Poussée de l’économie circulaire en Chine

 

L'historien géographe Jean-Claude Levy. Photo DR

Essai. L’avancée de la politique environnementale chinoises pourraient être au cœur du renouvellement de l’économie de marché.

L’historien géographe Jean-Claude Levy livre avec le concours de Fan Xiaohong, auteur chinoise d’une thèse sur l’émergence d’une politique chinoise de l’environnement, une réflexion sur une problématique incontournable de l’économie mondiale. Comment protéger le capital naturel directement concerné par la crise urbaine et capitalistique ? Actuellement missionné par le ministère des affaires étrangères et européennes sur la Chine, et le développement durable, ce disciple de Braudel (1), évoque différentes politiques environnementales conduites actuellement dans le monde. Il revient aux fondements des grandes idées du XIXe ayant marqué la politique environnementale.

A l’origine du modèle économique qui semble aujourd’hui avoir fait son temps, se niche la philosophie de l’histoire. L’auteur remonte le fil pour en retracer le film de 1850 à 2009. La vison de la nature de Darwin avec sa théorie de l’évolution et celle de Marx, relative à l’organisation de l’espace, sont à la croisée de ce qui s’est fait au XIXe avance Jean-Claude Levy. Le XXe est le siècle de l’hygiène, se plait à rappeler l’historien qui pense que le XXIe, siècle devrait être celui de l’environnement et des pouvoirs locaux.

Si les aménagements haussmanniens sont connus pour avoir fournit un efficace antidote aux rébellions urbaines, l’auteur rappelle qu’ils ont aussi et surtout, apporté l’hygiène à la population avec le tout à l’égout.  » Au XIXe, la pérennité capitalistique s’est imposée, brutalisant les hommes, négociant toutefois avec le milieu naturel pour l’eau, l’hygiène et l’assainissement. Mais durant tout le XXe siècle, le capital, principalement financier, a paru déraper sur lui-même jusqu’à ne laisser à la ville que le choix de croître démesurément et de mettre la nature en crise. »

Un problème majeur pour la Chine d’aujourd’hui. On découvre dans cet essai que l’empire du milieu s’y attache très sérieusement depuis une dizaine d’année. Il existe en Chine un nombre considérable d’expérimentations territoriales, réalisées par des politiques locales, appliquées aux plus petits territoires, mais accompagnées par l’Etat, elles contraignent les opérateurs industriels et administratifs à se plier à de nouvelles règles. Permettraient-elles d’élaborer un nouveau mode de production et de consommation dont l’économie circulaire serait devenue le pilier ? Interroge Jean-Claude Levy.

Le sommaire de L’économie circulaire : l’urgence écologique ? s’articule autour des nombreuses expériences qualifiées vécues par l’auteur. Un double regard, chinois et occidental qui a de quoi faire tourner la tête. Mais aussi un livre plein de réflexions passionnantes sur l’avenir du monde sans perdre de vue les avancées nécessaires de son développement social.

Jean-Marie Dinh

* L’économie circulaire : l’urgence écologique ? Aux Editions Presses Ponts et chaussées

Dans La civilisation matérielle, économie et capitalisme XVIe –XVIIIe siècle (Armand Colin 1979), Braudel évoque l’économie monde qui s’étend à la terre entière et s’intéresse aux évolutions historiques de l’économie chinoise.

 

Deux questions à l’auteur

Votre vision historique appréhende la crise économique et environnementale mondiale en comparant notamment la situation de l’Occident et de la Chine. Où en est la Chine en matière de politique environnementale ?

