Un Wikileaks est en train de naître à Nantes : le projet GOleaks

Lanceurs d’alerte, projet artistique « Quelque chose à dire ? » à Berlin, le 1er mai 2015 - Michael Sohn/AP/SIPA

Lanceurs d’alerte, projet artistique « Quelque chose à dire ? » à Berlin, le 1er mai 2015 – Michael Sohn/AP/SIPA

La région Grand Ouest va bientôt disposer de sa plate-forme d’alertes, permettant aux sources et aux journalistes de communiquer de manière sécurisée et confidentielle. Projet unique et novateur, porté par un binôme nantais, le journaliste Romain Ledroit et le hacker Datapulte.

A l’origine du projet de l’association GOleaks, la conférence d’un confrère, hacker nantais, à destination de journalistes locaux. Et ce constat sans appel de Datapulte, qui y assiste  : à l’aune de la loi sur le renseignement, les pratiques numériques des journalistes sont parfois obsolètes et souvent peu, voire pas, sécurisées.

«  La majorité des journalistes ne semble avoir aucune idée des traces qu’ils peuvent laisser derrière eux sur le Web. Ils ne connaissent pas, ou ne se servent pas des outils existants, capables de les protéger et de protéger leur source.  »

Mais ils savent pourtant qu’ils en ont besoin. Qu’il est temps pour eux, à l’heure des débats sur la protection des données, de s’y mettre aussi. Et de se rappeler que le Web est aussi ouvert qu’une porte de lupanar un samedi soir.

A peine l’idée émise, qu’elle semble trouver écho. Et les langues se délient. Ce journaliste influent de la région qui explique recevoir de nombreuses lettres, anonymes. Parfois à son domicile. Des lanceurs d’alerte qui ne savent pas comment faire autrement. Et se tournent vers le papier, faute de mieux. Faute d’outils numériques appropriés.

Mais encore faut-il savoir à qui, et où, adresser ses découvertes. Quel journaliste, pour quelle histoire.

Le hacker et le journaliste

Romain Ledroit, journaliste, rejoint alors aussitôt Datapulte l’hacktiviste pour «  le versant journalistique.  » Et ainsi créer le lien entre deux communautés qui se méconnaissent, mais qui ont pourtant tout intérêt à travailler ensemble. Entre hackers et journalistes, la frilosité disparaît rapidement, pour laisser place à un désir commun  : offrir aux lanceurs d’alerte l’outil qui leur manque.

«  Sensibiliser, c’est utile certes, mais au final pas très concret », remarque Datapulte. De là est née l’idée de créer cet outil concret, rassembleur, pour une corporation «  dont les pratiques sont souvent plutôt individualistes  », souligne Romain Ledroit. Ce sera donc GOleaks, pour Grand Ouest leaks. De la Normandie aux Pays de la Loire, en passant par la Bretagne, une plateforme sécurisée entièrement dédiée aux lanceurs d’alerte locaux. Avec, à l’autre bout, des journalistes volontaires pour recevoir ces alertes.

Et un peu affolés, au début, d’entendre parler mail chiffré et clé PGP. Pourtant, à écouter attentivement Romain et Datapulte, rien de bien compliqué. Un logiciel à télécharger pour le lanceur d’alerte. Soit Tor, navigateur qui protège son utilisateur. Pour le journaliste, une petite formation afin de savoir manier le chiffrage des données. Et au final, un mail chiffré, accessible par lui seul. Et une source protégée, leitmotiv obsessionnel de GOleaks.

Car à travers cette plate-forme, il s’agit bien de proposer un double service. Le journaliste est identifié par la source, qui va ainsi pouvoir choisir son destinataire selon ses domaines de prédilection. En utilisant cette plateforme, le professionnel, lui, vient signifier au lanceur d’alerte son souhait de protéger ses sources. Ce qui n’est pas rien. Et rassure le citoyen, souvent inquiet d’être reconnu. Ce dernier va donc choisir le journaliste en fonction de sa spécialité tout en sachant, second point important, que le journaliste qu’il aura choisi sera le seul à pouvoir lire les documents envoyés.

Pour Datapulte :

« Il s’agit avant tout de désacraliser le statut du lanceur d’alerte. La majorité des gens ne se sentent pas l’âme d’un héros. Sécuriser la source revient à évacuer la pression sur les épaules du lanceur d’alerte. On a trop vu de lanceurs d’alerte être propulsés contre leur gré sur le devant de la scène médiatique. »

La priorité de la plateforme, «  c’est la sécurité de la source  », confient les deux instigateurs du projet.

«  La crédibilité du projet repose sur une sûreté maximale, et donc un hébergeur de confiance.  »

Déjà trouvé. Au local évidemment. Et prêt à s’embarquer dans l’aventure GOleaks.

L’intérêt d’une plateforme régionale

La question soulevée en filigrane est celle de l’intérêt d’une nouvelle plateforme de leaks, au vu de celles déjà existantes des «  grands  » médias, tels Le Monde ou Mediapart. Pour Datapulte, la réponse se trouve elle aussi au niveau local. GOleaks ne vient en aucun cas remettre en cause l’hégémonie des médias de référence, ce n’est pas une plateforme de leaks de plus, mais bien une plateforme qui offre de nouvelles possibilités, jusqu’ici inexplorées.

Datapulte constate que «  les citoyens se sentent concernés par ce qui les touche de près, dans leur ville, leur région ». Certaines problématiques sociétales soulevées par les médias nationaux leur paraissent loin. Et ce qui les touche directement, une subvention culturelle, un pot-de-vin, un conflit d’intérêt, ne semblent pas forcément intéresser lesdits médias nationaux. L’aspect local, lui, est donc à portée du citoyen. Pour Romain Ledroit, journaliste, la difficulté est aussi d’ordre économique. La déliquescence du travail d’investigation au niveau local est frappante, et semble-t-il pérenne.

