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« C’est trop facile de jouer au rebelle dans les clips, mais de ne pas se mouiller quand se présente concrètement l’occasion d’améliorer la situation du pays, martèle le rappeur Serge Bambara, alias Smockey. Nous n’avions pas d’autre choix que de nous impliquer, car ce sont les gens, le public lui-même qui nous a demandé d’aller parler en son nom. » Si ce musicien de 43 ans, auteur de plusieurs tubes dénonçant la corruption politique en Afrique (1), s’exprime à la première personne du pluriel, c’est qu’il n’est pas seul. En compagnie du chanteur de reggae Sams’K Le Jah, il a fondé l’association Le Balai citoyen en 2013. Ce collectif a joué un rôle essentiel lors des manifestations qui ont abouti à la démission forcée du président du Burkina Faso, M. Blaise Compaoré, le 31 octobre 2014, après vingt-sept ans de règne (2).
« Notre nombre est notre force » est l’un des slogans les plus connus de l’organisation. S’il est impossible de comptabiliser précisément ses membres, Le Balai citoyen compte soixante clubs dans la capitale Ouagadougou et une quarantaine d’autres déployés sur tout le territoire national. Un club doit compter au moins dix inscrits pour être répertorié « cibal », contraction de « citoyens balayeurs ». Elue par une assemblée générale annuelle, la coordination nationale se compose de treize membres, parmi lesquels on trouve des étudiants en troisième cycle, des commerçants, trois musiciens, deux journalistes et un avocat.
Constitué pour lutter contre les abus de pouvoir de M. Compaoré, Le Balai citoyen dépose ses statuts en juin 2013. L’avocat Guy Hervé Kam, 43 ans, en a rédigé la charte. Cet ancien magistrat est bien connu des cercles militants puisqu’il a déjà, en tant que responsable du Centre pour l’éthique judiciaire (CEJ), lancé une pétition destinée à rendre inattaquable le fameux article 37 de la Constitution, qui limite à deux le nombre de mandats présidentiels. Sa présence aux côtés des musiciens renforce le crédit de l’association. En outre, ses compétences de négociateur se révèlent précieuses après la chute de M. Compaoré, quand Le Balai citoyen se retrouve à endosser le costume de médiateur entre les militaires (très influents dans les cercles du pouvoir), l’opposition politique et la population.
Fin octobre, après plusieurs jours de révoltes populaires, le pays se trouve au bord du chaos. « Nous avons demandé aux militaires qu’ils désignent un interlocuteur unique, capable d’assurer la transition ouverte par la démission du président. A partir du moment où cette personne ferait l’unanimité chez eux, nous nous engagions à la soutenir pour assurer la stabilité du pays, le plus important pour nous restant la sécurité des personnes et des biens », raconte M. Kam. Les militaires désignent le général Yacouba Isaac Zida, qui avait été un compagnon d’armes de l’ancien président. « Nous avons alors exigé qu’il ne prenne aucune décision sans l’accord des partis politiques et des associations. Nous voulions que tous s’asseyent à la même table pour organiser la transition, mais les partis politiques ont refusé. » Plusieurs formations organisent même des marches dans les rues, le 2 novembre, accroissant la confusion. Des affrontements éclatent et des tirs sont entendus dans la capitale, faisant deux morts parmi les civils. Finalement, un compromis est trouvé : un civil, ancien diplomate et ministre de l’intérieur, M. Michel Kafando, prend la direction temporaire du pays avec le titre de président par intérim, tandis que le général Zida devient premier ministre.
« La confusion a permis aux militaires d’occuper l’espace, estime M. Kam. Si les politiciens avaient accepté la discussion dès le 31 octobre, peut-être qu’un accord entre les partis aurait été trouvé et qu’une autre personne aurait fini au poste de premier ministre. Le Balai n’a pas installé volontairement Zida dans ce fauteuil ; c’est un choix par défaut. Avec le recul, je trouve que ce n’est pas si mal. On peut penser que ça a évité un nouveau massacre, et ça laisse aujourd’hui du temps à la société civile et aux partis politiques pour préparer les prochaines élections dans un climat calme et sécurisé. » Une sécurité relative malgré tout, puisque, depuis le mois de février 2015, un conflit ouvert entre l’armée et la vieille garde de M. Compaoré — le Régiment de sécurité présidentielle (RSP) — menace d’enflammer à nouveau le pays.
