« La crise implique de réinventer la démocratie »

Hier, Jorge Semprun  a captivé la salle Pasteur du Corum. PHOTO DAVID MAUGENDRE

Jorge Semprun grand témoin de la Comédie du livre 2009. Photo David Maugendre

Grandes Rencontres. Rescapé de Buchenwald, résistant, ministre de la Culture espagnole, écrivain, scénariste et académicien, Jorge Semprun est un grand témoin du XXe siècle.

Le contexte du roman éclaire une période assez méconnue, ici, de l’histoire espagnole qui concerne les oppositions monarchique et socialiste au Franquisme.

Après la persécution de l’opposition communiste écrasée, comme les anarchistes, par la répression postérieure à la guerre civile, il y a eu un vide assez long qui marque le revers de l’opposition. En 1956, elle trouve une nouvelle visibilité. Avec la jeune génération d’étudiants émerge une tendance qui est devenu importante. Certains membres sont encore actifs dans la politique aujourd’hui. Ce mouvement a refondé la social-démocratie en Espagne à travers un groupe qui s’appelait l’association Sasu, une association socialiste universitaire. C’était une première, parce qu’avant 1956 l’engagement socialiste était une activité d’exil basée à Toulouse, très figée dans ses positions liées à la guerre civile. 56 est le commencement d’un renouveau socialiste à l’origine de la social- démocratie en Espagne.

La contestation étudiante a pourtant été résorbée assez rapidement …

En tant que mouvement politique immédiat oui, mais cette contestation a produit des effets durables. Dans le sens où l’Espagne franquiste s’est habituée peu à peu à avoir une opposition avec des gens qui n’étaient pas forcément issus uniquement des vieux partis de la classe ouvrière de la guerre civile mais d’une nouvelle opposition qui pouvait être aussi bien inspirée par l’idée d’une monarchie parlementaire, que celle d’une république parlementaire. Bref une opposition libérale.
Une des grandes révélations de 56, c’est quand la presse a donné les noms des personnes arrêtées à ce moment-là, toutes issues de familles du régime. On s’est rendu compte alors que la contestation avait gagné le milieu des forces sociales du Franquisme.

Aujourd’hui estimez-vous que l’on en a fini avec l’histoire politique du Franquisme ?

Non, nous n’en avons pas fini dans la mesure où les répercussions de la longue domination franquiste ne sont pas seulement dictatoriales mais relèvent aussi d’une domination de la culture des mœurs, des habitudes. Aujourd’hui, à travers la question de la mémoire historique, on pose des problèmes qui sont liés au dépassement et à la compréhension du franquisme.
D’ailleurs le succès des livres espagnols qui portent sur la guerre civile ou sur les problèmes de la transition comme le livre de Javier Cercas Les soldats de Salamine ou encore le dernier livre qu’il a écrit sur la tentative de putsch du 23 février 1981 sont des ouvrages qui ont une énorme répercussion.

La transition vers la démocratie s’exprime par une effervescence artistique que l’on retrouve dans le cinéma et la littérature. Quel regard portez-vous sur cette période de la Movida ?

Un regard à la fois attendri et intéressé. Ce fut un moment d’éclatement dans tous les sens du terme, de liberté et d’exubérance qui arrivait après l’immobilisme. Il y a ce passage significatif : le parti unique franquiste s’appelait El Movimiento (le mouvement), et on est passé à la Movida. Les deux termes portent sur le mouvement, celui de Franco c’était l’immobilisme et la Movida exprimait une forme de renouveau, parfois caricatural, il ne faut pas se leurrer, mais qui a gagné par son esprit anarchique et libertaire toute la société espagnole. Aujourd’hui la jeunesse la plus extrême ne s’exprime plus de cette façon là. Mais la Movida reste un phénomène historique.

Aujourd’hui, on ressent une forme de désillusion qui s’exprime dans la sensibilité collective comme dans l’œuvre de certains écrivains…

Je crois que cela se produit dans tous les mouvements de ce type. On l’a vu en France avec les journaux de la résistance. A l’époque, l’entête du journal Combat était De la résistance à la révolution, et bien il n’y a pas eu de révolution. Donc on peut théoriser sur la désillusion qui exprime le retour au triste réel. Tous les grands mouvements qui signent la fin d’une époque dictatoriale de gauche ou de droite l’ont connue parce que la réalité ne correspond jamais aux rêves ou aux utopies de la lutte précédente. Mais l’Espagne a quand même réussi à créer la base d’une démocratie solide.

