Couple mixte et respect du droit : un documentaire

Depuis 2007, la situation des étrangers conjoints de Français n'a cessé de se dégrader.

Société. Nicolas Ferran a réalisé un docu autour des amoureux au ban public.

Depuis 2007, le mouvement des Amoureux au ban public accompagne les couples franco-étrangers dans leur combat pour mener une vie familiale normale sur notre territoire.

Nicolas Ferran, ancien coordinateur national du mouvement parti de Montpellier, vient de terminer la réalisation d’un documentaire qui donne la parole à treize de ces couples comme l’avait fait l’Hérault du jour il y a quelques années en s’associant à  cette action. Avec intensité et émotion, ces derniers décrivent un parcours du combattant pour se marier en France, faire reconnaître une union célébrée à l’étranger, obtenir un visa pour la France ou bénéficier d’un titre de séjour. Ils racontent le traumatisme des arrestations à domicile et des expulsions, leur révolte de devoir vivre cachés ou séparés, l’opacité des administrations, les interrogatoires policiers, le dévoilement de leur intimité, la difficulté d’obtenir le respect de leurs droits.

Souscription
Ce film, exclusivement financé par son réalisateur, ne bénéficie pas du soutien d’un producteur ou d’un diffuseur professionnels. Dans un contexte budgétaire difficile, le mouvement a donc besoin de votre aide pour financer sa sortie en DVD et assurer sa diffusion auprès d’un public le plus large possible.

Le montant de la participation est de 12 euros (prix du DVD à l’unité – frais de port inclus) les modalités de la souscription sont  disponibles sur le site des Amoureux au ban public. Les participants recevront le DVD après sa sortie le 15 novembre 2011. Le documentaire fera l’objet de projections publiques organisées par les Amoureux au ban public et par leurs partenaires associatifs. Si vous souhaitez vous-même participer à l’organisation d’une projection, vous pouvez joindre Julien Gittinger (chargé de diffusion) en écrivant à amoureuxlefilm@gmail.com

Voir aussi : Rubrique Société, citoyenneté, La police fouille nos sentiments, rubrique Politique de l’immigration,

Charlie Hebdo, pas islamophobe, simplement opportuniste et faux-cul

Par Pascal Boniface

L’attentat contre les locaux de Charlie Hebdo a suscité une vive émotion, un vaste mouvement de solidarité mais également des raisonnements manichéens et des dérapages en tous genres. Le temps de la réflexion pourrait utilement être venu.

1. Cet attentat – car c’en est un – doit être condamné. Ceux qui l’ont commis sont aussi criminels qu’imbéciles.

2. On ne peut admettre l’argument « Charlie l’a bien cherché ». Rien ne justifie la violence dans une démocratie.

3. Si le Coran interdit la représentation du Prophète, Charlie Hebdo a parfaitement le droit de ne pas respecter cette règle. Il doit respecter les lois de la république pas celles de l’islam.

4. La liberté d’expression n’est pas totale en France, elle est encadrée par de nombreuses lois, notamment sur le racisme et par le droit et la jurisprudence sur la diffamation. Si quelqu’un estime que ces règles sont outrepassées, il peut faire un procès à Charlie. On notera que pour « l’affaire des caricatures » en 2006, le procès entamé par des représentants du monde musulman avait été à tort considéré comme une atteinte à la liberté expression, alors que ce n’était que l’exercice d’un droit. Les plaignants ont par ailleurs été déboutés.

5. La condamnation de l’attentat, l’affirmation du principe de liberté, n’impliquent pas une obligation de trouver judicieux cette publication. On doit pouvoir avoir le droit de critiquer Charlie sans être accusé d’être complice ou complaisant avec les auteurs de l’attentat. Charlie, qui revendique le droit à la critique, doit admettre de pouvoir être critiqué, comme certains de ses défenseurs. On a le droit de ne pas trouver drôle Charlie Hebdo. Condamner l’attentat n’oblige pas à approuver la ligne de Charlie Hebdo, le terrorisme intellectuel est également condamnable.

