Couple mixte : « La police fouille dans nos sentiments »

Reportage. Dans le train qui les amène à Paris, les conjoints français d’étrangers confient les humiliations incessantes dont ils font l’objet.

Ils sont de plein droit sur le sol français. C’est leur pays et pourtant l’envie d’être heureux leur est refusée par la loi. C’est ainsi qu’ils ont rejoint le collectif pour la défense du droit à une vie familiale des couples mixtes, initié par la Cimade de Montpellier sous la bannière évocatrice Les Amoureux au Ban public. Seize d’entre eux, époux et épouses français de sans papiers, ont pris le train mercredi pour la capitale, direction le Sénat et l’Assemblée nationale. L’idée d’une intervention collective des conjoints auprès des parlementaires donne une autre portée à la démarche. « Et puis au moins on sait qu’ils ne risquent pas de se faire ramasser à la descente du train », précise le responsable régional de la Cimade, Jean-Paul Numez.

Dans le TGV qui les conduit à Paris où les députés débattent du nouveau projet de loi sur l’immigration, les langues se délient. « Je connais mon mari depuis 2003. Il est entré légalement. Nous sommes mariés depuis 14 mois. Ca n’a pas été facile, ils sont venus l’arrêter à domicile deux jours avant notre mariage. Le tribunal administratif a annulé l’arrêter de reconduite à la frontière. Mais la préfecture refuse de lui délivrer un certificat de long séjour, explique Delphine. En juillet dernier, la police a multiplié les descentes, nous avons dû nous éloigner. On vit dans la peur, les enfants ne comprennent pas. »

Beaucoup font état des exactions commises par l’administration française dans leur vie personnelle. D’autres regardent le paysage qui défile en silence, conscients du durcissement qui se joue à l’Assemblée, alors qu’ils se trouvent déjà en prise à des embûches kafkaïennes. Plus que la colère, c’est l’incertitude ravageuse qui se lit sur les visages. Celle d’une situation qui rend tous ces amoureux vulnérables, à la merci d’une administration suspicieuse régie par l’arbitraire.

Vivre dans la peur

La loi exige que les maires saisissent le procureur de la République de tous les mariages mixtes. Celui-ci demande systématiquement une enquête de police ou de gendarmerie pour évaluer la capacité au mariage mais sans plus de précision. « On doit se justifier. C’est très humiliant quand la police fouille dans vos sentiments, confie une femme de 35 ans. Ils m’ont demandé où vous êtes-vous rencontrés pour la première fois ? Mon mari est libraire. A la papeterie, ai-je répondu.  Quelle est le nom de cette papeterie m’ont-il demandé, et là, je ne sais pas pourquoi, j’ai eu un trou. Le dossier a été rejeté. » Le plus souvent les refus ne sont pas justifiés. Il n’y a pas de critères objectifs. « Je suis mariée depuis quatre ans, mon mari est algérien, il est entré en France avec un titre de plein droit. Nous nous sommes mariés, il a obtenu une carte de 4 mois. Nous n’avons jamais reçu sa carte d’un an. Au bout de deux ans, je suis allée à la préfecture pour savoir pourquoi. La gendarmerie est venue faire une enquête à la maison. Ils ont constaté qu’il n’y avait pas de photo de nous sur les murs. Que nous n’avions pas d’enfant et pas de compte commun et  ont conclu au mariage de complaisance ! J’ai attaqué devant le tribunal administratif qui a suspendu la décision. Mais nous sommes toujours coincés. Nous attendons les papiers. »

Quitter la France

« Vous ne cherchez pas la situation, elle vient vers vous. » témoigne un cadre financier à la retraite. Il a choisi d’être du voyage pour soutenir sa fille. « Elle était dans une école internationale. Il y avait de fortes chances pour qu’elle rencontre un étranger, constate-t-il. Magali a rencontré un Tunisien. Ils s’aiment et comptaient se marier en juin. Quitte à le faire dans un pays qui accepterait leur union, mais ma fille a trouvé un poste à responsabilité à Cannes. Du coup ils sont passés dans la clandestinité parce que la préfecture refuse de renouveler le visa de mon futur beau-fils. C’est absurde et inacceptable. Et je sais bien qu’il existe des situations beaucoup plus difficiles. Moi je vais les encourager à quitter la France. »

