Pour les Kurdes de Syrie, le rêve autonomiste s’éloigne

Des combattantes kurdes des Unités de protection du peuple (YPG). Delil Souleiman, AFP (archives)

Des combattantes kurdes des Unités de protection du peuple (YPG). Delil Souleiman, AFP (archives)

Dos au mur après l’annonce d’un retrait des soldats américains, et menacés d’une offensive turque, les Kurdes de Syrie risquent de perdre le contrôle de leurs territoires, et leurs rêves autonomistes, après avoir fait appel au régime syrien.

 La realpolitik aura-t-elle une nouvelle fois raison des Kurdes ? En Syrie, la minorité kurde qui a de facto instauré un embryon d’État dans le nord et le nord-est du pays à la faveur du conflit syrien, en établissant une région fédérale autonome dans les zones qu’elle contrôle, est en passe de perdre son pari et ses territoires. Depuis l’annonce d’un retrait américain, le 19 décembre, par le président Donald Trump, l’avenir du Rojava, nom de la fédération autonome, est menacé.

« Les chances de maintenir un sérieux degré d’autonomie se sont considérablement réduites », estime, dans une analyse, le Center for Strategic and International Studies (CSIS), un cercle de réflexion américain.

En première ligne du combat contre les jihadistes de l’organisation État islamique (EI), les milices kurdes, et notamment la plus puissante d’entre elles, les Unités de protection du peuple (YPG), soutenues et armées jusqu’ici par l’armée américaine, font face aux menaces répétées de la Turquie.

« Nous voulons protéger les Kurdes, mais je ne veux pas rester en Syrie pour toujours. C’est du sable et c’est la mort », a déclaré,le 2 janvier, Donald Trump. Pour expliquer sa décision de retirer quelque 2 000 soldats stationnés en Syrie, il avait décrété que la guerre contre l’EI avait touché à sa fin. Et ce, au grand dam de plusieurs hauts responsables américains – dont le secrétaire à la Défense Jim Mattis qui a par la suite démissionné –, réticents à abandonner les Kurdes, qui composent l’essentiel des Forces démocratiques syriennes (FDS), l’alliance arabo-kurde soutenue par la coalition internationale dirigée par Washington.

Des commandants américains ont même recommandé ces derniers jours de laisser aux Kurdes les armements qui leur ont été confiés pour lutter contre les jihadistes, une préconisation qui risque de se heurter à une opposition turque, alors qu’aucun calendrier de retrait n’a été annoncé par les États-Unis.

Dans le viseur de la Turquie

Ankara, qui rejette toute velléité d’autonomie kurde au large de sa frontière avec la Syrie, qualifie les YPG et le PYD, principal parti kurde, de « terroristes » en raison de leurs liens avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui mène une guérilla en Turquie depuis 1984.

Depuis 2016, le président turc Recep Tayyip Erdogan a déjà ordonné deux offensives dans le nord syrien, dont la dernière a permis début 2018 à ses troupes ainsi qu’à leurs supplétifs, des rebelles islamistes syriens, de mettre la main sur Afrin, l’un des trois cantons de la zone autonome qui correspond à la province syrienne de Hassaké.

Les Kurdes craignent que le retrait américain, que Recep Tayyip Erdogan appelait ardemment de ses vœux, ne lui laisse les mains libres dans la région. Malgré leurs résultats probants contre les jihadistes, à Kobané et à Raqqa, les combattants kurdes font les fraisdes calculs de Donald Trump et de la relation turco-américaine. Une relation privilégiée, parfois houleuse, qui remonte à la fin de la Deuxième Guerre mondiale et scellée par l’adhésion de la Turquie à l’Otan.

« Depuis le début de la crise en Syrie, les Turcs ont eu une politique extrêmement claire, à savoir créer une zone tampon au sud de leur frontière de manière à s’assurer qu’il n’y ait pas à l’avenir des camps d’entraînement, des centres de recrutement ou des stocks de munitions aux mains des Kurdes, qui pourraient bénéficier au PKK », explique à France 24 Alexandre Vautravers, expert en stratégie militaire et professeur d’histoire et de relations internationales à Genève.

