Le Conseil d’État a invalidé sur plusieurs points les traitements de données « Base élèves et BNIE »

elevesLe Conseil d’État a invalidé sur plusieurs points les traitements de données « Base élèves 1er degré » et « BNIE » utilisés par les services du ministère de l’éducation nationale, qui permettent le suivi administratif et pédagogique des élèves des écoles maternelles et primaires. A la suite de la décision du Conseil d’État, ces fichiers devront être modifiés afin d’assurer leur conformité à la loi « informatique et libertés » du 6 janvier 1978.

Dans le but de faciliter la gestion des dossiers administratifs des élèves du premier degré et leur suivi pédagogique, le ministère de l’éducation nationale a mis en place à partir de 2004 une base de données baptisée « Base élèves 1er degré ». Une deuxième version de cette base a été mise en œuvre par un arrêté du ministre du 20 octobre 2008. Ce fichier n’est accessible dans son ensemble qu’aux directeurs d’école, et pour partie, dans la limite de leurs attributions, aux agents des services communaux gérant les inscriptions scolaires. A la suite de la décision du ministre d’en supprimer certaines catégories de données sensibles (notamment relatives à la nationalité), il ne renferme plus que les renseignements administratifs ordinaires nécessaires à l’inscription scolaire (nom de l’élève, adresse, personne à prévenir en cas d’urgence, données relatives à la scolarité, activités périscolaires…).

Le ministère a par ailleurs créé en 2006 une base de données dénommée « base nationale des identifiants des élèves » (BNIE). Celle-ci a pour objet de recenser l’ensemble des numéros uniques, internes au ministère, qui sont attribués aux élèves lors de leur première inscription, afin de faciliter la gestion administrative de leur dossier tout au long de leur scolarité.

Deux particuliers ont demandé au Conseil d’État l’annulation des décisions du ministre procédant à la création de ces différentes bases. Ils critiquaient principalement la légalité de ces décisions, relatives à des traitements de données à caractère personnel, au regard de la loi dite “informatique et libertés” du 6 janvier 1978. Par deux décisions rendues ce jour, concernant l’une le fichier « Base élèves 1er degré », l’autre le fichier « BNIE », le Conseil d’État vient de faire droit partiellement à ces demandes.

En ce qui concerne le fichier « Base élèves 1er degré » (décision nos 317182 et 323441) dans sa première version, le Conseil d’État relève tout d’abord que, s’il a bien fait l’objet d’une déclaration à la fin de l’année 2004 auprès de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), ce fichier a commencé à être utilisé sans attendre la délivrance du récépissé de la déclaration, intervenue seulement le 1er mars 2006. Il constate donc, pour la période antérieure à cette date, une méconnaissance de l’article 23 de la loi de 1978, qui prévoit que le responsable du traitement ne peut le mettre en œuvre qu’après réception du récépissé.

Le Conseil d’État censure également la collecte, dans la première version du fichier, des données relatives à l’affectation des élèves en classes d’insertion scolaire (CLIS). Il juge en effet que, par leur précision, ces données permettent de connaître la nature de l’affection ou du handicap dont souffrent les élèves concernés et constituent par conséquent des données relatives à la santé, dont le traitement aurait dû être précédé d’une autorisation de la CNIL. En revanche, le Conseil d’État ne retient pas cette critique s’agissant de la version actuelle du fichier, compte tenu du degré de généralité des données recueillies.

L’article 38 de la loi de 1978 donne à toute personne physique le droit de s’opposer, pour des motifs légitimes, à ce que des données à caractère personnel la concernant fassent l’objet d’un traitement. Sur ce point, le Conseil d’État juge le fichier légal dans sa première version, antérieure à l’arrêté du 20 octobre 2008. En revanche, il annule les dispositions de cet arrêté qui interdisent, dans sa deuxième version, toute possibilité d’exercice de ce droit d’opposition.

Le Conseil d’État écarte ensuite la critique selon laquelle « Base élève 1er degré » a pour objet l’interconnexion de fichiers, au sens du 5° de l’article 25 de la loi de 1978, et aurait dû à ce titre faire l’objet d’une autorisation de la CNIL. Il juge toutefois que ce fichier, dans ses deux versions successives, procède à des rapprochements avec des données provenant d’autres fichiers dont les objets sont voisins du sien. A ce titre, le Conseil d’État sanctionne l’omission, dans la déclaration faite à la CNIL, de la mention de ces rapprochements, qui est prescrite par l’article 30 de la loi.