Préoccupante réalité

Le train des amoureux arrive à la gare de Lyon. Direction l’Assemblé nationale où les Montpelliérains et les Nîmois rejoignent d’autres conjoints parisiens. Françoise de la Cimade de Marseille explique qu’une arrestation a retenu les Marseillais sur place. Aux abords de l’Assemblée, le groupe se scinde en deux, sous le regard vigilant du service de sécurité. Une partie des amoureux prend la direction du Sénat où ils seront reçus par le groupe PS en charge de l’immigration. L’autre rencontrera le député UMP Etienne Pinte qui s’est distingué de son groupe sur cette question et le député PCF Patrick Braouzec qui souhaite défendre un amendement dans l’après-midi. Devant les parlementaires attentifs, chacun prend la parole succinctement pour expliquer sa situation et les humiliations vécues. Les membres de la Cimade ponctuent les explications de courts commentaires techniques sur les dossiers. L’opération ne vise pas à régler les dossiers individuels mais à informer les élus sur la préoccupante réalité du terrain.

Il est déjà l’heure de quitter les palais de la République pour le retour. A l’Assemblée, les débats se poursuivent. Tout est ficelé. Tard dans la nuit, le projet de loi sur l’immigration, le plus régressif et radical depuis les années les plus sombres de la France passe comme une lettre à la poste. Seuls 45 députés ont voté contre le retour du droit du sang. Les amoureux au ban public se séparent en gare de Montpellier « Je sais que je ne suis pas plus avancée sur mon dossier, dit Audrey dont l’aimé est coincé au Maroc, mais cette journée m’a redonné du punch. » On promet de se revoir très bientôt.

Jean-Marie Dinh

Voir aussi : Rubrique Société, citoyenneté, rubrique Politique de l’immigration,

Le conservatisme en politique

Les XXII es Rencontres de Pétrarque rediffusées sur France Culture abordent la question du conservatisme. Un statu quo qui s’applique bien à la politique française…

Les juillettistes ont manqué les XXII Rencontres de Pétrarque consacrées à la question « sommes-nous de plus en plus conservateur ? » Si le sujet les intéresse, ils peuvent se rattraper en écoutant France Culture qui rediffuse actuellement les enregistrements réalisés dans la Cours des Ursulines durant le Festival de Radio France. Nous revenons également cette semaine sur deux des débats abordés au cours de ces rencontres : Aujourd’hui le conservatisme en politique.

Messieurs les anglais tirez les premiers. Seul étranger autours de la table, le député travailliste Denis Mc Shane qui fut ministre aux affaires européennes dans le gouvernement Blair se lance. Avec un certain goût pour la provocation, il oppose « la révolutionnaire et libérale Margaret Thatcher au conservateur François Mitterrand. Oui, affirme le député britannique, la France est aujourd’hui le pays le plus conservateur d’Europe Chez vous, tout changement est refusé. La France ne bouge pas. Et quand le conservatisme ne marche pas, il fait naître des gens qui sont prêts à changer. » C’est ainsi que le travailliste s’explique l’avènement de Sarkozy. Au centre de son constat, les partis figés qui ne souhaitent pas le changement parce qu’ils sont incapables de changer leur propre fonctionnement. Silence, un troupeau d’éléphants passe sans bruit. Mc Shane poursuit. Tout en distinguant les conservateurs britanniques de leur homologues français, le social démocrate décomplexé prédit à la gauche française 15 ans de traversée du désert pour s’adapter au peuple. Vision cauchemardesque et pragmatique dont la clarté dérange ses co-conférenciers, mais qui oriente, dans le même temps, cette question du conservatisme vers la gauche.

Longue tirade d’Alain Finkielkraut qui observe de loin notre entrée dans un autre monde. « C’est le triomphe de la pensée calculante et la défaite de la pensée méditante. La culture s’engloutit dans le culturel». Le monde peut s’écrouler, Finkielkraut fera toujours du Finkielkraut. Reste que les néo conservateurs, Thatcher, Bush et Sarkozy, ne sont pas des conservateurs. Ils importent ou exportent un système idéologique et sont prêts à tout bousculer pour l’imposer. « Face à cette droite avide, les socialistes sont ils confiants dans leurs croyances ? » S’interroge Daniel Lindenberg « La défaite de Ségolène Royal est réelle. Elle n’est pas cosmique », précise l’historien des idées, la gauche immobiliste doit tirer les enseignements de cette droite qui pratique la guerre du mouvement. » pour Lindenberg, les lignes politiques bougent. Et en se réappropriant le culte de l’autorité et de la tradition, la gauche ne se projette pas dans l’avenir. Elle cède simplement à la tentation du repli.