Depuis 1978, les réformes de Deng Xiaoping ont introduit les mécanismes de l’économie de marché au cœur de la dictature du prolétariat qui avait fortement malmené les ressources naturelles et humaines. La rupture et maintenant effective. L’environnement n’est pas la préoccupation principale du gouvernement, mais il y a dix ans, la Chine s’est posée la question des ressources naturelles et l’appareil législatif laisse depuis, une place à l’environnement avec des implications majeures dans les champs économique et social. Les Chinois ont pris à bras le corps la politique de l’eau. On a beaucoup critiqué le barrage des Trois Georges mais c’était une nécessité pour alimenter Pékin en eau. En terme d’énergie, ce barrage produit l’équivalent de trois centrales nucléaires. La Chine prend également beaucoup d’initiatives en matière de politique urbaine avec l’aval de la population qui accompagne le mouvement.

En quoi cette politique diffère-t-elle de la nôtre ?
Contrairement aux idées reçues, on est au bout du mythe de Robinson. L’idée que l’on va apporter aux bons sauvages ce que l’on sait, a trouvé ces limites. On n’a plus rien à apprendre aux Chinois. D’autant que le contexte et les besoins diffèrent. La Chine s’est hissée au premier rang en matière de recherche et investissement. Avec la pression de l’urbanisme, les Chinois construisent vites mais à 20 ans, quitte à tous revoir en 2030, alors que nous construisons pour une durée d’environ 50 ans. Tout va plus vite en Chine. Ils essaient de faire ce que nous avons fait en 150 ans en 25 ans. Ici la politique environnementale repose sur des engagements du type Agenda 21. En Chine, il existe 500 zones expérimentales avec l’émergence d’écozones ou d’écovilles affectées à l’économie circulaire. L’objectif est d’utiliser le plus efficacement possible les ressources et la protection de l’environnement. Une autre différence existe en matière d’implication. Chez nous, l’Etat dispose de moins en moins d’autorité sur les secteurs industriel et marchand. En Chine, l’avancement de l’économie circulaire a été déployé en deux ans, sous la forme d’une stratégie d’Etat. Le feuille de route vise à sortir du schéma de consommation aveugle de l’économie linéaire. C’est une réforme empirique, comme la réforme de l’ouverture économique en 1978.
Les Chinois ont pris conscience que pour continuer et réussir leur décollage pacifique, ils doivent trouver leur propre voie d’industrialisation et d’urbanisation en équilibrant la croissance économique avec la protection des ressources naturel.
Recueilli par JMDH
Voir aussi : Rubrique Chines, Le cours du Yuan en hausse, Rubrique Montpellier, Le jumelage Montpellier et Chengdu,

La mémoire d’Etat en Argentine

La mémoire d’Etat d’Alfonsin à Kirchner

Le 23 octobre 1983 marquait la fin de la dictature avec l’élection de Raul Alfonsin à la présidence. Le premier geste du gouvernement démocratique en faveur de la condamnation des crimes du régime dictatorial fût la création de la CONADEP, le 15 décembre 1983, dont l’objectif était de recueillir des témoignages et preuves sur les disparus afin de les remettre à la justice et d’en faire un recueil final.

Voir : On line Argentine : De l’usage de la mémoire en Argentine

« l’UE est une machine kafkaïenne qui n’a aucune vision européenne »

auteur-turc

Mine G. Kirikkanat : " L'Europe a oublié l'histoire"

Mine G. Kirikkanat. Invitée dans le cadre du Festival International du Roman noir de Frontignan, l’auteur turque rappelle la place de sa culture dans l’identité européenne.

Mine G. Kirikkanat est née à Istanbul. Journaliste, sociologue et écrivain c’est une intellectuelle laïque qui a décidé de rester dans son pays pour défendre ses idées. Dans La Malédiction de Constantin (Métailié, 2006) et Le sang des rêves (1) qui vient de paraître, elle soutient une vision historique de la culture ottomane constitutive de l’identité européenne.