«  Les économies de moyens au niveau local ne permettent plus ce type de pratiques journalistiques.  »

L’intérêt est donc multiple, autant que les problématiques que viendront soulever les lanceurs d’alerte. Bien sûr, on ne peut que penser au dossier patate chaude de la région, à cet enlisement incessant du conflit autour de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Les documents risquent de fuser. Ce sera alors au journaliste destinataire de faire son travail de vérification. Avec la possibilité, bien sûr, de pouvoir rencontrer la source.

Datapulte, lui, a déjà été contacté par rapport à un problème d’hygiène au sein de l’usine d’un gros groupe industriel, usine implantée au local. Par une personne ayant entendue parler de GOleaks. Mais il rappelle que lui n’est pas journaliste, qu’il va juste rendre viable cet outil, pour que ces lanceurs d’alerte se sentent moins seuls avec ce qu’ils savent. Et le hacker d’insister :

«  Romain et moi n’aurons aucun accès aux données et documents envoyés.  »

Une fois la plateforme lancée, elle a sa vie propre. Entre sources et journalistes seulement. Eux vérifieront juste, avec l’hébergeur, cette sécurité qui leur est si chère. Et apprécieront la satisfaction d’avoir donné un outil en plus à la liberté d’expression.

« Pas une plateforme de délation »

Il est aussi question d’offrir de nouvelles possibilités, à portée de main. Le tissu local est la source de nombreuses interrogations des citoyens. Et pas forcément là où on l’attend : les intéressés viennent aussi d’autres sphères, ni journalistiques, et encore moins hacktivistes. Mais aussi du syndicalisme, de la fonction publique ou du milieu associatif. Bref, là où les réseaux bien en place sont parfois en vase clos. L’opportunité d’un débouché sécure et anonyme apparaît comme une priorité dans le Grand Ouest.

S’il est question de transparence, il ne s’agit pas d’une simple citoyenneté numérique avec GOleaks. Il y a encore peu de temps, les métropoles s’offraient une communication publique avec l’open data (l’ouverture des données publiques à toutes et tous). Derrière les lumières tapageuses, des tableaux Excel aussi communicants qu’un guichet automatique de la Banque postale. Et assez peu d’informations. GOleaks, en misant sur des émissions d’informations anonymes, entend aussi donner un autre visage à cette transparence, voulue par une frange grandissante de la population. Les deux garçons insistent  :

«  GOleaks n’est pas une plateforme de délation, il ne s’agit pas de régler des comptes, mais bien de pouvoir créer le tuyau sécurisé entre la source et le journaliste dans l’intérêt public.  »

Lorsqu’on aborde la politique, ils sourient et secouent la tête. Ce projet est certes «  militant  » reconnait le duo, «  mais il est avant tout apolitique. Ce qui est en revanche politique, si l’on peut dire, c’est ce désir pour nous d’un Internet ouvert et d’une liberté d’expression qui est fondamentale.  »

L’association GOleaks n’est affiliée ni à un parti politique ni à un média régional. Un outil autosuffisant en somme, qui mise sur la confiance et le professionnalisme des journalistes rencontrés, et qui fait de la construction de GOleaks «  une aventure humaine avant tout ».

Une aventure qui ne s’arrête pas là. Dans un souci de transmission, et pour faire vivre le projet, Romain Ledroit et Datapulte ont en commun le souhait de former les journalistes aux outils de protection des données. Tous les journalistes ou rédactions qui en feront la demande, et pas seulement au niveau régional cette fois.

Désankyloser l’investigation

Mais GOleaks ne veut pas se contenter d’attendre le leak comme d’autres le like. Un board associatif composé de journalistes et d’hacktivistes de l’association éponyme proposera une saisonnalité des leaks, c’est-à-dire un appel public sur une thématique. Afin de mutualiser les pratiques. Ne plus se retrouver seule avec des bribes d’informations, mais bien penser autrement, en collectif, l’évolution des pratiques. Et peut-être remettre au centre une investigation ankylosée, avec des projets innovants comme le projet 102h, qui permettrait de suivre des journalistes dans leur quotidien.

La plus-value de GOleaks réside dans l’apport d’une certaine expertise et d’une expérience de travail bénéfique journaliste-hacker.

Pour ce faire, un crowdfunding a été lancé sur Kickstarter, et s’est terminé mardi 16 février, recueillant plus de 6 000 euros, au-delà de la somme demandée.

A Nantes, au gré des rencontres et des questions, ils organisent également des «  crypto-parties  » gratuites à destination du grand public, afin de sensibiliser tout un chacun à la protection de la vie privée sur le Web. Ce qui n’est pas une mince affaire, en ces temps d’extimité exacerbée.

Déjà, d’autres régions intéressées ont contacté le binôme. SOleaks (pour Sud-Ouest leaks) pourrait également voir le jour. Pour continuer l’aventure, encore. Parce que GOleaks se veut comme un soutènement à une liberté d’expression mise à mal. Une solution sûre, dans une société aujourd’hui insécure.

Elsa Gambin.

Source Rue 89 18/02/2016

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Données personnelles : le virulent réquisitoire de la CNIL contre Facebook

La CNIL a listé ce qu'elle estime être des infractions à la loi française sur les données personnelles. Joel Saget / AFP

La CNIL a listé ce qu’elle estime être des infractions à la loi française sur les données personnelles. Joel Saget / AFP

La Commission nationale informatique et liberté (CNIL), l’autorité chargée de la protection des données personnelles, a annoncé avoir mis en demeure Facebook, lundi 8 février, lui reprochant de nombreux manquements à la loi française sur la protection des données personnelles. Un long réquisitoire, contre la manière dont Facebook collecte et exploite les données de ses 30 millions d’utilisateurs français, que la CNIL a décidé de publier.

Que reproche-t-elle à Facebook ? La liste est longue.

