Théâtre Jean Vilar. J. Allaire porte à la scène Les Damnés de la terre.
« Le bien-être et le progrès de l’Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des Nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes. Cela nous décidons de ne plus l’oublier.» Jacques Allaire s’empare des textes de Frantz Fanon qu’il porte à la scène en reprenant le titre de son ouvrage testamentaire Les Damnés de la terre. Psychiatre noir, penseur éclairé et révolté contre le racisme colonial, Fanon est né en Martinique en 1927. Il combat pour la France libre puis au FLN avant d’être expulsé d’Algérie en 1957 et de mourir à 36 ans d’une leucémie.
J. Allaire trouve sa matière dans le constat cru que fait l’auteur. Pas de construction gigogne comme dans Les Négres de Genet auquel on pense pour la charge de la dénonciation. L’approche de la scène se veut frontale et sans ambiguïté. Les acteurs dont on ne distingue pas la couleur de peau livrent une langue nue et percutante. Le drame joué sur la scène s’inscrit dans l’espace dantesque d’une divine comédie sans paradis. Un va et vient incessant du purgatoire – hôpital – à l’enfer – prison, camp de réfugiés…
Les tableaux qui s’enchaînent, comme dans un cauchemar, dessinent l’enfermement physique et mental dans lequel on relaie les populations dominées. Les zombies déracinés et misérables d’hier et d’aujourd’hui nous arrivent par le jeu de la représentation mais restent et se retournent en fin de partie pour inscrire quelque chose d’humain dans nos bien légères consciences. Allaire s’attaque au théâtre lui-même et à la condition de spectateur. La guerre d’Algérie offre un moyen détourné pour parler de problèmes actuels, ce qui explique la véhémence des débats sur sa mémoire. Serait-ce la non-digestion du passé colonial qui grippe la société multiculturelle française. Le racisme serait-il le problème des autres, des coloniaux, du passé ?
Tzvetan Todorov « Il est toujours dangereux d'ériger un mur entre le mal commis et nous-même. » Photo Dr
Intellectuel et plutôt honnête homme, Tzvetan Todorov était l’invité de la onzième soirée Rabelais. Dans une salle comble, l’écrivain chercheur a évoqué son dernière essai La signature humaine. D’une grande érudition tout en restant accessible, ce livre reflète la personnalité de son auteur. Il se présente sous la forme d’une compilation de textes écrits entre 1983 et 2008 et réactualisés. La somme de réflexions et d’expériences contenues dans cet ouvrage s’entend selon l’auteur, comme la trace d’humanité qu’on laisse en essayant d’aller toujours plus loin dans la compréhension. « C’est une sorte d’autoportrait à partir des œuvres qui m’ont marqué et des rencontres que j’ai faites. Tout cela constitue mon univers intérieur. » On parcourt avec intérêt, sans ordre imposé, cet ouvrage frappé du sceau de la conscience.
L’homme d’origine bulgare est une des figures de proue du structuralisme. Son travail, notamment sur le sens de l’opposition entre totalitarisme et démocratie, le positionne comme un intellectuel français de premier plan. Historien des idées, philosophe, linguiste fort d’une solide approche scientifique, Todorov n’a cessé de se consacrer à la littérature qui demeure à ses yeux la mère des sciences sociales. « La littérature a toujours transporté la sagesse humaine. Le romancier dispose de moyens extraordinaires pour faire revivre un monde. Cela ne relève pas seulement d’une ingénieuse conception mais aussi des pensées et des affirmations qu’il formule. »
Les différents genres littéraires qui composent le livre situent l’essayiste au carrefour des chemins ultérieurement explorés. La première partie se compose d’une série de portraits de personnes ou d’œuvres qui l’ont marqué. Au premier rang desquelles se trouve l’ethnologue et résistante Germaine Tillion. « J’ai beaucoup d’admiration pour cette femme que j’ai rencontrée dans les dernières années de sa vie. Elle a toujours su mêler son parcours d’étude avec ses expériences humaines. » Figurent aussi Raymond Aron, les linguistes russes Jacobson et Bahktine et le Palestinien exilé Edward Said qui ne voyait pas non plus de frontière entre sa vie et son œuvre.
La seconde partie du livre concerne des épisodes liés aux mondes totalitaires. Dans un des chapitres, l’auteur cherche à comprendre pourquoi la Bulgarie n’a pas déporté les juifs vivants sur son territoire vers l’Allemagne nazie. « En regardant l’histoire de près, je me suis surpris de l’étonnante fragilité du bien » constate Tzvetan Todorov. Un peu plus tard dans le débat, il souligne l’effet toujours dévastateur de la formule « délivre-nous du mal » de l’évangile de St Mathieu. « Il est toujours dangereux d’ériger un mur entre le mal commis et nous-même. L’inhumanité fait partie de l’humain, le reste est un pieux mensonge », disait Romain Gary. L’ouvrage se termine sur des analyses littéraires autour d’auteurs proches de ses centres d’intérêts : La Rochefoucault, Goethe, Beckett…
Au fil des pages, l’univers de Todorov se dessine en creux. Il ignore les héros triomphants pour retenir la beauté des existences sensibles et le sens de leur démarche. Et si l’intellectuel concède que « la vie n’est jamais une incarnation parfaite des idées que l’on développe », il ne s’interdit pas de se prononcer, contre le débat sur l’identité nationale, ou le devoir de mémoire : « Je ne me reconnais pas dans cette formule qui ne précise pas d’objectif. »
L’humanisme des lumières associé à l’idée d’un progrès illimité a vécu. En revanche, l’être humain se constitue toujours à travers les rencontres qu’il fait et les expériences de sa propre vie, nous rappelle à bon escient Todorov.
Jean-Marie Dinh
La signature humaine, aux éditions du Seuil, 23 euros