« Le vote blanc : de l’anti-vote à l’alter-vote ? »

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Par Jérémie Moualek

Au lendemain du 1er tour de l’élection présidentielle de 1969, Georges Pompidou – alors premier ministre et candidat en tête – prend une mesure destinée à freiner l’abstention annoncée importante, en avançant d’une semaine l’ouverture de la pêche prévue initialement la veille du second tour ! Sans même évoquer l’inanité évidente de cette décision, c’était aussi sans compter sur les électeurs qui choisirent de voter blanc et nul : 1 303 798. Depuis lors, l’ampleur de ce phénomène électoral n’a jamais été démentie (901 301 voix au 1er tour des régionales ; 4,6% des votants en moyenne entre 1992 et 2015), ni même sa perpétuelle négation institutionnelle. Comptés mais non comptabilisés dans les suffrages exprimés, ces « votes sans voix » n’ont aucun poids dans la balance électorale (depuis la loi électorale du 15 mars 1849).

Au lendemain des régionales, le sujet « vote blanc » est revenu à la table des débats médiatico-politiques. Et ce, en raison de la présence du Front national (FN) qui bouleverse l’offre politique. Dans plusieurs régions, l’électeur (dit de « gauche », notamment) n’aurait plus l’embarras du choix mais le choix de l’embarras. Et, ce n’est pas la loi du 21 février 2014 « visant à reconnaître le vote blanc » qui va lui simplifier la tâche.

Appliquée la première fois lors des dernières élections européennes, cette loi, adoptée suite à un accord transpartisan, répondait à une « demande » ancienne qui se faisait de plus en plus intense (des 61 propositions de loi déposées depuis 1880, 43 l’ont été après 1993). Certains scrutins – rimant avec des pourcentages conséquents de votes blancs et nuls (seconds tours des présidentielles 1969 et 2012 ; législatives 1993 et 1997 ; référendum 2000) ou une configuration « extraordinaire » (2nd tour de la présidentielle 2002) – ont semble-t-il été des moments propices à la multiplication des initiatives parlementaires. Après la présidentielle de 2002, 11 propositions de loi ont ainsi été émises, notamment dans le but d’ « enrayer » la hausse de l’abstention et des partis dits « extrêmes ».

Le non-choix volontaire

Passé d’anti-vote – étant vu, depuis près d’un siècle et demi, comme contraire à la définition légitime du vote – à antidote – à l’abstention, à la montée des « extrêmes »,…-, le « vote blanc » s’est donc affirmé depuis les années 1990 comme une alternative électorale de plus en plus légitime. D’abord mis en évidence dans le seul cadre d’une offre politique trop restreinte (candidat ou liste unique, référendum), celui-ci tend à devenir l’expression plus générale du non-choix volontaire, voire de la neutralité (une opinion « blanche »). Et ce, au point que la loi lui a octroyé le statut de catégorie électorale autonome en le distinguant – dans le décompte des voix et la présentation des résultats – du « vote nul ».

En résumé, pour le législateur, soit l’électeur refuse ou est en incapacité de choisir (vote blanc), soit il est incapable de voter « normalement », c’est-à-dire en suivant les règles prescrites (vote nul). Cette binarité presque manichéenne – mettant dos à dos un acte « positif » et un acte « négatif » – et cette hiérarchisation des voix non exprimées est factice : voter blanc ou nul demeure encore un vote « à blanc », sans conséquence sur l’issue d’un scrutin.

Surtout, la loi se méprend sur les réalités sociologiques des électeurs et sur leurs pratiques de vote. Car, ce qui est devenu commun d’appeler aujourd’hui « vote blanc » correspond pourtant, toujours, à un usage pluriel du bulletin de vote. En quoi, par exemple, une profession de foi, un papier avec un texte revendicatif ou encore un mouchoir blanc – tous considérés légalement comme des « votes nuls » – ne pourraient-ils pas chacun être des « vote blancs » aux yeux de l’électeur ?

Tant que des bulletins blancs officiels ne seront pas mis à disposition et que le « vote blanc » n’est pas reconnu dans les suffrages exprimés, il semblera hasardeux d’analyser celui-ci distinctement du « vote nul ».

Ils choisissent de « crier »

Beaucoup de ceux qui souhaiteraient voter blanc continuent en effet de céder à la tentation de livrer des « bulletins blancs à message » : à force de ne pas être pris en compte, ils choisissent de « crier » (en ornant leur bulletin d’inscriptions diverses et en le rendant, de fait, nul) plutôt que de « se taire » en livrant une enveloppe vide. Par ailleurs, cette dernière – seule modalité fiable pour voter blanc car un papier vierge est considéré comme nul s’il n’est pas aux mêmes dimensions qu’un bulletin officiel – rebute un bon nombre d’électeurs qui craignent que la légèreté (matérielle) de leur vote ne les trahisse auprès des assesseurs capables alors de deviner la nature de celui-ci. Dès lors, la distinction effectuée avec le « vote nul » ne provoque qu’une nouvelle euphémisation de la portée chiffrée du phénomène, en divisant le pourcentage, autrefois obtenu, en deux.

À l’heure où de plus en plus d’électeurs ne trouvent pas « bulletins à leur urne » ou les désertent (52,8 des inscrits au 1er tour des régionales, sans compter les 3 millions de non-inscrits), l’ambiguïté du code électorale et sa faiblesse (puisque la loi n’est pas vouée à s’appliquer pour les référendums et, surtout, pour la présidentielle) sont à déplorer. Car, tout en étant un refus de choisir dans l’offre politique proposée, le vote blanc et nul est aussi un refus citoyen de renoncer à voter. Il s’avère être un droit de choisir de ne pas choisir : un « alter-vote » qui fait parfois du bulletin bien davantage qu’un instrument destiné à désigner un gagnant. Et, même s’il peut être parfois synonyme d’indifférence, ce geste électoral est plus souvent un moyen d’exprimer une forme d’exigence démocratique à travers l’émission de « bulletins porte-voix ».