« L’armée turque ne vise pas une annexion de la zone frontalière, mais Recep Tayyip Erdogan veut s’assurer que les milices locales proturques s’installeront à la place des Kurdes et resteront fidèles aux intérêts d’Ankara », poursuit-il. Encore faut-il obtenir l’assentiment de la Russie, incontournable marraine du président Bachar al-Assad qui entend de son côté reprendre le contrôle de tout le territoire syrien.

Pris de court, dos au mur, les Kurdes de Syrie ont fait appel à l’armée syrienne pour s’éviter une offensive turque. Une aubaine pour le régime de Bachar al-Assad qui a déployé ses troupes dans les environs de la ville de Manbij, à une trentaine de kilomètres de la frontière turque, après le retrait de plusieurs centaines de combattants kurdes. Ces derniers sont-ils pour autant prêts à céder le contrôle d’autres territoires au profit de Damas ?

Citant un diplomate arabe à Moscou, le quotidien pro-régime Al-Watan a évoqué l’existence d’une « entente » entre la Turquie et la Russie sur le sort de Manbij, qui doit retourner « sous la direction totale de l’État syrien ». Concernant les autres régions contrôlées par les Kurdes, leur sort pourrait être discuté lors d’un sommet réunissant en début d’année les présidents russe, iranien et turc.

« Il y aura un partage du territoire des FDS entre les Turcs et l’armée syrienne », prédit Fabrice Balanche, spécialiste de la Syrie et maître de conférences à l’université Lumière Lyon 2, cité par l’AFP. « L’armée syrienne reviendra à Raqqa, Deir Ezzor et même à Hassaké. Qamishli passera entièrement sous contrôle du régime syrien », ajoute-t-il, évoquant des régions dans le Nord et le Nord-Est. Il a dit s’attendre aussi à ce que le régime récupère les champs pétroliers de Deir Ezzor.

Retour à la case départ

Si tel était le cas, il s’agirait d’un retour à la case départ pour les Kurdes de Syrie qui représentent 15 % de la population syrienne, selon les estimations, et qui contrôlent aujourd’hui près de 30 % du pays.

Dans le Rojava, abandonné par les troupes syriennes en 2012 – un geste de Damas censé convaincre les Kurdes de ne pas rejoindre les rangs de la rébellion –, ils avaient installé leurs propres institutions publiques. Ils s’étaient doté d’un « contrat social », une sorte de Constitution, et avaient mis en place des écoles où est enseignée la langue kurde, après avoir été longtemps marginalisés et opprimés par le régime baasiste qui refusait de leur accorder leurs droits culturels et politiques. Un régime, vers lequel ils se tournent aujourd’hui, qui est encore qualifié de « tyrannique » sur le site officiel des YPG.

En juillet, la minorité kurde avait initié des pourparlers inédits avec Damas, dans l’espoir d’arriver à une intégration dans le cadre d’une « décentralisation ». Reste à savoir si une telle option entre dans les plans de Bachar al-Assad.

« Jusqu’à ce jour, les Kurdes ont toujours été trahis. Tous ceux qui ont coopéré avec nous ont fini par nous trahir », résumait Hamreen Salah, Kurde syrienne, lors d’une manifestation jeudi à Ras al-Aïn, à la frontière turque.

Marc DAOU

France 24 avec AFP

 

Donald Trump, l’assassinat de Jamal Khashoggi et… l’Iran

« Le monde est un endroit très dangereux ! » · Quelques réflexions sur la déclaration de Donald Trump concernant l’assassinat de Jamal Khashoggi, alors que le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman s’apprête à se rendre au sommet du G-20 à Buenos-Aires à la fin du mois.

