Donald Trump, l’assassinat de Jamal Khashoggi et… l’Iran

« Le monde est un endroit très dangereux ! » · Quelques réflexions sur la déclaration de Donald Trump concernant l’assassinat de Jamal Khashoggi, alors que le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman s’apprête à se rendre au sommet du G-20 à Buenos-Aires à la fin du mois.

Donald Trump et Mohamed Ben Salman dans le Bureau ovale de la Maison Blanche, 14 mars 2017. Shealah Craighead

Donald Trump et Mohamed Ben Salman dans le Bureau ovale de la Maison Blanche, 14 mars 2017. Shealah Craighead

Le président américain Donald Trump vient de rendre publique une déclaration sur l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Sa tache était d’autant plus difficile que le Washington Post avait divulgué des informations selon lesquelles la CIA était convaincue de la culpabilité du prince hériter saoudien Mohamed Ben Salman (MBS) dans ce crime, ce que confirment toutes les informations rendues disponibles par la Turquie. Ce texte de Donald Trump est un cas d’école. On hésite sur la manière de le qualifier : cynisme, arrogance, mépris de la vérité, mais une chose est sûre, il fera date dans les annales de l’histoire de la diplomatie.

Le titre d’abord : « Le monde est un endroit très dangereux ! » sert, dès le départ, à déplacer le problème qui n’est plus l’assassinat barbare de Khashoggi, mais… l’Iran. C’est d’ailleurs contre ce pays que débute la diatribe du président américain : « L’Iran est responsable d’une guerre sanglante par procuration contre l’Arabie saoudite au Yémen, qui tente de déstabiliser la fragile tentative de démocratie de l’Irak, soutient le groupe terroriste Hezbollah au Liban, soutient le dictateur Bachar Al-Assad en Syrie (qui a tué des millions de ses propres citoyens), et bien plus. De même, les Iraniens ont tué de nombreux Américains et d’autres innocents dans tout le Moyen-Orient. L’Iran déclare ouvertement, et avec une grande force : « Mort à l’Amérique ! » et « Mort à Israël ! » L’Iran est considéré comme « le premier sponsor mondial du terrorisme ». »

On pourrait rappeler bien des faits que le président semble oublier : que c’est l’Arabie saoudite qui a déclenché la guerre contre le Yémen ; que c’est l’intervention américaine en Irak qui a déstabilisé le pays ; que, si les Iraniens ont tué des Américains, ces derniers ont mené une guerre permanente contre leur pays ; que ce sont les États-Unis et Israël seuls qui considèrent l’Iran comme « le premier sponsor du terrorisme », etc. Mais nous savons que le président américain n’est ni un connaisseur de l’histoire de la région, ni un expert en géopolitique. On peut cependant insister sur un point : à l’heure où Trump tente de mobiliser le monde arabe et Israël contre l’Iran, un pays qui symboliserait « le Mal », il aura du mal à se réclamer d’une quelconque « supériorité morale » sur son adversaire s’il entérine la politique saoudienne. Même s’il sait pouvoir compter sur les cercles pro-israéliens à Washington et sur le gouvernement de Tel-Aviv qui ont été, depuis deux mois, les plus fermes soutiens de MBS.

Or c’est ce qu’il fait tout au long de son texte. Il affirme ainsi, contre toute vraisemblance, que l’Arabie « se retirerait volontiers du Yémen si les Iraniens acceptaient de partir ». Il est inutile de revenir longuement sur ce mensonge, sur la manière dont l’Arabie et ses alliés ont déclenché une guerre d’agression, détruit le pays, visé les civils, affamé sa population. Ni sur le fait que l’implication réelle mais limitée des Iraniens au Yémen est venue en réponse à cette intervention, les houthistes se cherchant des alliés.

Mais Trump se veut « réaliste », soucieux des intérêts économiques des États-Unis. Il insiste sur le fait que l’Arabie saoudite aurait accepté, après sa visite à ce pays en 2017, d’acheter pour 450 milliards de dollars (395 milliards d’euros) de produits américains, dont 110 (96 milliards d’euros) en matériels militaires. Mais tous ces chiffres ont été gonflés, la presse américaine l’a démontré à plusieurs reprises. Ils incluent des contrats signés sous la présidence Obama, comme de simples déclarations d’intention. Et Trump a aussi avancé des chiffres fantaisistes sur le nombre d’emplois que cela représenterait pour les États-Unis, allant jusqu’à un million — toute l’industrie de l’armement emploie moins de 400 000 personnes ! Fake news comme dirait Trump. Et même ces chiffres justifient-ils un appui inconditionnel à Riyad ?

« Notre pays n’approuve pas » ce crime

Il est significatif que le jour même où Trump faisait cette déclaration, Human Rights Watch révélait, dans un communiqué, que des actes de torture avaient été pratiqués contre les Saoudiennes arrêtées récemment — pratique il est vrai courante dans le royaume. Qu’importe toutes ces bavures, du moment que l’Arabie est « notre alliée » contre l’Iran, pays auquel le président américain a décidé de déclarer la guerre ! Comme le disait le président Franklin D. Roosevelt à propos du dictateur nicaraguayen Anastasio Somoza, « c’est peut-être un fils de p…, mais c’est notre fils de p… » Et on se souvient du soutien des États-Unis au régime du chah en Iran.