Jérémie Moualek est chercheur en sociologie politique, à l’Université d’Évry (Centre Pierre Naville). Il poursuit actuellement une thèse de doctorat sur le vote blanc et nul

Source : La Monde 14/12/2015

Voir aussi : Rubrique Politique, Société civile, rubrique Société, Citoyenneté, rubrique Sciences, Sciences politiques, rubrique DébatLes Français crèvent de 30 ans de manque de courage politique, rubrique Co développement,

« Changer les choses autrement que par le vote »

Hélène Balazard, docteure en sciences politiques

Hélène Balazard, docteure en sciences politiques

Au ras-le-bol de la politique traditionnelle exprimé dans l’abstention, Hélène Balazard, auteure de l’étude « Agir en démocratie », répond en exposant une alternative : le modèle du « community organizing ».

« Je revendique le fait de pouvoir faire changer les choses autrement que par le vote », témoignait récemment sur Rue89 un riverain abstentionniste.

Dans les nombreux messages que vous nous avez adressés pendant les régionales, on a lu du ras-le-bol et de la résignation. Certains d’entre vous votent sans y croire et d’autres, nombreux, ne votent pas ou plus.

Rappelons qu’en matière d’action politique, il n’y a heureusement pas que les élections : il existe des lieux et des groupes où l’on pratique la politique autrement.

A Chicago, en 1940…

Hélène Balazard, docteure en sciences politiques, a étudié deux expériences construites sur le modèle du « community organizing ». Elle a consacré à ces alternatives un ouvrage, « Agir en démocratie » (Les Editions de l’atelier, 2015).

Le « community organizing », que l’on pourrait traduire par organisation communautaire, est un mode d’action locale né aux Etats-Unis. Saul Alinsky, un sociologue américain, a expérimenté ce mode d’organisation dans un quartier de Chicago, à partir de 1940, avant de le développer dans d’autres villes.

Un de ses disciples a plus tard essaimé à Londres. London Citizens, qui a remporté plusieurs combats depuis sa création, a été le sujet de thèse d’Hélène Balazard. Cette dernière a aussi fait partie du petit collectif qui a initié en 2010, sur le modèle londonien, une Alliance citoyenne à Grenoble. Un autre collectif s’est depuis formé à Rennes.

« Créativité citoyenne »

Le « community organizing » est fondé sur l’action de terrain et le pragmatisme anglo-saxon. « Une de ses caractéristiques, c’est de fonctionner en parallèle du système politique partisan, électoral, et de faire de la politique autrement », résume Hélène Balazard.

« Ce n’est pas la panacée, simplement une organisation qui permet de faire avancer les choses, tant du point de vue de la justice sociale qu’en termes de développement du pouvoir politique et de l’engagement. Mais il y a plein d’autres choses qui se font ou qui restent à imaginer. Il ne faut surtout pas se limiter dans sa créativité citoyenne. »

 

Entretien.

Rue89 : Pendant les régionales, on a lu ou entendu du ras-le-bol, de la résignation. Comment agir là-dessus ?

Hélène Balazard : Face au problème du Front national, il y a un travail d’éducation populaire de longue haleine à faire. Le FN joue sur le fait qu’il y a une défiance croissante envers la classe politique mais il en fait lui-même partie. Dans leurs discours, ils disent que le pouvoir est entre les mains des élites politico-économiques mais au lieu d’allier les gens pour créer un contre-pouvoir, ils divisent les classes populaires. Les électeurs sont trompés.

Il y a pas mal de choses à faire en dehors de la politique partisane et des élections. On peut par exemple s’organiser au niveau local pour créer une force citoyenne capable de faire rendre des comptes à ses élus et aux dirigeants économiques.

Concrètement, ça veut dire dans un premier temps réunir des gens du quartier, essayer de faire le tour de tous les problèmes qu’ils rencontrent et qu’ils aimeraient voir changer. Il faut ensuite s’attaquer à un ou deux problèmes qui sont le plus partagés et qui pourraient être résolus assez facilement afin de sortir du fatalisme « de toute façon, on n’a pas de pouvoir, on ne peut rien faire ».

S’il y a des intérêts divergents, on laisse le problème de côté : on travaillera dessus plus tard et peut-être qu’il va se résoudre naturellement, quand on aura appris à se connaître. Le but, c’est de recréer du lien entre les gens pour redonner du sens à la politique. Faire de la politique, c’est organiser la vie en société et pour cela, il faut qu’on la vive cette société, il faut en être conscient.

La démocratie n’est pas un modèle figé. A l’école, dans les cours d’éducation civique, on a l’impression qu’on est des citoyens passifs, qu’on attend que des gens prennent des décisions à notre place. Sauf qu’on peut s’organiser en fonction d’intérêts communs pour faire pression sur les personnes qui prennent des décisions. C’est du pragmatisme.

Il y a quelque chose à tirer d’Alinsky et de l’expérience de Londres : le pragmatisme, l’action. En France, on a tendance à être un peu trop dans la théorie, à réfléchir à un modèle qui serait idéal, à être dans la critique permanente et du coup à rester plutôt inactifs. On reste fixés dans l’idéal républicain issu des Lumières – un idéal assez parfait mais qui, dans la pratique, ne marche pas.

Vous dites qu’il faut redonner du sens à la politique. Qu’entendez-vous par là ?

On a perdu le sens de pourquoi on s’organise. La politique, ce n’est pas une affaire de professionnels : cela devrait concerner tout le monde.

On a l’impression que de toute façon, on ne peut rien faire, que la politique est cette machine opaque que l’on voit à la télé, que d’autres la font à notre place… Si tout le monde remettait la main à la pâte, y compris au niveau local, cela permettrait que des gens différents se rencontrent et se rendent compte de la complexité d’organiser la vie en société : il y a des aspirations différentes, il faut ménager la chèvre et le chou et les décisions sont parfois dures à prendre.

En étant intégrés à ce processus, on serait aussi plus enclins à être dans un esprit coopératif plutôt que dans la compétition. Avec les logiques de partis, on a parfois du mal à voir en quoi ces derniers s’opposent, on est perdus. La politique devient un truc qui n’a plus de sens pour les citoyens qui ne sont pas engagés dans ces rouages-là.