Vous qui êtes un partisan de la lucidité, comment regardez-vous la crise du système démocratique que nous traversons ?

C’est une crise de la démocratie représentative. C’est une crise des institutions, une crise des idées qui ne touche pas seulement l’Espagne mais l’ensemble de l’Europe. C’est un recul d’une conception de gauche active au sein de la démocratie. Cela touche profondément tout le système de représentation parlementaire à travers l’abstention massive, le manque d’utopie pour l’avenir et même d’utopie pratique. C’est vraiment une crise générale aggravée et multipliée par la crise économique. Nous sommes arrivés à un moment où il faut repenser, refonder, certains disent, réinventer la démocratie.

Le rescapé des totalitarismes nazi et stalinien que vous êtes y voit-il un danger ?

Dans les années 30, face à l’extension du totalitarisme nazi ou soviétique, le système démocratique était déprécié et attaqué de toute part. Aujourd’hui, la situation n’est pas vraiment comparable parce que nous sommes face à la montée de la mondialisation. C’est en quelque sorte une crise interne au système qui est basé sur le marché. Le danger vient de l’intérieur. Il faut réinventer, et ce n’est pas une tache facile pour les démocrates. C’est beaucoup plus difficile à repérer, à isoler, à analyser et à combattre. C’est une espèce de nouvelle maladie contre laquelle le vaccin n’a pas encore été trouvé.


Recueilli par Jean-Marie Dinh

La pudeur, fil conducteur de l’étoffe intime

Un des principes de base du métier « Cacher pour mieux montrer »

Rencontre avec Chantal Thomass invitée du Forum Fnac à l’occasion de la parution de

Histoire de la lingerie

L’accueil d’une thématique transversale comme celle de l’histoire de la lingerie pousse naturellement à la prospective. Mais aussi à la réflexion car la légèreté au quotidien n’est pas chose sans importance. A travers le livre passionnant de Chantal Thomass et de l’historienne de la mode Catherine Örmen se dessine une partie de la vie des femmes, la face cachée. N’est-ce pas dans l’univers intime que l’on touche à la profondeur féminine ? Et qu’y a-t-il de plus proche qu’un linge porté à même la peau ? Si ce n’est l’odeur, l’esprit, et la conscience de sa propre nudité…

La pudeur tient lieu de fil conducteur à ce parcours sur les traces de la lingerie. Celle-ci voit le jour au XVIIe siècle précédée par les linges de corps au Moyen Âge et l’apparition de la dentelle au XVIe. « Cette savante bordure de fils jetée dans le vide au-delà de la toile et ensuite brodée dans l’air. » On apprend que le siècle du libertinage était plutôt pudique et l’on comprend comment l’industrialisation du XIXe et sa bourgeoisie bien pensante, voit le développement des salons d’essayage mais aussi des maisons closes. Le soutien-gorge que les féministes américaines brûlent dans les années 70 à l’occasion de l’élection de Miss Amérique ne fait son apparition qu’au début des années 30. Mais à ce stade, mieux vaut s’en remettre à la créatrice Chantal Thomass garante de ce savoir-faire exceptionnel.

Vos premières collections voient le jour dans les années 70, moment où la lingerie est plutôt dans le creux de la vague ?

A l’époque, je travaillais dans le prêt-à-porter et j’avais une ouverture sur les tissus qui étaient ultra traditionnels. J’ai saisi l’occasion pour faire le pont en utilisant des tissus différents. Cette idée de passage entre les deux mondes caractérise un peu ma trajectoire. L’univers de la mode et celui de la lingerie sont aussi éloignés que ceux de l’automobile et de la mode. C’est dans le même état d’esprit que m’est venue l’idée de lancer des collections de lingerie d’été et d’hiver dans les années 80 en jouant sur des inversions dessous dessus ou sur les transparences.

Où en est votre rapport avec les mouvements féministes ?