Le Conseil d’État rejette l’ensemble des autres critiques émises par les requérants. Il juge, notamment, que les finalités de « Base élèves 1er degré » sont suffisamment explicites, que les données recueillies sont proportionnées à ces finalités et que la durée de conservation des données, fixée à 15 ans, n’est pas excessive. Il écarte également les critiques tirées de ce que ce traitement constituerait une atteinte illégale à la vie privée et aux libertés individuelles ou au principe d’égalité.

En ce qui concerne le fichier « BNIE » (décision no 334014), le Conseil d’État constate qu’il a été mis en œuvre avant la délivrance par la CNIL, le 27 février 2007, du récépissé de la déclaration ; il en conclut, comme pour « Base élèves 1er degré », que sa mise en œuvre avant cette date est irrégulière. Le Conseil d’État juge également ce fichier irrégulier en ce qu’il prévoit une durée de conservation des données de 35 ans, le ministère ne justifiant pas qu’une telle durée serait nécessaire au regard des finalités du traitement. Cette illégalité entraîne l’annulation en totalité de la décision ministérielle créant le fichier, alors même que les autres critiques qui lui étaient adressées sont expressément écartées par le Conseil d’État.

Les requérants demandaient en outre au Conseil d’État de faire usage de son pouvoir de prononcer des injonctions à l’encontre de l’administration en vue d’assurer l’exécution de ses décisions, en ordonnant la suppression de l’ensemble des données irrégulièrement enregistrées dans « Base élèves 1er degré » et « BNIE ».

S’agissant de « Base élèves 1er degré », le Conseil d’État prend en compte l’importance, pour le bon fonctionnement du service public de l’enseignement, du traitement mis en œuvre. Il relève en outre qu’à la date de sa décision, l’ensemble des données contenues dans ce fichier peuvent régulièrement y être enregistrées et traitées, à la seule exception des données relatives à la santé des élèves. Par conséquent, le Conseil d’État limite l’injonction qu’il prononce à la suppression de la mention exacte de la catégorie de CLIS dans laquelle, le cas échéant, l’élève est accueilli, collectée dans la première version de ce fichier.

S’agissant de « BNIE », le Conseil d’État prend également en compte son importance pour le bon fonctionnement du service public. Il relève aussi qu’à la date de sa décision, l’ensemble des données contenues dans le fichier peuvent régulièrement y être enregistrées et traitées, sous réserve que soit fixée une nouvelle durée pour leur conservation. Le Conseil d’État enjoint par conséquent à l’administration de fixer, dans un délai de trois mois, une nouvelle durée de conservation, faute de quoi l’ensemble des données contenues dans le fichier devront être supprimées.

Pour que ces deux traitements puissent, compte tenu de leur utilité, continuer à être mis en œuvre, il appartient au ministère de l’éducation nationale de procéder aux régularisations requises par les décisions du Conseil d’État.

Conseil d’État, 19 juillet 2010, nos 317182 et 323441, nos 334014,

Voir aussi : Rubrique Education Nouvelle vague de plaintes des parents, Sévère rapport de la cour des compte sur l’EN, On line Lire la décision relative au fichier “Base élèves 1er degré” , Lire la décision relative au fichier “BNIE”

Amnesty International s’alarme de violences policières en France

Taser Cop !

Taser Cop !

Amnesty International s’alarme dans son rapport annuel des allégations de violences policières et d’usage excessif de la force en France.

L’organisation de défense des droits de l’homme critique aussi la supposée légèreté des enquêtes sur les faits impliquant les policiers. « Les procédures disciplinaires et les enquêtes judiciaires sur de tels incidents continuent d’être loin des standards internationaux », lit-on dans le document. Amnesty critique par ailleurs la politique d’expulsion d’immigrés et de demandeurs d’asile, soulignant que des mineurs non accompagnés et des Afghans ont été renvoyés chez eux, alors que leur pays est en guerre.

L’organisation estime que la mise en place de nouveaux fichiers de police visant des personnes non condamnées laisse craindre une atteinte à la présomption d’innocence. Le projet de réforme de la justice avec la suppression du juge d’instruction « menace d’affaiblir le contrôle indépendant des forces de l’ordre », dit le rapport.