Le premier pas, c’est agir. Il y a déjà plein de gens qui agissent dans des associations, qui s’impliquent dans les écoles de leurs enfants, dans un syndicat ou un CE d’entreprise, dans un parti politique… L’idée aussi, c’est de rencontrer des gens qu’on n’a pas l’habitude de rencontrer, de sortir de sa zone de confort, de parler à des gens sur lesquels on a des préjugés. Il faut peut-être aussi changer la manière dont la citoyenneté est enseignée à l’école. En Angleterre, ils ont un enseignement de la citoyenneté plus actif – des écoles sont notamment membres de la London Citizens.

Qu’est-ce que le « community organizing » et comment ses participants agissent-ils ?

Le principe du « community organizing », c’est d’organiser des communautés de citoyens qui se réunissent autour de problèmes communs, d’intérêts partagés.

Le mot communauté a parfois un sens péjoratif en France, les Anglais en ont une utilisation beaucoup plus large : ils diraient par exemple que créer une association, c’est créer une communauté de gens qui partagent des intérêts, des opinions ou des valeurs.

Dans le modèle du « community organizing », on crée d’abord sa communauté d’intérêts, on identifie les sujets sur lesquels on veut agir et on se lance dans une enquête (quel est le problème ? D’où vient-il ? comment apporter une solution ?).

L’idée, c’est d’être dans la critique constructive : ne pas dire « on est contre ça » mais « on n’est pas contents et on pense que ça serait mieux ainsi, on est ouverts à la discussion ». Il faut pour cela dialoguer avec les personnes qu’on a identifiées comme responsables et qui ont le pouvoir de changer cette situation problématique.

Parfois, ces responsables ne vont pas vouloir nous rencontrer. C’est là qu’on va organiser des petites actions pour les interpeller, les forcer à nous recevoir. Comme l’idée est de susciter constamment des occasions pour que les gens se rencontrent, les actions sont conviviales, sympathiques, plutôt positives.

A Grenoble par exemple, pour un problème de poubelles non ramassées, ils ont apporté des sacs-poubelle dans le bureau du bailleur qui a fini par les écouter. En 2012, toujours à Grenoble, un autre combat a concerné des femmes de ménage dont on avait augmenté les cadences. Comme les demandes de rendez-vous restaient sans réponse, ils ont ramené du monde dans l’hôtel des impôts où les femmes étaient employées. Les gens sont arrivés avec des sceaux, des balais, des serpillères : « On va faire le ménage avec elles : elles ne peuvent plus le faire seules car les cadences ont été augmentées. » C’était une action visuelle pour les médias, qui décrit bien la situation problématique, qui mobilise du monde, qui est sympathique à faire. A Grenoble encore, les élèves sont allés faire classe dans la mairie pendant un conseil municipal. Leur école, qui avait brûlé en 2012, a fini par être reconstruite.

Par rapport à ce que je décris, vous pourriez vous dire qu’une communauté d’intérêts pourrait très bien porter sur quelque chose qui s’oppose à l’intérêt général. Dans le « community organizing », il y a une volonté de réunir des personnes différentes pour ne pas créer des groupes qui vont s’opposer à d’autres groupes dans la société. Les organisateurs sont là pour éloigner tous les sujets qui pourraient ne pas être progressistes. Pour cela, ils essaient toujours de remonter aux causes d’un problème plutôt qu’à ses conséquences qui pourraient diviser. L’idée, c’est de retisser la société civile dans son ensemble et ne pas monter des personnes les unes contre les autres. Il y a une visée humaniste derrière, l’idée de justice sociale, d’égalité…

Le fait de retisser des liens entre des personnes va recréer des liens de confiance pas officiels. Ce n’est pas comme voter tous les cinq ans pour une personne qu’on connaît à peine et à qui on fait moyennement confiance. On peut faire davantage confiance à quelqu’un qu’on voit régulièrement. Cela permet de redonner du sens à la représentation : mis à part certains élus qui font un travail de terrain, on ne connaît plus nos représentants et il n’y a pas de rendu compte du lien de confiance…

Petit à petit, les citoyens qui participent à des expériences de « community organizing » construisent un pouvoir et s’attaquent à des sujets sur lesquels ils ne pensaient pas avoir d’emprise. Ils vont plus loin dans les changements qu’ils proposent tout en continuant de mener des actions sur des sujets plus anecdotiques pour ne pas s’éloigner de la base et continuer à mobiliser du monde.

Ils utilisent aussi des moyens d’action classique (pétitions, manifs…) ?

Ils essaient d’utiliser ce qui va faire avancer les choses le plus rapidement possible. A Grenoble, ils n’ont jamais organisé de manifestations ; à Londres, si. Disons qu’ils ont globalement un répertoire d’actions plus larges. Sur les pétitions, ils vont souvent dire que ce n’est pas une action qui regroupe, qui va être conviviale. Dans leur manière d’agir, ils pensent toujours à développer l’exercice du pouvoir ainsi que les relations interpersonnelles entre les personnes qui d’habitude ne se rencontrent pas.

Le numérique fait-il partie des outils utilisés par ces groupes ?

Il l’est, forcément, mais ce n’est pas un outil principal. Ils ne se sont pas construits sur le numérique. Quand les réseaux sociaux sont apparus, ils ont même mis du temps à s’y mettre. En fait, le numérique seconde les moyens de mobilisation classique : quand ils organisent un événement, ils créent aussi un évènement Facebook par exemple.

C’est comme si les réseaux sociaux venaient seconder les vraies relations qu’ils ont construites. Ce n’est pas en créant un évènement Facebook que les gens vont venir en réunion. Eux disent que le meilleur moyen d’organiser une réunion, ce n’est pas d’envoyer un courrier, un e-mail ou distribuer des flyers, mais cela doit passer par la construction de liens – une personne vient en réunion parce qu’elle sait qu’elle va retrouver des personnes qu’elle connaît.

Quelles sont les relations entre les membres des « community organizing » et les élus ?