C’est dans cette perspective que Trump analyse le crime contre Khashoggi : « Notre pays ne l’approuve pas. » Ne l’approuve pas ? Un peu faible comme condamnation. Et Trump reprend ensuite les allégations de Riyad selon lesquelles Khashoggi « était un « ennemi de l’État » et un membre des Frères musulmans », des mensonges qui servent à atténuer la portée du crime commis. Et quid de la responsabilité de ce crime ? Là on touche au sublime : « Le roi Salman et le prince héritier Mohamed Ben Salman nient vigoureusement avoir eu connaissance de la planification ou de l’exécution du meurtre de M. Khashoggi. Nos services de renseignement continuent d’évaluer toute l’information, mais il se pourrait très bien que le prince héritier ait eu connaissance de cet événement tragique — peut-être qu’il l’a fait et peut-être pas ! »

Car Trump ne peut pas nier ce qui a fuité dans la presse américaine : la CIA est convaincue de la responsabilité de MBS, mais le président américain la traite comme un détail qui ne doit pas menacer les relations avec l’Arabie. « Ils ont été un grand allié dans notre très importante lutte contre l’Iran. Les États-Unis ont l’intention de rester un partenaire inébranlable de l’Arabie saoudite pour défendre les intérêts de notre pays, d’Israël et de tous les autres partenaires dans la région. Notre objectif primordial est d’éliminer complètement la menace du terrorisme dans le monde entier ! » Et Trump se contentera de punir quelques lampistes désignés par Riyad et dont le crime est d’avoir suivi les instructions de Riyad.

MBS au sommet du G-20 ?

Le Congrès suivra-t-il le président dans cette absolution donnée à la monarchie saoudienne ? Trump écarte à l’avance toute proposition qui ne serait pas « compatible avec la sécurité et la sûreté complètes de l’Amérique ». D’autant que le royaume, ajoute-t-il, a été très réceptif « à mes demandes de maintenir les prix du pétrole à des niveaux raisonnables. » Et de conclure : « J’ai l’intention de veiller à ce que, dans un monde très dangereux, les États-Unis défendent leurs intérêts nationaux et contestent vigoureusement les pays qui veulent nous faire du mal. Très simplement, cela s’appelle l’Amérique d’abord ! » Mais, même d’un point de vue de realpolitik cynique, ce calcul est-il bon ? MBS, en quelques années de pouvoir a déclenché une guerre désastreuse contre le Yémen ; ouvert une crise avec le Qatar ; enlevé le premier ministre libanais ; fait arrêter (et sans aucun doute maltraiter physiquement) des centaines de responsables saoudiens coupables de ne pas lui être totalement fidèles ; intensifié les arrestations contre tous les opposants. Ce prince erratique est-il vraiment un allié fiable des États-Unis ? Beaucoup aux États-Unis, y compris dans les cercles militaires et du renseignement, en doutent.

Après ces déclarations de Trump, on attend avec intérêt la réaction des gouvernements européens. Alors que plusieurs pays ont annoncé leur volonté d’arrêter leurs livraisons d’armes à l’Arabie, la France continue à en fournir, alors que tout prouve qu’elles servent dans la guerre contre le Yémen. Et Paris semble déjà prêt à tourner la page et à poursuivre le partenariat avec un royaume dont la politique contribue aux incendies dans la région. Un premier test sera le sommet du G-20 à Buenos Aires en Argentine (30 novembre-1er décembre) où le prince héritier saoudien a annoncé qu’il se rendrait après son absolution par Trump. Emmanuel Macron acceptera-t-il de lui serrer la main ?

Source. Orient XXI, 21/11/2018

Censure antiterroriste : Macron se soumet aux géants du Web pour instaurer une surveillance généralisée

Il y a deux mois, la Commission européenne a publié sa proposition de règlement « censure antiterroriste ». Nous le dénoncions, expliquant que ce projet aura pour effet de détruire l’ensemble du Web décentralisé. Depuis, nous avons rencontré les ministères français en charge du dossier : nos craintes se sont amplifiées.

censure

La France, avec le soutien de l’Allemagne et du Parlement européen, va tout faire pour empêcher un débat démocratique sur ce texte : le gouvernement n’en parle pas dans la presse, veut forcer son adoption urgente et invoque le secret-défense pour empêcher tout débat factuel.

Pourquoi tant de secret ? Probablement parce que ce texte, écrit en collaboration avec Google et Facebook, aura pour effet de soumettre l’ensemble du Web à ces derniers, à qui l’État abandonne tout son rôle de lutte contre les contenus terroristes. La collaboration annoncée lundi par Macron entre l’État et Facebook n’en est que le prémice, aussi sournois que révélateur.