  • Une charge contre la publicité ciblée

La CNIL estime que Facebook combine les données personnelles de ses usagers pour proposer de la publicité ciblée sans aucune base légale. Pour la CNIL, aucun consentement direct n’est donné par l’internaute, contrairement à ce qu’exige la loi française. La question de la combinaison des données personnelles en vue de la publicité est bien évoquée dans les conditions d’utilisation du réseau social, ce texte qui définit ce que peut faire ce dernier avec les données. Pour la CNIL, c’est insuffisant : la combinaison de différentes données n’est pas strictement prévue par ce « contrat » entre l’usager et le réseau social, et nécessite donc une approbation distincte de l’internaute.

La CNIL remarque que Facebook pourrait s’affranchir de ce consentement explicite en arguant, conformément à la loi, que l’affichage de publicité est fait dans l’intérêt de l’usager. Selon la CNIL, cet intérêt est trop faible et la collecte de données trop intrusive pour que Facebook se dispense d’un consentement.

  • Des données collectées trop sensibles

Dans certains cas, Facebook réclame des copies de documents permettant d’identifier l’utilisateur (afin, notamment, d’éviter qu’il se fasse passer pour quelqu’un d’autre). Parmi ces pièces, l’internaute peut soumettre un dossier médical : la CNIL estime que ce document est trop sensible et que le réseau social ne doit plus l’accepter.

Tout utilisateur de Facebook peut aussi renseigner, sur son profil, sa sympathie politique et ses préférences sexuelles. La CNIL juge que pour se conformer à la loi, Facebook devrait indiquer précisément ce qu’il compte faire de ces informations, compte tenu de leur sensibilité et de leur nature particulière que leur confère la loi française.

  • Un manque de transparence

La CNIL critique aussi vertement la manière dont Facebook explique à ses utilisateurs ce qui va être fait de leurs données personnelles. Pour la Commission, il faudrait que le réseau social les informe clairement dès le formulaire d’inscription à Facebook, conformément aux textes français, et non pas dans un texte séparé.

La CNIL juge aussi que les utilisateurs de Facebook ne sont pas suffisamment informés sur le fait que leurs données sont transférées aux Etats-Unis.

  • Utilisation illicite du Safe Harbor

Au sujet du transfert des données vers les Etats-Unis, la CNIL reproche aussi à Facebook de s’appuyer sur l’accord Safe Harbor. Ce dernier prévoyait que les données puissent librement être transférées, par des entreprises comme Facebook, vers les Etats-Unis, au motif que ce pays apportait des garanties suffisantes en matière de protection des données. En octobre 2015, la Cour de justice de l’Union européenne en a décidé autrement et l’a invalidé, au motif notamment que les Etats-Unis ne protégeaient pas suffisamment les données des Européens. La CNIL demande donc à Facebook de cesser de se baser sur cet accord pour transférer de l’autre côté de l’Atlantique les données de ses utilisateurs français.

  • Problèmes de cookies

Comme son homologue belge et la justice de Bruxelles avant elle, la CNIL reproche à Facebook son utilisation du cookie « datr ».

Un cookie est un fichier qui peut être stocké sur l’ordinateur ou le téléphone d’un internaute lorsqu’il visite un site Web : il sert à mémoriser certaines informations (comme un mot de passe par exemple) ou à le reconnaître lorsqu’il visite à nouveau le même site. Facebook dépose le cookie « datr » y compris sur les appareils d’internautes qui n’ont pas de compte Facebook, lorsque ces derniers se rendent sur des pages Facebook accessibles à tous. De plus, le cookie mémorise toutes les visites de l’internaute sur les pages Web dotées par exemple du bouton « J’aime », soit la majeure partie des sites Web communément visités par les internautes français.

Facebook a fait valoir auprès la CNIL les mêmes arguments qu’il avait opposés aux autorités belges : ce cookie est destiné à reconnaître les utilisateurs « normaux » de Facebook – pour notamment empêcher le spam ou la création massive de compte – et aucun « pistage » des internautes non-inscrits à Facebook n’est effectué. Pour la CNIL, cette raison, valable, n’est pas suffisante : elle réclame à Facebook de mieux informer les utilisateurs de l’utilisation de ce cookie et des données qu’il mémorise.

La CNIL reproche aussi à Facebook de stocker trop longtemps les adresses IP – un numéro qui identifie la connexion utilisée par l’internaute pour se connecter à Internet – de ses utilisateurs.

La Commission, dans sa mise en demeure, fait de la loi de 1978 sur les données personnelles une lecture très littérale. Elle estime par exemple que Facebook y déroge en ne réclamant pas à ses utilisateurs, lorsqu’il s’inscrit, de mot de passe suffisamment compliqué. La Commission pointe qu’elle a pu s’inscrire sur le réseau social avec le mot de passe « 123456a », particulièrement faible car facile à deviner. Pour la Commission la loi impose à Facebook de prendre toutes les mesures pour protéger les données de ses membres, y compris, donc, en réclamant des mots de passe sûrs. Cette application pointilleuse devrait inquiéter de nombreuses entreprises du Web dont les pratiques sont similaires à celle du plus grand réseau social du monde.

Le réseau social dispose désormais de trois mois pour pallier les manquements repérés par la CNIL, ou demander une extension de ce délai. À l’issue de cette période, la CNIL pourra, si elle estime que Facebook n’a pas suffisamment modifié ses pratiques, entamer une procédure de sanction.

Martin Untersinger

Source Le Monde 09/02/2016

Voir aussi : Actualité France, Rubrique Internet, rubrique Société Citoyenneté, Consommation,

Loi numérique : « Ce manque de courage politique me gonfle »

Isabelle Attard

Isabelle Attard

Le projet de loi numérique est discuté mardi à l’Assemblée nationale. Isabelle Attard, députée écologiste qui a déposé 66 amendements, dénonce les lobbies à l’œuvre dans la discussion et l’absence de stratégie numérique du gouvernement. Entretien.