Georges Frêche coiffe sa casquette d’historien pour rappeler que « La conservation et le progrès n’ont jamais été égaux. Le changement est bref et le conservatisme est long. » En France depuis deux siècles la vrai gauche n’a gouverné que onze petites années souligne le président de Région qui rejoint Mc Shane pour annoncer au PS son entrée dans un long purgatoire. « Ne tentons pas d’être absolument moderne. Mais efforçons-nous d’être contemporain.» recadre Antoine Compagnon qui enseigne la littérature au Collège de France.

La volonté de faire du passé table rase est un axe essentiel des politiques totalitaires. Il y a des libertés de la modernité qui reste à défendre et d’autre à contenir comme la liberté économique. Celle que l’anarchiste conservateur, Georges Orwell que personne ne cite, définissait comme « une liberté qui est le droit d’exploiter l’autre à son profit » Percutant non ?

Jean-Marie Dinh

Voir aussi : Rubrique Débat politique Présidentielles 2007 victoire de  Sarkozy, Rubrique Essai Alain Badiou Organiser une critique de la démocratie,

Emmanuel Négrier :  » Un discours de type néo-conservateur à l’anglo-saxonne permet de gagner les élections »

Quels sont les grands enseignements que l’on peut tirer de la victoire de Nicolas Sarkozy ?

L’augmentation de la participation considérée comme un facteur plutôt favorable à la gauche, ne s’est pas confirmée dans ce sens. D’autre part, la démonstration est faite, même si tous les Français n’en ont pas conscience, qu’un discours de type néo-conservateur à l’anglo-saxonne permet de gagner les élections. Mais si le candidat sortant est parvenu à représenter la rupture, la démonstration n’est pas faite que ce discours permet de gouverner.

Pour rattraper son retard Ségolène aurait-elle pu jouer une autre carte que cette conversion vers la social- démocratie ?

Nous n’avons pas le recul, mais il est probable que cette nécessité lui a fait perdre des voix de gauche. En même temps, on assiste à une conversion non négligeable de l’électorat de gauche classique. C’est dommage parce que c’est la rupture d’une tradition française, vers une logique purement social-démocrate.

Le report des voix centristes n’a pas provoqué de surprise ?

La conversion bayrouiste n’était pas évidente. Depuis le programme commun de la gauche, l’électorat de Bayrou a toujours choisi la droite au travers de l’UDF ou du centre droit. On assiste un peu à une inflation de ce que représente Démocratie libérale depuis quelques années. Avec une conversion de ce centre droit vers Madelin. A partir de maintenant, c’est l’expérience du pouvoir inspirée par la rupture néo libérale qui va être déterminante pour le centre.

Sarkozy est parvenu à lepeniser son discours sans rebuter les centristes ?

L’idée que peuvent avoir les centristes est qu’il y a, chez les lepénistes, une partie d’égarés qui a perdu ses repères et dont une droite un peu musclée et sûre de ses valeurs pourrait les ramener à la raison.

Le discours néo-conservateur recrute largement dans les milieux populaires ?

C’est l’une des interrogations. On voit très clairement que Nicolas Sarkozy a réussi cette alchimie qui consiste à avoir un discours de rupture à l’égard d’une certaine forme de consensus socialiste à la sauce Chirac. Et avoir un discours beaucoup plus offensif dans les projections économiques de son programme plus inégalitaire et pourtant rallier autant de suffrages dans les milieux ouvriers que Ségolène Royal.

Ségolène s’est distinguée en jouant à certains moments contre son parti. Est ce que le PS a fait tout ce qu’il fallait pour qu’elle passe ?

Sans doute pas, son discours, assez personnel finalement, est l’indice d’une volonté de conquérir plutôt à l’intérieur de la gauche en se rendant pratiquement incontournable pour tout ce qui concerne la recomposition de la gauche actuelle.

On a aussi vu DSK se mettre sur les rangs dès les premières minutes.

Les deux peuvent gérer l’affaire ensemble. D’un certain côté, Ségolène a montré qu’elle avait des qualités importantes mais elle n’est pas la seule à pouvoir assurer cette transfiguration social-démocrate de la gauche française.

Le devoir d’opposition du PS par rapport au danger du Sarkozy « Kärsher » et l’élan vers la social-démocratie peuvent-ils participer d’un même mouvement ?