Je n’ai jamais eu de problème avec les féministes parce que pour moi, on porte avant tout de la lingerie pour se sentir belle, se faire plaisir… pas pour séduire les hommes. Les chiennes de garde me sont tombées dessus lors d’un happening aux Galeries Lafayette en 1999 parce que mes mannequins évoluaient en vitrine. Je n’ai pas compris. A ce moment, on trouvait des revues pornos partout à la hauteur des enfants. Je crois qu’elles avaient besoin de faire parler d’elles. Ségolène Royale avait écrit une lettre au directeur du magasin. C’était aussi la première fois que l’on entendait parler de Clémentine Autain.

Où situez-vous la lingerie entre l’extrême sophistication et la démocratisation ?

Aujourd’hui, on peut considérer que c’est un luxe abordable. Chez moi, une parure (soutien-gorge et culotte) coûte environ 150 euros. Si l’on trouve cela cher, on peut trouver des choses très bien à 25 euros. Mais il arrive souvent que les femmes craquent. Dans ce domaine, nous n’avons pas de cible comme dans le prêt-à-porter. Ce n’est pas une question d’âge ou de prix. C’est un style de femmes qui aiment la lingerie, d’autres qui n’en n’ont rien à faire. C’est aussi un goût pour la sophistication parce qu’on paie cher quelque chose qui ne se voit pas toujours ».

Jean-Marie Dinh

Histoire de la lingerie par Chantal Thomass et Catherine Örmen, éditions Perrin, 19,8 euros

Voir aussi : Rubrique livre Bernard Noël,

Les lumières noires de Harlem en mémoire

Zora Neale Hurston Icône de la Harlem Renaissance pour son insolence

Zora Neale Hurston Icône de la Harlem Renaissance pour son insolence

Revue Riveneuve. Un hors série passionnant sur le mouvement « Nouveau nègre » qui fut l’une des grandes avant-gardes du vingtième siècle.

L’internationalisation du mouvement Nouveau nègre et son faisceau créatif qui ont vu le jour dans les années 20 à Harlem ont permis la négritude. Il est donc toujours d’actualité à travers ses héritiers, un peu, mais surtout grâce à ceux qui s’en détachent, refusant de s’enfermer dans un ghetto. De fait, l’heure n’est plus aujourd’hui à l’affirmation identitaire mais au métissage. Comme le souligne l’écrivain nigérian, prix Nobel de littérature, Wole Soyinka : « Un tigre ne proclame pas sa tigritude, un tigre saute. »

Le parti pris de ce numéro spécial de Riveneuve Continents
coordonné par Anthony Mangeon, Maître de conférence à Montpellier III, est de revisiter l’explosion culturelle qui fait jour au début des années 20 dans ce quartier de New York. Il s’agit d’explorer à partir de regards croisés (une vingtaine de contributions), les grandes figures et les questions soulevées pour éclairer leurs incidences sur la création contemporaine.

On apprend comment Harlem devint Harlem. A l’origine destiné à devenir un quartier super smart ce quartier fit l’objet d’une surenchère spéculative des investisseurs avant de basculer en fiasco financier et d’être récupéré par quelques hommes d’affaires noirs avisés. Avec le soutien influent des pasteurs le quartier change de main et de couleur. Harlem devient un bouillon de culture et de créativités où les paysans noirs du sud cohabitent avec les émigrés africains et antillais, les soldats revenus d’Europe, les élites intellectuelles et les artistes.

Les blessures lourdes et profondes du peuple noir sont à l’origine du mouvement Nouveau nègre soutenu par les journaux et les associations qui cimentent l’esprit frondeur pour mettre un terme à l’annihilation culturelle. C’est aussi dans ces années où, l’Afrique était encore colonisée, qu’émerge le panafricanisme. La revue rend hommage à ses figures tutélaires, intellectuels et artistes de l’époque qui ont marqué l’âme du peuple noir : Chester Himes, Duke Ellington, W.E .B Du Bois, Langston Hughes, Zora Neale Hurston… La dernière partie du numéro donne un coup de projecteur sur le grand poète Claude McKay qui rédigea une partie de son œuvre à Marseille.

Survenue en 1920, la renaissance d’Harlem se perd dans les sables de la crise de 29. C’est le début d’une autre Harlem, celle de Harlem Ghetto

Jean-Marie Dinh

Harlem Heritage Hors série 2008 2009, riveneuve éditions, 20 euros.