A la fois écolo, chercheuse et internaute engagée, la députée du Calvados Isabelle Attard est forcément à fond sur le projet de loi numérique, qui sera discuté dans l’Hémicycle dès le mardi 19 janvier, 16 heures. Avec son comparse Sergio Coronado (Europe Ecologie-Les Verts), elle a en effet déposé quelque 66 amendements sur la version du texte présentée en commission des lois.

Profitant d’une pause entre deux séances, Rue89 a discuté avec cette élue apparentée écologiste de sa définition d’une politique numérique. Transparence, rénovation de la culture, préservation du partage et protection des « petits face aux plus gros » : passage en revue des bons points – et des moins bons – de la loi d’Axelle Lemaire, et de la stratégie numérique du gouvernement.

Rue89 : Comment abordez-vous la thématique numérique en tant que députée ?

Isabelle Attard  : Je pense qu’on est complètement décalés par rapport à la manière dont la société avance, et aux besoins des entrepreneurs et des internautes. En tant que législateurs, on est à côté de la plaque. Parce qu’on a un gouvernement sous le poids des lobbies. Et ce n’est pas le seul, ni la première fois. C’est ce qui nous dérange le plus.

Quel que soit le projet de loi, et peut-être encore plus sur la loi création et celui-ci, c’est le fait de voir quelques privilégiés, quelques soi-disant défenseurs des créateurs, se mettre entre la création et le public. Afin de détourner à leur profit, sous couvert de culture, de financement de la culture. Pour moi, c’est mensonge sur mensonge ce genre de tactique.

Sur le projet de loi numérique, ça se ressent particulièrement ?

Ça se ressent parce que déjà, le domaine commun informationnel, qui faisait partie du premier projet de loi, a été retiré en entier. Il a été travaillé par l’équipe d’Axelle Lemaire avec ma proposition de loi sur le domaine public, avec Savoirs Com1, avec des juristes… Il a été bétonné juridiquement ! Me dire maintenant que ça ne l’est pas… J’ai un peu de mal avec la mauvaise foi. C’est pas en racontant des choses comme ça qu’on va donner confiance en la politique.

On fait une loi qui permet plus de transparence – c’est le cas d’ailleurs avec toutes ces données publiques qui vont être mises à disposition des Français – et finalement, la transparence et la sincérité au niveau des discussions ministérielles n’y sont pas. Entre politiques, j’ai toujours accepté d’entendre qu’on est pas d’accord. Qu’on ne défend pas le même projet de société. Mais nous balader, nous dire « on est pour » pour finalement dire « on est contre »… La stratégie du billard à dix bandes n’est positive pour personne. Et revient forcément comme un boomerang.

En même temps, Matignon a dit non pour les communs et Axelle Lemaire le reconnaît. Vous auriez préféré qu’elle précise ne pas partager le même avis ?

Non, j’aurais aimé avoir des arguments. Savoir pourquoi Matignon dit non alors qu’ils travaillent sur Etalab, sur l’open data. Si Matignon dit non suite à un courrier envoyé par Pascal Rogard [le directeur général de la SACD, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, ndlr]…

Ils ne le diront probablement pas !

Mais si c’est le cas, ayons l’honnêteté. Ce manque de courage politique me gonfle. Profondément. Quel que soit le sujet.

Sur le domaine public, me dire qu’on n’a pas encore tous les éléments alors qu’il y a un an et demi, on m’a fait poireauter en me promettant l’arrivée du rapport de Pierre Lescure. Maintenant qu’il est là [depuis mai 2013, ndlr], favorable au domaine public, on va trouver quoi comme prétexte ?

Se faire balader, ce n’est agréable pour personne. Quand je ne suis pas d’accord, moi, je le dis. On peut discuter, je peux être amenée à changer d’avis si on me donne des arguments… Là, je ne comprends pas. Si ce n’est pour l’intérêt de quelques personnes. Qui seraient alors beaucoup plus puissantes que les ministres. Que le Parlement. C’est un aveu de faiblesse indigne du boulot qu’on fait !

Ou alors, le gouvernement dit qu’il ne veut pas entendre parler du domaine public et on perd pas de temps !

ous avez constaté que le lobbying était intensif sur ce projet de loi ? Venant de quelles branches ? Uniquement de la culture ?

Bien sûr. Venant d’une partie de la culture. Par exemple quand la SACD, croyant défendre les intérêts des artistes, envoie des courriers alarmistes. Ma propre tante, qui est artiste, a reçu un courrier disant qu’il fallait alerter les députés pour arrêter les amendements sur la liberté de panorama. Ce sont des mensonges à répétition.

Leur idée, c’est : on touche pas aux droits d’auteur. Sauf que le droit d’auteur a été créé pour protéger les auteurs. Or, là, ça aide leurs petits-fils, leurs petits cousins et leurs héritiers indirects.

Le pire, là, c’est qu’on n’y touche même pas ! Là, on veut juste arrêter les escrocs. Le cas d’Anne Frank, c’est quoi ? Ce sont des héritiers qui n’ont jamais connu Anne Frank. Ils disent dépenser l’argent de manière caritative : tant mieux ! Mais ça m’est égal : maintenant, c’est 70 ans plus tard, il faut que ça relève du domaine public. Que font-ils ? Ils déposent une marque Journal d’Anne Frank, comme la marque Sherlock Holmes ! Tant qu’il n’y pas une définition positive du domaine public, ça se passera comme ça !

Pour vous, c’est la priorité du projet de loi ?

Non, pour moi, c’est surtout le fait de remettre ce que les internautes avaient mis dans la consultation. C’est-à-dire le logiciel libre, complètement plébiscité : il n’y avait pas photo ! Ça a été enlevé du projet de loi, donc je l’ai remis.

Et les amendements ont été rejetés en commission des lois…

Oui, avec de faux arguments.