Pour rappel, le texte, poussé par la France et l’Allemagne, utilise le prétexte de la lutte contre le terrorisme pour soumettre l’ensemble des hébergeurs (et pas seulement les grandes plateformes) à des obligations extrêmement strictes :

  • retrait en une heure de contenus qualifiés de terroristes par une autorité nationale (en France, ce sera l’OCLCTIC, le service de la police chargé de la cybercriminalité)
  • la mise en place d’un « point de contact » disponible 24h/24 et 7j/7
  • l’instauration de « mesures proactives » pour censurer les contenus avant même leur signalement  si ces mesures sont jugées insatisfaisantes par les États, ces derniers peuvent imposer des mesures spécifiques telles que la surveillance généralisée de tous les contenus.

D’un point de vue humain, technique et économique, seules les grandes plateformes qui appliquent déjà ces mesures depuis qu’elles collaborent avec les polices européennes seront capables de respecter ces obligations : Google, Facebook et Twitter en tête. Les autres acteurs n’auront d’autres choix que de cesser leur activité d’hébergement ou (moins probable, mais tout aussi grave) de sous-traiter aux géants l’exécution de leurs obligations.

Ce texte consacre l’abandon de pouvoirs régaliens (surveillance et censure) à une poignée d’acteurs privés hégémoniques. Pourtant, la Commission et les États membres, en 146 pages d’analyse d’impact, ne parviennent même pas à expliquer en quoi ces obligations pourraient réellement être efficaces dans la lutte contre le terrorisme.

Voir notre analyse (PDF, 1 page).

Un débat impossible

Ces dernières semaines, nous avons fait le tour des ministères chargés de la rédaction et de la négociation de ce texte au niveau européen. Il en résulte que le gouvernement français, chef de file sur ce dossier, veut convaincre les autres États membres et les institutions de l’Union européenne d’adopter le texte tel qu’il est écrit aujourd’hui, et dans un calendrier très serré (adoption avant les élections européennes de mai 2019) afin d’empêcher tout débat démocratique sur le sujet.

Tout montre que le Parlement européen est prêt à collaborer avec les États membres pour faire adopter ce règlement sans débat. Helga Stevens (Belgique, ECR – conservateurs), rapporteure principale sur ce texte, a déjà publié en juin, et de sa propre initiative, un rapport qui présente les mêmes idées reprises dans ce règlement.

Les « rapporteurs fictifs » (les députés désignés par leur parti politique pour négocier le texte) sont en majorité tout aussi alignés sur ces positions, à l’image de Rachida Dati (France, PPE – droite européenne) et de Maite Pagazaurtundua (Espagne, ALDE – libéraux) qui défendent depuis longtemps l’idée d’une telle censure. Eva Joly (France, Verts) avait pour sa part accepté sans souci la censure privée dans la directive terroriste, finalement adoptée début 2017. Il semblerait que, cette fois, le texte aille trop loin pour elle et nous espérons qu’elle saura se battre contre.

Toutefois, dans la perspective des élections européennes, aucun parti politique du Parlement européen ne semble prêt à combattre la stratégie sécuritaire du gouvernement français, en lien avec l’Allemagne et d’autres États membres. Alors que ce texte semble directement inspiré par les politiques autoritaires mises en place par le gouvernement chinois pour contrôler Internet, Emmanuel Macron et Angela Merkel démontrent que leur « axe humaniste » mis en exergue dans le cadre de la campagne des européennes n’est que pure posture politicienne. Ce projet de règlement est une véritable insulte au projet démocratique européen.

Remplacer l’État par les géants du Web

Quand nous avons dit aux ministères que leur texte détruirait l’ensemble du Web décentralisé, ne laissant qu’une poignée de géants en maîtres, on nous a laissé comprendre que, oui, justement, c’était bien le but.

Tranquillement, nos interlocuteurs nous ont expliqué que Google-Youtube et d’autres multinationales numériques avaient convaincu le gouvernement que la radicalisation terroriste était facilitée par les petites et moyennes plateformes, et qu’il fallait donc laisser la régulation du Web aux seuls géants prétendument capables de la gérer. Où sont les preuves de cette radicalisation plus facile en dehors de leurs plateformes ? Nulle part. Sans aucune honte, le gouvernement s’est même permis de sortir l’argument du secret défense, complètement hors sujet, pour masquer son manque de preuve et afficher son irrespect de toute idée de débat démocratique. C’est comme ça : Google l’a dit, ne discutez pas.

Que ce soit clair : les arguments de Google et de Facebook visent simplement à détruire leurs concurrents. De fait, ce texte vise à faire disparaître les petites et moyennes plateformes, et à sous-traiter aux géants une censure massive et automatisée.

Emmanuel Macron s’est laissé enfumer de bon cœur par les géants, ravi à l’idée que l’Internet « dé-civilisé » qu’il s’entête à fantasmer soit enfin administré par une poignée d’entreprises, dont la puissance s’est bâtie sur l’exploitation illégale de nos données personnelles.

C’est ce qu’il a clairement réaffirmé lors de son discours au Forum de la Gouvernance sur Internet.

Macron se moque de détruire tout espoir d’une économie numérique européenne. Il veut simplement un texte sécuritaire qu’il pourra afficher au moment des élections européennes (ses « mid-terms » à lui), afin de draguer une partie de la population inquiète du terrorisme et qu’il s’imagine assez stupide pour tomber dans le panneau. Dans son arrogance délirante, il n’a même plus peur de renier ses électeurs pro-Europe ou pro-business, ni la population attachée aux libertés qui, pensant repousser l’extrême droite, l’aura élu.