Ça dépend. London Citizens, par exemple, organise depuis 2000, avant chaque élection municipale, une assemblée qu’ils appellent « Accountability Assembly » [assemblée des responsabilités, ndlr]. Ce sont des grandes réunions qu’ils organisent eux-mêmes pour ainsi maîtriser toutes les règles du jeu (c’est un moyen d’action).

Avant chaque assemblée, ils font une campagne d’écoute auprès de tous leurs membres pour définir quels sujets vont être prioritaires. Ils vont ensuite travailler sur quatre propositions correspondant à des revendications. Ils demandent à chaque candidat politique : « Est-ce que, oui ou non, vous êtes prêt à agir, à mettre en place cette solution et si oui, êtes-vous prêt à nous rendre compte de la mise en place de cette action ? »

Ken Livingstone, maire de Londres de 2000 à 2008, avait bien joué le jeu en étant quand même critique. En tant que travailliste, il était plus proche d’eux idéologiquement que Boris Johnson, élu en 2008.

London Citizens n’est pas partisan : ils ne donnent pas de consigne de vote à la fin des assemblées. Ils essaient de rester très indépendants du pouvoir.

A Grenoble, quelles actions de l’Alliance ont abouti ?

Les femmes de ménage ont obtenu le retour à des cadences normales et certaines ont même été titularisées alors qu’elles enchaînaient les CDD, l’école des Buttes a été reconstruite, les étudiants étrangers de la fac ont obtenu l’ouverture d’un nouveau guichet d’accueil pour faciliter les démarches administratives… Il y a eu d’autres victoires.

Quels effets la participation a sur les gens ?

Il y a d’abord une prise de conscience de leur pouvoir. En impliquant les personnes dans une petite action qui aura de l’effet, elles vont prendre conscience qu’elles peuvent changer les choses. Il y a aussi une forme de reconnaissance : « C’est la première fois qu’on me demande mon avis, je ne pensais pas qu’il comptait. »

A travers toutes ces actions, l’idée, c’est aussi de développer des compétences politiques. Organiser des réunions, les animer, développer des compétences d’expression et de négociation… : ce sont des choses que les organisateurs essaient d’apprendre aux participants. Il y a des cours d’éducation au leadership. Ceux qui participent vont par ailleurs devenir plus engagés dans leurs activités, ça renforce leur engagement de citoyen.

L’engagement, l’action politique, ça s’apprend ?

Ça s’apprend notamment en se vivant, pas forcément en lisant des livres. Il faut pour cela que des gens nous entraînent à le faire – dans les deux sens du terme.

L’engagement, d’une certaine manière, ça s’apprend aussi. La motivation à s’engager se développe. Certaines personnes l’acquiert de par leur éducation ou leur parcours de vie, d’autres non. L’engagement peut se développer par des récits d’expérience, des rencontres, la prise de conscience d’injustices qu’on subies ou la prise de conscience qu’on a un moyen d’action dessus.

Après, ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que les gens ont leur emploi du temps, leur vie personnelle… Les engagements, ça va et ça vient en fonction de ses envies, de son emploi du temps et d’autres contraintes de la vie.

Il faudrait peut-être changer la manière dont on peut participer à l’organisation de la vie en société : avoir plus de temps libre, des congés de citoyenneté payés, un revenu de base universel, etc.

 Emilie Brouze

Source Rue 89 14/12/2015

* Hélène Balazard est auteure de « Agir en démocratie » aux  Editions de l’atelier, 2015

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Les Français crèvent de 30 ans de manque de courage politique

Dessin Aurel source La droite complexée. Ed Glénat

Dessin Aurel. Source La droite complexée. Ed Glénat

Par Géraldine Dalban-Moreynas. Regarder autour de soi, écouter, lire… Recevoir de plein fouet la violence des mots et des réactions. La condamnation est sans appel, sans pitié, à la hauteur du choc, partout, de la moindre radio au plus influent des réseaux sociaux : honte à eux, honte à ceux qui osent bafouer notre démocratie, honte à la France. Partout, chacun y va de son amertume. Ils sont révoltés, écœurés, refusent de vivre dans un pays dont le premier parti politique est le Front national (FN). Tous pleurent sur cette France digne héritière du siècle des Lumières, de la pensée, de la liberté et de la fraternité.

Partout l’émotion. Et pourtant rester dubitatif. Comme incapable de participer au lynchage collectif des 40 % de Français qui ont voté pour le FN dimanche 6 décembre, dans certaines régions. Incapable de participer à ce grand élan qui veut sauver notre démocratie, contre ceux qui l’ont bafouée et insultée dimanche dernier avec l’outil même de ladite démocratie : le bulletin de vote. Pourtant, ne pas avoir voté FN.

Faire partie de celles et ceux qui vivent dans de jolies maisons des beaux quartiers, qui partent en vacances dans les hôtels où il faut être, qui ont réussi, qui ont fait, avant, des études suffisamment longues pour être capable de comprendre que les extrêmes ne sont pas une solution. Et ne pas pouvoir s’empêcher de se demander ce que l’on ferait si on vivait à Calais et que l’on gagnait le Smic ? On voterait FN. Comme une certitude. Et on enverrait valser toutes les âmes bien-pensantes parisiennes qui viendraient expliquer que l’on fait honte à la France.

Les Français sont en train d’étouffer. Oh pas tous bien sûr, pas ceux qui étaient dimanche 6 décembre sur les plateaux de télévision pour défendre les grands idéaux républicains. Pas ceux qui avaient ressorti leurs précieux éléments de langage usés jusqu’à la corde. « Nous devons entendre l’exaspération et la colère des Français ». Mais qu’entendent-ils, ceux-là même qui sont au pouvoir depuis plus de 30 ans, droite et gauche confondues ? Et qu’en font-ils ?

Ceux qui sont en train d’étouffer, ce sont les autres. Ceux que l’on n’entend pas, ceux qui ne gagnent pas une tune, qui deviennent racistes à force de 13 novembre et de migrants dans les journaux de 20 heures, qui voient le système scolaire qui fout le camp, qui prennent le chômage en pleine figure, qui se demandent comment leurs enfants vont pouvoir vivre dans cette société qu’ils voient sans avenir, ceux qui se retrouvent sur le carreau parce que l’économie est « en pleine mutation », et qu’ils n’ont ni la capacité ni les compétences pour s’adapter à la mutation. Le train qui passe. Et eux qui ne montent pas dedans.