L’argument d’Axelle Lemaire faisait valoir que c’était contraire au droit de la concurrence et, qu’à ce titre, l’article risquait d’être retoqué par le Conseil constitutionnel…

Je ne suis pas d’accord avec cette définition là. Parce que ce n’est pas le choix d’un logiciel par rapport à un autre, mais celui d’une méthodologie : rien n’empêche Microsoft de faire du logiciel libre. C’est en ça que je dis qu’elle a tort. Donner la priorité au logiciel libre, c’est imposer une vertu à un logiciel.

En commission, j’ai abordé le risque, pour Aéroport de Paris, d’utiliser un logiciel Microsoft pas mis à jour depuis dix ans. Aéroport de Paris pourrait décider de développer son propre logiciel, non pas pour gagner de l’argent mais pour garder la main sur les mises à jour, sans être condamné à payer systématiquement pour les évolutions, tout en gardant le contrôle sur les données. Mais ça ne passe pas.

Les députés ne sont pas sensibles au sujet ?

Non, mais je pense que c’est moins lié au lobbying qu’à la méconnaissance des enjeux.

A droite, trois députés affirmaient il y a quelques jours que le texte d’Axelle Lemaire n’est pas nécessaire, et avait le paradoxe d’être à la fois trop touffu, sans brasser les thèmes indispensables pour « une République numérique ». Vous êtes d’accord ?

Non. Il faut une loi parce que sinon, ce sont toujours les plus gros qui vont se gaver. La loi est là pour mettre un équilibre entre petits acteurs et grosses firmes, clients et acteurs du Net, entre créateurs et éditeurs. Elle est donc nécessaire.

Par exemple, sur la loyauté des plateformes : le comportement de TripAdvisor, Booking et compagnie, c’est innommable !

J’ai fait le test avec des propriétaires d’un hôtel hier : ils n’avaient pas payé pour figurer sur ces plateformes – au contraire, ils les combattent. Mais s’ils ont eu le malheur de payer pour y être une fois, alors ils signent des contrats qui donnent la possibilité à ces sites d’utiliser toutes les photos de l’hôtel.

Mais il n’y a pas d’enquêtes lancées sur ces comportements, par exemple auprès de la DGCCRF ?

J’aimerais. Je viens d’avoir un coup de fil de TripAdvisor, qui a fait son boulot de lobbying et qui m’a appelée.

Pendant le rendez-vous téléphonique, en direct, j’ai fait un faux compte, j’ai posté des avis pipeau. Ils ont tous été validés ! Et eux, pendant ce temps, me disaient au téléphone qu’ils vérifiaient la véracité des propos ! Alors qu’on avait marqué que McDo c’était dégueulasse parce qu’il n’y avait pas de pizzas !

Et vous leur avez dit ce que vous étiez en train de faire ?

A la fin, oui, je leur ai dit que ce qu’ils me disaient était faux, vu qu’on venait de vérifier en direct…

Comment ont-ils réagi ?

Mal ! Ils voulaient supprimer les articles 23-24 de la loi [sur l’encadrement de ces sites, ndlr], qui leur met des contraintes, et c’est en ça que la loi est importante. Je leur ai dit qu’ils pouvaient ne pas attendre la loi, faire un effort de transparence et d’éthique envers leurs clients en affichant les conditions générales d’utilisation et de vente… Au moins, je leur ai dit.

Vous pensez qu’il y a une stratégie numérique au gouvernement ?

Non. Je crois qu’il y a des individus qui ont compris certains enjeux, comme Luc Belot et Corinne Erhel [députés socialistes, ndlr] au Parlement. D’ailleurs, c’est la même chose que Tardy, la Raudière ou Martin-Lalande [députés Les Républicains, ndlr]. Tu sens qu’ils ont compris les enjeux, qu’ils ont bossé, même si je ne partage pas toutes leurs idées.

Je pense que c’est un peu pareil à Matignon : il y a quelques conseillers, pro-open data ou pro-logiciels libres. Mais comme il n’y a pas de compréhension des enjeux sur le très long terme, sur ce que ça signifie même en termes de politique, la stratégie va fluctuer en fonction du dernier qui a parlé.

Mais est-ce que ce n’est pas inhérent au numérique ? C’est tellement transverse que ça vient irriguer tous les sujets et en même temps, c’est difficile de faire un super Premier ministre du Numérique qui viendrait gérer tout cela…

En même temps si, ça serait bien ! Avoir un vrai ministre du Numérique, ça ne me gêne pas vu qu’on vit une vraie révolution !

Après, il faudra qu’il trouve le juste équilibre entre les gros et les petits. Je sais que ça peut paraître simpliste de résumer la politique à cela, mais c’est toujours en ces termes que ça se pose. Par exemple, en droit du travail, comment on protège les salariés d’un employeur qui a plus de pouvoir ?

Et dans le numérique, il y a plein de sujets équivalents dont la société s’est emparée, sans nous attendre.

Par exemple ?

La société de partage ! On a beaucoup parlé d’Uber, de l’ « uberisation », qui est à mon sens une fausse liberté numérique. Pas même du partage ! Il y a un gros business derrière, avec des salariés complètement prisonniers d’une plateforme !

D’ailleurs, ils sont aujourd’hui les premiers à le dire.

Oui, mais ils ont mis un peu de temps. Au début, ils se réjouissaient…

Le débat autour de cette société du partage se résume à une phrase que j’ai entendue l’année dernière, en commission culture, quand les députés allemands sont venus nous voir. Je me suis aperçue que l’unanimité néolibérale présente dans l’hémicycle français, je la retrouvais en Allemagne. Avec des députés de tous bords qui disaient en gros :

« Il faut apprendre à nos enfants que rien n’est gratuit. »

Ça m’a beaucoup choquée. Je crois bien avoir tweeté à ce moment-là :

« Non, moi j’ai dit à mes enfants qu’il y a beaucoup de choses gratuites, qui doivent le rester ! »

Je considère qu’il y a des biens communs, que nous devons tous protéger, qui sont au-dehors du privé et du public, et qu’il est possible d’avoir un cadre pour ce partage.