6. Les soutiens inconditionnels de Charlie estiment que ce dernier critique toutes les religions et qu’on ne peut lui faire le reproche de viser spécifiquement les musulmans. Le directeur de la rédaction de Charlie, « Charb », a cependant déclaré le contraire sur France 5, ce 2 novembre dans une interview à Patrick Cohen affirmant que Charlie ne s’en prend pas aux juifs « parce qu’on attend que les juifs fassent des conneries à la hauteur des catholiques intégristes et des musulmans intégristes. » Pourtant dans la période récente, à de nombreuses occasions la Ligue de défense juive a procédé à des actions musclées contre des librairies, dans une mairie et même au tribunal de Paris. Il peut, par ailleurs, paraître curieux de penser qu’une religion (ou un peuple) serait, contrairement aux autres, immunisée contre la connerie ou le fanatisme de quelques-uns. La réalité c’est qu’il est très difficile de surmonter professionnellement, médiatiquement et politiquement l’accusation d’antisémitisme, contrairement à celle d’islamophobie.

7. Le principe de liberté est exercé par Charlie à géométrie variable, chacun ayant en mémoire l’affaire Siné.

8. Charlie prétend ne pas faire d’amalgame. Ses responsables, après l’attentat, ont dit à de nombreuses reprises qu’il ne fallait pas confondre les musulmans et les deux extrémistes qui avaient commis l’attentat (dont on ne connaît toujours pas l’identité). Le problème est que leur numéro « Charia hebdo » était justement basé sur le principe de l’amalgame, mettant dans le même sac l’évocation du rétablissement de la charia en Libye et la victoire d’un parti musulman en Tunisie, qui ne réclame pas le rétablissement de la charia. De même, lorsque leur avocat, Richard Malka, dit de moi que « j’aime la charia », que je « défends la charia » ou que j’ai une orientation pro-charia, ne pratique-t-il pas un amalgame malhonnête ?

9. L’émotion manifestée à l’occasion de l’attentat contre Charlie Hebdo est bien supérieure à celle ressentie lorsqu’il y a des attentats contre des mosquées ou plus récemment contre un camp de Roms qui pourtant a fait un mort.

10. L’argument selon lequel il devient dangereux ou interdit de critiquer l’islam, ne résiste pas à l’examen du débat public et de la tonalité ambiante des médias. La peur de l’islam, aussi bien sur le plan national qu’international, est largement entretenue et par ailleurs très vendeuse. 48 heures avant sa publication, il y avait eu une campagne de promotion médiatique sur la Une de Charlie sans aucune comparaison avec les couvertures précédentes. Aucun de ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont critiqué les musulmans n’a eu à subir de sanctions professionnelles, médiatiques ou politiques.

11. Charlie a parfaitement le droit de participer à l’ambiance générale de la peur de l’islam. Mais il ne peut pas refuser le débat sur cette ligne politique, vouloir incarner un courageux combat pour les libertés alors qu’il suit le vent dominant. Il nourrit ce climat général qui profite à l’extrême droite qu’il dit vouloir combattre. Vis à vis de l’extrême droite qui se nourrit de la peur de l’islam, il fournit à la fois le poison et le contre-poison.

12. Le résultat de cette affaire est que l’islam fait un peu plus peur qu’avant, que les musulmans se sentent un peu plus rejetés. Bref, l’extrême droite et le communautarisme ont progressé, le vouloir vivre ensemble a reculé. Certes Charlie Hebdo n’a pas d’obligation particulière à le défendre, mais il ne peut d’un côté le revendiquer comme valeur et de l’autre, le piétiner.

J’admets bien volontiers que les dirigeants de Charlie ne sont pas islamophobes. Mais ce ne sont pas non plus de preux chevaliers de la liberté. Ce sont tout simplement des faux-culs opportunistes, qui ont voulu faire un coup et doper leurs ventes en jouant sur la peur (vas-y coco la menace islamiste c’est vendeur), au moment où le journal était en difficulté, sans tenir compte du coût social de leur coup médiatique.