Donald Trump et Mohamed Ben Salman dans le Bureau ovale de la Maison Blanche, 14 mars 2017. Shealah Craighead

Donald Trump et Mohamed Ben Salman dans le Bureau ovale de la Maison Blanche, 14 mars 2017. Shealah Craighead

Le président américain Donald Trump vient de rendre publique une déclaration sur l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Sa tache était d’autant plus difficile que le Washington Post avait divulgué des informations selon lesquelles la CIA était convaincue de la culpabilité du prince hériter saoudien Mohamed Ben Salman (MBS) dans ce crime, ce que confirment toutes les informations rendues disponibles par la Turquie. Ce texte de Donald Trump est un cas d’école. On hésite sur la manière de le qualifier : cynisme, arrogance, mépris de la vérité, mais une chose est sûre, il fera date dans les annales de l’histoire de la diplomatie.

Le titre d’abord : « Le monde est un endroit très dangereux ! » sert, dès le départ, à déplacer le problème qui n’est plus l’assassinat barbare de Khashoggi, mais… l’Iran. C’est d’ailleurs contre ce pays que débute la diatribe du président américain : « L’Iran est responsable d’une guerre sanglante par procuration contre l’Arabie saoudite au Yémen, qui tente de déstabiliser la fragile tentative de démocratie de l’Irak, soutient le groupe terroriste Hezbollah au Liban, soutient le dictateur Bachar Al-Assad en Syrie (qui a tué des millions de ses propres citoyens), et bien plus. De même, les Iraniens ont tué de nombreux Américains et d’autres innocents dans tout le Moyen-Orient. L’Iran déclare ouvertement, et avec une grande force : « Mort à l’Amérique ! » et « Mort à Israël ! » L’Iran est considéré comme « le premier sponsor mondial du terrorisme ». »

On pourrait rappeler bien des faits que le président semble oublier : que c’est l’Arabie saoudite qui a déclenché la guerre contre le Yémen ; que c’est l’intervention américaine en Irak qui a déstabilisé le pays ; que, si les Iraniens ont tué des Américains, ces derniers ont mené une guerre permanente contre leur pays ; que ce sont les États-Unis et Israël seuls qui considèrent l’Iran comme « le premier sponsor du terrorisme », etc. Mais nous savons que le président américain n’est ni un connaisseur de l’histoire de la région, ni un expert en géopolitique. On peut cependant insister sur un point : à l’heure où Trump tente de mobiliser le monde arabe et Israël contre l’Iran, un pays qui symboliserait « le Mal », il aura du mal à se réclamer d’une quelconque « supériorité morale » sur son adversaire s’il entérine la politique saoudienne. Même s’il sait pouvoir compter sur les cercles pro-israéliens à Washington et sur le gouvernement de Tel-Aviv qui ont été, depuis deux mois, les plus fermes soutiens de MBS.

Or c’est ce qu’il fait tout au long de son texte. Il affirme ainsi, contre toute vraisemblance, que l’Arabie « se retirerait volontiers du Yémen si les Iraniens acceptaient de partir ». Il est inutile de revenir longuement sur ce mensonge, sur la manière dont l’Arabie et ses alliés ont déclenché une guerre d’agression, détruit le pays, visé les civils, affamé sa population. Ni sur le fait que l’implication réelle mais limitée des Iraniens au Yémen est venue en réponse à cette intervention, les houthistes se cherchant des alliés.

Mais Trump se veut « réaliste », soucieux des intérêts économiques des États-Unis. Il insiste sur le fait que l’Arabie saoudite aurait accepté, après sa visite à ce pays en 2017, d’acheter pour 450 milliards de dollars (395 milliards d’euros) de produits américains, dont 110 (96 milliards d’euros) en matériels militaires. Mais tous ces chiffres ont été gonflés, la presse américaine l’a démontré à plusieurs reprises. Ils incluent des contrats signés sous la présidence Obama, comme de simples déclarations d’intention. Et Trump a aussi avancé des chiffres fantaisistes sur le nombre d’emplois que cela représenterait pour les États-Unis, allant jusqu’à un million — toute l’industrie de l’armement emploie moins de 400 000 personnes ! Fake news comme dirait Trump. Et même ces chiffres justifient-ils un appui inconditionnel à Riyad ?