Au tout début de mon mandat, j’avais assisté à un débat dont le sujet m’avait fait flasher : les baux communs, les communaux…

Oui, c’est d’ailleurs l’un des exemples du concept de communs.

Oui ! Et l’un des premiers gestes du gouvernement a été de les supprimer, parce ça tombait en désuétude.

J’avais trouvé que philosophiquement, la notion était belle. Mais le gouvernement a dit : il y a le public, il y a le privé, et entre les deux, rien ! Or, j’ai l’impression que la société d’aujourd’hui crée l’entre-deux, sans nous attendre. Ce serait bien qu’on les aide.

Il y a les communs d’un côté et, de l’autre, il y a aussi ce partage sur lequel se crée une nouvelle économie… C’est là que se trouve l’enjeu ?

Oui ! Pour moi, dans le numérique, il est là.

Quelles sont les mesures pour lesquelles vous allez vous battre jusqu’au bout dans ce projet de loi ?

La liberté de panorama, je lâche pas ! C’est clair et net que je vais y revenir en séance. Sur ce point, je trouve qu’il y a une malhonnêteté… au-delà même de la malhonnêteté.

La parole de Julia Reda, qui s’occupe de la question au Parlement européen, est considérée comme peu crédible parce qu’elle est au Parti pirate. Or, ce que Julia Reda a mis dans son rapport, c’est le rapport Lescure. Quasiment.

L’étiquette « Parti pirate » la dessert, donc ?

C’est fou ! Le rapport de [Pierre Lescure] est encensé en France mais elle, on lui crache à la figure parce qu’elle est au Parti pirate.

On a bien compris quelle était la menace pour ce gouvernement. C’est tout ce qui est commun, écologiste, citoyen. Pendant la loi renseignement, puis l’état d’urgence, quelles ont été les premières victimes ? Ces personnes-là. Et comme j’ai le malheur de m’occuper à la fois de l’écologie et du numérique… ils m’adorent !

C’est ça qui fait le plus peur et qui déstabilise l’establishment en place depuis 30 ou 40 ans. Parce qu’on veut un autre modèle économique. C’est pas le PC qui menace le PS ; c’est pas la droite. C’est même pas le FN, qui est complètement dans le système, et qui n’a jamais proposé un autre modèle économique. En revanche, cet entre-deux et cette nouvelle société qui émergent, eux, font peur.

Vous pensez que ça parle à tout le monde ? Que c’est plus qu’un truc de niche ?

Quand même de plus en plus… Parce que les gens sentent le malaise, ne peuvent peut-être pas tous le nommer, mettre une définition là-dessus, mais ils sentent qu’il faut questionner tout ça…

Qu’est-ce que le gouvernement a bien fait dans ce projet de loi ?

Sur la loyauté des plateformes, c’est très bien. C’est justement ce qui est attaqué donc j’espère qu’ils ne le lâcheront pas. Mais comme il ne s’agit pas de lobbies français, il y aura peut-être plus de courage.

Ensuite, il y a des avancées par rapport à la Cnil, la transparence, l’ouverture… Et en même temps, il y a des exceptions partout !

Pour la recherche, ça va mieux aussi. Par rapport aux articles scientifiques.

Ça s’est bien frité sur ce sujet pendant la consultation…

Oui, et je pense qu’on peut améliorer les choses. Parce que les chercheurs en ont besoin.

Pendant ma thèse – j’ai un doctorat en archéozoologie –, j’avais besoin d’avoir accès aux informations parce que je n’étais pas à Paris. J’étais dans les Cévennes. Heureusement qu’il y avait Internet, mais j’aurais aimé qu’encore plus d’articles soient à disposition. Parce que bon, les allers-retours à Paris…

Je veux simplement permettre la recherche, à un niveau normal. Parce que là encore, ce sont les plus gros qui se gavent !

Les éditeurs, vous voulez dire ?

Elsevier [un des plus gros éditeurs de la recherche, ndlr], c’est catastrophique ! Je le sais parce que j’ai publié chez eux ! Je connais les conditions : payer pour avoir les tirés à part de ses propres articles ! Et après quoi, on va payer pour pouvoir publier chez eux ? Encore que c’est presque ça : la France paie à Elsevier 172 millions d’euros sur cinq ans.

En subventions ?

En aides. Pour justement compenser le fait de mettre à disposition les articles. Donc je vais remettre le paquet en séance.

En commission des lois, l’absence d’opposition dogmatique était frappante. On a l’impression qu’il n’y a pas de divergences politiques sur le numérique.

Je suis d’accord. Ce sera peut-être différent dans l’Hémicycle, mais c’est vrai que les personnes en commission se posent les bonnes questions. Après, on n’est pas nombreux. Mais c’est rassurant : dans d’autres commissions, je me suis déjà demandé : « Mais qu’est-ce que tu fais là ? ! »

Là, tous ceux qui travaillent sur le numérique, Laure de la Raudière, Christian Paul, etc. On se retrouve tous en commission des lois.

C’est pour ça que le boulot semble de bonne qualité ?

Je pense. Ce qu’on ne comprend pas en revanche, ce sont les revirements de la ministre, soumise aux pressions. Même si elle aimerait aller quelque part – et je la soutiens parce que je pense qu’il était déjà bon de faire ce projet de loi de cette façon –, elle manque de soutien dans son rapport de force par rapport aux lobbies et aux discussions inter-ministérielles.

Elle n’est « que » secrétaire d’Etat, on en revient toujours là…

Je trouve ça dommage parce qu’elle avait fait les choses bien, très bien même. Il y a des choses à améliorer mais c’était déjà ça. C’est dommage.