Le sang des rêves est un roman politique d’anticipation dont l’action principale se situe à Chypre. Istanbul est passé sous le contrôle des Nations Unies. La ville rebaptisée Nova Roma est devenue l’enjeu d’une nouvelle guerre froide. La Russie orthodoxe rivalise avec le Vatican et une hétéroclite union chrétienne occidentale. Trois agents européens d’origine turque sont chargés de retrouver des descendants d’un chef historiquement indiscutable afin de légitimer le pouvoir en place. La quête passe notamment par l’exploration des rêves de l’héritier supposé de Constantin le Grand qui porte la mémoire génétique du meurtre de son ancêtre.

Pourquoi réinstaurer la vision d’un affrontement entre deux blocs, alors que nous sommes sortis si péniblement de la guerre froide. L’idée d’une gouvernance mondiale multipolaire n’a-t-elle pas d’avenir à vos yeux ?

C’est mon côté métaphysique. Ying-Yang ou blanc noir si vous préférez, un jeu de forces contraires qui s’équilibrent. Cela vient aussi d’une analyse sociologique ; je pense que le bipolaire est une étape pour aller vers le multipolaire. Aujourd’hui, ce type de gouvernance nous conduirait objectivement vers beaucoup plus de guerres. Je considère la gouvernance bipolaire comme une période transitoire en attendant que les races soient suffisamment mélangées pour accéder aux multipolaires. Mais pour l’heure, l’histoire se répète. Le conflit génocidaire serbo-croate qui a secoué l’Europe dans les années 90, s’était déjà produit il y a un millénaire entre l’église d’Anatolie et l’église orthodoxe de Constantinople. Les Bosniaques (appelés Bogomiles) ont un lien de filiation avec les Cathares. Dans les Balkans, à l’époque de la première croisade, ils ont demandé la protection du sultan ottoman. Celui-ci les a laissés libres de choisir leur religion assurant qu’ils les protégeraient s’ils devenaient musulmans.

En ce début de XXIe siècle, la religion vous paraît-elle l’instrument du pouvoir politique ou directement à l’origine des conflits de pouvoir auxquels elle donne lieu ?

Je me suis beaucoup intéressée à la sociologie des religions et notamment à l’apparition de la religion. Au commencement, la religion est liée à la peur de la mort. S’étant forgé une conscience, il fallait que l’homme invente quelque chose face à ce vide, une vie dans l’au-delà, un espace magique, une religion… Les choses se sont gâtées avec l’apparition des religions monothéistes. C’est à partir de là que la religion est devenue une arme politique. C’est pour cette raison que la laïcité est si importante.

On constate en France un recul de la laïcité alors qu’elle est au cœur même du principe républicain…

C’est vrai que cet axe est mis à mal en France qui est le seul pays laïque de l’UE. De la même façon que les valeurs universelles qui n’occupent plus la même place. Tous les Etats ont mué pour devenir des structures économiques. De ce fait, les gens ont perdu le sens des choses. Aujourd’hui, l’UE est une machine kafkaïenne qui n’a aucune vision européenne.

Sur quoi se fonde, selon vous, l’identité européenne ?

L’identité européenne ne doit pas se construire sur les valeurs judéo-chrétiennes mais sur une vision séculaire laïque. La charte des droits fondamentaux dirigée par Guy Braibant et soutenue à l’époque d’une seule voix par Chirac et Jospin allait dans ce sens. L’Allemagne souhaitait faire figurer l’héritage judéo-chrétien. En définitive, pour faire adopter la constitution, on a déformé cette charte en faisant des concessions à tous les courants et en entamant l’identité même de l’Europe. En substance, la charte conditionnait l’entrée dans l’UE au fait de se déshabiller de ses relents fascistes et religieux. On connaît la suite. Avec l’élargissement aux pays de l’Est sous l’influence des Etats-Unis on a, au détriment de toute raison, obligé l’UE à devenir une machine à sous. L’OMC a imposé sa logique globale et glauque. D’ailleurs, cela a surtout servi la Chine et l’Inde, tant mieux pour eux. Les Etats-Unis qui croyaient sortir leaders de cette manœuvre mangent leur chapeau. C’est comme la ligne Maginot, on attend avec obstination les choses d’un côté et elles arrivent d’ailleurs.