Dans ce dossier, la menace terroriste est instrumentalisée pour transformer le Web en GAFAMinitel, pour acter la fusion de l’État et des géants du Net, et ainsi consacrer la surveillance généralisée et la censure automatisée de nos échanges en ligne. Tout ça pour quoi ? Pour lutter contre une auto-radicalisation fantasmée dont la preuve serait secret-défense (la bonne affaire !), et alors que les enquêtes sérieuses sur la question montrent que les terroristes ne se sont pas radicalisés sur Internet.

Le seul effet de ce texte sera de renforcer les multinationales du numériques et les dérives de l’économie de l’attention dont ils sont porteurs : la sur-diffusion de contenus anxiogènes, agressifs et caricaturaux capables de capter notre temps de cerveau disponible. L’urgence législative est de combattre ces dérives : de limiter l’économie de l’attention tout en favorisant le développement de modèles respectueux de nos libertés. C’est ce que nous proposons.

Exigeons le rejet de ce texte ! Il en va des conditions d’existence de l’Internet libre et décentralisé.

Source : La Quadrature du Net 16/11/2018

La désignation de Frans Timmermans confirme le déclin des sociaux-démocrates

Frans Timmermans

Frans Timmermans

Caricatural. C’est le terme qui convient sans doute le mieux pour qualifier la désignation programmée de Frans Timmermans comme chef de file des sociaux-démocrates pour la campagne des européennes. Après l’abandon du Slovaque Maroš Šef?ovi?, l’actuel premier vice-président de la Commission européenne est le seul candidat à l’investiture par le Parti des socialistes européens (PSE), lors de son congrès de décembre à Lisbonne. Il bénéficiait déjà du soutien d’une majorité des membres de cette fédération de partis, dont celui du SPD allemand, qui en reste le vaisseau amiral en dépit de ses difficultés domestiques.

Timmermans, qui a été le bras droit de Jean-Claude Juncker pendant cinq ans, incarne la confusion et les reniements idéologiques dans lesquels s’est enferrée la social-démocratie, en grande coalition permanente avec les conservateurs au niveau européen. À son poste, il a soutenu son collègue néerlandais Jeroen Dijsselbloem, « indéfectible allié de Berlin sur l’austérité » et artisan de l’humiliation infligée à la Grèce. Ne brillant pas plus sur le terrain écologique que social, il a conduit une sorte de simplification administrative à la bruxelloise, dont le mot d’ordre officiel – « mieux légiférer » – cachait selon beaucoup une « renonciation à réguler » et une attaque contre le Parlement élu par les citoyens.

On pourrait y voir une performance artistique de la famille sociale-démocrate, se sabordant méthodiquement plutôt que de tenter un sursaut audacieux afin de conjurer son déclin électoral en pleine accélération. Timmermans est d’ailleurs membre du PvdA, qui s’est effondré aux dernières élections législatives aux Pays-Bas. Ce crash a sanctionné une trajectoire entamée au tournant des années 1990, lorsque ce parti s’était accoutumé aux politiques néolibérales et aux combinaisons gouvernementales correspondantes. Timmermans avait rejoint les travaillistes à ce moment-là, depuis un parti plus à droite (le D66). C’est pour lui que les sociaux-démocrates européens feront campagne au printemps, sans qu’une alternative ait su ou pu s’organiser, comme si la réduction du pluralisme devait s’ajouter à une décomposition idéologique avancée.

Fabien Escalona

Source Mediapart 12/11/2018

« Ne suis-je pas une femme ? » (Re)découvrons Sojourner Truth

Cette célèbre abolitionniste noire américaine a été une figure féministe du XIXe siècle.

16661029Avouons-le : c’est un bébé de 9 mois qui nous a fait découvrir la vie de Sojourner Truth. Un bébé new-yorkais prénommé Sojourner, en référence à cette célèbre abolitionniste noire américaine, une figure féministe du XIXe siècle, méconnue en France.

Si l’on vous en parle, c’est que son héritage résonne toujours. « Pour espérer dans l’Amérique de Trump, je lis Sojourner Truth », écrivait cet été dans le New York Times l’autrice et professeure Khadijah Costley White, citant le plus célèbre discours de la militante : « Ain’t a woman ? » (« Ne suis-je pas une femme ? »).

Née esclave, Sojourner Truth a marqué l’histoire par la force avec laquelle elle s’est livrée tout au long de sa vie à de nombreux combats : pour les droits civiques, contre l’esclavage, pour l’égalité femmes-hommes, contre la peine de mort… Celle qui n’a jamais appris à lire ni à écrire brillait aussi par ses excellentes qualités d’oratrice.