« Notre pays n’approuve pas » ce crime

Il est significatif que le jour même où Trump faisait cette déclaration, Human Rights Watch révélait, dans un communiqué, que des actes de torture avaient été pratiqués contre les Saoudiennes arrêtées récemment — pratique il est vrai courante dans le royaume. Qu’importe toutes ces bavures, du moment que l’Arabie est « notre alliée » contre l’Iran, pays auquel le président américain a décidé de déclarer la guerre ! Comme le disait le président Franklin D. Roosevelt à propos du dictateur nicaraguayen Anastasio Somoza, « c’est peut-être un fils de p…, mais c’est notre fils de p… » Et on se souvient du soutien des États-Unis au régime du chah en Iran.

C’est dans cette perspective que Trump analyse le crime contre Khashoggi : « Notre pays ne l’approuve pas. » Ne l’approuve pas ? Un peu faible comme condamnation. Et Trump reprend ensuite les allégations de Riyad selon lesquelles Khashoggi « était un « ennemi de l’État » et un membre des Frères musulmans », des mensonges qui servent à atténuer la portée du crime commis. Et quid de la responsabilité de ce crime ? Là on touche au sublime : « Le roi Salman et le prince héritier Mohamed Ben Salman nient vigoureusement avoir eu connaissance de la planification ou de l’exécution du meurtre de M. Khashoggi. Nos services de renseignement continuent d’évaluer toute l’information, mais il se pourrait très bien que le prince héritier ait eu connaissance de cet événement tragique — peut-être qu’il l’a fait et peut-être pas ! »

Car Trump ne peut pas nier ce qui a fuité dans la presse américaine : la CIA est convaincue de la responsabilité de MBS, mais le président américain la traite comme un détail qui ne doit pas menacer les relations avec l’Arabie. « Ils ont été un grand allié dans notre très importante lutte contre l’Iran. Les États-Unis ont l’intention de rester un partenaire inébranlable de l’Arabie saoudite pour défendre les intérêts de notre pays, d’Israël et de tous les autres partenaires dans la région. Notre objectif primordial est d’éliminer complètement la menace du terrorisme dans le monde entier ! » Et Trump se contentera de punir quelques lampistes désignés par Riyad et dont le crime est d’avoir suivi les instructions de Riyad.

MBS au sommet du G-20 ?

Le Congrès suivra-t-il le président dans cette absolution donnée à la monarchie saoudienne ? Trump écarte à l’avance toute proposition qui ne serait pas « compatible avec la sécurité et la sûreté complètes de l’Amérique ». D’autant que le royaume, ajoute-t-il, a été très réceptif « à mes demandes de maintenir les prix du pétrole à des niveaux raisonnables. » Et de conclure : « J’ai l’intention de veiller à ce que, dans un monde très dangereux, les États-Unis défendent leurs intérêts nationaux et contestent vigoureusement les pays qui veulent nous faire du mal. Très simplement, cela s’appelle l’Amérique d’abord ! » Mais, même d’un point de vue de realpolitik cynique, ce calcul est-il bon ? MBS, en quelques années de pouvoir a déclenché une guerre désastreuse contre le Yémen ; ouvert une crise avec le Qatar ; enlevé le premier ministre libanais ; fait arrêter (et sans aucun doute maltraiter physiquement) des centaines de responsables saoudiens coupables de ne pas lui être totalement fidèles ; intensifié les arrestations contre tous les opposants. Ce prince erratique est-il vraiment un allié fiable des États-Unis ? Beaucoup aux États-Unis, y compris dans les cercles militaires et du renseignement, en doutent.

Après ces déclarations de Trump, on attend avec intérêt la réaction des gouvernements européens. Alors que plusieurs pays ont annoncé leur volonté d’arrêter leurs livraisons d’armes à l’Arabie, la France continue à en fournir, alors que tout prouve qu’elles servent dans la guerre contre le Yémen. Et Paris semble déjà prêt à tourner la page et à poursuivre le partenariat avec un royaume dont la politique contribue aux incendies dans la région. Un premier test sera le sommet du G-20 à Buenos Aires en Argentine (30 novembre-1er décembre) où le prince héritier saoudien a annoncé qu’il se rendrait après son absolution par Trump. Emmanuel Macron acceptera-t-il de lui serrer la main ?

