Les mystères de l’objet animé

marionnetteCette encyclopédie mondiale des arts de la marionnette est le premier ouvrage exhaustif sur les arts de la marionnette. Il fournit une description culturelle, artistique et technique de la marionnette à travers le monde, à travers l’histoire, dans ses multiples formes et ses multiples fonctions. Sa parution en octobre 2009 est l’aboutissement d’un rêve de trente ans. Née en 1978 au sein de la Commission des publications de l’union internationale de la marionnette (l’UNIMA), sous l’impulsion de son président d’alors, Dezsö Szilagyí, directeur du Théâtre national de marionnettes de Budapest. Celui-ci assuma les travaux préliminaires. Après de nombreuses étapes, c’est Henryk Jurkowski, professeur à l’École supérieure de théâtre de Varsovie et président sortant de l’UNIMA, qui fut désigné comme rédacteur en chef en 1994. Il jeta les bases de l’ouvrage et, avec des collaborateurs dans plusieurs continents, réunit d’abondants matériaux et environ un quart du manuscrit, jusqu’en 2000. En 2003, le projet fut confié à une équipe professionnelle dirigée par Thieri Foulc, qui put achever le manuscrit en février 2006, avec l’aide de très nombreux collaborateurs. La réalisation éditoriale a fait l’objet d’une convention de partenariat avec un éditeur français : l’Entretemps, qui a obtenu en 2008 le soutien du Centre national du livre pour finaliser le financement de la production, en partie aidée par l’Unima.

L’intention dramatique

Dans l’introduction Paul Fournel souligne l’aspect mystérieux et nomade de ces personnages légendaires : « L’origine des marionnettes se perd dans la pénombre des rituels et le chaos des vies nomades. Les marionnettes ont été de toutes les croyances et de tous les voyages. Elles ont suivi en charrette ou en malle les voies des hommes et du commerce, elles se sont arrêtées en route, se sont implantées, se sont transformées, se sont adaptées, sont reparties vers de nouvelles aventures, ont exploré tous les Orients et tous les Occidents, portant d’ici à là une mémoire des drames, un récit des grandeurs et des petitesses que les hommes ont en partage. Elles se sont voulu anciennes, se revendiquent modernes. Il n’est pas surprenant dès lors de les découvrir si diverses, si contradictoires, si complexes et si simples à la fois, mélanges hasardeux de conformisme et de singularité, de tradition et d’innovation. Elles vivent d’une vie manifeste qui est celle des hommes qui les animent et d’une vie secrète qui est la leur. Elles parcourent un voyage mystérieux qui ne se confond pas avec celui des hommes, comme si elles volaient à leur profit un souffle de la vie que ceux-ci leur insufflent. Pour tenter de les suivre, partons d’une définition qui pourrait les englober toutes et disons que la marionnette est un objet animé avec une intention dramatique. Désarticulons cette définition pour mieux la reconstruire avant que d’en jouer. Imitons en cela le maître du Bunraku japonais (Omo-zukai) qui avant chaque représentation démonte sa marionnette et la remonte à gestes mesurés, redonnant forme à son corps cependant qu’il se concentre sur son âme, celle-là même qu’il devra offrir au public par la perfection mystique de sa manipulation. »

Les milles articles classés par ordre alphabétique recoupent un classement par ordre géographique permettant une libre circulation dans les champs historiques culturels et techniques. Ce livre richement illustré captivera les professionnels du monde entier mais aussi les nombreux spectateurs amateurs captivés par la magie d’un soir.

Encyclopédie de la Marionnette Editions de l’Entretemps et l’Union internationale de la marionnette 864 p, 80 euros

Danse des ténèbres

danseuse-maladeScène.  » La danseuse malade «  de Boris Charmatz et Jeanne Balibar est passée au Corum. Retour sur une pièce où l’expérience de la rupture continue.

S’attaquer à la danse des ténèbres suppose que l’on soit prêt à ne pas en ressortir indemne. Ce qui vaut pour les artistes, le danseur chorégraphe Boris Charmatz (légèrement blessé au cours de la représentation) et la comédienne Jeanne Balibar, vaut évidemment pour les spectateurs. Ceci pour préciser aux déçus que l’on n’entre pas sur le territoire de l’angoisse de Tatsumi comme sur le plateau de Michel Drucker.