 

Voir aussi : Rubrique Médias, rubrique Cinéma, Siné libre combat à coups de crayons,

Prix du livre unique et taxe aveugle

Un point un trait, librairie à Lodève. Photo Sylvie Goussopoulos

De façon fortuite, la  célébration des 30 ans du prix du livre unique programmée hier à la Médiathèque Emile Zola par Languedoc-Roussillon livre et lecture (LR2L) tombe de concert avec l’effet dévastateur pour la chaîne du livre du nouveau plan de rigueur Fillon. « Une augmentation du prix du livre est la pire chose à faire dans un moment où le livre est fragilisé par de nouvelles pratiques, l’arrivée du livre numérique et un pouvoir d’achat en baisse », s’inquiète la structure régionale qui accompagne les différents acteurs de la chaîne du livre. « Cette situation appelle à s’unir autour du livre pour que cette mesure soit retirée, s’alarme l’élue régionale à la culture Josiane Collerais. On est devant un choix de société, celui de la conception que l’on a du livre et de la culture et au-delà de celle de l’humain. »

Cette mesure devrait se traduire par un surcoût de 60M d’euros, estime le Syndicat national de l’édition (SNE) qui a demandé mardi un rendez-vous d’urgence avec le Premier ministre. Evidemment, aucun des acteurs  économiques concernés, ne voit avec bienveillance le relèvement du taux de TVA qui devrait passer de 5,5 à 7% sur tous les produits culturels, mais concernant les libraires indépendants, dont beaucoup ont déjà la tête sous l’eau, cette mesure va précipiter l’hécatombe.

Les libraires menacés

Hier, l’ex-président de LR2L, Bernard Pingaud*, dont le travail auprès de Jacques Lang sur la politique publique du livre a joué un rôle déterminant dans l’adoption du prix unique du livre en 1981, s’est félicité de l’action menée par l’actuelle équipe de la structure régionale. L’écrivain et compagnon de route de Michel Butor a également souligné : « Le problème nouveau et fondamental pour les libraires que représente la vente de livres en ligne. »

Si les développements autour de l’iPod ont relancé un marché du disque moribond (pas concerné par la hausse en raison d’un taux déjà maximal), le développement irrémédiable des ventes de livres en ligne risque en effet de porter un coup fatal aux libraires dans les prochaines années. Aux Etats-Unis, le site de vente Amazon est déjà en situation de quasi monopole pour le livre numérique avec 60% à 70% du marché. Il lorgne désormais avidement sur l’Europe.

Face à cette offensive peu amicale, les acteurs de la chaîne du livre demeurent dispersés. Certains éditeurs qui veulent être absolument dans la course pratiquent des remises aux opérateurs qui pénalisent le réseau des libraires. Ceux-ci peinent à faire front commun comme en témoignent les difficultés pour rendre vraiment opérationnel le portail des libraires indépendants. Dans ce contexte tendu, l’augmentation du taux de TVA pour les livres, décidé par le gouvernement, s’inscrit à l’opposé de l’action publique nécessaire au soutien au secteur. A son échelle, LR2L engage une action dont la philosophie est de développer du lien avec les librairies indépendantes. Ce sera  le cas avec l’exposition itinérante de la photographe Sylvie Goussopoulos  qui présente le portrait de 30 libraires de la région mis en relation avec les textes de 30 auteurs choisis sur le territoire.

Dans une ville qui compte beaucoup de lecteurs comme Montpellier, on recensait plus de 30 librairies indépendantes, il y à 25 ans. Aujourd’hui, elles ne sont que 13 et nombre de leurs propriétaires connaissent des difficultés quotidiennes pour maintenir leurs activités. La mobilisation pour la diversité culturelle et celle de ses acteurs reste plus que jamais à l’ordre du jour.

Jean-Marie Dinh

*Dernier ouvrage paru : L’horloge de verre, Acte sud 2011

Voir aussi : Rubrique Livre, rubrique Edition, On line, Sauvez la librairie : ouvrez une librairie,

Entretien Sorj Chalandon 2011 « J’ai voulu comprendre en cherchant le traître en moi. »

Sorj Chalandon. Photo Roberto Frankenberg.

Le dernier roman de Sorj Chalandon, Retour à Killibegs, vient d’obtenir le grand prix du Roman de l’Académie française. Il était également en lice dans la troisième sélection du prix Goncourt. Cela fait quelques années (1) que l’ancien grand reporter à Libération a transité par la fiction pour donner corps à son écriture.