Dans ce climat explosif, Le Balai citoyen tente de jouer un rôle de sentinelle veillant au bon fonctionnement de la transition et à la probité des ministres. En janvier dernier par exemple, le collectif mène campagne et obtient la démission du ministre des transports, M. Moumouni Dieguimdé, accusé par l’hebdomadaire Le Reporter de s’être attribué des diplômes imaginaires et de dissimuler une condamnation à quatre mois de prison aux Etats-Unis pour faux et usage de faux. « Nous réclamons des dirigeants à l’éthique irréprochable, insiste Smockey. Nous voulons assainir notre gouvernement, en espérant que le Burkina devienne un exemple pour d’autres pays africains. »
Sams’K Le Jah et Smockey ont déjà reçu des demandes de parrainage en provenance du Niger et du Gabon, où des mouvements plus ou moins calqués sur le leur veulent se constituer. « Il est très important de les soutenir, souligne le rappeur. Quand on a monté Le Balai, les gens ont compris tout de suite ce que l’on voulait faire, car ils connaissaient le mouvement Y en a marre au Sénégal [lire l’article ci-dessus], et ça nous a aidés. » Le Balai citoyen fait partie d’une plate-forme continentale nommée Tournons la page (3), qui se bat pour l’alternance et la démocratie en Afrique. « Au Togo, des jeunes ont même créé un Balai citoyen sans nous en parler, se réjouit Smockey. On ne peut pas cautionner sans savoir de quoi il retourne, bien sûr, mais on veut vraiment encourager les initiatives de gens qui ne viennent pas des milieux politiques et qui agissent de façon spontanée. »
« La bouche qui est pleine ne parle pas »
Le Balai citoyen burkinabé rencontre les difficultés propres à un mouvement qui a grandi trop vite : il jouit d’une forte notoriété en Afrique, alors qu’il demeure très fragile au niveau national ; des divergences d’opinions sur les méthodes à employer et la marche à suivre ralentissent ses progrès. Le responsable du club régional de Bobo-Dioulasso, la deuxième ville du pays, M. Alexandre Diakité, a été suspendu parce qu’il s’est porté candidat à des fonctions au Conseil national de la transition (CNT) sans l’aval du mouvement. La question de l’engagement politique des responsables du mouvement se pose : faut-il accepter d’éventuelles propositions de postes gouvernementaux ? « Je pense que ce serait une erreur, estime M. Kam. Cela nous décrédibiliserait et brouillerait notre message, et nous devrions passer notre temps à nous justifier pour garder notre capital sympathie. C’est parce que nous n’étions pas dans le gouvernement que nous avons pu critiquer certaines nominations, et c’est parce que nous ne sommes pas rémunérés par l’Etat que nous pouvons dénoncer les salaires exorbitants des membres du CNT. Comme on dit chez nous, “la bouche qui est pleine ne parle pas”. »
Le défi des citoyens balayeurs est désormais d’œuvrer à l’organisation d’une élection présidentielle démocratique et transparente. Cela commence par inciter les millions de personnes qui ont manifesté en octobre et novembre à s’inscrire sur les listes électorales. Les démarches administratives nécessaires rebutent la majorité d’une population de dix-sept millions d’habitants, dont 28 % seulement sont alphabétisés (4). Ensuite, Le Balai citoyen veut s’attaquer au rôle des chefs religieux et coutumiers. Dans la culture mossi du plateau central, les représentants des autorités traditionnelles exercent souvent une influence déterminante sur le résultat du scrutin (5). L’ancien président l’avait bien compris : après avoir encouragé certains d’entre eux à siéger à l’Assemblée nationale, il a envisagé, en 2011, de leur offrir salaire et statut pour s’assurer leur soutien définitif. Le Balai citoyen voudrait au contraire réduire leur influence politique en leur interdisant par exemple de recevoir des cadeaux des responsables publics. Enfin, l’association doit veiller à ce que M. Compaoré, réfugié en Côte d’Ivoire, ne parvienne pas à installer un de ses proches à la tête du pays à l’issue de l’élection présidentielle d’octobre 2015. « Le Burkina Faso n’a pas les moyens de constituer un gouvernement en écartant systématiquement tous ceux qui ont travaillé avec lui, admet M.Kam, réaliste. Mais nous faisons une différence entre ceux qui ont simplement collaboré et ceux qui l’ont aidé à se maintenir au pouvoir si longtemps. »
Les citoyens balayeurs le savent, un régime qui a perduré vingt-sept ans ne se déconstruit pas en quelques mois. Mais ils continuent d’œuvrer pour tourner la page de l’ancien régime et éviter que le poste de président ne revienne à un militaire.
David Commeillas
Source : Le Monde Diplomatique Avril 2015
Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Afrique, Burkina Faso,