiques portent cette question. Oubliés aussi, les enjeux éducatifs, l’ascenseur social en panne. Que dire des flagrantes inégalités et injustices, qui soit dit en passant n’ont qu’un lointain rapport avec la « prédation de la famille », a contrario de ce que répandent conservateurs et centristes à l’unisson !

À quelles conditions une alternative de justice économique et sociale peut-elle émerger en Tunisie ?

Hédi Sraïeb. La gauche est en pleine recomposition. Elle est seule porteuse de cet immense espoir qui a jailli avec la révolution, même si elle doit encore vaincre les préjugés culturels à son égard. Cette gauche dans sa diversité doit s’atteler à l’élaboration d’une plateforme commune de sortie d’un système en crise et non, comme l’envisagent les forces conservatrices (séculariste et islamiste), de sortie de la crise du système. C’est une différence de taille ! La gauche tunisienne doit aussi se montrer capable de rassembler les souverainistes et les progressistes qui s’opposent aux diktats des bailleurs de fonds internationaux, comme à ceux qui encouragent la poursuite des privatisations rampantes et la vente à la découpe de nos entreprises et services publics, au profit des multinationales. La recomposition du paysage politique, j’en suis convaincu, va se poursuivre dans les années à venir.

 Source : L’Humanité 7/11/2014

Voir aussi : Rubrique  Tunisie, Les espoirs du peuple tunisien toujours d’actualité, La faiblesse du président Marzouki, Les éditocrates repartent en guerre, rubrique PolitiqueMoyen Orient, Agiter le peuple avant de s’en servir, rubrique Rencontre, Nadia El Fani,

Burkina Faso : l’opposition ne veut pas d’homme politique pour mener la transition

Le nouvel homme fort du Burkina, Isaac Zida (au centre) arrive à Ouagadougou pour rencontrer Mogho Naba, le «roi» de la tribu Mossi le 4 novembre. (Photo Issouf Sanogo. AFP)

Plusieurs présidents africains sont arrivés mercredi à Ouagadougou pour rencontrer les acteurs de la crise politique, après la chute de Blaise Compaoré.

Assimi Kouanda, le chef du parti du président burkinabè déchu Blaise Compaoré, a été arrêté mardi soir, selon des sources sécuritaires. Assimi Kouanda, secrétaire exécutif national du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), a été «convoqué» par la gendarmerie «suite à des propos pouvant troubler l’ordre public et appelant à des manifestations», a déclaré à l’AFP un officier de gendarmerie. Il a ensuite été arrêté, a indiqué une autre source sécuritaire.

Par ailleurs des leaders de l’opposition a plaidé plus tôt mercredi pour que le futur chef de la transition au Burkina Faso ne soit pas un homme politique, laissant entendre sa préférence pour un représentant de la société civile. «Il est évident qu’on doit trouver quelqu’un qui n’a pas des engagements politiques affichés, pour ne pas créer un aspect biaisé sur les questions de transition», a déclaré Roch Marc Christian Kaboré, précisant qu’il devait s’agir d’un candidat «civil».

Roch Marc Christian Kaboré, président du Mouvement du peuple pour le progrès, est un ancien Premier ministre et président de l’Assemblée nationale, qui était passé dans l’opposition à Blaise Compaoré en janvier. Il s’exprimait à l’issue d’une rencontre à Ouagadougou avec les chefs de l’Etat ghanéen, sénégalais et nigérian, en compagnie des autres leaders de l’opposition.

Les présidents John Dramani Mahama, Macky Sall et Goodluck Jonathan sont arrivés mercredi dans la capitale burkinabè pour rencontrer les acteurs de la crise politique, afin de faciliter une transition démocratique, après la chute du président Compaoré le 31 octobre.

Ultimatum

Les trois chefs d’Etat – John Dramani Mahama étant également le président en exercice de la Cédéao, l’organisation régionale de l’Afrique de l’Ouest – avaient discuté précédemment avec le lieutenant-colonel Isaac Zida, actuel homme fort du pays désigné par l’armée. Rien n’a filtré de ce premier entretien.

Les trois présidents médiateurs devaient ensuite s’entretenir avec la société civile, le président du Conseil constitutionnel, les présidents des partis de l’ancienne majorité et les leaders religieux. Choisi le 1er novembre par l’armée pour conduire la transition, Isaac Zida s’est engagé, sous la pression populaire et internationale, à «remettre le pouvoir aux civils» auprès du plus influent chef traditionnel du pays.

L’ancien numéro 2 de la garde présidentielle a ensuite déclaré à un leader syndical que la transition devrait se faire sous quinze jours, un délai correspondant à l’ultimatum de l’Union africaine, qui a brandi lundi la menace de sanctions.