Repère sur la guerre dans la bande de Gaza

avi_shlaim à Bagdad en 1945, Avi Shlaim est un historien possédant la double nationalité israélienne et britannique. Il enseigne les relations internationales à l’Université d’Oxford, et il est auteur du livre Le mur de fer.

La seule façon de donner un sens à la guerre insensée d’Israël dans la bande de Gaza est de comprendre le contexte historique. La mise en place de l’État d’Israël en mai 1948 a été une injustice monumentale pour les Palestiniens. Des officiels britanniques ont amèrement ressenti la partialité américaine en faveur du nouvel Etat. Le 2 Juin 1948, Sir John Troutbeck écrivit au ministre des Affaires étrangères, Ernest Bevin, que les Américains étaient responsables de la création d’un Etat voyou dirigé par  » des chefs sans aucun scrupule. J’ai longtemps pensé que cette condamnation était trop sévère, mais je me repose la question devant l’agression brutale d’Israël contre le peuple de Gaza et la complicité dont elle bénéficie de la part de l’administration Bush. J’ai servi loyalement dans l’armée israélienne au milieu des années 1960 et je n’ai jamais remis en question la légitimité de l’État d’Israël dans ses frontières d’avant 1967. Ce que je condamne absolument c’est le projet colonial sioniste au-delà de la Ligne verte. L’occupation par Israël de la Cisjordanie et de la bande de Gaza au lendemain de la guerre de juin 1967 n’avait rien à voir avec la sécurité, mais c’était de l’expansionnisme territorial. Le but était d’établir un Grand Israël par le biais du contrôle politique, économique et militaire des territoires palestiniens. Et le résultat a été une des plus longues et des plus brutales occupations militaires des temps modernes.

Quatre décennies de contrôle israélien ont causé des dégats considérables à l’économie de la bande de Gaza. Avec une forte population de réfugiés de 1948, entassés sur une petit territoire, sans infrastructures ni ressources naturelles, les perspectives de la bande de Gaza n’ont jamais été brillantes. Toutefois, Gaza n’est pas seulement un cas de sous-développement économique, c’est également un cas unique de non-développement délibéré. Pour utiliser l’expression biblique, Israël a transformé la population de Gaza en un peuple de coupeurs de bois et de porteurs d’eau, une source de main-d’œuvre bon marché et un marché captif pour les produits israéliens. Le développement de l’industrie locale a été activement entravé de façon à empêcher les Palestiniens de mettre fin à leur subordination à Israël et de mettre en place les fondements économiques nécessaires à une véritable indépendance politique. Gaza est un cas classique d’exploitation coloniale à l’ère post-coloniale. Les colonies de peuplement juives dans les territoires occupés étaient immorales, illégales et constituaient un obstacle insurmontable à la paix. Elles étaient à la fois l’instrument de l’exploitation et le symbole haï de l’occupation. À Gaza en 2005, les colons juifs n’étaient que 8000 face à 1,4 million de résidents locaux. Mais les colons contrôlaient 25% du territoire, 40% des terres arables et s’étaient réservé la part du lion dans les rares ressources en eau. Côte à côte avec ces intrus étrangers, la majorité de la population vivait dans une pauvreté abjecte, une misère inimaginable. Quatre-vingt pour cent d’entre eux survivaient avec moins de 2 dollars par jour. Les conditions de vie dans la bande de Gaza étaient un affront à la civilisation, une incitation à la résistance et un terrain fertile pour l’extrémisme politique.

En août 2005, un gouvernement du Likoud dirigé par Ariel Sharon a organisé un retrait israélien unilatéral de Gaza, évacuant les 8000 colons et détruisant les maisons et les fermes qu’ils abandonnaient. Le Hamas, mouvement de résistance islamique, avait mené une campagne efficace pour rejeter les Israéliens de Gaza. Le retrait a été une humiliation pour les forces armées israéliennes. Sharon présenta le retrait de Gaza comme une contribution à la paix en vue d’une solution à deux États [Un Etat israélien et un Etat palestinien]. Mais au cours de l’année suivante 12 000 Israéliens s’installaient en Cisjordanie, réduisant encore un peu plus la taille [ » scope « ] d’un État palestinien indépendant. On ne peut pas à la fois annexer des terres et faire la paix. Israël avait le choix et il a choisi les terres plutôt que la paix.