« Regardez-moi ! »

En 1851, dans l’Ohio, elle prend la parole à la Convention des droits des femmes, après qu’un homme contesta leur égalité, soulignant leur infériorité physique. En réponse, Sojourner Truth puise dans son vécu de femme, noire, ancienne esclave. Il n’existe pas de traces écrites de sa courte intervention, mais de multiples retranscriptions, qui diffèrent les unes des autres. Voici un extrait de la version rapportée par Frances D. Gage en 1863 (lire PDF) :

« Bon, les enfants, quand il y a autant de raffut quelque part, c’est qu’il y a quelque chose de chamboulé. Je crois qu’entre les Noir·e·s du Sud et les femmes du Nord, qui parlent tou·te·s de leurs droits, l’homme blanc va bientôt être dans le pétrin. Mais de quoi parle-t-on ici au juste ? Cet homme là-bas dit que les femmes ont besoin d’être aidées pour monter en voiture, et qu’on doit les porter pour passer les fossés, et qu’elles doivent avoir les meilleures places partout. […] Et ne suis-je pas une femme ? Regardez-moi ! Regardez mon bras ! J’ai labouré, planté et rempli des granges, et aucun homme ne pouvait me devancer ! Et ne suis-je pas une femme ? Je pouvais travailler autant qu’un homme (lorsque je trouvais du travail) ainsi que supporter tout autant le fouet ! Et ne suis-je pas une femme ? J’ai mis au monde cinq enfants, et vu la plupart d’entre eux être vendus comme esclaves, et quand j’ai pleuré avec ma douleur de mère, personne à part Jésus ne m’écoutait ! Et ne suis-je pas une femme 

Racisme et sexisme

L’éloquente Sojourner Truth met en lumière la condition particulière des femmes noires, ainsi que leur invisibilisation : « femmes » veut bien souvent dire « femme blanche ».

Dans les années 1840, en effet, le mouvement abolitionniste se divise sur la question du droit des femmes. « Au milieu du XIXe siècle, au moment de l’émergence des mobilisations féministes américaines pour le suffrage féminin, les militantes afro-américaines, anciennes esclaves ou descendantes d’esclaves, […], ont été violemment confrontées au racisme, non seulement des détracteurs misogynes de cette revendication, mais aussi à celui d’une partie des militant.e.s abolitionnistes et féministes », expliquait en 2005 la philosophe Elsa Dorlin.

La parole de Sojourner Truth est considérée par bell hooks, figure du Black Feminism américain, comme l’une des premières traces de la notion d’intersectionnalité, conceptualisé en 1889 par la juriste Kimberlé Crenshaw – notion selon laquelle les femmes noires se trouvent à l’intersection de plusieurs oppressions, dont le racisme et le sexisme.

Sojourner Truth fait le lien entre la lutte pour le droit de vote des femmes et le droit de votes des noir.e.s, montrant que les femmes noires sont exclues de ces deux mouvements (elles ont obtenu le droit de vote aux Etats-Unis en 1965, 45 ans après les femmes blanches). « Ne suis-je pas une femme ? », scande-t-elle.

« Il y a un grand émoi à propos de l’accès des hommes de couleur à leurs droits, mais pas un mot sur la femme de couleur ; et si les hommes de couleur obtiennent leurs droits, mais que les femmes de couleur n’obtiennent pas les leurs, vous voyez, les hommes de couleur seront les maîtres des femmes, et ça sera tout aussi mauvais que ça l’était auparavant », déclare-t-elle en 1867 [lire PDF, en anglais].

bell hooks a inscrit sur la couverture de son livre, publié en 1981, la formule de la militante : « Ne suis-je pas une femme ? ». Une traduction en français est parue en 2015, aux éditions Cambourakis. « Sojourner Truth pose les bases de ce qui deviendra l’Afroféminisme : un refus de compartimenter les luttes et une affirmation de la singularité des femmes noires, qui appartiennent tant au monde des Noirs qu’au monde des femmes », écrit en préface la réalisatrice Amandine Gay.

Prédicatrice itinérante

Comme le remarque Florence Rochefort dans « Histoire mondiale des féminismes » (éd. PUF, Que sais-je ?, 2018), ces figures de la lutte pour l’abolition de l’esclavage et du droit des femmes, comme Sojourner Truth ou Harriet Tubman, ancienne esclave elle aussi, ont été un temps oubliées de l’historiographie avant d’être redécouvertes dans les années 70 par le Black Feminism des Africaines-Américaines et « mises à l’honneur ».

Sojourner Truth est née Isabella Baumfree vers 1797, de deux parents esclaves d’un propriétaire terrien d’origine hollandaise, installé dans le comté d’Ulster, région rurale de l’Etat de New York. A 9 ans, à la mort de son second maître, elle est mise aux enchères et achetée 100 dollars par un fermier, avec un lot de moutons.

En tout, Sojourner Truth a été vendue quatre fois. En 1826, elle fuit avec sa plus jeune fille chez une famille de Quakers, anti-esclavagistes. Quand son maître la retrouve, le couple achète sa liberté. La même année, Sojourner Truth gagne un procès pour récupérer la garde de son fils Peter, vendu comme esclave en Alabama. Libre, elle s’installe à New York.