Il ne faut pas imaginer une seconde que la droite telle qu’elle va apparaître au gouvernement est une droite unifiée. Elle l’est uniquement par le chef sur un mode néo-bonapartiste. Mais en même temps elle est traversée de courants de division voire de haines interpersonnelles extrêmement fortes. Ce qui a pesé sur l’élection au premier tour, c’est l’absence d’alternative crédible à gauche du parti socialiste, par l’extrême émiettement et la concurrence. Hormis ceux qui l’ont vécu de l’intérieur, personne n’est en mesure de dire ce qui les différencie sur le fond.

Quel est le défi de la gauche antilibérale aujourd’hui ?

L’un des défis va être la construction d’une alternative non pas social-démocrate mais capable de jouer le jeu à gauche. Etre à la fois le refondateur d’une gauche « centrisée » sans être uniquement dans le jusqu’auboutisme oppositionnel.

Quel crédit donner à la déclaration du futur président très axée sur l’international ?

Durant la campagne, il a montré sur ce sujet des signes de faiblesse évidents. Son positionnement lui permet de sortir du débat en se situant à une échelle neutralisée. Quand il a parlé de l’union méditerranéenne et d’aides à l’Afrique, on a remarqué que les applaudissements devenaient extrêmement discrets dans son auditoire tandis qu’il a été très applaudi à propos des « amis américains ».

A court terme, quels sont les grands défis du nouveau président ?

Si on met de côté ceux qui concernent l’exercice du pouvoir et les calculs électoraux, ce qui n’est pas rien, la question clé c’est comment passe-t-on d’un discours néo-conservateur qui a permis de gagner les élections à un discours qui permet de gouverner ? Comment faire accepter à des gens qui n’ont aucun intérêt à cette politique qu’elle est juste ? Est-ce que c’est possible en France aujourd’hui ?

recueilli par Jean-Marie DINH

Voir aussi : Rubrique Débat politique Le conservatisme en politique, Rubrique Essai Alain Badiou Organiser une critique de la démocratie

 » La littérature est un plaisir »

todorov-moyenneRencontre. Avec Tzetan Todorov à propos de la problématique de son essai  : La littérature est-elle en péril ?

Vos années d’études sont marquées par la volonté d’échapper aux dogmes idéologiques qui régnaient en Bulgarie. A la fin des années 50, vous fuyez la schizophrénie collective et vous vous retrouvez en France face au système de classification littéraire. Est-ce une autre forme de schizophrénie ?

Pas vraiment, parce que dans le milieu intellectuel des années 60, il y avait une libre circulation d’un milieu à l’autre. On pouvait s’enfermer, mais dans une servitude volontaire. Alors que dans le monde totalitaire, vous êtes contraint. Dans le privé, les gens révèlent une facette de leur être librement. Et quand ils se retrouvent dans la sphère publique, ils tiennent un discours convenu pour se soumettre aux prescriptions de l’idéologie. Quand on a vécu dans ces conditions, on comprend beaucoup de choses et on a un peu peur parce que l’on se rend compte que n’importe quelle population mise dans certaines conditions se comporterait de la même manière. On ne peut pas échapper à un pouvoir qui vous entoure de partout.

La servitude volontaire,  n’est-ce pas pire ?

Cette servitude volontaire est d’une certaine manière pire parce qu’on l’accepte et elle vous contamine de l’intérieur. Alors que l’autre type de servitude est une pure contrainte. Mais le totalitarisme ne fonctionne pas comme ça. Tout le monde est à la fois maître et esclave, surveillant et surveillé et c’est cette pénétration de toute la société qui est vraiment le trait caractéristique et en même temps une révélation effrayante. Parce qu’être soumis, tout le monde peut le comprendre : on peut être vaincu par des forces plus grandes que la sienne. Mais être complice, on voudrait ne pas l’accepter.

Pourquoi écrire ce livre maintenant ?

Cela est  lié à mon parcours individuel. Après mes études littéraires, j’ai éprouvé le besoin de me familiariser avec les disciplines des sciences humaines. Parce qu’il me semblait que la littérature n’est pas coupée du reste du monde. Je me suis engagé dans mes années de voyage intérieur à travers les sciences humaines. La littérature, je l’avais laissée un peu de côté et puis il y a quelques années, j’ai eu le sentiment que ce parcours était terminé. Et j’ai voulu faire le point sur ce qui avait été ma profession.