Ceux qui voient l’immigration, le terrorisme, la pauvreté, les mal logés, qui sont à 20 euros près pour boucler leurs fins de mois, qui mangent des pates à partir du 15, qui habitent dans des banlieues que l’ANRU était censée sauver ; où les ascenseurs ne marchent plus depuis la nuit des temps.

Ceux qui travaillent à Paris mais qui vivent à deux heures de RER parce que tout le monde ne peut pas se payer un appartement à 10 000 euros le m2. Ceux qui ont voté Mitterrand, Chirac, Marchais ou même Sarkozy parce qu’il promettait de nettoyer les cités au Karcher.
Qu’ont-ils fait ?

On crève aujourd’hui de 30 ans de politiquement correct et de manque de courage politique.

Les responsables du Parti socialiste et du parti Les Républicains sont les seuls responsables du score du FN. Parce qu’ils ont eu l’inestimable chance d’avoir le pouvoir de changer les choses. Et qu’ils ne s’en sont pas servis. Le résultat de ces élections régionales n’est que la sanction justifiée de 30 ans de langue de bois, d’incapacité à agir, de manque de courage, de leurs faiblesses face aux lobbys des uns et des autres, de la gestion de leurs propres intérêts, avec en première place leur réélection, alors qu’ils étaient là pour servir l’intérêt général.

Aucun politique n’a eu le courage depuis 20 ans de prendre les bonnes décisions, alors que tous savent ce qu’il faut faire. Et que tous ont reculé devant des réformes indispensables qui auraient pu leur coûter 3 points dans les sondages. Depuis dimanche soir, tous sont sur les plateaux de télévision, appelant au sursaut républicain. Ils s’aperçoivent qu’ils ont gâché un bien précieux, le pouvoir. Le pouvoir n’ayant de valeur qu’en fonction de ce que l’on en fait.

On a encore espéré que cette fois-ci, ils allaient comprendre, « entendre le message des Français ». Que proposent-t-ils depuis dimanche ? De chercher la meilleure façon de contrer le FN dans les prochaines 72 heures. C’est en agissant depuis 20 ans qu’il fallait le contrer. Pas aujourd’hui. « Faut-il se retirer ? », « Faut-il fusionner ? », « Faut-il choisir le ni ni ? ». Quel gâchis.

Quand les partis républicains comprendront-ils enfin que pour reprendre leur place, ils doivent faire leur mue, en sortant des discours lisses devenus inaudibles qui les ont coupés du reste de la France. Et des électeurs. Aujourd’hui, le FN est le premier parti de France. Et si on ne le partage pas, si on ne s’en félicite pas, si on ne le souhaitait pas, si on en ressent de la colère et de l’amertume… Une chose est sûre, on ne peut pas blâmer ceux qui l’ont voulu.

Voter pour ses convictions intellectuelles est un luxe. Eux votent juste pour essayer de vivre mieux. Dimanche 6 décembre, la France a tourné le dos à ses élites. Comment ne pas la comprendre ?

Géraldine Dalban-Moreynas

Géraldine Dalban-Moreynas est présidente de l’agence Milbox, conseil en communication, affaires publiques et relations presse

Le Monde.fr | 10.12.2015

Voir aussi : Actualité France, Rubrique Politique, rubrique Société, Opinion,

Comment le discours médiatique sur l’écologie est devenu une morale de classe

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On nous conseille d’éteindre les lumières mais pas de remiser les 4×4. On culpabilise les individus mais pas les entreprises. Entretien avec le sociologue Jean-Baptiste Comby.

 

Jean-Baptiste Comby est sociologue, maître de conférences à l’Institut Français de Presse de l’Université Paris-2. A quelques jours de la COP21, il vient de publier «la Question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public» aux éditions Raisons d’agir.

BibliObs. Votre ouvrage analyse la montée en puissance de la question climatique dans les médias généralistes depuis la grande conférence de Kyoto, en 1997. Comment avez-vous travaillé et qu’avez-vous découvert ?

Jean-Baptiste Comby. J’ai regardé et analysé les sujets consacrés aux enjeux climatiques des journaux télévisés du soir de TF1 et France 2 entre 1997 et 2006, soit 663 sujets. J’ai également examiné les campagnes de communication des agences publiques, notamment l’ADEME, et de façon moins systématique les articles consacrés à la question par la presse quotidienne nationale, notamment lors de la ratification du protocole de Kyoto en 2005, ou encore les nombreux documentaires, débats ou docu-fictions diffusés entre 2005 et 2008.

J’ai également réalisé des entretiens avec une quarantaine de journalistes chargés de la rubrique «environnement» ainsi qu’avec une trentaine de leurs «sources» (scientifiques, militants, fonctionnaires, etc.). Il se dégage de ce corpus que, si la question du climat occupe une place de plus en plus importante dans le débat médiatique au cours des années 2000, la présentation qui en est faite connaît une torsion significative: l’accent est mis sur les conséquences de l’augmentation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, beaucoup moins sur ses causes. Plus les journalistes traitent la question climatique, plus ils contribuent à la dépolitiser.

Pouvez-vous donner des exemples ?

Les sujets télévisés que j’ai analysés se servent d’effets esthétiques assez répétitifs: le soleil qui brille, la tempête, le symbole du thermomètre, le contraste bleu/rouge qui représente le froid et le chaud. Du reste, on parle de «réchauffement climatique», comme si le seul enjeu était la température, alors qu’on devrait parler de « changements climatiques », puisque seront également altérés les régimes pluviométriques, la dynamique des courants marins ou des vents, etc.

Une autre expression consacrée attribue la responsabilité du dérèglement aux «activités humaines», comme si toutes les activités polluaient de façon équivalente. Enfin, très majoritairement, ces reportages incitent plus ou moins explicitement les citoyens à changer leurs comportements, relayant à leur manière la politique de l’Etat (crédits d’impôt, prêts à taux zéro, etc.). On tient un discours de morale individuelle. Toute cette grammaire évacue la question de savoir quelles décisions politiques et mécanismes économiques sont à l’origine d’activités polluantes.