Que pense le peuple turc de tout ça ?

La population turque n’est pas un bloc monolithique. Sur 75 millions d’habitants, nous avons 30% d’islamiques, 30% d’Alévis, un courant proche des traditions soufies et favorables à la laïcité, et 40% de laïques qui ne sont pas près de démordre des valeurs républicaines. Pour se faire élire le président Gül* a pris l’engagement de respecter les valeurs laïques mais il ne s’y tient pas vraiment. Une poignée d’intellectuels a tout de suite décelé la posture du président et dénoncé l’hypocrisie. Mais en Europe tout le monde a applaudi. Dès 2003, il fallait dire à la Turquie qu’elle serait intégrée à l’UE après le bannissement de l’enseignement coranique obligatoire et le respect intégral des règles démocratiques. Mais l’UE a temporisé. Avec la crise de Gaza, elle commence à prendre conscience de la situation. En feignant d’oublier que les Ottomans ont fait l’histoire de l’Europe avec les judéo-chrétiens, elle a joué avec le feu et aujourd’hui il y a le feu.

Que voulez-vous dire ?

Si les Turcs deviennent hostiles à l’UE qui pourra arrêter l’influence de l’Iran, de l’Afghanistan, et du Pakistan ? Les Turcs font aujourd’hui les cerbères aux portes de l’Europe, ils filtrent le flux migratoire en provenance de toute l’Asie centrale. L’UE est complètement dépendante de la Turquie. La population turque est jeune. La Turquie est un  pays plein d’avenir et il constitue la seconde force armée de l’Otan.

La Turquie semble amenée à jouer un rôle de plus plus important dans le conflit israélo-palestinien ?

Je me considère personnellement comme une amie d’Israël, qui voulait être un exemple d’humanité et de démocratie au Moyen-Orient. Mais à la place de cela, les Israéliens ont mis leur existence en danger parce qu’ils sont entourés de haine dont ils sont en grande partie responsables. Et cela les rend fous. Aujourd’hui la stupidité de leur politique leur a fait perdre la notion de l’espace et du temps. La Turquie demeure un interlocuteur privilégié dans la région. Sur les tee-shirts des jeunes de Gaza, on voit plus l’effigie du Premier ministre turc Erdogan que celle des membres du Hamas. Là encore, l’UE ne mesure pas les enjeux qui concernent aussi ses relations avec le Maghreb. A travers l’intégration de la Turquie au sein de l’UE se joue aussi la reconnaissance identitaire des pays d’Afrique du nord. L’Europe a oublié l’Histoire.

Receuilli par Jean-Marie Dinh

* Abdullah Gül est membre du parti musulman de centre droit AKP il a été élu pour 4 ans en août 2007.

(1) Le sang des rêves, éditions Métailié 2010, 18 euros.

Voir aussi : rubrique politique internationale Gaza: l’attitude turque une leçon pour l’occident, les relations turco-israéliennes dans la tourmente, L a Turquie provoque les Kurdes, rubrique politique France discours de Latran, rubrique politique Allemagne Rubrique Allemagne Merkel : notre modèle multiculturel  a « totalement échoué » rubrique rencontre Elias Sambar, rubrique cinéma, Les réalisateurs turcs exportent leurs richesses,

Le juge espagnol Garzon proposé pour le prix Nobel de la paix

Le juge Garzon et la journaliste espagnole Pilar del Rio, veuve de l'écrivain portugais Jose Saramago. Photo Desiree Martin AFP.

La Fondation Saramago va proposer la candidature au prix Nobel de la paix du juge espagnol Baltasar Garzon, suspendu de ses fonctions pour avoir voulu enquêter sur les crimes amnistiés du franquisme, a indiqué la veuve de l’écrivain portugais au journal El Pais, vendredi 2 juillet.