Andréa Fradin

Source ; Rue 89 18/01/2016

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Petit guide de survie en état d’urgence

Descente de police et de gendarmerie au Pré-Saint-Gervais (93), le 27 novembre 2015, dans un squat où était soupçonnée la présence de personnes pouvant « perturber l’ordre public » pendant la COP21 - AFP Photo  Laurent Emmanuel

Descente de police et de gendarmerie au Pré-Saint-Gervais (93), le 27 novembre 2015, dans un squat où était soupçonnée la présence de personnes pouvant « perturber l’ordre public » pendant la COP21 – AFP Photo Laurent Emmanuel

Depuis les attaques de Paris, la France est en état d’urgence. Plusieurs médias se sont fait l’écho de bavures liées à ce régime particulier, dont beaucoup craignent qu’il ne soit attentatoire aux libertés. Nous vous proposons ici un petit guide pratique de l’état d’urgence pour savoir quoi faire en cas de problème.

L’essentiel de ce qui suit a été développé par l’avocat pénaliste Emmanuel Daoud, du cabinet Vigo, dont vous pouvez retrouver les analyses sur le blog qu’il tient sur Rue89  « Oh my code ! ». Nous y avons ajouté quelques exemples tirés de l’actualité récente.

En quoi puis-je être concerné(e) par l’état d’urgence ?

Tous les citoyens français comme les étrangers peuvent être concernés et sur tout le territoire français (y compris, depuis le 18 novembre, les départements et collectivités d’outre-mer). La loi du 20 novembre 2015 a prolongé l’état d’urgence pendant trois mois jusqu’au 26 février. On parle beaucoup des perquisitions administratives et des assignations à résidence, mais ce ne sont pas les seules dispositions de l’état d’urgence.

Puisque manifestement, l’état d’urgence ne concerne pas seulement les personnes soupçonnées de terrorisme, quelques choses à savoir sur les perquisitions administratives, les assignations à résidence et autres mesures qui font désormais partie de notre quotidien.

Le gouvernement a décidé – semble-t-il – de ne pas cantonner l’état d’urgence à la lutte contre le terrorisme puisque des militants écologistes ont été assignés à résidence et des perquisitions opérées dans la perspective de la COP21.

Ainsi, le site Bastamag rapporte qu’une perquisition a été menée chez des maraîchers bios, qui avaient participé à une action contre l’aéroport Notre-Dame-des-Landes. Ce n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres, recensés par La Quadrature du Net.

Comment se déroule une perquisition administrative ?

Le ministre de l’Intérieur et les préfets peuvent ordonner des perquisitions à domicile « de jour et de nuit ». Pour les forces de l’ordre, l’intérêt de cette procédure administrative est qu’elle permet de se passer de juges : la police et la gendarmerie peuvent ainsi intervenir sans mandat de l’autorité judiciaire (le procureur de la République compétent doit être simplement informé mais ne doit pas délivrer d’autorisation a priori).

Celà dit, elles ne peuvent pas cibler les lieux où travaillent parlementaires, avocats, magistrats ou journalistes. Leur domicile, en revanche, n’est pas exclu du dispositif.

Les forces de l’ordre accompagnées d’équipes techniques peuvent visiter notre domicile à la recherche de tous éléments susceptibles d’intéresser les autorités judiciaires aux fins de constatation d’une infraction. Avec la nouvelle loi sur l’état d’urgence, elles peuvent désormais saisir, en plus, tout équipement informatique – mais pas obliger à donner son mot de passe.

C’est l’officier de police judiciaire obligatoirement présent qui dresse le procès verbal d’infractions éventuelles et le transmet sans délai au procureur de la république compétent pour engager le cas échéant des poursuites pénales.

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Quels sont mes droits ?

A l’issue de la perquisition, un procès-verbal doit être dressé et signé par l’occupant des lieux et s’il est absent par deux témoins requis à cet effet. Vous pouvez réclamer aux forces de l’ordre la décision du préfet autorisant la perquisition aux termes de laquelle sont énoncées les raisons de la perquisition, mais il y a de bonnes chances que vous tombiez sur la phrase type :

« Il existe des raisons sérieuses de penser que se trouvent des personnes, armes ou objets liés à des activités à caractère terroriste. »

 

Puis-je me faire indemniser en cas de dégâts ?

En cas de dégradations, l’occupant ou propriétaire des lieux peut demander la condamnation de l’Etat à la réparation de son préjudice devant le tribunal administratif selon la procédure de droit commun ; il devra attendre deux à trois ans pour obtenir un jugement.

Si l’exécution de la mesure a eu des conséquences manifestement disproportionnées et si celle-ci est manifestement abusive, des dommages-intérêts seront alloués.

Comment se déroule une assignation à résidence ?

Sans procès, sans examen préalable du juge, le ministre de l’Intérieur peut interdire à un individu de quitter son domicile ou bien le forcer à demeurer en un autre lieu au motif qu’il serait dangereux pour l’ordre public.

Cette mesure est accompagnée le plus souvent d’un pointage au commissariat ou à la gendarmerie la plus proche plusieurs fois par jour, tous les jours.

Par exemple, le 17 novembre le ministère de l’Intérieur a notifié à M. A son assignation à résidence. Il lui faut pointer quatre fois par jour au commissariat (8 h 30, 12 h 30, 16 h 30 et 19 h 30) et il ne peut quitter son domicile entre 21 h 30 et 7 h 30. L’administration fait état d’une note des services de renseignement selon laquelle M. A a suivi a été « impliqué dans une filière d’acheminement en Syrie de membres d’une cellule d’Al Qaeda ».

Il va sans dire que ce type de mesure n’est pas sans conséquences au regard de l’activité professionnelle de la personne concernée.

Quels sont mes droits ?

Si vous êtes assigné à résidence, vous pouvez réclamer la décision imposant cette mesure pour connaître les motifs avancés par le ministre de l’Intérieur.

Quels sont les recours possibles ?

Toute personne peut contester en référé devant le juge administratif les décisions prises dans le cadre de l’état d’urgence. Si le juge administratif est saisi sous la forme d’un référé-liberté, il doit statuer dans les 48 heures pour déterminer si les mesures administratives critiquées portent « une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ».