En quoi cela dépolitise-t-il la question climatique ?

Dépolitiser, c’est passer sous silence les causes collectives et structurelles de la pollution: l’aménagement des villes et des transports, l’organisation du travail, le fonctionnement de l’agriculture, le commerce international, l’extension infinie du marché. La politique, c’est l’organisation de la vie collective, le choix de nos valeurs, le mode de répartition de la richesse, etc.

Or, le discours actuel revient à placer la question de l’environnement en dehors de ce champ de discussion. Certes, les discours officiels préparatoires à la COP21 en appellent à une transformation des sociétés pour les «dé-carboner». Mais si l’énoncé est politique, aucun de ces mots d’ordre ne jugent nécessaire d’interroger l’emprise croissante des logiques marchandes qui sont désormais au principe de la vie sociale. En somme, on nous propose de changer de société… sans modifier les structures sociales !

Au fond, politiser, ce serait montrer le lien entre le changement climatique et le capitalisme.

Comment faire face au changement climatique sans changer de modèle économique ? Pour «digérer» la crise écologique et faire croire qu’un «capitalisme vert» est possible, plusieurs logiques sont mobilisées : l’innovation technique, le recours au marché (par la création des droits à polluer) ou encore la militarisation de l’accès aux ressources naturelles. Dans mon livre, je m’intéresse plus particulièrement à une quatrième tendance, qui consiste à dépeindre la question environnementale comme un problème de morale individuelle.

Il reviendrait à chacun de nous de sauver la planète en changeant son comportement. Or c’est plutôt en imaginant et en luttant pour d’autres organisations sociales que nous rendrons possible l’adoption durable de styles de vie à la fois moins inégaux et plus respectueux des écosystèmes naturels.

Pourtant, n’est-il pas exact que nous sommes tous un peu responsables de notre environnement ?

On retrouve à propos de l’environnement le schéma du discours néolibéral: il n’existerait que des individus agissant rationnellement et vivant comme en apesanteur du social. Séparer ainsi l’individu du collectif n’a aucun sens et finit par déformer la réalité.

Par exemple, au milieu des années 2000, le ministère de l’Environnement a mis en avant une affirmation clairement discutable: «Les ménages sont responsables de 50% des émissions de gaz à effet de serre.» Ce chiffre a été fabriqué à partir d’une statistique qui calcule la part des grands secteurs producteurs de CO2: énergie, industrie manufacturière, agriculture, résidentiel-tertiaire, transport routier, autres transports, etc. L’astuce consiste à attribuer aux ménages toutes les émissions de CO2 qui ne viennent pas de l’énergie, de l’industrie et de l’agriculture. Ce qui revient à oublier que les avions et les trains transportent d’abord des hommes d’affaires ; que les camions sont en général affrétés par les entreprises ; que les déchets sont fabriqués par l’industrie…

Surtout, en parlant des «ménages» en général, cette statistique laisse entendre que tous les individus ont la même part de responsabilité. Or, un riche pollue généralement plus qu’un pauvre. Il n’est pas juste de mettre sur un pied d’égalité un cadre de direction qui possède deux voitures et prend l’avion trois fois par mois et une personne touchant le RSA qui circule principalement en bus. Un tel discours occulte les inégalités sociales.

Que sait-on sur les inégalités sociales d’émissions de CO2 ?

Les statisticiens commencent tout juste à construire des outils pour les mesurer rigoureusement. Une étude réalisée en 2010 par François Lenglart montre qu’un ouvrier produit 5 tonnes de CO2 par an et un cadre 8,1. Début octobre, les économistes Lucas Chancel et Thomas Piketty ont publié une étude qui montre que les 10% d’individus les plus polluants au niveau mondial (c’est-à-dire les classes moyennes et supérieurs des pays industrialisés et les classes supérieures des pays émergents), émettent 50% des gaz à effet de serre, tandis que les 50% les moins polluants n’en produisent que 10%. Mais il y a encore beaucoup de travail pour évaluer et expliquer de façon scientifique la contribution des groupes sociaux à la dégradation de l’environnement.

Pour autant, n’allons-nous pas devoir en effet changer nos comportements, y compris sur un plan individuel ? Ces messages permettent peut-être d’amorcer une prise de conscience ?

Dans mon travail, j’ai aussi mené des entretiens collectifs et analysé des données statistiques pour étudier comment les personnes, en fonction de leurs milieux sociaux, pensent, discutent et se comportent vis-à-vis de ces enjeux. Cela permet de comprendre le paradoxe suivant: si les classes supérieures sont les plus disposées à faire valoir leur attitude «eco friendly», ce sont aussi elles qui tendent à polluer le plus. Partageant les valeurs véhiculées par les campagnes de «sensibilisation», elles seront plus facilement portées à mettre en œuvre une bonne conscience écologique en triant leurs déchets ou en fermant le robinet.

Mais ces quelques gestes et ce verdissement partiel de leur quotidien, dont elles peuvent tirer une certaine reconnaissance sociale, ne remettront pas en cause leur mode de vie et elles continueront à polluer plus qu’un ouvrier. Et l’on remarquera que la morale écocitoyenne, si prompte à nous dire qu’il faut éteindre la lumière, s’abstient de dévaloriser par exemple le fait de rouler en 4×4 en ville, un comportement pourtant très énergivore.

Tout cela explique, du reste, l’agacement de plus en plus vif suscité par ces injonctions écocitoyennes: on nous vend comme une morale universelle ce qui n’est qu’une morale de classe. Dans mes entretiens, je constate que de nombreuses personnes, plutôt au sein des milieux populaires, démasquent intuitivement cette hypocrisie.

Propos recueillis par Eric Aeschimann

Source : Le Nouvel Obs 26/11/2015

Livre : La question climatique
Genèse et dépolitisation d’un problème public
par Jean-Baptiste Comby
Raisons d’agir, 242 pages, 20 euros.