La fondation, qui porte le nom du Prix Nobel de littérature portugais José Saramago, mort le 18 juin à l’âge de 87 ans, va proposer la candidature du juge Garzon « pour son engagement en faveur de la défense des droits de l’homme », a précisé Pilar del Rio à El Pais. Selon les règles du comité Nobel, seuls des parlementaires, ministres, précédents lauréats, certains professeurs d’université et le comité lui-même peuvent proposer des candidats pour ce prix prestigieux.

Le juge Garzon, qui « n’a jamais baissé la tête face à aucun subterfuge et aucun pouvoir » mérite cette récompense « pour s’être toujours mis du côté des victimes de n’importe quel continent ou pays », a-t-elle ajouté.

« Il faut résister et aller de l’avant »

Baltasar Garzon doit être prochainement jugé pour « forfaiture » (abus de pouvoir) pour avoir voulu enquêter sur les disparus de la guerre civile (1936-39) et du franquisme (1939-75) malgré l’existence d’une loi d’amnistie. Il est actuellement suspendu de ses fonctions en Espagne et encourt une peine de vingt ans d’interdiction d’exercice de sa fonction de juge.

Il a toutefois été provisoirement autorisé à travailler à la cour pénale internationale de La Haye comme consultant. Le juge Garzon a reçu le soutien de nombreux juristes de par le monde qui estiment que les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles et que la loi d’amnistie espagnole n’est pas conforme au droit international. Son procès pourrait avoir lieu peu après la fin de l’été.

Le juge Garzon et la veuve de Saramago ont participé jeudi soir à Lanzarote à la présentation d’une biographie de l’auteur portugais. « Je suis assez pessimiste concernant mon futur proche, mais cela ne veut pas dire que je renonce au combat », quand « les temps sont durs, il faut résister et aller de l’avant », a déclaré jeudi le juge, qui s’est dit tranquille à l’approche de son procès, ayant la certitude de « n’avoir commis aucun délit ».

(AFP)

Voir aussi : Rubrique Espagne , Soutien à Baltasar Garzon,

Réorientations stratégiques d’un monde multipolaire

Le puzzle des alliances naissantes

Par André Bellon

Présentée comme naturelle, la mondialisation sert de grille d’analyse à la plupart des politologues. Cette vision masque les contradictions qui traversent les relations internationales et minore le jeu des forces économiques, politiques et sociales. Souvent loin des feux médiatiques, les liens se font et se défont entre acteurs connus et moins connus d’une géopolitique en gestation.

Ce qu’on a résumé un peu rapidement par le mot « globalisation » ou par le terme très idéologique de « mondialisation » fut en réalité plus contradictoire que le mouvement harmonieux et univoque décrit par ses chantres. Négligeant ou méprisant le passé, ces derniers ont ignoré les lignes d’opposition qui affectaient la période, présentant comme archaïque toute contestation du nouvel ordre.

Une tout autre interprétation est pourtant possible. L’historien Robert Bonnaud, analyste des tournants historiques, explique ainsi : « Au cours du XXe siècle, l’histoire s’était décentrée, désoccidentalisée. L’expansion et même l’innovation étaient beaucoup mieux réparties. Etaient… car, à partir des années 1970 et 1980, la situation a évolué en sens inverse… Est-ce, pour les trois quarts de l’humanité, la fin de l’histoire (1)  ? » En fait, le discours sur la globalisation a eu pour fonction essentielle de légitimer la domination financière occidentale, sous le manteau d’un aimable et naturel mondialisme.

On feint ainsi d’ignorer que, d’une part, l’actuelle globalité n’est, pour l’essentiel, que celle, bien conjoncturelle, des questions financières ; et que, d’autre part, l’unité planétaire des phénomènes historiques n’est pas une nouveauté. Il y a déjà un siècle et demi, l’historien et philosophe franco-italien Joseph Ferrari a pu écrire : « Dans mon Histoire des révolutions d’Italie, j’ai montré comment les Etats les plus variés marchaient sur la même route, sans le savoir… [Je cherche à confirmer] ces généralisations en expliquant le monde par la Chine (2). » Toute époque connaîtrait ainsi une sorte de mondialisation ou, plus justement, de mondialité. La seule question serait alors de savoir quels sont les phénomènes mondiaux dominants, et qui en profite.