Au rayon des soupçons de bavures policières, Amnesty détaille trois cas qui montrent selon l’organisation que les enquêtes sur ces faits sont loin d’être satisfaisantes. Dans le premier, il est remarqué qu’un examen médico-légal du corps d’Abou Bakari Tandia, un Malien sans papiers mort en garde à vue en janvier 2005 à Courbevoie (Hauts-de-Seine), a conclu qu’il avait été victime de violences et a écarté la thèse des policiers selon lesquels il s’était jeté contre un mur. Bien que le parquet ait demandé un complément d’enquête, rien n’était encore fait fin 2009, remarque Amnesty.

 Un bon point pour Guantanamo

Les investigations sont toujours en cours également concernant le décès d’Abdelhakim Ajimi à Grasse en 2008, après son arrestation par la police, note Amnesty, qui relève qu’une autopsie a pourtant conclu qu’il était mort par suffocation du fait de l’usage de la force policière.

Enfin, Amnesty insiste sur le cas d’Ali Ziri, un Algérien de 69 ans de passage en France, mort à Argenteuil en juin 2009 après son arrestation par la police. Le parquet avait classé l’affaire mais un juge d’instruction a fait réaliser une nouvelle autopsie qui a mis au jour des lésions, laissant penser à une mort par asphyxie en raison de violences policières. La procédure est en cours mais les policiers n’ont pas été suspendus, souligne Amnesty.

Au chapitre de la politique de l’immigration, Amnesty déplore l’opération menée en septembre 2009 contre la « jungle » de Calais et les campements sauvages d’immigrés afghans. Il est remarqué que les 140 adultes arrêtés ont été libérés mais laissés sans abri puisque leur campement a été détruit.

L’organisation accorde par ailleurs un bon point à la France en soulignant qu’elle a accueilli deux détenus algériens libérés de la prison américaine de Guantanamo à Cuba, que leur pays refusait de laisser revenir, bien qu’ils soient blanchis des accusations de terrorisme.

Thierry Lévêque

Le Taser de nouveau autorisé aux policiers municipaux

Le pistolet à impulsions électriques Taser est de nouveau autorisé aux policiers municipaux par un décret paru jeudi au Journal officiel.

Un premier décret autorisant le Taser en septembre 2008 avait été annulé par le Conseil d’Etat un an plus tard. La plus haute autorité administrative avait estimé le 2 septembre 2009 que l’usage de cet arme n’était pas suffisamment encadré d’un point de vue juridique par le décret de huit lignes du 22 septembre 2008.

Cette fois-ci, le décret de deux pages du 26 mai 2010 « relatif à l’armement des agents de police municipale » précise que « eu égard à la spécificité de cette arme » de 4e catégorie, comme le pistolet ou le revolver, « une formation spécifique préalable à l’autorisation de port » du Taser et « une formation spécifique d’entraînement » sont nécessaires. Le décret dispose par ailleurs que le pistolet à impulsions électriques doit être équipé de systèmes de contrôle « permettant d’assurer la traçabilité et la vérification de leur utilisation », citant un « dispositif d’enregistrement sonore et une caméra associée au viseur ».

Il revient maintenant au maire de chaque commune d’autoriser ou nom le Taser à ses policiers municipaux. Il y a quelque 18.500 policiers municipaux en France. Avant l’annulation du décret de 2008, quelques dizaines de polices municipales avaient été équipées de Taser en complément de leurs armes de poing ou du fusil à pompe.

Le ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux avait annoncé dimanche, trois jours après la fusillade de Villiers-sur-Marne au cours de laquelle une policière municipale avait été tuée, qu’il avait signé ce nouveau décret. Quelque cinq mille Taser équipent déjà la police nationale, la gendarmerie et l’Administration pénitentiaire.

Cet arme, qui délivre une onde électrique de 2 milliampères pour 50.000 volts, bloque le système nerveux, tétanisant la personne visée durant quelques secondes. Elle est vivement contestée par des associations comme le Réseau d’alerte et d’intervention pour les droits de l’homme (RAIDH), qui était l’auteur du recours devant le Conseil d’Etat en 2009.

AFP

Dominique Schnapper : « Une institution encore fragile »

Vous êtes sociologue et siégez au Conseil constitutionnel depuis neuf ans. C’est une expérience singulière. Que vous a-t-elle apporté ?