“Les Français doivent se battre contre le projet d’une énième loi antiterroriste”, Giorgio Agamben

 Des militaires du camp de Satory à Versailles, au garde-à-vous, en attendant le discours du ministre de la Défense dans le cadre du plan Vigipirate alerte attentat. © Julien Muguet / IP3
Un “Patriot Act à la française” est-il souhaitable ? Pas pour le philosophe italien Giorgio Agamben, qui considère que, dans un Etat sécuritaire, la vie politique est impossible. Et la démocratie en danger.

Alors que Bernard Cazeneuve doit présenter de nouvelles mesures pour lutter contre le terrorisme demain en Conseil des ministres, le philosophe Giorgio Agamben, pendant italien de Michel Foucault, a accepté d’évoquer avec nous les séquelles politiques de l’attaque contre Charlie Hebdo. Vilipendeur de l’état d’exception (qu’il a disséqué dans sa trilogie Homo Sacer), il a consacré une bonne partie de sa vie à pointer les dérives du biopouvoir, ce pouvoir qui s’exerce sur les corps et gouverne les hommes.

Tandis que certaines voix parlementaires réclament déjà un « Patriot Act à la française » (du nom de ce texte américain voté sept semaines après le 11 septembre 2001), il dresse le portrait sévère d’une société où le droit à la sécurité, à la sûreté préempte tous les autres, qu’il s’agisse de la vie privée ou de la liberté d’expression. La conséquence des politiques ultra-sécuritaires ? Un système qui abandonne toute volonté de gouverner les causes pour n’agir que sur les conséquences.

Après le choc de Charlie, la classe politique nous parle beaucoup du « droit à la sécurité ». Faut-il s’en méfier ?

Au lieu de parler de la liberté de la presse, on devrait plutôt s’inquiéter des répercussions que les réactions aux actes terroristes ont sur la vie quotidienne et sur les libertés politiques des citoyens, sur lesquelles pèsent des dispositifs de contrôle toujours plus pervasifs. Peu de gens savent que la législation en vigueur en matière de sécurité dans les démocraties occidentales – par exemple en France et en Italie – est sensiblement plus restrictive que celle en vigueur dans l’Italie fasciste. Comme on a pu le voir en France avec l’affaire Tarnac, le risque est que tout dissentiment politique radical soit classé comme terrorisme.

Une conséquence négative des lois spéciales sur le terrorisme est aussi l’incertitude qu’elles introduisent en matière de droit. Puisque l’enquête sur les crimes terroristes a été soustraite, en France comme aux Etats-Unis, à la magistrature ordinaire, il est extrêmement difficile de pouvoir jamais parvenir à la vérité en ce domaine. Ce qui prend la place de la certitude juridique est un amalgame haineux de notice médiatique et de communiqués de police, qui habitue les citoyens à ne plus se soucier de la vérité.

On va vous accuser de faire le lit du conspirationnisme…

Non. Dans notre système de droit, la responsabilité d’un crime doit être certifiée par une enquête judiciaire. Si celle-ci devient impossible, on ne pourra jamais assurer comme certaine la responsabilité d’un délit. On fait comme si tout était clair et le principe juridique selon lequel personne n’est coupable avant le jugement est effacé. Les théories conspirationnistes qui accompagnent invariablement ce type d’événement se nourrissent de la dérive sécuritaire de nos sociétés occidentales, qui jette un voile de suspicion sur le travail politico-judiciaire.

A cet égard, la responsabilité des médias est flagrante. L’indifférence et la confusion qu’ils produisent nous font ainsi oublier que notre solidarité avec Charlie Hebdo ne devrait pas nous empêcher de voir que le fait de répresenter de façon caricaturale l’Arabe comme un type physique parfaitement reconnaissable rappelle ce que faisait la presse antisémite sous le nazisme, où on avait forgé dans le même sens un type physique du juif. Si aujourd’hui on appliquait ce traitement aux juifs, ça ferait scandale.

Avant les attentats, les spécialistes du renseignement répétaient tous : « La question n’est pas de savoir si la France sera touchée par un attentat, mais quand elle le sera.  » Présenter l’acte terroriste comme inéluctable est-il un premier moyen de conditionnement du citoyen ?

Le terrorisme est aujourd’hui un élément stable de la politique gouvernamentale des Etats, dont on ne saurait se passer. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il soit présenté comme inéluctable. Peut-on imaginer la politique étrangère des Etats-Unis sans le 11-Septembre ? Cela est tellement vrai qu’en Italie, qui a été dans les années dites « de plomb », le laboratoire pour les stratégies d’utilisation du terrorisme, on a eu des attentats, comme celui de Piazza Fontana à Milan, dont on ne sait toujours pas s’ils ont été commis par les services secrets ou par les terroristes. Et je crois que le terrorisme est par definition un système où services et fanatisme travaillent ensemble, parfois sans le savoir.

Je partage entièrement la conviction de Marie-José Mondzain [une philosophe française spécialiste des l’image, ndlr] : il n’est pas vrai que nous sommes tous égaux face aux événements terroristes. Une majorité les vit uniquement sur le plan affectif, mais il y a aussi ceux qui veulent en tirer parti politiquement (on les voit déjà à l’œuvre). Il y a, enfin, une minorité qui essaie de comprendre et de réflechir aux causes véritables. Il faut travailler à ce que cette minorité devienne une majorité.

On a l’impression que les lois antiterroristes sont largement consensuelles à gauche comme à droite, mais que les citoyens ont déserté le débat public autour d’elles.

Pour comprendre l’unité systémique qui s’est établie entre Etat et terrorisme, il ne faut pas oublier que les démocraties occidentales se trouvent aujourd’hui au seuil d’un changement historique par rapport à leur statut politique. Nous savons que la démocratie est née en Grèce au Ve siècle par un processus de politisation de la citoyenneté. Tandis que jusque-là l’appartenance à la cité était définie avant tout par des conditions et des statuts de différentes espèces (communauté cultuelle, noblesse, richesse, etc.), la citoyenneté, conçue comme participation active à la vie publique, devient désormais le critère de l’identité sociale.