Le véritable objectif de l’opération était de redessiner unilatéralement les frontières du Grand Israël, en intégrant à l’Etat d’Israël les principaux blocs de colonies de Cisjordanie. Le retrait de Gaza n’était donc pas le prélude à un accord de paix avec l’Autorité palestinienne, mais le prélude à une expansion sioniste en Cisjordanie. Ce retrait unilatéral d’Israël, a été considéré, à mon avis à tort, comme un intérêt national d’Israël [ » an Israeli national interest « ]. Associé à un rejet fondamental de l’identité nationale palestinienne, le retrait de Gaza n’était qu’une étape dans une politique à long terme visant à refuser au peuple palestinien toute existence politique indépendante sur ses terres. Les colons israéliens ont été retirés, mais les soldats israéliens ont continué à contrôler tous les accès terrestres, maritimes ou aériens à la bande de Gaza. Du jour au lendemain, Gaza est devenu une prison à ciel ouvert. A partir de là, les forces aériennes israéliennes ont bénéficié d’une entière liberté pour larguer des bombes, franchir le mur du son à basse altitude, et terroriser les malheureux habitants de cette prison.

Israël aime se décrire comme un îlot de démocratie dans une mer d’autoritarisme. Mais, au cours de son histoire Israël n’a jamais rien fait pour promouvoir la démocratie du côté arabe, mais a beaucoup fait pour la saper. Israël a une longue histoire de collaboration secrète avec les régimes réactionnaires arabes pour réprimer le nationalisme palestinien. En dépit de tous ces handicaps, le peuple palestinien a réussi à construire la seule véritable démocratie du monde arabe, exception faite du Liban.

En janvier 2006, des élections libres et honnêtes au Conseil législatif de l’Autorité palestinienne ont porté au pouvoir un gouvernement dirigé par le Hamas. Cependant, Israël a refusé de reconnaître le gouvernement démocratiquement élu, en affirmant que le Hamas n’était qu’une organisation terroriste. L’Amérique et l’Union européenne ont suivi Israël sans vergogne, en ostracisant et en diabolisant le gouvernement du Hamas, et en essayant de le renverser en bloquant les recettes de certaines taxes et l’aide étrangère. Une situation surréaliste s’est ainsi développée où une partie importante de la communauté internationale a imposé des sanctions économiques à l’occupé mais pas à l’occupant, aux opprimés mais pas à l’oppresseur. Et comme si souvent dans l’histoire tragique de la Palestine, les victimes ont été blâmés pour leurs propres malheurs. La propagande israélienne a continué à diffuser ses thèmes : les Palestiniens sont des terroristes, ils refusent la coexistence avec l’État juif, leur nationalisme est un peu plus que de l’antisémitisme, le Hamas est un groupe de fanatiques religieux et l’Islam est incompatible avec la démocratie. Mais la vérité est que les Palestiniens sont des gens normaux avec des aspirations normales. Ils ne sont pas meilleurs, mais ils ne sont pas pires que d’autres groupes nationaux. Ce à quoi ils aspirent, par-dessus tout, c’est à un morceau de terre à eux pour y vivre en liberté et dignité.

Comme d’autres mouvements radicaux, le Hamas a commencé à modérer son programme politique quand il est arrivé au pouvoir. Partant de la position idéologique affirmée dans sa charte – le rejet d’Israël – il a commencé à s’orienter vers une position pragmatique basée sur la coexistence de deux États. En mars 2007, le Hamas et le Fatah ont constitué un gouvernement d’union nationale qui était prêt à négocier un cessez-le-feu de longue durée avec Israël.

Mais Israël a refusé de négocier avec un gouvernement auquel le Hamas participait. Il a continué à pratiquer la vieille tactique  » diviser pour régner  » entre les factions palestiniennes rivales. À la fin des années 1980, Israël soutenait le Hamas naissant de façon à affaiblir le Fatah, le mouvement nationaliste laïque de Yasser Arafat. Maintenant, Israël incite les dirigeants corrompus et manipulables du Fatah à renverser leurs rivaux politiques religieux et à reprendre le pouvoir. Des néoconservateurs américains agressifs ont participé au sinistre complot qui visait à provoquer une guerre civile palestinienne. Leur ingérence a joué un rôle essentiel dans l’effondrement du gouvernement d’unité nationale et dans la prise du pouvoir par le Hamas à Gaza en juin 2007, pour anticiper un coup de force du Fatah.