Le juge peut aussi examiner « en cas de doute sérieux » la légalité d’une décision administrative à l’occasion d’un référé-suspension et doit rendre son ordonnance dans les quinze jours.

Pourquoi la presse parle-t-elle de « bavures » ?

Il semble que des perquisitions aient été opérées dans des domiciles qui se sont avérés être ceux de voisins de suspects et non des suspects eux-mêmes. Évidemment, si vous êtes le voisin concerné et que vous dormez tranquillement, le réveil peut-être brutal.

Ce type de mésaventures peut arriver à n’importe lequel d’entre nous. Les forces de l’ordre étant à cran (les terroristes sont lourdement armés et n’hésitent pas à tirer pour tuer ou à se faire sauter) les interventions sont rapides et brutales et la proportionnalité n’est pas toujours respecté. Un vieil homme a été menotté, une petite fille blessé par des éclats de verre et de bois. Il est à craindre que ce type de bévues critiquables se reproduiront et sont inévitables, en espérant qu’elles n’auront pas de conséquences funestes ou graves.

Une circulaire de Bernard Cazeneuve, envoyée à tous les préfets, recadre un peu les perquisitions en insistant, par exemple, sur le fait « dans toute la mesure du possible, l’ouverture volontaire de la porte devra être recherchée ». Le ministre a peut-être vu les images de vidéosurveillance du restaurant Pepper Grill, à Saint-Ouen-l’Aumône, dans laquelle les forces de l’ordre ont tout saccagé alors que le patron leur tendait les clefs.

Que faire lorsqu’on est témoin et que le comportement des forces de l’ordre ne semble pas adéquat ?

Rien n’interdit à une personne qui assiste à un comportement inadéquat des forces de l’ordre d’apporter son témoignage oral et écrit à la personne victime de celui-ci. Ce témoignage pourra même être très utile par exemple dans le cadre d’un recours en indemnisation. Il en est de même d’un film vidéo.

Néanmoins, l’utilisation d’un smartphone ou de tout autre appareil vidéo doit s’opérer avec la plus grande circonspection et sans provocation, car il est à craindre que les forces de l’ordre réagiront vertement et n’hésiteront pas à saisir ce matériel en vertu de l’état d’urgence – même si une telle saisie semble dépourvue de base légale.

Les interpositions physiques sont bien sûr déconseillées, surtout la nuit. On ne peut exiger des forces de l’ordre intervenant dans l’urgence et en pleine nuit d’exclure toute forme de violence si elles se sentent menacées. Quant à l’interposition verbale, pourquoi pas, mais là encore attention : la mesure et la modération doivent être privilégiées.

En pratique, est-il possible de protester contre ces décisions avec des chances de gagner ?

Il faut bien l’avouer, l’état d’urgence, mesure exceptionnelle par nature, conduira le juge administratif à apprécier avec moins de bienveillance qu’à l’accoutumée la pertinence de telles réclamations.

Les forces de l’ordre ne bénéficient pas d’un blanc-seing mais elles ont une grande latitude quant à l’emploi de la force pour pénétrer en des lieux fermés à l’occasion de perquisitions ordonnées… En clair, les chances de gagner son procès seront minimes.

D’ailleurs, le juge des référés a rejeté, le 27 novembre, des recours déposés par deux personnes assignées à résidence.

Quelles sont les autres dispositions prévues par l’état d’urgence ?

  • Une restriction de la liberté d’aller et venir.

C’est le fameux « couvre-feu » : dans tous les départements, les préfets peuvent interdire « la circulation des personnes ou des véhicules » dans des lieux et à des heures fixes par arrêté ; instituer « des zones de protection » où le séjour est réglementé ; interdire de séjour « toute personne cherchant à entraver l’action des pouvoirs publics ».

A Sens, le préfet de l’Yonne a ainsi décidé d’instaurer un couvre-feu en interdisant la circulation dans un quartier de la ville, pendant trois nuits. La préfecture de police de Paris a aussi prolongé l’interdiction de manifester dans les départements de la zone de défense et de sécurité de la capitale. Et ce jusqu’à ce 30 novembre. Les manifestations en marge de la COP21 qui ont eu lieu à Paris ce dimanche étaient donc interdites.

  • Une assignation à résidence renforcée

La loi de 1955 s’appliquait à toute personne « dont l’activité s’avère dangereuse », elle s’applique désormais plus largement à toute personne lorsqu’il existe « des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace » – les suspects donc, qui ont par exemple des fréquentations ou des propos douteux.

L’assignation à résidence est prononcée par le ministre de l’Intérieur, dans un lieu qui n’est pas forcément le domicile de celui-ci ; le suspect y est conduit manu militari. Il doit obligatoirement y demeurer.

  • Le blocage des sites web

Le blocage administratif des sites était déjà présent dans la loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014 « renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme » mais il a été renforcé dans la loi qui modernise l’état d’urgence, adopté le 20 novembre dernier.

La procédure est désormais moins encadrée et plus immédiate. Ainsi, plus besoin de s’adresser à l’hébergeur du site problématique : les autorités peuvent directement demander à Orange, Free, SFR et compagnie de le bloquer. Exit aussi la personnalité qualifiée de la Commission informatique et libertés (Cnil), qui garde un œil sur la liste de sites bloqués en France.

  • La dissolution d’associations

La dissolution d’association était déjà prévue dans le code de la sécurité intérieure (article L212-1). C’est ce qui a permis d’interdire le groupe islamiste radical Forsane Alizza, mais aussi divers mouvements d’extrême droite, tels que L’Œuvre française. La nouvelle formulation élargit les possibilités de dissolution. Cette disposition ne semble pas avoir été mis en place depuis le 13 novembre.

Comme le rappelle La Croix, la fermeture des mosquées passerait par la dissolution de l’association gestionnaire, ce qui s’avère très compliqué.

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