Nous assistons aujourd’hui à un processus inverse de dépolitisation de la citoyenneté, qui se reduit de plus en plus à une condition purement passive, dans un contexte où les sondages et les élections majoritaires (devenus d’ailleurs indiscernables) vont de pair avec le fait que les décisions essentielles sont prises par un nombre de plus en plus réduit de personnes. Dans ce processus de dépolitisation, les dispositifs de sécurité et l’extension au citoyen des techniques de contrôle autrefois reservées aux criminels récidivistes ont joué un rôle important.

Quelle place a le citoyen dans ce processsus ?

Le citoyen en tant que tel devient en même temps un terroriste en puissance et un individu en demande permanente de sécurité contre le terrorisme, habitué à être fouillé et vidéo-surveillé partout dans sa ville. Or il est évident qu’un espace vidéo-surveillé n’est plus une agora, n’est plus un espace public, c’est-à-dire politique. Malheureusement, dans le paradigme sécuritaire, les stratégies politiques coïncident avec des intérêts proprement économiques. On ne dit pas que les industries européennes de la sécurité, qui connaissent aujourd’hui un développement frénétique, sont les grands producteurs d’armements qui se sont convertis au business sécuritaire, qu’il s’agisse de Thales, Finmeccanica, EADS ou BAE Systems.

La France a voté quinze lois antiterroristes depuis 1986, certains appellent déjà de leurs vœux un « Patriot Act à la française », et pourtant, nous n’avons pu empêcher ni Merah, ni les frères Kouachi, ni Coulibaly. Comment expliquer la faillibilité de ces dispositifs ?

Les dispositifs de sécurité ont d’abord été inventés pour identifier les criminels récidivistes : comme on a pu le voir ces jours-ci et comme il devrait être évident, ils servent pour empêcher le deuxième coup, mais pas le premier. Or le terrorisme est par définition une série de premiers coups, qui peuvent frapper n’importe quoi et n’importe où. Cela, les pouvoirs politiques le savent parfaitement. S’ils persistent à intensifier les mesures de sécurité et les lois restrictives des libertés, c’est donc qu’il visent autre chose.

Ce qu’il visent, peut-être sans en avoir conscience, car il s’agit là de transformations profondes qui touchent l’existence politique des hommes, est le passage des démocraties de masse modernes à ce que les politologues américains appellent le Security State, c’est-à-dire à une societé où la vie politique devient de fait impossible et où il ne s’agit que de gérer l’économie de la vie reproductive. Le paradoxe est ici qu’on voit un libéralisme économique sans bornes cohabiter parfaitement avec un étatisme sécuritaire tout aussi illimité. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cet Etat, dont le nom renvoie étymologiquement à une absence de souci, ne peut au contraire que nous rendre plus soucieux des dangers qu’il entraîne pour la démocratie. Une vie politique y est devenue impossible, et une démocratie sans vie politique n’a pas de sens. C’est pour cela qu’il est important que les Français se battent contre le projet annoncé par le gouvernement d’une enième loi contre le terrorisme.

Je pense aussi qu’il faut situer le prétendu affrontement entre le terrorisme et l’Etat dans le cadre de la globalisation économique et technologique qui a bouleversé la vie des sociétés contemporaines. Il s’agit de ce que Hannah Arendt appelait déjà en 1964 la « guerre civile mondiale », qui a remplacé les guerres traditionnelles entre Etats. Or ce qui caractérise cette situation, c’est justement qu’on ne peut pas distinguer clairement les adversaires et que l’étranger est toujours à l’intérieur. Dans un espace globalisé, toute guerre est une guerre civile et, dans une guerre civile, chacun se bat pour ainsi dire contre lui-même. Si les pouvoirs publics étaient plus responsables, ils se mesureraient à ce phénomène nouveau et essayeraient d’apaiser cette guerre civile mondiale au lieu de l’alimenter par une politique étrangère démentielle qui agit au même titre qu’une politique intérieure.

Comment résister à cette tentation sécuritaire ? Existe-t-il des garde-fous ?

Il est clair que, face à une telle situation, il nous faut repenser de fond en comble les stratégies traditionnelles du conflit politique. Il est implicite dans le paradigme sécuritaire que chaque conflit et chaque tentative plus ou moins violente pour le renverser n’est pour lui que l’occasion d’en gouverner les effets au profit des intérêts qui lui sont propres. C’est ce qui montre la dialectique qui lie étroitement terrorisme et réponse étatique dans une spirale vicieuse et virtuellement infinie. La tradition politique de la modernité a pensé les changements politiques radicaux sous la forme d’une révolution plus ou moins violente qui agit comme le pouvoir constituant d’un nouvel ordre constitué. Je crois qu’il faut abandonner ce paradigme et penser quelque chose comme une puissance purement destituante, qui ne saurait être capturée dans le dispositif sécuritaire et dans la spirale vicieuse de la violence.

Jusqu’à la modernité, la tradition politique de l’Occident etait fondée sur la dialectique entre deux pouvoir hétérogènes, qui se limitaient l’un l’autre : la dualité entre l’auctoritas du Sénat et la potestas du consul à Rome ; celle du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel au Moyen-Age ; et celle du droit naturel et du droit positif jusqu’au XVIIIe siècle. Les démocraties modernes et les Etats totalitaires du XXe siècle se fondent, par contre, sur un principe unique du pouvoir politique, qui devient ainsi illimité. Ce qui fait la monstruosité des crimes commis par les Etats modernes, c’est qu’il sont parfaitement légaux. Pour penser une puissance destituante, il faudrait imaginer un élément, qui, tout en restant hétérogène au système politique, aurait la capacité d’en destituer et suspendre les décisions.

Olivier Tesquet

Source Télérama 20/01/2015 Mis à jour le 17/11/2015

Voir aussi : Actualité nationale La France en première ligne dans la guerre terroriste Rubrique SociétéCitoyenneté,  Attentats de Paris : Le temps de la récolte est venu, rubrique Politique, Société civile. : rubrique Philosophie, Où sont les politiques ?,