De façon assez iconoclaste, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) a posé la question : « La mondialisation est-elle un facteur de paix ? » Certaines conclusions éclairent autant les relations actuelles que les conflits passés : « Plus les pays sont ouverts au commerce international, plus leur conflictualité tend à augmenter. Le commerce bilatéral entre deux pays diminue la probabilité de guerre future entre ces deux pays. Le commerce total multilatéral entre ces deux pays et le reste du monde augmente la probabilité de guerre future entre eux. Il n’existe pas de relation claire et évidente entre commerce mondial et prévalence des conflits (1870-2001) (3). »

L’affaiblissement du monde unipolaire à la fin du XXe siècle et l’émergence sur la scène commerciale de pays à la démographie dynamique (Brésil, Chine, Inde, Afrique du Sud…) accentuent d’autant plus les confrontations que le néolibéralisme transforme les biens vitaux en ressources rares — eau, terres cultivables, hydrocarbures, etc.

Certes, la solidité et la prééminence des intérêts occidentaux ont pu alimenter les illusions quant à un équilibre relatif du monde. Les échanges transatlantiques constituent encore le principal moteur des relations commerciales internationales et la puissance américaine semble garantir une certaine cohésion. Mais le monde unipolaire issu des années 1990 a révélé des contradictions jusqu’alors souterraines.

Les plans de redressement successifs ont exposé au grand jour l’instabilité de l’économie américaine. Depuis 2003 et leur intervention en Irak, les Etats-Unis, affaiblis, éprouvent l’échec de la domination militaire (hard power). Les moyens budgétaires ne sont plus de nature à répondre à la situation et les forces armées subissent elles-mêmes une forme de crise ; l’US Air Force, la Navy et les marines voient leurs parcs d’appareils vieillir et les coûts de maintenance s’alourdir. La « politique du gros bâton » n’est apparemment plus réaliste, même s’il ne faut pas écarter une intervention en Iran, soit directe, soit par Israël interposé ; de plus, les régimes qui servaient de relais locaux, comme celui de l’Egypte, semblent s’essouffler.
Rêves gaullistes
en Allemagne

Le traditionnel partenariat transatlantique hoquette, et même le commerce, gage théorique de bonnes relations, marque des fléchissements. Ainsi le Conseil économique et social français constate-t-il : « Les différends commerciaux opposant en particulier les Etats-Unis à l’Union européenne se caractérisent de plus en plus par une non-mise en œuvre des décisions arbitrales de l’organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce (4). » De quoi s’interroger sur une harmonie jusqu’alors présentée comme historiquement évidente. « Etats-Unis et Europe appartiennent-ils désormais à deux mondes différents ? Le débat sur le lien transatlantique dérive souvent vers un débat relatif à la pérennité de la communauté de valeurs entre les deux continents (5) », observe en 2005 M. Axel Poniatowski dans un rapport à la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale (6).

L’Europe elle-même, pourtant très avancée dans la croissance de son marché unique, subit des forces centrifuges. Si une augmentation très sensible du commerce intérieur a accompagné la formation de l’Union jusqu’en 1990, la croissance du commerce intracommunautaire est désormais, en dépit de l’élargissement à vingt-sept, moins soutenue que celle des exportations à destination de pays non membres de l’Union européenne. Même le commerce au sein de la zone euro a nettement fléchi (7).

