Le théâtre universitaire de La Vignette a ouvert sa saison professionnelle en transportant le public au coeur de la réalité argentine. Sous le regard critique du metteur en scène Sergio Noris, figure de proue de la scène sud-américaine, qui fouille un contexte social en perdition pour tenter de toucher le réel.
C’est la nuit. On pénètre dans l’arrière boutique d’une pharmacie de garde. Il y a Evaristo et Daniel deux frères qui viennent d’hériter de l’établissement de leur père qui passe désormais son temps à se faire plumer au poker. Il y a Claudio le dealer légal des entreprises pharmaceutiques qui fume ses clopes à la chaîne en rongeant son frein sans parvenir à contenir sa libido débordante, et aussi Yulia et Sandra ses deux amies travesties qui trouvent dans cette hospitalité temporaire un petit répit avant de retourner tapiner au carrefour.
C’est un before on boit, on prend des cachetons, on se pique aux hormones, on s’aime et on se jette. A travers les échanges crus et déjantés des cinq personnages se dessine la réalité d’une société bouleversée par l’argent. La réalité argentine apparaît au plus près de ses fantasmes et de ses corps, qui se tendent et se détendent, souffrent, mutent, se consomment…
Quelque part dans ce grand bordel se niche l’humanité contemporaine qui a définitivement consumé son mariage avec l’humanisme et toute idée de progrès. Ce théâtre nous parle parce qu’il invente à travers l’innovation et la liberté des artistes qui se confrontent vraiment à la réalité perverse et absurde d’une société à la dérive.
La question de l’identité qui est au coeur de l’oeuvre de Wajdi Mouawad se pose dans le spectacle Un Obus dans le coeur, actuellement sur la scène du théâtre des Treize Vents*. L’obus c’est la force de la narration que porte Guillaume Séverac-Scmitz qui interprète et met en scène ce monologue de feu.
Le coeur, c’est ce qui reste et ne parvient pas à brûler avec tout le reste. C’est la force de création de transformation, la pompe infernale qui nous maintient encore debout, semble nous dire l’auteur. La mise en scène frontale s’appuie sur la musique conçue par le metteur en scène. Elle propulse le spectateur au centre de l’action en jouant sur les rythmes qu’alimentent en permanence les flux d’énergie du personnage.
Ceux d’une jeunesse, incontrôlable qui s’affranchit librement du périmètre de la bienséance « Ma mère meurt, elle meurt la salope, et elle ne me fera plus chier. » Une jeunesse qui se cherche, se trompe, s’épuise, mais garde l’oeil vif sur ce qui se passe et s’enrage de la fuite des autres. Il faudrait prendre de la distance, mais quelle distance face à la guerre ? Quelle distance face à sa mère qui meurt là devant nos yeux…
Avec ce texte de Mouawad on est humains en direct et on amasse un peu de cette émotion qui envahit l’espace. De l’éruption de mots à l’intimisme des situation, la pièce s’offre sans temps mort, le répit vient de la création. Au sortir de l’épreuve, la libération se trouve dans l’accomplissement pictural. Envers et contre toute cette merde, juste pour exister.
Car tu es poussière d’Harold Pinter mis en scène par Stéphane Laudier d’après un texte adapté par Jean-Marie Besset ouvre actuellement la saison du CDN à Grammont. Cette
pièce poignante du Prix Nobel britannique fut écrite et montée en 1996 au Théâtre du Rond-Point à Paris. Elle est donnée, comme il se doit en petite forme.
Artisan éclairé de l’écriture dramatique, Pinter aborde la Shoah par le truchement de la mémoire d’une femme. Nichée dans la sphère intime d’un couple en situation d’échec, la tragédie s’émancipe progressivement de l’espace intérieur pour rejoindre l’histoire collective.
Adepte de l’essentiel, Stéphane Laudier concentre son travail sur le pouvoir hypnotique du texte en puisant en profondeur dans les ressources des deux comédiens. Dans le rôle de Rebecca, Fanny Rudelle se révèle saisissante d’authenticité, tandis que son compagnon Jean-Marc Bourg (Devlin) campe un jeu subtil et périlleux qui vise autant à interpréter la fêlure de sa compagne qu’à y succomber.