C’est la première fois en effet qu’une sociologue est membre du Conseil constitutionnel. Très enrichissante, cette expérience m’a appris énormément sur les cours constitutionnelles, leur fonctionnement, leurs jugements et sur les systèmes politiques dans lesquels elles s’inscrivent.

J’ai beaucoup travaillé au début de mon mandat pour apprendre mon rôle de conseiller. Mais je n’étais pas la seule dans ce cas. S’ils ne viennent pas du Conseil d’Etat ou ne sont pas des juristes professionnels, les nouveaux conseillers n’ont pas toujours l’habitude d’aborder les problèmes politiques sous cet angle ; ils ont aussi besoin de faire leur apprentissage.

Vous semblez pourtant être restée dans une position un peu marginale…

Une fois dépassée la phase d’apprentissage, j’ai eu l’impression d’avoir été la seule à vivre les choses avec une certaine distance. Cela n’enlève rien à la volonté que j’ai eue d’être digne de l’institution, au respect qu’elle m’a inspiré et au plaisir que j’ai éprouvé à exercer cette fonction. J’ajoute que si, pour les anciens responsables politiques, les conditions de travail au Conseil paraissent souvent modestes, pour une universitaire, elles sont exceptionnelles.

Etre membre d’une telle institution est-il le seul moyen de la comprendre ?

En tout cas, cela donne un regard unique que l’on ne pourrait pas avoir de l’extérieur. Les comptes rendus des séances plénières – les traces de l’activité du Conseil qui resteront pour les historiens – ne sont que la face émergée de l’iceberg. L’essentiel se passe pendant la phase d’élaboration collective de la décision. Par exemple, pendant la discussion contradictoire entre le Conseil (son secrétaire général, le rapporteur de la décision et les autres membres qui assistent à la réunion depuis quelques années) et le secrétariat général du gouvernement. On confronte les motifs invoqués par la saisine et les réponses de l’exécutif.

De cet échange, on connaît les arguments juridiques ; ils sont publiés au Journal officiel et sont consultables sur le site Internet du Conseil. Mais cela ne permet pas de sentir la saveur de cette discussion, les compréhensions implicites, les arguments choisis. Cette discussion ne laisse pas de trace. Pour autant, cela ne justifie pas la réputation de mystère, voire d’arbitraire qui entoure le Conseil.

Ce manque de transparence est reproché au Conseil. Qu’en pensez-vous ?

C’est une critique injuste. La règle du secret des délibérés a été imposée dès l’origine par la loi organique de 1958. Mais, dans ce cadre strict, le Conseil est la plus ouverte des institutions françaises. Les comptes rendus sont publiés au bout de vingt-cinq ans. Il publie beaucoup plus de documents que la Cour de cassation qui brûle les papiers de ses conseillers, ou que le Conseil d’Etat, qui ne garde les notes de travail de ses membres que pour ses futurs membres et ne les communique pas aux chercheurs. Il est étrange de demander la publication des délibérés à l’institution la plus récente et la plus fragile, alors que la tradition française l’exclut pour les hautes juridictions sans que cela émeuve personne.

Pourquoi cette différence d’attitude ?

C’est une institution récente – un demi-siècle -, au statut hybride et dont la légitimité est encore mal établie. Comme son nom l’indique, c’est un conseil et non une cour, même s’il s’est progressivement rapproché de ce modèle. Si vous le comparez aux autres cours européennes, notamment celle de Karlsruhe en Allemagne, le retard est manifeste.

Comment expliquer cette fragilité ?

Je ne peux analyser que le Conseil que j’ai connu, entre 2001 et 2010, avant l’application, dès ce printemps, de la révision constitutionnelle de 2008. La fragilité de l’institution tient évidemment à sa conception initiale. Au départ, et cela reste un trait distinctif, c’était un petit club de notables ou de responsables politiques à la retraite ou en préretraite, nommés de façon discrétionnaire, sans intervention des parlementaires ni débat public, par les présidents de la République, de l’Assemblée nationale et du Sénat. La présence de droit, en son sein, des anciens présidents de la République illustre cette intention du constituant de 1958. En outre, il est le seul tribunal constitutionnel dont les membres ne sont soumis à aucune condition de compétence juridique. Quant à son président, il est nommé de façon tout aussi discrétionnaire par le chef de l’Etat.