Source. Orient XXI, 21/11/2018

« Ne suis-je pas une femme ? » (Re)découvrons Sojourner Truth

Cette célèbre abolitionniste noire américaine a été une figure féministe du XIXe siècle.

16661029Avouons-le : c’est un bébé de 9 mois qui nous a fait découvrir la vie de Sojourner Truth. Un bébé new-yorkais prénommé Sojourner, en référence à cette célèbre abolitionniste noire américaine, une figure féministe du XIXe siècle, méconnue en France.

Si l’on vous en parle, c’est que son héritage résonne toujours. « Pour espérer dans l’Amérique de Trump, je lis Sojourner Truth », écrivait cet été dans le New York Times l’autrice et professeure Khadijah Costley White, citant le plus célèbre discours de la militante : « Ain’t a woman ? » (« Ne suis-je pas une femme ? »).

Née esclave, Sojourner Truth a marqué l’histoire par la force avec laquelle elle s’est livrée tout au long de sa vie à de nombreux combats : pour les droits civiques, contre l’esclavage, pour l’égalité femmes-hommes, contre la peine de mort… Celle qui n’a jamais appris à lire ni à écrire brillait aussi par ses excellentes qualités d’oratrice.

« Regardez-moi ! »

En 1851, dans l’Ohio, elle prend la parole à la Convention des droits des femmes, après qu’un homme contesta leur égalité, soulignant leur infériorité physique. En réponse, Sojourner Truth puise dans son vécu de femme, noire, ancienne esclave. Il n’existe pas de traces écrites de sa courte intervention, mais de multiples retranscriptions, qui diffèrent les unes des autres. Voici un extrait de la version rapportée par Frances D. Gage en 1863 (lire PDF) :

« Bon, les enfants, quand il y a autant de raffut quelque part, c’est qu’il y a quelque chose de chamboulé. Je crois qu’entre les Noir·e·s du Sud et les femmes du Nord, qui parlent tou·te·s de leurs droits, l’homme blanc va bientôt être dans le pétrin. Mais de quoi parle-t-on ici au juste ? Cet homme là-bas dit que les femmes ont besoin d’être aidées pour monter en voiture, et qu’on doit les porter pour passer les fossés, et qu’elles doivent avoir les meilleures places partout. […] Et ne suis-je pas une femme ? Regardez-moi ! Regardez mon bras ! J’ai labouré, planté et rempli des granges, et aucun homme ne pouvait me devancer ! Et ne suis-je pas une femme ? Je pouvais travailler autant qu’un homme (lorsque je trouvais du travail) ainsi que supporter tout autant le fouet ! Et ne suis-je pas une femme ? J’ai mis au monde cinq enfants, et vu la plupart d’entre eux être vendus comme esclaves, et quand j’ai pleuré avec ma douleur de mère, personne à part Jésus ne m’écoutait ! Et ne suis-je pas une femme 

Racisme et sexisme

L’éloquente Sojourner Truth met en lumière la condition particulière des femmes noires, ainsi que leur invisibilisation : « femmes » veut bien souvent dire « femme blanche ».

Dans les années 1840, en effet, le mouvement abolitionniste se divise sur la question du droit des femmes. « Au milieu du XIXe siècle, au moment de l’émergence des mobilisations féministes américaines pour le suffrage féminin, les militantes afro-américaines, anciennes esclaves ou descendantes d’esclaves, […], ont été violemment confrontées au racisme, non seulement des détracteurs misogynes de cette revendication, mais aussi à celui d’une partie des militant.e.s abolitionnistes et féministes », expliquait en 2005 la philosophe Elsa Dorlin.

La parole de Sojourner Truth est considérée par bell hooks, figure du Black Feminism américain, comme l’une des premières traces de la notion d’intersectionnalité, conceptualisé en 1889 par la juriste Kimberlé Crenshaw – notion selon laquelle les femmes noires se trouvent à l’intersection de plusieurs oppressions, dont le racisme et le sexisme.