Orfèvre de la dérive humaine, Pinter aborde le traumatisme sous l’angle des dégâts et non
de la réparation. Le texte fragmenté exhume la blessure d’une mémoire qui refuse à se révéler. Trahie par la résistance au sens commun, la charge de l’émotion s’en trouve décuplée. On frise parfois l’absurde.
Le respect porté au texte et la précision du jeu restitue l’étendue sous-tendue par cette oeuvre extrême.
JMDH
Après la création à Montpellier, le spectacle « Car tu es poussière » sera en tournée dans la région Languedoc-Roussillon : A Narbonne, au Théâtre Scène Nationale les 3 et 4 décembre 2013 et àPézenas en juin 2014, dans le cadre du festival Molière dans tous ses états
Festival. Avec «Tabac Rouge» le petit-fils de Chaplin relance les dés pour « empêcher le ciment de prendre »
James Thiérrée le petit-fils de Chaplin, présente Tabac Rouge au Printemps des Comédiens. Après Raoul, présenté au festival l’année précédente, il opère un retour en puissance renouvelant son approche. Pour la première fois Thiérrée ne foule pas le plateau. Ce «chorédrame» d’une grande intensité physique marque un tournant dans son oeuvre. Entretien.
Quand le tabac est rouge, il se consume, le titre renvoie-t-il à cette ultime incandescence ?
Je cherchais un titre qui n’ait pas de vocation descriptive. Un objet séparé du spectacle qui puisse en même temps le révéler. J’ai pensé à abat-jour et j’ai inversé, ce qui donne Tabac rouge. J’ai aimé l’aspect toxique, addictif, c’est presque une texture, ce titre…
Le jeu du décor vivant et des comédiens dans un mouvement continu évoque le changement et laisse comme un goût d’inachevé…
Une des idées maîtresses du spectacle tournait autour de la transformation. On est pris dans une forme d’ébullition, avec des courants, des mouvements et des pauses. Après avoir traversé l’enfer de Dante, le monarque atterrît. J’ai toujours pensé qu’il fallait bouger pour que la matière reste dans le théâtre. Pour empêcher le ciment de prendre. Ce n’est pas une histoire structurée avec des intrigues humaines, c’est une alchimie et des sentiments. Je fais encore des réglages, rien n’est figé.
On retrouve l’humanité de votre pièce précédente « Raoul » mais l’étendue du sujet, le rapport au groupe et au pouvoir rend ce spectacle plus périlleux…
Avec Raoul, j’étais arrivé à un point où je pouvais consolider. Mais j’ai préféré sortir de mes habitudes, chercher dans des zones non acquises. Tabac rouge, est la première pièce que je monte avec autant de monde, c’est la première fois que je travaille avec des danseurs et la première fois où je n’ai pas de contact direct avec le plateau. J’ai aussi épuré au niveau des décors. J’ai voulu relancer les dès dans ma manière de travailler sans me lancer complètement dans un trou noir.
Le regard de metteur en scène aiguise-t-il votre approche critique ?
Oui.
La problématique du pouvoir fait ressortir des interdépendances humaines mais aussi avec la technique, la machinerie…
je me suis retrouvé face à un monstre. Le maître se trouve face à son Frankeinstein. Il a construit cette machine, il essaie de faire comprendre qu’il s’est fait emporter. Il subit une oppression qui le détourne de son pouvoir mais il y est ramené par le groupe qui le contraint à prendre ses responsabilités.
Il tente de démissionner ce qui renvoie à l’impuissance du politique et aussi à la question du pouvoir artistique ?
Effectivement, dans mes premières divagations l’action se situait autour d’un créateur, presque d’un metteur en scène face à son oeuvre. Mais je ne voulais pas basculer dans ce sujet frontalement et j’ai dérivé vers le politique.
Le monde de Thiérrée atteint une grande intensité. Photo Richard Haughton
James Thiérrée a choisi de rester aux manettes pour nous emporter dans le monde de Tabac Rouge. Cette pièce tient de la démesure, dans une époque, la nôtre, où rien ne s’ancre. Une heure quarante de mouvements permanents où tout se construit et se déconstruit. On embarque pour une traversée hallucinée vers un cap non défini. On plonge dans un univers expressionniste où les décors entrent dans la chorégraphie en modifiant sans cesse l’espace. Dans les tableaux de cette tempête scénique, les comédiens, pour la plupart danseurs, dégagent une énergie de tonnerre. Le propos s’exprime dans une langue corporelle qui agglutine théâtre, pantomime, cirque, danse, et cinéma (sans projection), autour de l’émotion.