Pour la seconde et dernière fois, prétend-il, il nous entraîne dans la lutte armée en Irlande du Nord sur les traces de son ami, Denis Donalson, un dirigeant de L’IRA passé agent au service des Britanniques. Une quête personnelle et intime qui a poussé l’auteur à plonger dans les profondeurs de son personnage, et à interroger l’authenticité de son engagement face à une vérité évanouie, faisant surgir une vraie démarche littéraire. Rencontre …

Dans Mon traître, vous abordiez le désarroi du trahi, avec Retour à Killibegs, il s’agit de celui du traître…

C’est sa vérité, son chemin de croix. Je me suis mis dans la peau de celui qui m’avait fait du mal. La nouvelle de sa trahison, nous a tous désespérée. Par rapport à sa famille, Je ne suis qu’une victime collatérale. Cela m’a pourtant bouleversé.

J’ai éprouvé le sentiment d’une femme qui découvre que son mari la trompe depuis des années. Mon traître exprimait un amour trahi. J’avais besoin d’écrire ce livre pour exprimer ma rancœur, mais cela n’a pas suffi. J’avais besoin d’aller plus loin. Avec Retour à Killibegs, je déboulonne la petite statue du Français trahi qui émerge dans Mon traître. J’ai voulu comprendre en cherchant le traître en moi.

Cette promiscuité devenue avec le temps une amitié que vous partagiez avec certains membres de l’IRA n’était-elle pas problématique dans le cadre de votre travail journalistique ?

J’ai été correspondant de guerre pendant plus de vingt ans en Irlande. J’ai aussi couvert le Libéria, l’Irak, le Liban, mais l’Irlande du Nord est le seul endroit où j’ai tissé des liens d’amitiés. Mes reportages en Irlande du Nord et sur le procès Barbie m’ont valu le prix Albert Londres ce qui signifie que mes pères ont estimé mon travail équilibré.

Dans mon métier de journaliste, j’ai toujours fait en sorte d’être à l’écoute des deux camps. Lorsque Libé m’a proposé d’être correspondant en Palestine, je leur ai demandé de m’envoyer d’abord en Galilée pour suivre la vie dans les kibboutz.

Dans le cas de la guerre civile irlandaise, la question ne se posait pas. Sur place, les choses s’imposaient naturellement à vous. Le sujet de Retour à Killibegs, est né du problème que j’ai rencontré avec l’un de mes amis. Sa trahison, ce n’est pas de l’info, cela touche autre chose. Je ne voulais surtout pas mettre un journaliste en scène. Je ne considère pas le journaliste comme un sujet mais un objet.

Le roman est inspiré de la vie du membre de l’IRA provisoire et du Sinn Féin, Denis Donalson, incarné dans le livre par Tyrone Meehan qui lui ressemble beaucoup…

Je me suis lancé sur ses traces pour suivre le processus du mensonge. En me mettant dans la peau de mon ami, je m’échappe un peu de l’histoire.  Denis Donalson est mort à 55 ans, pas à 81 ans comme dans le livre.

Il n’est pas né en Irlande du Sud mais à Belfast. Il n’a pas de fils mais une fille… On l’a tué pendant l’écriture du roman. L’épilogue lui rend un peu sa vraie mort. Tyrone Meehan est le seul personnage fictif du livre, tout le reste est rigoureusement fidèle à ce qui s’est passé.

Je voulais que l’on puisse retrouver la douille de chaque balle tirée, que tout concorde et que les historiens se disent : C’est marrant, je ne connais pas ce Tyrone Meehan. En même temps je n’avais pas la volonté de faire un livre historique ou un Que sais-je sur la guerre d’Irlande.

A travers l’histoire tragique de cet homme, c’est le climat destructeur de la guerre qui est restitué…

Le nationaliste irlandais Michael Collins qui mourut dans une embuscade tendue par ses anciens amis disait : « Je n’en veux pas à mes ennemis de défendre leur camp, je leur en veux d’avoir fait de moi un tueur ».

Denis Donalson abattu en 2006, n’a jamais répondu à l’IRA sur les raisons de sa trahison. Il ne m’a rien dit non plus, ni à moi, ni à sa famille. Il a gardé le silence jusque dans sa tombe. Ce silence douloureux m’a poussé à faire ce livre.