Votre propos donne à penser que l’on étudie plus la méthode que le sens des œuvres littéraires…

J’ai acquis cette connaissance concrète au sein du Conseil national des programmes. Pendant quelques temps, on s’est dit que les études littéraires pouvaient être améliorées en introduisant des concepts et des méthodes plus rigoureuses que celles qui avaient cours. Ce projet remonte aux années 60. J’y ai moi-même participé. Mais une fois introduit dans l’enseignement scolaire, cela s’est transformé en une étude des seules méthodes au détriment des textes. Ce qui devait être un instrument est devenu l’objet de l’étude même. Les fleurs du mal ou Mme Bovary deviennent des exemples illustrant les figures de rhétoriques ou les procédés narratifs au lieu que cette connaissance puisse nous servir à mieux comprendre le sens, la beauté, les idées, la pensée de ces œuvres.

Vous précisez que cela ne relève pas de la responsabilité des profs que peuvent-ils faire ?

Ils peuvent influencer leur encadrement. Moi je m’attaque plus à l’encadrement qu’aux professeurs. Pour dire la vérité, ils font les choses comme cela leur convient. Il y a une grande variété dans les classes. Mais cette variété n’est pas illimitée. Parce que vous avez des programmes nationaux qui deviennent contraignants comme au moment du Bac. Et puis il y a les inspecteurs qui viennent et qui notent. Donc on ne peut pas faire les choses à sa guise, mais ils peuvent élever la voix à travers leurs associations et leurs syndicats. Il faut revenir à une attitude beaucoup plus simple qui correspond à l’expérience des lecteurs communs. Qui lisent pour le plaisir, pour une meilleure compréhension de ce qui les entoure et d’eux-mêmes.

Il est plus facile de contrôler la méthode d’analyse que la nature de l’œuvre ?

Oui, on pourrait faire des QCM en cochant les bonnes réponses. Mais c’est une dérive à laquelle il faut absolument résister. Il faut que l’on sache comprendre, parler, s’exprimer et cela c’est plus difficile à noter. Il y a une défection massive dans cette filière. Aujourd’hui, on ne prend le Bac L que parce qu’on n’est plus capable de faire des maths. Et c’est absurde parce que la filière littéraire devrait être celle qui nous apprend le plus sur la société humaine. Et toutes les professions ont à faire aux comportements humains. Il faut partir du postulat que la littérature c’est du plaisir.

recueilli par Jean-Marie Dinh

La littérature est-elle en péril ? éditions Flammarion

Voir aussi : Rubrique Débat : Identité nationale Refuser ce débat

Le stéréotype dans les discours coloniaux

 L'image du "nègre" chez Hellé

Paul Siblot est linguiste analyste du discours en science du langage à l’université Paul Valéry. Il vient de coordonner un colloque avec l’ethnologue Paul Pandolfi sur le thème du stéréotype dans les discours coloniaux

Ce colloque fait suite à un programme interdisciplinaire, comment a-t-il été mis en place ?

Le point de départ tient à un projet qui avait deux objectifs. La perspective de la création de la Maison des sciences de l’homme, ce qui est chose faite depuis septembre à Montpellier, et le projet qui a démarré en 2003. Il s’agissait de produire une expérience où nous aurions vu comment des gens de différentes disciplines étaient capables de travailler ensemble dans le champ d’un programme réunissant des ethnologues, historiens psychologues linguistes, spécialistes de la littérature…

Quelle est la vocation de la Maison des sciences de l’Homme de Montpellier ?

Cette structure intègre un ensemble de maisons qui sont en réseau et qui ont pour but de fédérer des disciplines qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble. La fédération se fait sur des projets innovants. A Montpellier nous avons retenu la thématique, des interactions euro-méditerranéennes, identité territoire et développement.

Pourquoi choisir l’étude des stéréotypes dans les discours coloniaux ?

Les images toutes faites qui se présentent à l’esprit sitôt que l’on évoque une catégorie humaine exercent leurs emprises sur la perception même de la réalité. Cela intéresse à peu près toutes les disciplines des sciences humaines et sociales. Il est apparu que dans le contexte colonial on avait des discours ou les représentations des autres, vont jusqu’à la caricature. Le trait est particulièrement grossier du fait de la nature conflictuelle des relations et de l’emprise de la domination exercée. Ces discours sont d’une certaine manière exemplaires pour ce type d’étude.

Outre l’interdisciplinarité, vous semblez attaché à la participation des chercheurs du Sud …

Dans un contexte général animé par une guerre des mémoires coloniales, il était important de dépasser ce cadre conflictuel où des communautés s’affrontent à travers des porte-parole plus ou moins légitimes. On a eu un débat sur des bases d’une scientificité partagée avec nos collègues des ex-pays colonisés et il n’y a eu vraiment aucun problème. Nos interlocuteurs qui étaient parfois venus avec l’idée de défendre leur point de vue avec pugnacité, l’on fait mais sur le terrain scientifique. Je trouve que toutes les opérations qui se font dans le champ du lègue colonial, n’ont de validité et de pertinence que si elles sont en mesure de se faire avec les gens représentant les anciennes sociétés colonisées.