Le chorégraphe Charmatz considère l’aboutissement de ce travail comme un réceptacle contemporain et éphémère de l’œuvre de Tatsumi Hijikata. Particulièrement de ses écrits :  » Nous ne ferons pas du Butô (1) à partir de ces textes hallucinants, car il portent déjà le Butô en eux « , indique le chorégraphe dans une note d’intention où il abdique son pouvoir de metteur en scène. Dans ce spectacle de l’opposition, il n’y a pas de différence fondamentale entre danse et théâtre. Les fils conducteurs sont abandonnés dès le début, on allume la mèche. Les deux acteurs danseurs épousent les déplacements imprévisibles d’une camionnette télécommandée qui fragmente l’espace, éblouit et envoie des images. A cela s’ajoute la puissance poussée  du texte qui est proprement (ou salement) renversant, et en même temps, totalement libérateur.

Tout diverge, la fonction de signification scénique est détournée. Ce désancrage des codes et des corps laisse apparaître une forme de plaisir. Les danseurs perdent le sens de l’espace à la recherche d’un équilibre qui ne s’oriente pas vers la virtuosité mais vers l’extra quotidien. Affranchis des conventions Charmatz et Balibar s’abreuvent à la source créatrice empoisonnée dans un pacte quasi faustien avec l’esprit post-atomique de Hijikata.  » La danse – disait celui-ci – est un cadavre qui bondit de toutes ses forces.  » Le prix de cette liberté esthétique que l’on retrouve dans le bushido (2) exige de ses pratiquants d’être au présent y compris par rapport à leur propre mort, comme s’ils n’étaient déjà plus de ce monde. L’énergie surgit alors dans leurs corps, l’enrichit et la transforme en mouvement.

Jean-Marie dinh

(1) Inspiré de l’expressionnisme Allemand le Butô naît après la seconde guerre en réaction à l’occidentalisation du Japon. Il exprime aussi la douleur et le vide après le drame nucléaire et la capitulation total du pays.

(2) Bushido est le code des principes moraux auquel les samouraïs vouaient leur vie.

Voir aussi : Rubrique Japon De Goldorak à la cérémonie du thé, Musique, Expression Nô à l’Opéra, Danse, Saburo Teshigawara physique et spirituel, Livre La naissance du théâtre moderne,

Situation de pensées et d’actions humaines

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Tzvetan Todorov « Il est toujours dangereux d'ériger un mur entre le mal commis et nous-même. » Photo Dr

Intellectuel et plutôt honnête homme, Tzvetan Todorov était l’invité de la onzième soirée Rabelais. Dans une salle comble, l’écrivain chercheur a évoqué son dernière essai La signature humaine. D’une grande érudition tout en restant accessible, ce livre reflète la personnalité de son auteur. Il se présente sous la forme d’une compilation de textes écrits entre 1983 et 2008 et réactualisés. La somme de réflexions et d’expériences contenues dans cet ouvrage s’entend selon l’auteur, comme la trace d’humanité qu’on laisse en essayant d’aller toujours plus loin dans la compréhension.  « C’est une sorte d’autoportrait à partir des œuvres qui m’ont marqué et des rencontres que j’ai faites. Tout cela constitue mon univers intérieur. » On parcourt avec intérêt, sans ordre imposé, cet ouvrage frappé du sceau de la conscience.

L’homme d’origine bulgare est une des figures de proue du structuralisme. Son travail, notamment sur le sens de l’opposition entre totalitarisme et démocratie, le positionne comme un intellectuel français de premier plan. Historien des idées, philosophe, linguiste fort d’une solide approche scientifique, Todorov n’a cessé de se consacrer à la littérature qui demeure à ses yeux la mère des sciences sociales. « La littérature a toujours transporté la sagesse humaine. Le romancier dispose de moyens extraordinaires pour faire revivre un monde. Cela ne relève pas seulement d’une ingénieuse conception mais aussi des pensées et des affirmations qu’il formule. »

Les différents genres littéraires qui composent le livre situent l’essayiste au carrefour des chemins ultérieurement explorés. La première partie se compose d’une série de portraits de personnes ou d’œuvres  qui l’ont marqué. Au premier rang desquelles se trouve  l’ethnologue et résistante Germaine Tillion. « J’ai beaucoup d’admiration pour cette femme que j’ai rencontrée dans les dernières années de sa vie. Elle a toujours su mêler son parcours d’étude avec ses expériences humaines. » Figurent aussi Raymond Aron, les linguistes russes Jacobson et Bahktine et le Palestinien exilé Edward Said qui ne voyait pas non plus de frontière entre sa vie et son œuvre.