Sojourner Truth fait le lien entre la lutte pour le droit de vote des femmes et le droit de votes des noir.e.s, montrant que les femmes noires sont exclues de ces deux mouvements (elles ont obtenu le droit de vote aux Etats-Unis en 1965, 45 ans après les femmes blanches). « Ne suis-je pas une femme ? », scande-t-elle.

« Il y a un grand émoi à propos de l’accès des hommes de couleur à leurs droits, mais pas un mot sur la femme de couleur ; et si les hommes de couleur obtiennent leurs droits, mais que les femmes de couleur n’obtiennent pas les leurs, vous voyez, les hommes de couleur seront les maîtres des femmes, et ça sera tout aussi mauvais que ça l’était auparavant », déclare-t-elle en 1867 [lire PDF, en anglais].

bell hooks a inscrit sur la couverture de son livre, publié en 1981, la formule de la militante : « Ne suis-je pas une femme ? ». Une traduction en français est parue en 2015, aux éditions Cambourakis. « Sojourner Truth pose les bases de ce qui deviendra l’Afroféminisme : un refus de compartimenter les luttes et une affirmation de la singularité des femmes noires, qui appartiennent tant au monde des Noirs qu’au monde des femmes », écrit en préface la réalisatrice Amandine Gay.

Prédicatrice itinérante

Comme le remarque Florence Rochefort dans « Histoire mondiale des féminismes » (éd. PUF, Que sais-je ?, 2018), ces figures de la lutte pour l’abolition de l’esclavage et du droit des femmes, comme Sojourner Truth ou Harriet Tubman, ancienne esclave elle aussi, ont été un temps oubliées de l’historiographie avant d’être redécouvertes dans les années 70 par le Black Feminism des Africaines-Américaines et « mises à l’honneur ».

Sojourner Truth est née Isabella Baumfree vers 1797, de deux parents esclaves d’un propriétaire terrien d’origine hollandaise, installé dans le comté d’Ulster, région rurale de l’Etat de New York. A 9 ans, à la mort de son second maître, elle est mise aux enchères et achetée 100 dollars par un fermier, avec un lot de moutons.

En tout, Sojourner Truth a été vendue quatre fois. En 1826, elle fuit avec sa plus jeune fille chez une famille de Quakers, anti-esclavagistes. Quand son maître la retrouve, le couple achète sa liberté. La même année, Sojourner Truth gagne un procès pour récupérer la garde de son fils Peter, vendu comme esclave en Alabama. Libre, elle s’installe à New York.

Isabella Baumfree se renomme Sojourner Truth en 1843, après une révélation spirituelle et devient prédicatrice itinérante. Un an plus tard, elle donne son premier discours anti-esclavagiste à Northampton (Massachusetts). La militante a de l’humour, une parole vive, et ponctue ses interventions d’envolées rhétoriques dans la tradition du prêche évangélique, note Claudine Raynaud, professeure d’études américaines, qui signe une riche introduction de la traduction française du « Récit » de Sojourner Truth (éd. Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2016), publié en 1850.

Truth, qui a rencontré le président Lincoln en 1864, et fréquenté de nombreuses figures abolitionnistes et féministes, se bat plus tard pour que des terres soient mises à disposition d’anciens esclaves et qu’ils retrouvent des emplois. Elle gagne le procès qu’elle a intenté en 1865 contre le contrôleur qui l’a refusée, après qu’une loi interdise d’exclure les passagers de couleur des transports en commun.

Dans le Capitole

Sojourner Truth n’a cessé de militer jusqu’à la fin de sa vie – contre la peine de mort notamment. Son buste trône dans le Capitole à Washington. « J’espère que Sojourner Truth serait fière de voir qu’une descendante d’esclave occupe les fonctions de première dame des Etats-Unis », déclarait Michelle Obama lors de l’inauguration en 2009.

Au printemps dernier, le magazine américain Quartz relevait combien les mots de Sojourner Truth sont actuels. Sous la bannière « Aint a woman ? », 1.500 femmes ont manifesté en 2017, suite à la Marche des femmes contre la politique de Trump.