AFP 5 novembre 2014

Voir aussi : Rubrique Actualité Internationale, rubrique Afrique , Burkina Faso, Rubrique Politique , Société civile, Politique internationale, La Françafrique se porte bien avec Sarkozy ,

La Tunisie confirme la victoire de Nidaa Tounès aux législatives

618192-seance-speciale-a-l-assemblee-nationale-tunisienne-le-7-fevrier-2014-en-presence-de-chefs-d-etat-etrLe parti anti-islamiste tunisien Nidaa Tounès a remporté les législatives de dimanche, devançant ses rivaux d’Ennahda, selon les résultats officiels préliminaires annoncés dans la nuit de mercredi à jeudi par l’instance chargée d’organiser le scrutin, l’ISIE. Nidaa Tounès a remporté 85 des 217 sièges de l’Assemblée des représentants du peuple, tandis qu’Ennahda en a engrangé 69, a annoncé l’ISIE lors d’une conférence de presse.

L’Union patriotique libre (UPL), le parti du richissime homme d’affaires et président du Club africain, l’un des principaux clubs de Tunisie, Slim Riahi, arrive en troisième position avec 16 sièges. Il est suivi par le Front populaire, coalition de gauche et d’extrême gauche dont deux responsables ont été assassinés en 2013, qui remporte 15 sièges, et par le parti Afek Tounes (huit sièges). Ces législatives, ainsi que la présidentielle prévue le 23 novembre, doivent enfin doter la Tunisie d’institutions pérennes près de quatre ans après la révolution qui mit fin en janvier 2011 à la dictature de Zine Ben Ali.

Nidaa Tounès, une formation hétéroclite créée en 2012 et regroupant aussi bien des personnalités de gauche, de centre droit, des opposants et des caciques du régime déchu de Ben Ali, a mené une campagne virulente contre les islamistes d’Ennahda. Le parti s’était dès dimanche soir dit confiant dans sa victoire, tandis qu’Ennahda a très rapidement reconnu être arrivé deuxième. Son président Rached Ghannouchi a appelé lundi le chef de Nidaa Tounès, Béji Caïd Essebsi, pour le féliciter.

Vainqueur des premières élections libres de l’histoire de la Tunisie en octobre 2011, très critiqué pour son bilan controversé après deux ans au pouvoir, Ennahda perd 20 des sièges qu’il occupait jusqu’ici dans l’Assemblée constituante, mais il reste la deuxième force politique du pays. Ennahda a tenté tout au long de sa campagne de répondre aux critiques en mettant en avant une image consensuelle et n’évoquant que rarement la question de l’islam. Nidaa Tounès a, lui, notamment capitalisé sur le ras-le-bol des Tunisiens en promettant de rétablir «le prestige» de l’Etat.

La Tunisie a en effet vécu des années difficiles depuis la révolution, l’économie ayant été durement affectée par l’instabilité. Le pays a connu une année 2013 particulièrement terrible, marquée par l’essor de groupes jihadistes, et une interminable crise politique.

Un gouvernement de coalition ?

Avant même l’annonce des résultats officiels, les Tunisiens s’interrogeaient sur les contours de la future majorité gouvernementale. Nidaa Tounès sera en effet contraint de former une coalition pour avoir une majorité de 109 sièges sur 217. «Nous gouvernerons avec les plus proches de nous, la famille démocratique, entre guillemets», a affirmé Béji Caïd Essebsi dans une interview à la chaîne privée Al-Hiwar Ettounsi, en allusion à d’autres partis séculiers. Pendant la campagne, Caïd Essebsi n’avait toutefois pas écarté une collaboration de circonstance avec Ennahda si les résultats l’exigeaient.

Les journaux tunisiens avaient évoqué mercredi une union des deux principales forces politiques dans une grande coalition. «Le meilleur parmi ces scénarios serait une coalition Nidaa Tounès-Ennahda qui garantirait un gouvernement stable durant les cinq prochaines années», a ainsi jugé La Presse, premier quotidien francophone du pays. Le Temps a noté de son côté que Nidaa Tounès serait confronté à un véritable dilemme, car les partis considérés comme ses alliés naturels n’auront qu’une représentation limitée au Parlement, tandis qu’une alliance avec le Front populaire, une coalition de gauche, est improbable au regard des divergences sur le plan économique.

En dépit des spéculations, les tractations vont sans doute se faire attendre, laTunisie devant entrer samedi en campagne électorale pour la présidentielle du 23 novembre. Malgré son grand âge, Béji Caïd Essebsi, 87 ans, en est le favori face à 26 autres candidats, dont l’actuel chef de l’Etat Moncef Marzouki. Ennahda n’a de son côté pas présenté de candidat, indiquant vouloir soutenir le plus «consensuel». Le parti doit se réunir pour discuter de cette question dans les jours à venir.

Le scrutin de dimanche a été qualifié de «crédible et transparent» par la mission d’observation électorale de l’Union européenne. La France et les Etats-Unis, notamment, ont salué ces élections qui tranchent avec les autres pays du Printemps arabe, qui ont basculé dans le chaos ou la répression.

Source AFP 30/10/2014

Voir aussi : Rubrique  Tunisie, Les espoirs du peuple tunisien toujours d’actualité,