Parallèlement, les relations politiques internes à l’Union ont évolué. Depuis la chute du mur de Berlin, en 1989, et l’élargissement de l’Union à des pays d’Europe de l’Est, en 2004, l’Allemagne se retrouve au centre géostratégique du Vieux Continent. Symbole de son importance : elle siège au sein du groupe de contact sur la question nucléaire en Iran (8). La Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe a souligné le « déficit démocratique structurel » de l’Union européenne en conditionnant la ratification du traité de Lisbonne à l’adoption de mesures destinées à « assurer l’effectivité du droit de vote et [à] préserver l’autodétermination démocratique (9) ».Affirmant ainsi à la fois la pérennité du peuple allemand et l’inexistence du peuple européen.

L’Union européenne vit de fait entre un apparent approfondissement de sa cohésion et un développement de ses contradictions internes. Au moment où les dirigeants européens imposent au forceps l’avènement du traité de Lisbonne — enfant des années 1990 —, M. Joschka Fischer, ancien ministre allemand des affaires étrangères, sonne le glas de l’époque en déclarant : « Nous n’introduirions plus l’euro aujourd’hui. (…) Nous devenons gaullistes. Comme la France, nous voyons de plus en plus l’Europe comme un moyen, non comme un projet (10). »

On peut ne discerner dans tous ces événements que des rééquilibrages, penser que l’Union européenne, un condominium Etats-Unis – Chine et une transformation du G8 en G20 permettront de gérer le monde sans remettre en cause la « bonne gouvernance ». Mais le monde est déjà à la fois dans une tentative de maintien de cette stabilité et dans un émiettement qui la contredit.

Un puzzle d’alliances à géométrie variable caractérise les oscillations entre un équilibre ancien et un autre en construction. Face à la globalisation financière reviennent les stratégies nationales, un patriotisme économique et social comme en Allemagne ou en Russie, voire, en Amérique latine, une dimension plus contestataire de l’ordre global.

Les groupes d’Etats liés par des accords officiels se multiplient : parallèlement à l’Union européenne ont été conclus l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), le Marché commun du Sud (Mercosur), l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase). La Chine est aujourd’hui le premier partenaire commercial du Japon, et ce dernier effectue la moitié de ses échanges extérieurs avec la région qui s’étend de la Corée du Sud et de la Chine à l’Australie. Dans le même temps, le groupe composé par le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine (BRIC) revendique officiellement un nouvel équilibre international ; on estime que « son poids total dans l’économie passera de 10 %en 2004 à plus de 20 % en 2025 (11) ».

Ces nouvelles solidarités soutiennent et critiquent tout à la fois l’ordre dominant, comme le montrent l’échec des dernières négociations de l’Organisation mondiale du commerce (cycle de Doha) et celui du sommet de Copenhague sur le climat. De façon plus radicale, des nationalismes économiques émergent et s’opposent à cet ordre même. Ainsi, l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) (12) affiche, certes, des objectifs économiques, mais elle prend un aspect très politique en organisant des exercices militaires russo-chinois simulant ce qui ressemble à un débarquement à Taïwan.

Sur un autre continent, l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) rassemble des pays d’Amérique latine et des Caraïbes opposés à la traditionnelle domination des Etats-Unis. Affirmant le principe de la souveraineté populaire, ils contestent la suprématie du dollar avec la création du Système unique de compensation régionale (Sucre), monnaie commune adoptée le 16 avril 2009. La naissance de l’Union des nations sud-américaines (Unasur) a marqué la prise d’autonomie du Brésil.

Dans ce monde multipolaire, les mêmes acteurs peuvent être à la fois alliés et opposés. Ainsi la Russie et la Chine — toutes deux membres du BRIC et du groupe de Shanghaï — acceptent-elles le discours antiterroriste de Washington… tout en gardant des liens avec Téhéran. Pékin, qui garantit le dollar par ses achats de bons du Trésor américain, évoque tour à tour la possibilité d’une monnaie asiatique puis l’arrimage du yuan au dollar. Brasília entretient de bonnes relations avec Washington mais aussi avec La Havane, et appuie l’accession de Téhéran au nucléaire civil. Luttant dans son pays contre la hiérarchie catholique au nom de la laïcité, le président vénézuélien Hugo Chávez s’affiche aux côtés du régime théocratique de M. Mahmoud Ahmadinejad. Grand ami du chef d’Etat Luiz Inácio Lula da Silva, le Bolivien Evo Morales conteste le rôle du G20… dans lequel le Brésil joue sa partition.