La guerre déclenchée par Israël à Gaza le 27 décembre dernier a été le point culminant d’une série d’affrontements et de confrontations avec le gouvernement du Hamas. Plus précisément, il s’agit d’une guerre qui oppose Israël au peuple palestinien, car le parti au pouvoir a été élu par les Palestiniens. L’objectif déclaré de la guerre est d’affaiblir le Hamas et d’intensifier la pression jusqu’à ce que ses dirigeants acceptent un nouveau cessez-le-feu aux conditions d’Israël.

L’objectif non déclaré est de faire en sorte que les Palestiniens de la bande de Gaza soient considérés par le monde comme un simple problème humanitaire et, par conséquent, de faire échouer leur lutte pour l’indépendance et la constitution d’un État. La date de déclenchement de la guerre a été déterminée par le calendrier politique. Une élection générale [en Israël] est prévue pour le 10 février 2009 et, dans la perspective de l’élection, les principaux prétendants sont à la recherche d’opportunités leur permettant de prouver leur détermination. Les chefs militaires rongeaient leur frein, impatients de frapper un grand coup au Hamas, de façon à effacer la tache qui ternissait leur réputation depuis l’échec de la guerre contre le Hezbollah au Liban en juillet 2006. Les cyniques dirigeants israéliens pouvaient également compter sur l’apathie et l’impuissance des régimes arabes pro-occidentaux et sur le soutien aveugle du président Bush au crépuscule de son mandat à
la Maison Blanche. Bush ne fit aucune difficulté pour attribuer au Hamas la responsabilité de la crise, pour mettre son veto au Conseil de sécurité de l’ONU à une proposition de cessez-le-feu immédiat, et pour laisser toute latitude à Israël pour monter une invasion terrestre de Gaza.

Comme toujours, le puissant Israël prétend être la victime d’une agression palestinienne mais le déséquilibre des forces en présence ne laisse guère de place au doute quant à savoir qui est la véritable victime. Il s’agit bien d’un conflit entre David et Goliath, mais l’image biblique a été inversée – et un petit David palestinien sans défense est confronté à un Goliath israélien lourdement armé, impitoyable et arrogant. Le recours à la force militaire brute s’est accompagné, comme toujours, de la rhétorique stridente de la victimisation et d’un farrago d’auto-apitoiement et d’auto-justification. En hébreu, c’est ce qu’on appelle le syndrome de bokhim ve-yorim,  » pleurer et tirer « .

Bien entendu, dans ce conflit, le Hamas n’est pas tout à fait innocent. Privé du fruit de sa victoire électorale et face à un adversaire sans scrupule, il a eu recours à l’arme des faibles – la terreur. Les militants du Hamas et du Jihad islamique ont continué à lancer des attaques de roquettes Qassam contre les colonies de peuplement israéliennes près de la frontière avec la bande de Gaza, jusqu’à ce que l’Egypte négocie un cessez-le-feu de six mois en juin dernier. Les dégats causés par ces roquettes primitives étaient minimes, mais leur impact psychologique a été énorme, ce qui a incité l’opinion publique à réclamer la protection de son gouvernement. Dans ces circonstances, Israël était en droit de réagir en légitime défense, mais sa réponse à ces piqures d’épingles a été absolument disproportionnée.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Au cours des trois années qui ont suivi le retrait de Gaza, 11 Israéliens ont été tués par des tirs de roquettes. Pour leur part, les forces armées israéliennes ont tué 1290 Palestiniens, dont 222 enfants, dans la bande de Gaza, de 2005 à 2007. On ne doit jamais tuer des civils, quel qu’en soit le nombre. Cette règle s’applique aussi bien au Hamas qu’à Israël, mais l’ensemble du dossier montre qu’Israël a fait preuve d’une brutalité sans limite et sans relâche envers les habitants de Gaza. Israël a également maintenu le blocus de la bande de Gaza après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, ce qui, du point de vue des dirigeants du Hamas, constituait une violation de l’accord. Pendant le cessez-le-feu, Israël a empêché toute exportation en provenance de Gaza en violation flagrante de l’accord de 2005, ceci entrainant une forte baisse de l’emploi. D’après les chiffres officiels, 49,1% de la population est au chômage. Dans le même temps, Israël a réduit de façon drastique le nombre de camions transportant à Gaza des vivres, du carburant, des bouteilles de gaz de cuisine, des pièces de rechange pour le traitement de l’eau et l’assainissement et des fournitures médicales. Il est difficile d’imaginer en quoi la faim et le froid des civils de la bande de Gaza pouvaient protéger les personnes du côté israélien de la frontière. Mais même si c’était le cas, ce serait encore immoral, le châtiment collectif étant strictement interdit par le droit humanitaire international.