Mais la faiblesse principale résulte de la limitation de ses pouvoirs, donc de son rôle. Tout d’abord, le Conseil ne dispose pas du droit de se saisir lui-même d’un texte de loi ; il dépend de la saisine par des pouvoirs politiques, le plus souvent exercée, depuis la réforme de 1974, par les parlementaires de l’opposition. C’est dire que le contrôle de constitutionnalité est encore très limité : selon certains calculs, on estime qu’il s’est exercé sur 7 % seulement des lois promulguées depuis 1958. En outre, quand elles lui sont soumises, il contrôle les lois « a priori » avant leur promulgation, donc avant que leurs effets aient pu être évalués ; les autres Cours constitutionnelles exercent un contrôle a posteriori. Enfin, précisément parce qu’il intervient en amont de la promulgation, il est obligé de statuer dans un délai maximum d’un mois.

C’est trop court ?

C’est très court. Prenez, par exemple, une loi de validation d’une ordonnance modifiant le code du travail. En un mois, vous ne pouvez pas revoir tout le code. Donc vous vérifiez que la procédure a été normale, vous examinez quelques points, mais vous n’avez pas le temps d’un contrôle approfondi. En fin d’année, quand un texte contient des dispositions qui doivent entrer en vigueur au 1er janvier, respecter les délais impose des démarches parfois acrobatiques. Je me souviens d’une loi sociale pour laquelle la saisine et la discussion avec le secrétaire général du gouvernement ont eu lieu dans le même après-midi. On risque inévitablement de laisser passer des choses. Toutes ces contraintes font du Conseil constitutionnel un « être bizarre », selon la formule de Georges Vedel.

Est-ce cette bizarrerie qui explique le manque de légitimité du Conseil ?

Sa toute-puissance est un mythe. Il a peu à peu conquis une indépendance respectable. Mais avec beaucoup de prudence. Un des présidents que j’ai connus nous a dit un jour : « Attention, nous avons épuisé notre quota de censures ! » Cela voulait dire que nous avions prononcé, dans la période précédente, le maximum de censures ou de réserves acceptables par le pouvoir politique. Cette réflexion est révélatrice des limites politiques du Conseil.

Avec le temps, l’institution ne s’est-elle pas blindée contre les critiques ?

Il est tout à fait normal qu’une décision du Conseil constitutionnel soit critiquée, c’est la démocratie. Mais chaque fois qu’il y a un accès de fièvre, ce n’est pas seulement la décision qui est critiquée, c’est le Conseil lui-même qui est remis en question, son mode de nomination, son fonctionnement, sa jurisprudence, parfois son existence. Par comparaison, le Conseil d’Etat a pu avoir, sous le régime de Vichy, une attitude pour le moins regrettable et adopter des décisions choquantes sans que personne remette en cause sa légitimité.

Certains reprochent au Conseil de ne pas publier les « opinions dissidentes » qui se sont exprimées lors de l’examen d’un texte. Mais personne ne songe à exiger la même chose de la Cour de cassation, par exemple, qui, on peut l’imaginer, doit aussi prendre parfois des décisions avec des majorités très serrées.

A cette différence près que le Conseil intervient sur une matière politique beaucoup plus « inflammable »…

Les décisions que rend le Conseil sont effectivement à portée politique, mais elles reposent sur des argumentaires juridiques, à commencer par la Constitution elle-même et son préambule qui fait référence à la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et au préambule de 1946. Il est tenu par cet impératif juridique et par sa jurisprudence qui ne saurait être bousculée, sauf à rendre le Conseil imprévisible et à le voir perdre toute légitimité. Il ne peut pas dire blanc en 2002 et noir en 2007. Les infléchissements de jurisprudence sont évidemment possibles, mais ils ne peuvent être que progressifs et fondés.

Contrairement à ce que l’on entend parfois, le Conseil n’est pas une « troisième chambre » législative et n’exerce pas le « gouvernement des juges ». Il contribue à faire progresser l’Etat de droit, mais il n’a jamais empêché un gouvernement de gouverner. Ni les nationalisations du gouvernement Mauroy en 1982 ni les privatisations du gouvernement Balladur en 1986 n’ont été empêchées ; tout au plus corrigées dans leurs modalités d’application.

La mise en oeuvre de la parité entre les femmes et les hommes n’a-t-elle pas été bloquée pendant des années ?