Tentant de réagir aux volontés d’émancipation, les forces conservatrices soutiennent le coup d’Etat au Honduras, menacent le Venezuela ou se félicitent du retour de la droite au Chili. Les illusions se multiplient quant à une mondialisation plus morale, sociale ou écologique. Si l’ordre existant dispose des moyens de durer encore, la crise idéologique du mondialisme et de son épicentre, les Etats-Unis, affaiblit la confiance dont il bénéficiait encore ; la crise financière, depuis 2008, en est le révélateur.

Trop d’alliances nouvelles ou potentielles s’éloignent du cadre existant pour qu’on puisse les considérer comme marginales. L’historien et chroniqueur William Pfaff, spécialiste de la politique étrangère américaine, dresse un parallèle entre la victoire de l’opposition social-démocrate au Japon, l’élection de M. Barack Obama aux Etats-Unis et le débat mené au Royaume-Uni quant à l’avenir des relations transatlantiques (13). On peut ajouter à cette liste nombre de positionnements nouveaux, tels que l’évolution de la diplomatie allemande, les nouveaux contacts entre Russie et Pologne, les réorientations stratégiques de la Turquie (14)… Ainsi se profile, au sens de Ferrari, une nouvelle mondialité, c’est-à-dire un lien objectif, un cheminement commun à des acteurs apparemment éparpillés.

André Bello.

Ancien président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale ; auteur de Pourquoi je ne suis pas altermondialiste – Eloge de l’antimondialisation, Mille et une nuits, Paris, 2004 et d’Une nouvelle vassalité. Contribution à une histoire politique des années 1980, Mille et une nuits, Paris, 2007.

(1) Robert Bonnaud, Y a-t-il des tournants historiques mondiaux ?, Kimé, Paris, 1992.

(2) Joseph Ferrari, La Chine et l’Europe, leur histoire et leurs traditions comparées, Librairie académique, Paris, 1867.

(3) Institut de sciences humaines et sociales, CNRS, 14 avril 2008.

(4) Conseil économique et social, avis du 24 mars 2004 sur le rapport de Michel Franck, Paris.

(5) L’abandon du bouclier antimissile peut ainsi également s’analyser comme la manifestation d’un intérêt moins prioritaire des Etats-Unis pour l’Europe.

(6) Rapport n° 2567 du 11 octobre 2005.

(7) La part du commerce extérieur intrarégional des Quinze a représenté jusqu’à 66 % en 1990 ; elle était de 61 % en 2004. Au sein de la zone euro, cet indicateur passe de 55 % en 1990 à 51 % en 2004.

(8) Ce groupe comprend les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), plus l’Allemagne.

(9) Arrêt du 30 juin 2009 concernant la constitutionnalité du traité de Lisbonne. Lire Anne-Cécile Robert, « Où l’on reparle du “déficit démocratique” », Le Monde diplomatique, septembre 2009.

(10) Cité par Arnaud Leparmentier dans Le Monde, 16 juillet 2009.

(11) « BRIC II et la croissance big bang », Rediff.com, 10 novembre 2004.

(12) Aussi appelée pacte de Shanghaï, l’OCS regroupe la Russie, la Chine et des pays d’Asie centrale.

(13) « Notes sur une tentative de révolte », 5 septembre 2009.

(14) Lire Wendy Kristianasen, « Ni Orient ni Occident, les choix audacieux d’Ankara », Le Monde diplomatique, Juin 2010.