La brutalité des soldats israéliens correspond à l’hypocrisie de ses porte-parole. Huit mois avant le lancement de la guerre actuelle sur la bande de Gaza, Israël a créé une Direction nationale de l’information. Voici l’essentiel des messages que cette direction a adressés à la presse : c’est le Hamas qui a rompu le cessez-le-feu, l’objectif d’Israël est de protéger sa population, et les forces israéliennes prennent le plus grand soin de ne pas blesser des civils innocents. Les conseillers en communication israéliens ont été très efficaces pour faire passer ce message. Mais, en substance, leur propagande est un paquet de mensonges.

La réalité des actions israéliennes est loin de la rhétorique de ses porte-parole. Ce n’est pas le Hamas, mais l’armée israélienne qui a rompu le cessez-le feu : le 4 novembre, un raid dans la bande de Gaza a tué six hommes du Hamas. L’objectif d’Israël n’est pas seulement de défendre sa population, mais éventuellement de parvenir à un renversement du gouvernement du Hamas par la population de Gaza. Et loin de prendre soin d’épargner les civils, Israël est coupable de bombardements aveugles et d’un blocus de trois ans, un blocus qui a amené le million et demi d’habitants de Gaza au bord d’une catastrophe humanitaire.

La loi du talion,  » œil pour œil « , est assez primitive. Mais la folle offensive israélienne contre la bande de Gaza relève plutôt de la logique  » un oeil pour un cil « . Après huit jours de bombardements, la mort de plus de 400 Palestiniens et de quatre Israéliens, le cabinet gung-ho [ ?] a ordonné une invasion terrestre de la bande de Gaza aux conséquences incalculables.
Aucune escalade militaire ne permettra à Israël de se prémunir contre des attaques de roquettes lancées par l’aile militaire du Hamas. En dépit des pertes humaines et des destructions qu’Israël leur a infligées, ils continuent à résister et à tirer des roquettes. C’est un mouvement qui exalte la victimisation et le martyre. Il n’y a pas de solution militaire au conflit entre les deux communautés. Le problème est que, au nom de sa propre sécurité, Israël refuse à l’autre communauté le moindre droit à la sécurité. Ce n’est pas par les armes qu’Israël obtiendra la sécurité, mais par des entretiens avec le Hamas, qui a déclaré à maintes reprises qu’il est disposé à négocier un cessez-le-feu de longue durée – 20, 30 ou même 50 ans – avec l’Etat juif dans ses frontières d’avant 1967. Israël a rejeté cette proposition comme il a refusé le plan de paix de la Ligue arabe de 2002 – plan qui n’a pas été retiré -, et pour la même raison : il faudrait faire des concessions et des compromis.

Après ce bref survol des quatre dernières décennies, il est difficile de nier qu’Israël est devenu un Etat voyou dirigé par  » des chefs sans aucun scrupule « . Un Etat voyou ne respecte pas le droit international, dispose d’armes de destruction massive et pratique le terrorisme – le recours à la violence contre les civils à des fins politiques. Israël répond à ces trois critères – le chapeau lui va, il doit le porter. L’objectif véritable d’Israël n’est pas la coexistence pacifique avec ses voisins palestiniens, mais la domination militaire. Il persiste dans les errements du passé et en ajoute de pires. Les hommes politiques, comme tout le monde, sont bien entendu libres de répéter les mensonges et les erreurs du passé. Mais ils ne sont pas obligés de le faire.