Isabella Baumfree se renomme Sojourner Truth en 1843, après une révélation spirituelle et devient prédicatrice itinérante. Un an plus tard, elle donne son premier discours anti-esclavagiste à Northampton (Massachusetts). La militante a de l’humour, une parole vive, et ponctue ses interventions d’envolées rhétoriques dans la tradition du prêche évangélique, note Claudine Raynaud, professeure d’études américaines, qui signe une riche introduction de la traduction française du « Récit » de Sojourner Truth (éd. Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2016), publié en 1850.

Truth, qui a rencontré le président Lincoln en 1864, et fréquenté de nombreuses figures abolitionnistes et féministes, se bat plus tard pour que des terres soient mises à disposition d’anciens esclaves et qu’ils retrouvent des emplois. Elle gagne le procès qu’elle a intenté en 1865 contre le contrôleur qui l’a refusée, après qu’une loi interdise d’exclure les passagers de couleur des transports en commun.

Dans le Capitole

Sojourner Truth n’a cessé de militer jusqu’à la fin de sa vie – contre la peine de mort notamment. Son buste trône dans le Capitole à Washington. « J’espère que Sojourner Truth serait fière de voir qu’une descendante d’esclave occupe les fonctions de première dame des Etats-Unis », déclarait Michelle Obama lors de l’inauguration en 2009.

Au printemps dernier, le magazine américain Quartz relevait combien les mots de Sojourner Truth sont actuels. Sous la bannière « Aint a woman ? », 1.500 femmes ont manifesté en 2017, suite à la Marche des femmes contre la politique de Trump.

« Elle devait vraiment s’affirmer et nous voici maintenant en 2017 en tant que femmes noires se sentant obligées d’affirmer que nous méritons d’être entendues, que nous méritons d’être vues, que nos voix doivent s’élever. Je crois, aussi, que « Ne suis-je pas une femme » fonctionne parfaitement pour les femmes trans, et précisément les femmes trans de couleur », observait Imani Mitchell, l’une des prganisatrices.

Emilie Brouze

Source L’Obs Rue 89 04/11/2018

Orpea: la mobilisation européenne des salariés s’organise

En se fédérant, les syndicats de différents pays européens tentent de contraindre Orpea, groupe français leader du service aux personnes âgées, d’améliorer les salaires et des conditions de travail souvent désastreuses. Illustration en France et à Berlin, alors que les salariés belges ont annoncé une grève à partir du 8 novembre.

La France peut fanfaronner, elle héberge les sièges des « leaders européens » de la prise en charge de la dépendance des personnes âgées et, parmi eux, le groupe Orpea. Avec plus de 850 établissements, Ehpad ou cliniques, implantés dans treize pays d’Europe, Orpea est l’un des deux champions bleu, blanc, rouge des maisons de retraite et des centres de rééducation, presque à égalité avec le groupe Korian, lui aussi français.

Le groupe au taux de croissance à deux chiffres a cependant sa part d’ombre, accusé en 2015 d’avoir espionné ses salariés, en particulier ses représentants syndicaux (une affaire que Mediapart a révélée ici), ou encore de tirer sur les coûts, avec des conséquences parfois dramatiques pour les résidents ou les personnels. L’entreprise a même tenté récemment de faire interdire la diffusion d’une enquête de l’émission « Envoyé spécial » sur les Ehpad, dans laquelle son image est sévèrement écornée. Partout en Europe, le groupe est aujourd’hui contesté, et des mouvements de salariés se multiplient dans la jachère syndicale que constitue le secteur des services à la personne.

Une atmosphère de fête à la résidence ORPEA Château Notre Dame

Une atmosphère de fête à la résidence ORPEA Château Notre Dame

En France, Orpea s’est encore récemment illustré par sa conception toute particulière du dialogue social. Le 4 septembre, une partie du personnel de la clinique La Pinède, à Saint-Estève, dans les Pyrénées-Orientales, propriété de la filiale Clinea du groupe Orpea, s’est mise en grève pour protester contre le manque d’effectifs et de matériel. Leurs collègues de la clinique Clinea de Collioure leur ont emboîté le pas une semaine plus tard, pour les mêmes motifs.

Devant les deux établissements se sont rassemblés des aides-soignantes, des kinésithérapeutes, des secrétaires, des cuisiniers, pour un mouvement rassemblant les syndicats CGT et CDFT. Mais dès le début du conflit, les grévistes ont déchanté : « Nous avons vu, passant devant nous, des gens d’Auxerre, de Marseille, Paris, venus pour nous remplacer, raconte, encore ahurie, Magali Martinez, aide-soignante et déléguée syndicale CGT de la clinique La Pinède. Ces salariés arrivaient tous frais payés pour le déplacement, l’hôtel, et étaient rémunérés en heures supplémentaires… » Une pratique confirmée par cet article de L’Humanité.

À Collioure, même méthode pendant les quinze jours que va durer le conflit. « Ce n’est pas totalement illégal puisqu’il s’agit des salariés du même groupe, mais complètement amoral, remarque Philippe Gallais, ancien délégué central sur la branche Clinea du groupe Orpea. En clair, ça veut dire casser la grève. » De fait, au bout de deux semaines, les salariés cessent leur mouvement, sans rien avoir obtenu ni même signé un protocole d’accord. Orpea n’a répondu à aucune de nos questions sur ce conflit.