C’est exact, et pour des raisons juridiques explicites. Dans ces cas-là, la solution est simple : le pouvoir politique est invité, s’il veut avancer, à réviser la Constitution ; c’est ce qui s’est passé pour la parité. Le Conseil peut simplement freiner le gouvernement. De tels retards ont évidemment des conséquences politiques, d’autant que le Conseil intervient à chaud, au terme d’un long débat au Parlement et dans l’opinion. Mais on a tendance à surestimer l’impact de ses décisions.

Comment les membres du Conseil vivent-ils ces critiques ?

Il n’existe pas un « corps » du Conseil constitutionnel comme c’est le cas dans la haute administration et la magistrature. C’est une institution où l’on passe, souvent en fin de carrière. C’est le cas aussi bien pour les politiques que pour les juristes. Cela explique un relatif détachement, notamment chez les premiers qui conservent, pour la plupart, leurs réticences, voire leur hostilité, devant toute idée d’extension des compétences du Conseil. Parmi les conseillers que j’ai connus au cours de mon mandat, je ne pourrais en citer qu’un très petit nombre qui se disaient favorables à son renforcement. De même, la plupart des présidents du Conseil constitutionnel ont fait preuve de beaucoup de retenue. Robert Badinter fait figure d’exception et Jean-Louis Debré semble déterminé à reprendre le flambeau. En réalité, le Conseil s’est imposé peu à peu, contre le monde politique et, paradoxalement, contre ses membres.

Sa réforme en cours n’est pourtant pas tombée du ciel ?

C’est la dynamique de l’Etat de droit et de l’exigence démocratique, ainsi que la logique de l’institution qui ont agi, malgré la volonté des acteurs. A quoi il faut ajouter le rôle de Jean-Louis Debré ainsi que le poids implicite et l’exemple des autres Cours européennes. Mais imaginer que le Conseil a voulu gonfler sa propre importance est une erreur. La réalité est beaucoup plus ambiguë. Il reste que cette réforme peut être une grande avancée : comme dans les autres Cours, le Conseil va pouvoir être saisi par les citoyens et il se voit reconnaître le pouvoir de contrôler la loi a posteriori. Cela va lui redonner l’arme du temps. Encore faudra-t-il que la Cour de cassation et le Conseil d’Etat – qui seront en quelque sorte les chambres d’instruction avant la saisine du Conseil – jouent le jeu.

C’est-à-dire ?

C’est-à-dire que ces deux hautes juridictions ne lui transmettent pas que des dossiers évidents, pour lesquels la décision va de soi. Ou qu’elles transmettent peu de chose et réduisent d’autant le rôle final du juge constitutionnel. Leurs présidents ont affirmé leur intention de respecter la volonté du constituant et de « jouer le jeu ».

L’autre innovation porte sur les nominations des membres du Conseil, qui seront à l’avenir soumises à l’examen des commissions parlementaires compétentes. Est-ce une bonne chose ?

Dès lors que les candidats proposés passeront par le crible public des Assemblées, on peut effectivement espérer que cela évitera les nominations scandaleuses qui ont pu être faites dans le passé. C’est certainement un progrès.

Cela n’effacera pas le soupçon de politisation. Actuellement, la quasi-totalité des membres du Conseil sont, peu ou prou, proches de la droite. Est-ce normal ?

On dit que Jacques Chirac, en 2007, a essayé de nommer une personnalité de l’opposition, mais qu’elle a décliné l’offre. Lors de chaque renouvellement, ce devrait être une règle non écrite que de ne pas nommer trois personnes appartenant au même camp politique. Ce serait bon pour l’image du Conseil et pour son autorité morale.

En quoi l’évolution du Conseil est-elle révélatrice de la conception française du politique ?

La modernité politique est née de la Révolution et du rôle essentiel de l’Assemblée. La tradition française est restée marquée par cet acte fondateur. Tout ce qui remet en cause l’Assemblée – qui se confond mythiquement avec le « peuple souverain » – provoque encore soupçon et méfiance. D’où la fragilité du Conseil, qui introduit une logique différente dans la conception de la démocratie.


Dominique Schnapper est sociologue. Directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et membre du Conseil constitutionnel, elle a publié chez Gallimard « Qu’est-ce que la citoyenneté ? » (2000), « Qu’est-ce que l’intégration ?(2007), et « Une sociologue au Conseil constitutionnel » (en librairie le 11 mars).

Propos recueillis par Gérard Courtois et Nicolas Weill

Voir aussi : Rubrique Politique D. Schnapper : la vie sociale repose sur la confiance , Rubrique Rencontre Jean-Claude Milner,