« Ton pays avait besoin d’être trahi comme tu avais besoin de le trahir » lui dit son ami d’enfance le père Byrne, dans un passage où la religion se manifeste de manière transcendantale, mais à d’autres endroits, elle intervient comme un paramètre important voire ambigu dans le conflit ?

Dans cet échange, il y a une résonance spirituelle entre les deux amis d’enfance. J’ai vu des prêtres s’adresser aux combattants en ces termes : « Donne-moi ta part de mort, on va la porter ensemble ». Mais finalement chacun restait à sa place. La question de la religion demeure complexe dans le cadre politique irlandais.

Les Loyalistes disaient que les Indépendantistes étaient soutenus par Rome, alors que les membres de L’IRA étaient poussés à l’excommunion. En 1981, les curés ont fermé les églises aux prisonniers catholiques – morts de la grève de la faim parce qu’ils souhaitaient obtenir le statut de prisonniers politiques – sous prétexte qu’ils s’étaient suicidés.

J’ai des moments forts en mémoire comme quand dans l’église, le prêtre dit : « Ne viennent communier que les hommes qui n’ont pas de sang sur les mains », et que tous les hommes sortent. Durant le conflit, ils étaient généralement plus opprimés par la police ou les paras militaires en tant que combattant qu’en tant que catholique.

L’histoire de Tyrone Meehan est celle d’un homme projeté malgré lui dans un conflit violent. Vous en tirez une méditation profonde sur la non résolution d’un problème politique qui se transforme en guerre civile…

La vraie question, tout le problème posé à la Grande-Bretagne, était de trouver une solution pour parvenir à la paix. Ce qu’elle a tardé à faire. Cette guerre fut l’expression d’une volonté politique. Les combattants d’hier sont ministres aujourd’hui.

Sans les armes, l’IRA ne serait pas parvenu à se faire entendre. Ils disent : « Dieu nous a fait cathos, les flingues nous ont rendu égaux ». C’était aussi une piqûre de rappel à nos portes au moment où nous manifestions contre l’apartheid. Je ne voulais pas éluder tout cela parce que mon personnage était fait de ça, de cet isolement, de cette impossibilité.

A travers lui, je voulais sentir le traître en moi. J’ai présenté récemment le livre à des lycéens et j’ai demandé à l’un d’entre eu ce qu’il aurait fait à la place de Tyrone. J’avais très peur de sa réponse. Et il a dit : « Je ne sais pas ». J’ai trouvé ça formidable.

Recueillis par Jean-Marie Dinh (Cesar)

(1) Retour à Killybegs, éditions Grasset. Sorj Chalandon a été journaliste au quotidien Libération de 1974 à 2007. Grand reporter puis rédacteur en chef adjoint. Auteur, il a aussi publié quatre romans chez Grasset dont Une promesse, Prix Médicis 2006, et Mon Traître, en 2008.

Voir aussi : Rubrique Livre, Littérature Française, rubrique Irlande, rubrique Histoire, La guerre d’indépendance d’Irlande, rubrique Rencontre,


Tunisie, les éditocrates repartent en guerre

Election Tunisie. Photo Jamal Saidi Reuters

C’est la première élection libre tenue dans le monde arabe depuis plus de cinquante ans – à l’exception, particulière, de la Palestine où le scrutin s’était tenu sous occupation. La campagne a été animée, la participation massive malgré tous les Cassandre qui prétendaient le peuple déçu par l’absence de changements, comme si le peuple ne s’intéressait qu’aux questions de subsistance et pas à la liberté et à la démocratie. Bien sûr, les élections n’ont pas été parfaites. Certains ont évoqué le poids de l’argent, notamment avec cet homme d’affaires basé à Londres qui a réussi à obtenir un grand nombre de députés (sans doute en amalgamant les rescapés de l’ancien régime). Mais peu de démocraties ont réussi à régler le problème des rapports entre la politique et l’argent – que l’on songe aux Etats-Unis ou à la France. Les Tunisiens ne s’y sont pas trompés et tous les observateurs ont noté non seulement la forte participation, mais aussi l’émotion et la joie de personnes qui faisaient la queue pendant des heures pour glisser un bulletin dans l’urne.