On retrouve le rapport central que l’oeuvre de Thiérrée entretient avec l’humanité. A la différence de Raoul, son spectacle précédent où il évoluait en solo, le sujet s’élargit au groupe et se décline autour du rapport au pouvoir. Denis Lavant excelle dans son interprétation de monarque décadent assez proche d’Ubu. Le groupe de danseuses qui incarne le peuple renvoie au choeur de la tragédie grecque. Il rappelle le maître à ses responsabilités, se soumet à son autorité, se révolte… Avec une grande intensité expressive, Thiérrée traduit le drame contemporain du pouvoir politique perdu en mythe. Cette vision sombre et fantastique de la réalité concerne tout autant le monde de l’art semble glisser ce grand créateur.
Thomas Ostermeier : Les Revenants trop policés
Thomas Ostermeier joue sur l’ambiguïté. Photo Mario-Del-Curto
Très attendue la mise en scène de Thomas Ostermeier nous laisse un peu sur notre faim. Le directeur artistique de la Schaubühne am Lehniner Platz Berlin, une des grandes maisons du théâtre européen, a la réputation de revisiter les pièces de répertoires pour leur donner une prégnance toute contemporaine. C’est en fin connaisseur de l’oeuvre d’Ibsen sur laquelle il a beaucoup travaillé, qu’il adapte l’histoire de cette famille qui refoule ses démons avant de se retrouver en proie aux fantômes de son passé. Avec ce texte écrit en 1881, le dramaturge norvégien mettait le doigt sur l’hypocrisie de la morale puritaine.
Dans les deux premiers actes et la première partie du troisième, Ostermeier, nous offre un beau moment de théâtre. La mise en scène est sans accroc, l’idée du plateau qui tourne comme le temps, fonctionne. L’esthétique vidéo, signée Sébastien Dupouey, séduit. On s’amuse même des dialogues un peu surjoués entre la veuve Alving et le pasteur Manders. En parallèle, on pressent un certain malaise, mais on a le sentiment de pouvoir y échapper. Cette superposition de registres nuit à la tension des âmes qui est au coeur du propos de l’auteur. A la fin, le dénouement tragique explose le cadre, nous transportant dans un autre univers, proches des formes Fassbinderiennes. Sacrilèges en série qui méritent à eux seuls le détour.
Et tourne la folle décadence
300 el x 500 el x 30 el du Collectif FC Bergman
Une heure d’obsessions proche de la performance. Photo Dr
Entre Macbeth et Les Idiots de Lars von Triers, Le Collectif FC Bergman d’Anvers, frappe le public avec 300 el x 500 el x30 el. Un petit déluge, une vision européenne de l’univers lynchien, une mise en abîme de notre affligeante sphère privée… Le dispositif scénique, voire filmique, pose l’action dans un petit village, à la lisière d’une forêt vivante. Au centre, un pêcheur déprimé se morfond devant la mare d’où il entend sortir la prise du siècle. Derrière lui, dans les cabanes, la vie bat son plein. Un travelling circulaire révèle aux spectateurs l’ordinaire intime des villageois qui oscille entre jeux sadiques, boulimie, domination, sexe, guerre, amour puni et rédemption. «Mais de quoi ça parle ? » interrogent deux spectatrices d’un certain âge déstabilisées par les scènes de sexes non simulées. Il faudra qu’elles finissent leur plaquette de cachetons pour profiter de la catharsis. La troupe flamande joue la carte du réalisme absurde en ouvrant extra large sur la bêtise intime. A chaque passage de la caméra, les comédiens repoussent la provocation plus loin. Un regard inspiré qui n’hésite pas à déstabiliser, pour évoquer l’emprisonnement collectif des individus. En guise de happy-end, le comportement pathologique et sectaire sert de bouée commune dans une célébration mortifère. On adore, on déteste, mais tout le monde en parle en sortant.