Avi Shlaim

Notes [1 ] Ed Buchet-Chastel, mars 2008, traduit de The Iron Wall : Israel and the Arab World, éd. Norton, 2001.
[2 ] Référence  » How Israel brought Gaza to the brink of humanitarian catastrophe <http://www.guardian.co.uk/world/2009/jan/07/gaza-israel-palestine> « .
[3 ] Sir John Troutbeck était alors directeur du Bureau britannique pour le Moyen-Orient au Caire.

Voir Aussi : Rubrique politique Des bougies sous la neige, Manifestation contre l’offensive israélienne, Rubrique religion Le judaisme libéral prône une adaptation au monde moderne, Rubrique international Rapport de l’ONU sur Gaza.

Crimes franquistes

D’après Torrente Ballester, Manuel Rivas est prédestiné à écrire le Don Quichotte galicien. Il lui réserve une destinée qu’Alvaro Cunqueiro, avec son œuvre complète, et lui-même, avec La Saga/fuga de J. B. (Prix de la ville de Barcelone et de la critique 1972), n’ont pas atteinte. Il faut se réjouir de voir Rivas dans la bonne direction. On a pu lire de lui, en français, Le Crayon du charpentier et La Langue des papillons (Gallimard, 2002 et 2004), où la langue galicienne réveillait une pensée ancrée dans la tradition celte, qui ne peut s’incarner dans une autre langue. Dans ces deux livres, Rivas abordait une thématique — la soumission des paysans devant l’Eglise, les notables, les caciques — qui devait l’amener à des sujets plus vastes.

L’Eclat dans l’abîme constitue comme une étape de ce parcours : plus de sept cents pages disposées en quatre-vingt-douze chapitres pour traiter des autodafés, l’un des aspects les plus néfastes des dictatures. Rivas évoque les bûchers allumés à La Corogne le 19 août 1936, quelques semaines après le coup d’Etat du général Francisco Franco et le début de la guerre civile espagnole. Ce jour-là, des centaines de livres provenant des bibliothèques publiques et privées de Galice ont été brûlés en public par des militants de la Phalange — le parti fasciste espagnol.

Ces punitions inquisitoriales ont beaucoup impressionné Rivas. Pour lui, les livres sont des êtres vivants, et dégagent « la même odeur que celle de la peau cramée ». Mais, les livres brûlant mal, des volutes se mettent à planer dans le vent. L’écrivain récupère les feuillets dispersés — une couverture, des illustrations, quelques photographies… — pour recomposer des récits où se mélangent époques, lieux et personnages, qui paraissent et succombent en cours de lecture. Il glane des phrases dans les résidus : « Tout le monde sert pour faire la guerre. Si ce n’est pour tuer, c’est pour mourir. » Et : « Les vieux enterrent les jeunes ; c’est ça, la guerre. »

Il ne s’agit pas d’un essai historique, bien qu’on devine un gros travail de recherche. Rivas nous conseille de lire son livre en spirale, de ne pas s’attendre à trop de cartésianisme. Il aurait pu profiter des abondants documents cueillis pour enrichir le profil de La Corogne, personnage principal du livre, mais il a préféré la forme roman : « Avec la fiction, on peut aller plus loin qu’avec la réalité. Elle nous permet d’entrer dans les sentiments, d’accéder à une information essentielle que l’histoire ne pourra atteindre », dit-il, avant de citer John Ford : « Ce que je fais n’est pas réel, mais c’est vrai. »

Il n’est pas aisé de suivre l’évolution de ce livre, d’appréhender un demi-siècle d’histoire envahie par des personnages et des exploits recomposés dans des pages à demi-brûlées. Mais, si L’Eclat dans l’abîme n’est pas facile à lire, il s’agit d’un roman qui ajoute quelques passages novateurs à la littérature. Il faut par ailleurs féliciter Serge Mestre d’avoir su garder en fond, dans la version française, le tissu de la syntaxe de Ramón del Valle-Inclán, de Ballester, de Cunqueiro… et de Miguel de Cervantès lui-même, qui l’hérita de son père, chirurgien galicien. Quant à la prophétie de Torrente, elle avance.

(Le Monde Diplomatique)

Manuel Rivas L’Eclat dans l’abîme Editions Gallimard, disponible en Folio

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