Mais voilà : certains n’acceptent la démocratie que lorsque les électeurs votent comme ils le souhaitent. Que le peuple palestinien sous occupation vote pour le Hamas, et l’Occident organise le blocus du nouveau gouvernement et sa chute. Que les Tunisiens votent pour Ennahda, et voilà nombre de nos éditorialistes, ceux-là même qui affirmaient que le printemps arabe avait vu la disparition des islamistes, s’interroger gravement et reprendre une vieille antienne : les Arabes ne sont pas mûrs pour la démocratie ou, comme ils l’écrivaient avant, mieux vaut Ben Ali que les islamistes.

Heureusement, tous ne sont pas sur la même longueur d’ondes, mais le titre « Après le régime de Ben Ali, celui du Coran » du journal de 7 heures de France-Inter le 25 octobre résume la position de toutes les chaînes de Radio France, mobilisée sur un anti-islamisme primaire.

Dans L’Express, Christophe Barbier, celui-là même qui qualifiait la guerre israélienne contre Gaza de « guerre juste », écrit (« Après le printemps arabe, l’hiver islamiste ? », 25 octobre) :

« C’est une peur qui chemine alors que les armes se taisent et que s’élève le brouhaha des urnes. Une peur un peu honteuse, tant l’irénisme est de rigueur, et tenace aussi, le remords d’avoir si longtemps soutenu des dictateurs, avec, pour seule raison, cynique mais valable, d’être en sécurité sur nos rives. Une peur nourrie par les cris des coptes massacrés en Egypte, les premières élections en Tunisie et l’engagement du Conseil national de transition libyen à faire de la charia la “source première de la loi”. Cette peur, c’est celle de l’islamisme, celle d’un pouvoir barbu et liberticide, dont les imams psychopathes remplaceraient les militaires d’opérette et les despotes débauchés d’hier. »

« Valable » ? Valable de soutenir Ben Ali et Moubarak, le roi du Maroc et les généraux algériens ? S’agissant des coptes égyptiens, faut-il rappeler qu’ils ont été (aux côtés de musulmans qui manifestaient avec eux) massacrés par l’armée, présentée comme une garante face aux islamistes ? Quant à la dénonciation des « imams psychopathes », on reste sans voix…

« Jamais cette crainte n’a abandonné les esprits occidentaux, même si le vacarme de la fête droits-de-l’hommiste l’a reléguée depuis janvier dans l’arrière-boutique de la foire-fouille sondagière. Elle ressort aujourd’hui parce que nous sommes dans un marécage idéologique, un entre-deux politique où les potentats sont déchus, mais les démocraties, pas encore installées. Balbutiantes et vacillantes, elles sont comme un enfant effrayé par ses premiers pas dans un monde vertigineux. Arabes et Occidentaux, tous épris de paix et de liberté, nous sentons que quelque chose a gagné, qui était juste, mais qu’autre chose aujourd’hui menace, qui est terrible. Et si rebelles et révoltés avaient œuvré, à leur insu, pour préparer le règne des imams ? Et si nous avions fourni, enfants béats de Danton et de Rousseau, le moteur démocratique au véhicule islamiste ? S’imposer par une révolution ou une guerre civile n’est rien à côté d’élections gagnées : l’islamisme pourrait bien, demain, affirmer être légitime selon les critères mêmes de l’Occident. Que répondrons-nous ? »

Eh bien, nous répondrons que c’est le jeu de la démocratie. C’est ce que font les partis de la gauche tunisienne, dont certains s’apprêtent à gouverner avec les islamistes. Car, nous le savons tous, des élections libres donneront dans tout le monde arabe un poids important aux islamistes (dans ses différentes déclinaisons, et Ennahda en Tunisie n’est pas les Frères musulmans en Egypte ou au Maroc) et le choix est clair : soit le retour aux dictatures que l’Occident a soutenues sans états d’âme ; soit la confiance dans la démocratie, dans les peuples, qui, même musulmans, aspirent à la liberté et non à une dictature de type taliban.