« Financièrement, vu le montant de nos salaires, ce n’est pas tenable plus longtemps, les gens ont commencé à rentrer petit à petit au boulot », explique Magali Martinez qui, avec 25 ans d’ancienneté et travaillant la nuit et deux dimanches par mois, gagne 1 400 euros mensuels. Depuis le mouvement et malgré son mandat, elle est désormais interdite d’accès au comité d’établissement de la clinique, ce qu’elle conteste devant le tribunal administratif.

En Allemagne, des grévistes interdits de remettre les pieds dans l’établissement

L’entreprise est bousculée bien au-delà des frontières du pays de son fondateur, le multimillionnaire français Jean-Claude Marian. Outre-Rhin, dans la clinique de réhabilitation de Bad Langensalza, en Thuringe, gérée par la société allemande Celenus, propriété du groupe Orpea, le conflit social sur les salaires est permanent depuis 2015, mais s’est enflammé ce printemps, avec une succession de grèves et de débrayages.

La physiothérapeute employée dans l’établissement Jacqueline Althaus, gréviste, n’a pas l’intention de baisser les bras. Mais le mutisme récurrent de la direction de la clinique commence à lui peser. « Cette semaine, nous leur avons encore proposé, comme preuve de notre bonne volonté, de reprendre le travail en échange de la reprise des négociations sur les salaires. Leur réponse a été d’exiger des entretiens individuels, tout en refusant une négociation collective. Et cinq d’entre nous se sont vu renouveler l’interdiction de mettre les pieds dans l’enceinte de l’établissement. »

Le problème des salaires existe presque depuis la création de la clinique, en 1998. La situation s’améliore en 2013 quand le gouvernement fédéral vote l’introduction d’un salaire minimum universel de 8,80 euros de l’heure. La clinique de Bad Langensalza est rachetée en 2015 par le groupe Celenus, constitué depuis 2010 à partir de multiples rachats par des investisseurs financiers allemands et internationaux, et qui compte alors une vingtaine d’établissements.

Mais à peine la clinique thuringienne a-t-elle intégré Celenus que celui-ci est vendu à son tour au français Orpea, qui détient aujourd’hui 124 établissements en Allemagne : « À part un accord-cadre sur les conditions de travail signé au niveau de Celenus en 2016, nous n’avons jamais rien pu obtenir sur les salaires », explique Jacqueline Althaus, également présidente du comité d’entreprise de la clinique et membre de Verdi, le syndicat des services.

Et les autres « chicaneries » ne manquent pas, à rebours de l’image du dialogue social à l’allemande, censément apaisé : « D’abord, l’employeur a essayé de faire interdire à plusieurs reprises nos mouvements de grève. Mais les tribunaux nous ont donné raison. Par ailleurs, deux collègues membres du CE ont été licenciés sans préavis au printemps dernier pour avoir distribué, en dehors de leurs heures de travail, des prospectus qui avertissaient nos patients qu’une grève allait avoir lieu et pourrait gêner certains services. Finalement, le tribunal régional du travail a décidé, le 17 octobre dernier, que ces licenciements étaient abusifs. Ils vont donc être réintégrés », raconte-t-elle.

« Nous connaissons ce type de réactions contre les salariés et les syndicats dans d’autres établissements et filiales du groupe Orpea. Mais il est difficile de mener un recensement systématique, d’abord parce que le nom même d’Orpea n’est pas toujours connu par les collègues eux-mêmes, mais aussi parce que ce sont souvent des conflits au niveau des établissements et que l’information ne remonte pas toujours », rapporte Astrid Sauermann, porte-parole du syndicat Verdi pour le domaine des cliniques et maisons de retraite.

Dans ce secteur où 70 % des coûts de fonctionnement sont des coûts de personnel, « la seule possibilité de faire monter la rentabilité est de réduire sérieusement ces coûts », explique Wilfried von Eiff, directeur du Centre pour le management des hôpitaux de l’université de Münster : « C’est donc ce que font les investisseurs financiers du secteur. Ils réduisent les salaires mais aussi l’offre de certains services à des niveaux rudimentaires, comme le soin des blessures, la prise quotidienne de médicaments ou le nombre des visites médicales. Il y a une multitude de possibilités, qui aboutissent toutes au même résultat : elles se font au détriment des salariés et de la santé des patients », explique-t-il.

Sur les quatre premiers opérateurs du marché allemand, qui affiche une croissance annuelle moyenne de 5 % avec un chiffre d’affaires d’environ 50 milliards d’euros, un seul groupe est allemand. C’est le numéro 3, Pro Seniore. Pour le reste, le leader est le groupe français Korian, suivi du Alloheim-Gruppe, détenu par le fonds d’investissement américain Carlyle et enfin, en quatrième position… le groupe Orpea. Actuellement, l’Agence fédérale des statistiques recense environ 2,9 millions de personnes âgées demandeuses de soins. Mais à l’horizon de 2030, ce groupe devrait grimper à 3,6 millions de personnes. D’où le calcul des statisticiens d’un besoin minimum d’environ 350 000 aides-soignants supplémentaires d’ici à 2030.