« Elle devait vraiment s’affirmer et nous voici maintenant en 2017 en tant que femmes noires se sentant obligées d’affirmer que nous méritons d’être entendues, que nous méritons d’être vues, que nos voix doivent s’élever. Je crois, aussi, que « Ne suis-je pas une femme » fonctionne parfaitement pour les femmes trans, et précisément les femmes trans de couleur », observait Imani Mitchell, l’une des prganisatrices.

Emilie Brouze

Source L’Obs Rue 89 04/11/2018

Vatican. Un complot de l’extrême droite

complot

Ceux qui alimentent la rumeur d’une Église divisée ont un objectif politique précis : récupérer les catholiques les plus conservateurs, déçus par François, pour les rallier à la droite souverainiste.

La Repubblica

Rome
Le C9 – le “conseil de la couronne” du pape François – a demandé un remaniement après
cinq années d’existence. Et il est raisonnable que le souverain pontife accède à cette demande. Mais il aura suffi d’une rumeur annonçant trois remplacements à venir pour amener certains à écrire que le pape est sur la défensive, que le cardinal Viganò avait raison [dans ses accusations selon lesquelles le pape aurait protégé des prélats dans des affaires d’abus sexuels], etc. Une opération sournoise et sophistiquée qui veut faire croire que l’Église est divisée.
Cette opération – qui intervient à l’approche des élections américaines de mi-mandat [en novembre] et avant que la très catholique jouvencelle Le Pen n’entre en scène pour devenir le porte-étendard du souverainisme – vise à faire du catholicisme ultratraditionaliste l’âme d’un souverainisme d’extrême droite, tout en ren dant aphone la papauté.
Pour mieux comprendre ce dessein politique, il faut revenir en 2013. Quand, non sans peine, Bergoglio – le pape François – a décidé de fixer les devoirs du “groupe de cardinaux” que le conclave lui avait demandé de constituer pour marquer les débuts de la collégialité. Il écrivait alors que le C9 avait pour devoir de “l’aider dans le gouvernement de l’Église universelle”. Et il ajoutait que le C9 devait également l’épauler dans la révision de la Constitution qui régit le fonctionnement de la curie romaine : révision dont les effets dépendent de la réforme de l’Église, et non l’inverse.
Dans son “groupe”, François a placé des personnages qui lui étaient hostiles au sein du conclave (comme le conservateur George Pell), des personnages indispensables pour s’y retrouver dans l’écheveau de la curie, des amis du Conseil épiscopal latino-américain, des présidents de conférence épiscopale de poids, auxquels il adjoint son secrétaire d’État. Ceux-ci ont discuté, au gré de 36 réunions, du canevas ecclésiologique tissé par Mgr Marcello Semeraro [secrétaire du conseil des cardinaux] pour la réforme de la curie : mais tous n’ont pas toujours été très “aidants” dans le gouvernement de l’Église.
Pell, auteur de plus d’imbroglios financiers qu’il ne se vante d’en avoir démêlé, a été renvoyé en Australie pour être jugé dans des affaires de pédophilie (voir chronologie). Quelques-uns ont dépassé la limite d’âge pour les tâches qui leur sont confiées (comme beaucoup au sein de la curie). D’autres pourraient être des cibles – coupables ou innocentes – d’opérations comme celle de Carlo Maria Viganò, manipulé par ceux qui veulent donner l’image d’une Église divisée.
Qu’après un quinquennat le C9 ait des ennuis et/ou se renouvelle n’a rien d’étonnant. Mais le bruit que fait cette affaire porte la signature du “parti des soudeurs” : ceux qui entendent souder l’extrême droite politique et l’extrême droite catholique, clivant ainsi l’Église. Il y a les “soudeurs” hauts en couleur, comme Steve Bannon [le sulfureux ex-conseiller de Donald Trump], qui cherche en Europe ce qu’il ne trouve plus aux États-Unis. Les prudents, comme les sénateurs italiens Bernini et Quagliariello, qui ont invité au Sénat le cardinal Burke, non pour fêter un personnage réactionnaire, mais pour défier le souverain pontife. Et enfin les inattendus, comme Mgr Gänswein, qui a participé à la présentation d’un livre plutôt anecdotique de Rod Dreher (un ancien catholique intégriste hostile à Bergoglio) et a déclaré que la pédophilie était le “11 Septembre de l’Église”.
Les “soudeurs” sont pressés : seul le pape peut les arrêter (comme le fit Pie XI avec l’Action française), et seule une Église riche de ses divergences mais non divisée pour autant peut empêcher que Viktor Orbán [le très droitier Premier ministre hongrois] ne détourne le Parti populaire européen pour transposer en Europe l’œcuménisme de la haine grâce auquel Trump a pu faire un hold-up dans le Parti républicain. Mais ce serait une erreur funeste que de sous-estimer la trempe de François.
Alberto Melloni*
Source La Républica 11/09/2018
*Alberto Melloni enseigne l’histoire du christianisme à l’université de Modène.