Autre éditorialiste, Jean Daniel, toujours mal à l’aise quand il s’agit de l’islam et qui a mis si longtemps à dénoncer la dictature de Ben Ali. Son texte publié le 26 octobre, « Tunisie. Victoire programmée pour les islamistes » (Nouvelobs.com) est un mélange d’erreurs factuelles – que signalent d’ailleurs ses lecteurs sur le forum – et des préjugés qui animent une bonne partie de la gauche française.

« Le plus triste, c’est que cette victoire altère les couleurs du Printemps arabe, décourage les insurrections modernistes, et galvanise les insurgés religieux. La Tunisie était un exemple à suivre pour tous les nouveaux combattants arabes de la démocratie. Elle est devenue un modèle pour les mouvements religieux. Dieu vient de dérober au peuple sa victoire. »

Insurgés modernistes ? insurgés religieux ? Sur la place Tahrir tant célébrée, tous les vendredis, des milliers de manifestants faisaient la prière. A quel courant appartenaient-ils ? moderniste ? religieux ?

« Une bonne partie des opinions publiques, tant en Occident que dans les pays arabo-musulmans, s’étaient détournées des compétitions sportives ou de la crise financière mondiale pour s’intéresser à ce qu’il se passait dans un petit pays méditerranéen de 12 millions d’habitants. » (…)

Avaient-elles tort ?

« Les Tunisiens se sont donné le droit de vote. Encore fallait-il que les élections fussent libres. Elles l’ont été pour la première fois et chacun s’est incliné devant le civisme allègre des citoyens qui, par leur vote à près de 90%, étaient supposé charger les 217 constituants d’établir une forme d’Etat de droit en respect avec les principes essentiels qui font une démocratie. Le combat reste ouvert mais il est compromis. On va voir si les Tunisiens savent se reprendre et organiser une coalition qui empêche les 70 nouveaux constituants d’imposer leurs lois. »

Les Tunisiens doivent « se reprendre » ? Quelle condescendance à l’égard de ces ex-colonisés qui ont le front de ne pas voter comme les intellectuels parisiens le souhaitent.

Et Jean Daniel dresse un étrange parallèle avec l’Algérie : « Si une vigilance, parfois ombrageuse, s’est imposée aux familiers de l’histoire du Maghreb dès qu’il a été question d’élections libres en Tunisie, c’est parce qu’ils gardaient à l’esprit ce qui s’était passé, en Algérie, entre le 5 octobre 1988 et le 14 janvier 1992. Bilan : environ 150 000 morts. » Que signifie ce charabia ? Entre octobre 1988 et les élections de janvier 1992, il n’y a pas eu 150 000 morts. Les morts sont venus après que l’armée a arrêté le processus démocratique. Ce coup d’Etat fut, selon Jean Daniel, « populaire aux yeux de l’opinion démocratique » et « a sans doute protégé l’Algérie d’une victoire des ennemis islamistes de la démocratie ».

Populaire aux yeux de l’« opinion démocratique » ? Faut-il rappeler que de nombreux partis non confessionnels, comme le Front des forces socialistes (FFS) ou même le Front de libération nationale (FLN), ont pris position contre le coup d’Etat ? Et qui peut prétendre que ce coup a protégé la démocratie ? S’il existe un pouvoir autoritaire et corrompu aujourd’hui dans le monde arabe, c’est bien celui des généraux algériens.

« Pour nombre de laïcs ou simplement de républicains, fussent-ils les plus musulmans, l’expression “islam modéré” est un oxymore : il y a contradiction absolue entre les deux mots. Pour d’autres, la capacité de résoudre les problèmes considérables que la construction et le développement de la Tunisie vont poser est assez faible sans l’appui des forces qui se disent encore islamistes mais qui ne sont souvent que conservatrices. Elles répondent au besoin d’ordre et d’autorité qui, dans l’histoire, est toujours apparu après le chaos provoqué par des journées insurrectionnelles. »

Nombre de laïcs, de républicains contestent l’expression islam modéré ? Jean Daniel confond les musulmans qui s’expriment abondamment dans les médias occidentaux avec l’opinion dans le monde arabe. Les deux plus importantes forces de gauche en Tunisie ont accepté le principe d’une collaboration avec Ennahda, preuve qu’elles croient qu’il existe non pas un « islam modéré », mais des organisations islamistes qui acceptent les règles de la démocratie.