« Toutes les pièces du puzzle se mettent en place » pour une mobilisation européenne

Le problème est connu depuis des années en Allemagne. Avec le vieillissement démographique, les besoins en personnel ne cessent d’augmenter cependant que le salaire et les conditions de travail des aides-soignants stagnent ou régressent. Le nouveau ministre de la santé Jens Spahn a donc décidé de prendre le taureau par les cornes et de lutter contre le dumping salarial, en lançant un grand plan de revalorisation des conditions de travail et de rémunération des aides-soignants.

Pour les salaires, la méthode prévue est de négocier et d’imposer des minima salariaux pour toutes les entreprises du secteur. Mais dans un pays où la définition des salaires est uniquement du ressort des syndicats et des employeurs, la chose ne va pas de soi. Ainsi, pour appliquer la procédure souhaitée par Jens Spahn, encore faudrait-il que les principaux syndicats et fédérations du secteur participent à la discussion. Hélas, la Fédération des opérateurs privés de services sociaux (BPA) a annoncé qu’elle n’avait pas l’intention de s’asseoir à la table des négociations.

En Belgique, même méthode, même réponse : un préavis de grève a été déposé pour le 8 novembre 2018 au sein de trois résidences des trois plus grands groupes exerçant en Belgique, où Orpea et Korian font également office de leaders. Dès le 12 novembre, des grèves tournantes pourraient affecter l’ensemble des maisons de retraite bruxelloises, avertissent les syndicats.

Pour éviter le piège du face-à-face, des syndicalistes de plusieurs pays défendant les salariés d’Orpea commencent donc à s’organiser en tentant de subvertir l’échelon national. « En France, nous sommes totalement bloqués, d’où l’idée de passer par-dessus, souligne Guillaume Gobet, délégué syndical central CGT. Car Orpea a pour politique de ne pas répondre à qui que ce soit. Sur les mouvements de grève récents, j’ai voulu remettre une lettre à la direction des ressources humaines. Il a fallu envahir le siège pour aller dans le bureau de la DRH, pour voir quelqu’un qui a refusé de prendre mon document. Il n’y a aucun dialogue. »

Le 25 septembre, les Allemands et les Belges sont venus soutenir leurs collègues français devant le siège social du groupe, à Paris. Trois jours plus tard, c’est au tour des Français de la CGT de voyager jusqu’à Berlin pour protester contre le sort réservé aux salariés de Celenus et pour soutenir le syndicat Verdi devant le “Medef allemand”. Vendredi 26 octobre 2018, tout ce petit monde – mais aussi des syndicalistes italiens et espagnols – s’est retrouvé pour préparer la création d’un comité d’établissement européen, sorte de CE supranational. Si la négociation aboutit, tout comme le processus identique qui se déroule au sein du groupe Korian, ce serait une grande première pour le secteur, peu syndiqué, employant un important volant de personnel féminin à temps partiel et bas salaire.

L’enjeu ? « Avoir des liens avec les organisations syndicales d’un groupe désormais mondial, insiste Guillaume Gobet, en France. Et avoir une vision globale du groupe, des informations sur l’organigramme, le patrimoine immobilier, les données financières, sur lesquels nous, élus français, nous n’arrivons à avoir aucun regard. » En clair, s’associer pour peser.

Pablo Sànchez, attaché de presse de la European Federation of Public Service Unions (EPSU), assez circonspect sur les velléités de transparence des géants de la dépendance, y voit surtout une manière de se doter de structures représentatives pour ensuite peser sur les législations européennes : « On doit pouvoir créer une ligne minimum décente sur les conditions de travail, le ratio personnel/patient, une sorte d’harmonisation du secteur. Sinon, c’est la concurrence effrénée entre les pays qui s’applique, même au sein d’un même groupe. »

Les mobilisations, spectaculaires comme au printemps dernier en France dans les Ehpad, cet automne dans les cliniques lucratives, en Espagne, l’an dernier, en Italie, en Allemagne ou en Belgique, « montrent que c’est un secteur où les gens sont en train de dire basta ! », ce qui est « remarquable », souligne le représentant de l’EPSU. « Ces mouvements, un peu partout en Europe, en parallèle de la construction d’un comité d’établissement européen, font que toutes les pièces du puzzle se mettent en place sur le sens qu’il y a à lutter ensemble pour les mêmes droits en Europe », insiste Pablo Sànchez.

La dépendance, financée pour une large part par l’argent public mais soumise pour partie à la recherche de croissance des géants de l’or gris, est donc une sorte de laboratoire à ciel ouvert de l’Europe sociale. « À Orpea par exemple, sur le ratio, nous estimons être à 0,47 personnel pour un résident, quand les Ehpad publics sont à 0,6 [personnel], ce qui n’est déjà pas très haut, rappelle Philippe Gallais, ancien délégué central dans la branche Clinea d’Orpea. En Belgique, ils ont des normes ! Une mobilisation collective, à l’échelle européenne, c’est aussi pouvoir mettre en place des minima. Parce que aujourd’hui, la dépendance est devenue un commerce, donc il faut des règles communes pour l’encadrer. »

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Source Médiapart 07/11.2018

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