Avez-vous un point de vue sur le projet du Musée de l’histoire de la France en Algérie prévu à Montpellier ?

Pour ma part, ce projet qui semble-t-il, n’a pas pris sur lui de s’engager dans un projet avec les scientifiques du Sud n’a aucune espèce de pertinence à mes yeux. Il s’agit là d’un préalable scientifique. Si nous ne sommes pas capables de travailler avec des scientifiques d’ex-pays colonisés ou si l’on construit un projet qui les ignorent dès le départ, c’est que l’on a la volonté de reconduire actuellement dans une étude prétendument scientifique, le type de relations que l’on avait auparavant.

Comment les représentations des XIX et XXe siècles ont-elles conduit à distinguer les hommes civilisés des indigènes ?

Il faut partir de plus haut et ne pas oublier que dans l’antiquité les Grecs et les Romains appelaient barbares tout ceux qui n’appartenaient pas à leur propre espace. La civilisation méditerranéenne est dans son ensemble un fait colonial.

Au XIXe cette division se superpose avec un classement par race…

Ce qui apparaît au XIXe c’est une théorisation sous la forme de l’anthropologie culturelle et physique qui va essentialiser cette différence pour en faire une hiérarchisation sociale sous les espèces. Le racisme connaît à cette époque une rationalisation scientifique et intellectuelle qui sera légitimée politiquement par Jules Ferry.

Aujourd’hui les conflits identitaires, ethniques ou religieux, s’imposent dans le désordre mondial. N’est-ce pas là un retour aux représentations coloniales mises entre parenthèses par la guerre froide ?

C’est un problème complexe. Il est remarquable que le régime soviétique n’ait pas véritablement remis en question le rapport de l’empire colonial tsariste. Je pense aussi qu’au nom de l’universalisme, l’idéologie républicaine française rejette la dimension de l’ethnicité comme elle ignore celle du sacré religieux. Mais ce principe est théorique. Il ne correspond ni à la réalité du vécu, ni à celle du fonctionnement de la république. Comment peut-on admettre cette idée d’un indigène qui est une catégorie juridique privée des droits de citoyens et qui reste en même temps sous la devise liberté, égalité, fraternité ? De ce point de vue la France n’a pas encore porté le regard critique au niveau qui se doit, pour que l’on puisse estimer que nous avons dépassé cet héritage. Nous sommes encore dans une période post-coloniale.

L’Europe forteresse qui se construit ne consomme-t-elle pas le divorce entre l’espace économique et l’espace humain ?

Sur l’ensemble de notre planète, l’Europe est probablement l’un des espace qui a le plus accueilli des personnes de l’extérieur.

La volonté de s’en tenir au strict domaine scientifique ne condamne-t-elle pas le savoir à rester dans sa tour d’ivoire alors que les impacts sociaux sont de plus en plus préoccupants ?

Un travail scientifique bien fait doit s’imposer à tous quelques soient les options politiques que l’on peut avoir par ailleurs. Je crois que ce qu’une réflexion scientifique peut apporter de plus utile et fondamental dans le débat social, c’est précisément ce qu’elle peut faire en tant que construction de connaissances objectivées et démontrables. On n’est jamais plus politique que lorsque l’on fait ce travail avec une rigueur scientifique où les arguments ne sont pas motivés par les affaires de la cité.

Quelle sont les possibles évolutions des relations euro-méditerranéennes sur le plan identitaire ?

Il y a tout lieu d’être inquiet. Le terme même de dialogue euro-méditerranéen apparaît comme une formule incantatoire. Les deux points de contacts géographiques qui existent sont à ce titre symboliques. On trouve à une extrémité les barbelés des enclaves espagnoles avec tout ce qui s’y passe, et à l’autre, le mur qui traverse Jérusalem. Le fossé se creuse. L’échec récent de la rencontre de Barcelone sur le projet méditerranéen le démontre. C’est la raison pour laquelle tout en nous battant sur des objets propres aux sciences sociales comme le stéréotype, nous remplissons une fonction sociale pour éviter que cette fracture n’aille vers des aggravations irrémédiables.

Recueilli par
Jean-Marie DINH