Plus largement, les clivages qui divisent la Tunisie ne se résument à celui entre laïcs et islamistes. D’autres questions se posent à la société, aussi bien sociales que politiques, des choix du développement comme celui de la politique internationale et régionale. Rien ne serait plus dangereux que de faire des combats dans le monde arabe des combats entre deux blocs homogènes, laïcs et islamistes. Non seulement parce que la victoire de ces derniers serait certaine, mais aussi parce que ce n’est pas le principal clivage de la société.

Oui, Ennahda est une organisation conservatrice, notamment sur le plan des mœurs et de la place des femmes ; elle est libérale en matière économique ; son fonctionnement a longtemps été vertical (comme tous les partis de la région), même s’il est désormais contesté par les nouvelles générations et les nouvelles formes de communication. Il ne s’agit donc pas de donner une image idéalisée du mouvement, mais de reconnaître que, comme le Hamas en Palestine, il est une partie de la société, et que son exclusion signifie l’instauration d’une dictature militaire.

D’autres éditoriaux reprennent cette même ligne islamophobe. On pourra lire bien d’autres contributions sur le thème, que ce soit Alain-Gérard Slama dans Le Figaro du 26 octobre (« Elections en Tunisie : sous le jasmin, les cactus », heureusement ce texte n’est pas en accès libre sur le site du journal) ; ou encore Martine Gozlan, ou l’inénarrable Caroline Fourest, qui écrit notamment sur son blog : « Dire qu’Ennahdha est “modéré” parce qu’il existe des salafistes très excités, c’est un peu comme expliquer que Le Front national de Marine Le Pen est de “gauche” parce qu’il existe des skinheads. »

Mais ne tombons pas dans la paranoïa : fort heureusement, d’autres textes font la part des choses.

On notera la tribune de Bernard Guetta dans Libération du 26 octobre, « L’impardonnable faute des laïcs tunisiens » – encore que l’idée d’un nécessaire front des laïcs me semble contestable.

Et aussi l’éditorial du Monde (27 octobre), « Et si, en Tunisie, la démocratie passait par l’islam ? » :

« L’annonce concomitante du retour de la charia en Libye, avant la poussée électorale attendue d’autres forces islamistes en Egypte, risque ainsi d’alimenter l’incompréhension face à des révolutions menées pour les droits de l’homme qui ne se traduisent pas instantanément par l’adoption des valeurs que les Occidentaux revendiquent. C’est singulièrement vrai sur la question des droits qui doivent être reconnus aux femmes. Ce serait cependant faire injure aux Tunisiennes et aux Tunisiens que de décréter, toutes affaires cessantes et sans qu’il soit nécessaire de voir les vainqueurs à l’ouvrage, que le succès d’Ennahda sonne le glas de leur “printemps”. En l’occurrence, si une loi mérite l’attention, dans les pays qui vont voter pour la première fois autrement que sous la matraque et pour un parti unique, c’est sans doute moins la loi islamique qu’un code autrement plus prosaïque : la loi électorale. »

« La réussite des transitions arabes passe nécessairement par l’adhésion du plus grand nombre à un projet commun, et donc par le compromis et la négociation. A cet égard, le système proportionnel retenu en Tunisie qui écrête les raz de marée électoraux au lieu de les amplifier et contraint le vainqueur à trouver des alliés est judicieux ; il permet d’éviter une situation à l’algérienne, lorsque le Front islamique du salut retourna à son profit en 1991 un système conçu pour favoriser le FLN. »

« La volonté exprimée par des opposants historiques tels que Moncef Marzouki et Mustapha Ben Jaafar, dont les partis ont obtenu des résultats encourageants, de trouver des terrains d’entente avec Ennahda dessine un tout autre chemin, celui d’un apprentissage de la démocratie qui passe moins par l’anathème que par le dialogue. Sans faire preuve d’un angélisme excessif, il est permis de le juger prometteur. »

Et les élections tunisiennes seront à marquer d’une pierre blanche sur la longue voie des peuples arabes vers la démocratie.

Alain Gresh (Le Monde Diplomatique)

Voir aussi : Rubrique Tunisie, Les mosquées sont aussi pleines que les cafés,  rubrique Médias,