Etats-Unis L’abrogation de la neutralité du Net fait sentir ses premiers effets

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Quelques mois après l’abrogation aux Etats-Unis d’un des principes fondamentaux d’Internet, la neutralité du Net, les internautes américains ont pu en constater les premières conséquences. Selon une étude des universités de Northeastern et du Massachusetts, les opérateurs ont réduit le débit de plusieurs plates-formes. La neutralité du Net obligeait les opérateurs à traiter de la même manière tous les contenus passant dans leurs « tuyaux » et de ne pas en favoriser ou discriminer un, ni demander aux internautes de payer davantage pour avoir un très bon débit.

Après l’abrogation de ce principe, les opérateurs ont donc sanctionné les gros consommateurs de trafic, au premier rang desquels les plates-formes vidéos telles que Youtube, Netflix, Amazon Prime Vidéo ou encore NBC Sports. Ces services n’ont pas été indisponibles pour les internautes, mais ont vu la qualité de la vidéo dégradée par moments.

Google à la manœuvre

Du fait du poids de la vidéo et de leur large audience, ces sites sont en effet très gourmands en bande passante. Netflix et Youtube représentent à eux seuls, plus de la moitié du trafic aux Etats-Unis. Risque donc de s’ouvrir un conflit entre d’une part ces géants du net, de Google (propriétaire de Youtube) à Amazon en passant par Netflix, et d’autre part les fournisseurs d’accès à Internet.

Ces derniers pourraient soit demander à ces plates-formes de payer davantage pour ne pas être discriminées ou alors proposer des abonnements à des prix plus élevés aux internautes pour avoir un accès garanti et de qualité à ces plates-formes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’étude qui révèle que ces plates-formes ont été ralenties a été réalisée grâce à un outil financé par Google, et également par l’Arcep, le gendarme français des télécoms.

Une décision contestée

Par ailleurs, l’abrogation de la neutralité du Net ne passe pas comme une lettre à la poste et de nombreux acteurs essaient de remettre en cause cette décision. Des organisations comme Mozilla, qui est derrière le navigateur Firefox, ou Vimeo ont lancé une procédure pour contester l’abrogation, décidée par la Commission fédérale des communications (FCC), le gendarme américain des télécoms, en décembre 2017.

Quelque 22 Etats américains ont quant à eux saisi la justice pour demander le rétablissement de la neutralité du Net. Parmi eux, la Californie, qui abrite la Silicon Valley et donc la plupart des géants du numérique, est montée d’un cran et a voté une loi rétablissant la neutralité du net. Ce texte, voté en juin par le sénat californien, a été signé par le gouverneur démocrate de l’Etat Jerry Brown le 30 septembre dernier. Le ministère américain de la Justice a immédiatement répliqué en déposant plainte contre la Californie, reprochant à l’Etat de « détourner l’approche de déréglementation du gouvernement fédéral en imposant des réglementations étatiques lourdes sur l’Internet gratuit, ce qui est illégal et anti-consommateur ». Le début d’un combat judiciaire, dont l’issue sera déterminante pour l’évolution du Net.

Source Alternatives Economiques