La seconde partie du livre concerne des épisodes liés aux mondes totalitaires. Dans un des chapitres, l’auteur cherche à comprendre pourquoi la Bulgarie n’a pas déporté les juifs vivants sur son territoire vers l’Allemagne nazie. « En regardant l’histoire de près, je me suis surpris de l’étonnante fragilité du bien » constate Tzvetan Todorov. Un peu plus tard dans le débat, il souligne l’effet toujours dévastateur  de  la formule « délivre-nous du mal » de l’évangile de St Mathieu. « Il est toujours dangereux d’ériger un mur entre le mal commis et nous-même. L’inhumanité fait partie de l’humain, le reste est un pieux mensonge », disait Romain Gary. L’ouvrage se termine sur des analyses littéraires autour d’auteurs proches de ses centres d’intérêts : La Rochefoucault, Goethe, Beckett…

Au fil des pages, l’univers de Todorov se dessine en creux. Il ignore les héros triomphants pour retenir la beauté des existences sensibles et le sens de leur démarche. Et si l’intellectuel concède que « la vie n’est jamais une incarnation parfaite des idées que l’on développe », il ne s’interdit pas de se prononcer, contre le débat sur l’identité nationale, ou le devoir de mémoire : « Je ne me reconnais pas dans cette formule qui ne précise pas d’objectif. »

L’humanisme des lumières associé à l’idée d’un progrès illimité a vécu. En revanche, l’être humain se constitue toujours à travers les rencontres qu’il fait et les expériences de sa propre vie, nous rappelle à bon escient  Todorov.

Jean-Marie Dinh

La signature humaine, aux éditions du Seuil, 23 euros

Voir aussi : rubrique rencontre Tzvetan Todorov, Daniel Friedman, Rolan Gori,

Le mythe au féminin

0f78499f84f6f676ac840dc7d4422a12Le premier rideau s’ouvre sur un autre qui s’ouvre sur un autre…, jusqu’à la chambre  royale. Œdipe au lit regarde sa femme la reine de Thèbes dont il ne sait pas encore qu’elle est sa mère. Au centre, Jocaste savoure son bonheur tout en craignant de le perdre. Il tente de la rassurer. Pour lui, le rapport charnel, la force de l’amour éprouvé, les joies partagées avec leur quatre enfants, sont de ceux qui résistent au temps. La tragédie commence.

La metteuse en scène Gisèle Sallin opère un travail juste, restant fidèle au texte. Simple et subtile, la féminité souvent discrète ou hyper affirmée dans la tragédie antique, dévoile un autre monde, et cette  autre  réalité affirme sa puissance. « La remise en question des dieux et  l’affirmation de la suprématie de l’amour humain sur la fatalité sont plus que nécessaires et font gravement défaut dans le théâtre moderne » souligne Gisèle Sallin.

Nancy Huston conserve les événements déroulés par Sophocle, mais déplace le regard en sortant Jocaste de deux mille ans d’oubli. Dans une toute autre démesure que celle d’Oedipe, on suit le vertige de la reine en tant que  femme, mère, et amante. Le pari de conserver le cadre en déplaçant l’angle de vue fonctionne. Sur scène l’unité de jeu est au rendez-vous. Jocaste Reine donne le pendant à Œdipe Roi  ouvrant sur une approche féminine du mythe ; dans le rapport de Jocaste aux autres, à la liberté, à l’éducation et à la violence des hommes. Jocaste exècre les oracles qui appuient leurs pouvoirs sur la crédulité humaine. A travers le Coryphée qui fait pont avec notre époque, Nancy Huston bouscule aussi le mythe freudien. Pour la petite histoire, le roi de la psychanalyse rebaptisa sa femme Anna Antigone…

Jean-Marie Dinh

Le texte de Nancy Huston vient de paraître chez Actes Sud.

Didier Decoin « « Ma Bible d’homme parle du monde entier »

Didier Decoin : "La Bible et ses progénitures."

Auteur, journaliste, scénariste romancier et actuel le Secrétaire Général de l’Académie Goncourt, Didier Decoin a présenté son dictionnaire amoureux de la Bible au Musée Fabre de Montpellier : Rencontre

Vous indiquez avoir eu un rapport précoce à la Bible, comment cette relation a-t-elle évolué avec le temps ?

« Ma première découverte était celle d’un livre d’aventures. Il était illustré d’images un peu à la Gustave Doré, pour moi qui avait huit ans, c’était un peu une BD. J’en ai fait plus tard une relecture, sur le plan littéraire cette fois, lorsque j’ai commencé à écrire. Je cherchais des modèles, des maîtres etc. Je dois avouer que cette fichue bible me donnait des leçons de grandeur, d’ampleur… J’ai même utilisé des thématiques bibliques pour certains livres, comme dans Abraham de Brooklyn qui a eu le prix des libraires en 1971. La troisième phase a été la découverte de ce que le livre contenait de spiritualité.

Pourquoi avoir choisi la formule du dictionnaire ?

Parce qu’elle permet d’évacuer des choses pour lesquelles je n’avais ni l’envie ni la compétence de parler. L’avantage d’un dictionnaire « amoureux » c’est le choix des entrées notamment subjectives qu’il permet, et la possibilité d’écarter des choses qui ne m’inspiraient pas trop. Et de faire en revanche des entrées sur ce que j’appelle les progénitures de la Bible. C’est-à-dire tout ce qui prolonge la Bible dans le monde d’aujourd’hui que ce soit en musique, peinture, dans le cinéma…

Trouvez-vous que la Bible est un livre violent ?

Oui, je ne pense pas que l’on puisse dire le contraire. Les deux époques, que ce soit celle de l’Ancien ou du Nouveau testament, sont des périodes de violences et de guerres. C’est un livre où il y a des combats, des affrontements, où on n’hésite pas à commettre des meurtres. Ce qui est troublant dans cette violence, c’est que Dieu en prend sa part. Dans le passage où il fait tomber une pluie d’énormes rochers du haut du ciel sur les ennemis du peuple juif, on est très très loin du « aimez-vous les uns les autres ». Même quand on lit les psaumes : « Seigneur, anéantis mon ennemi, fais-moi piétiner son cadavre que je me repaisse de ses yeux… » Il faut resituer dans le contexte. Ce livre a été écrit par des êtres humains qui vivaient dans une époque où on ne rigolait pas tellement.

A propos d’Abraham, vous indiquez que sa nature conflictuelle est peut-être l’origine du Dieu unique ?

Dans l’histoire d’Abraham telle que je la raconte, je rapporte la légende de son enfance où, tout en gardant la boutique de son père, il se pose la question du Dieu unique. Ce qui me fascine chez ce personnage, c’est que non seulement il conçoit l’idée du monothéisme mais en plus, il ose poser des questions, discuter avec Dieu d’égal à égal, n’hésitant pas à le mettre face à ses contradictions.

Comment avez-vous abordé la problématique des sources ?

J’ai mis six ans à faire le livre, dont quatre de recherches, livresques et géographiques. J’ai travaillé en arborescence en confrontant mes sources, j’ai interrogé des biblistes, de préférence des laïques. La Bible est un livre pour les hommes écrit par cinquante auteurs. A la différence du Coran écrit par Dieu, dans la Bible, Dieu est un acteur.

Quel regard portez-vous sur la manière dont réagit l’Eglise lorsque l’on découvre des vestiges bibliques ?

Je pense qu’elle ne réagit pas très bien, parce qu’elle perçoit souvent cela comme une contradiction. Ce qui m’exaspère un peu parce que la foi n’a rien de dogmatique ou de figé. »

Recueilli par Jean-Marie Dinh

« Le dictionnaire amoureux de la Bible ». Editions Plon