Le théâtre de mensonge et de vérité

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« On ne sait comment » de Pirandello, mis en scène par Marie-José Malis, les masques tombent ce soir à l’Université Paul Valéry.

La trame de On ne sait comment est simple, voire banale. Elle évoque une histoire d’adultère au sein d’une communauté composée de deux couples liés par une amitié profonde. Mais la coucherie qui s’apparente au pneu increvable des pièces de Boulevard bascule pour nous entraîner vers un horizon bien plus incertain. C’est le choix du chemin miné que fait Marie-José Malis qui engage durant trois heures public et comédiens à tombeaux ouvert sur l’autoroute du chaos pirandellien. *

Pirandello (1867,1936) a débuté son œuvre théâtrale tardivement. Durant une bonne partie de sa vie, il fût en prise aux délires paranoïaques de sa femme follement jalouse. Il a perçu et sans doute connu, l’expérience angoissante du franchissement des limites. Suffisamment en tout cas, pour donner forme avant Brecht, à une réflexion critique des plus élaborées sur les conditions de la représentation. Le théâtre impose à ses yeux un conflit dialectique entre la vie et la forme. Conflit que l’on retrouve dans les illusions de ses personnages.

Dans cette pièce écrite en 1935, ce ne sont pas les anecdotes croustillantes qui font le plaisir des dialogues mais la densité de la pensée et l’angoisse. L’implacable logique de Roméo met totalement en question le rapport à la réalité d’autrui. Que se passe-t-il quand la construction de valeurs élémentaires qui fondent la vérité des gens disparaît ?

Expérience radicale

Non sans radicalité, Marie-José Malis suit l’intuition qui prend pour hypothèse possible  « que l’humanité soit une construction sans garantie. » Une voie qui révèle l’illusion de notre société sécurisée. La mise en espace déplace (dérange) le statut du spectateur en jouant sur la profondeur et les variations de lumière entre scène et salle. On pénètre dans une intrigue à clés où le sens se perd au profit d’un contenu primitif, sans concession aucune. C’est la rançon demandée aux spectateurs, otage de ce détournement vers l’infini qui se dessine entre raison et folie pour parvenir comme le capte Marie-José Malis : « vers le point noir de l’âme humaine. » Il faut du courage pour tenir ce qui manque à beaucoup de nous. Les masques ne tombent pas avant que l’on arrive à la vérité. C’est en effet seulement lorsqu’on est devant la plus petite des poupées russes que l’on voit les motivations de puissance et de plaisir surgir.

Dans la lignée du maître italien, Marie-José Malis souligne l’ambiguïté croissante entre la forme codifiée du théâtre et la vie. A sa façon, elle relève le défi du théâtre pirandellien qui n’est que la représentation d’une représentation impossible.

Jean-Marie Dinh

Voir aussi : Rubrique Théâtre, Le jeu spectral du spectateur,

4.48 Psychose : Désespoir, souffrance et lucidité

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Poline Marion incarne une belle impossibilité de vivre. Photo Christian Vinh.

On ne monte pas, 4.48  Psychose comme on monte Les femmes savantes. D’abord parce que l’œuvre posthume de Sarah Kane est considérée comme noire. Ce qui par les temps qui courent ne remplit pas les salles. Ensuite, parce que la pièce comme toute l’œuvre de Sarah Kane, qui en compte cinq, est basée sur le texte et fuit par essence la théâtralité. C’est donc une occasion de se frotter au répertoire contemporain déroutant de la dramaturge britannique que nous offre Sébastien Malmendier en montant cette pièce interprétée par la jeune comédienne Poline Marion.

L’œuvre parle lumineusement de la souffrance et du suicide. Sarah Kane s’est elle-même donnée la mort en février 1999 à l’âge de 28 ans. Elle livre une pièce qui semble s’être imposée à elle. Un personnage psychotique exprime un monologue poétique qui s’entrecoupe d’une conversation avec un psychiatre. La jeune femme projette de se suicider, à 4h 48.

L’espace réduit du Carré Rondelet s’avère propice à la proximité que requiert cette expérience. Evidemment, on part loin des fêtes publiques qui célèbrent les majorités politiques. On s’éloigne aussi des couleurs spectaculaires, comme des pages sans âme de faits divers qui alignent les trucidés. Ici, le noir qui nous est donné à voir est paradoxal.  « J’écris pour les morts, pour ceux qui ne sont pas nés. » On retrouve dans ces mots desséchés une forme d’humanité, presque rassurante. Un espace bien réel qui s’ouvre dans la fiction hors de la majorité morale.

La jeunesse du personnage qui cohabite avec la mort, est un aspect non négligeable de l’expérience qui emplit la scène et la salle. Le texte, qui traverse le corps de la comédienne, résonne avec justesse dans les moments de colère, quand le personnage interpelle sa mère, son père et finalement Dieu : « Je t’emmerde parce que tu me fais aimer quelqu’un qui n’existe pas. » Mais aussi, dans le regard lucide et tragique. « Je ne désire pas la mort, tous les suicidés ne désirent pas la mort. »

L’écriture dit l’impensable. Face à ce défi lancé à la représentation, le parti pris de mise en scène de Sébastien Malmendier est simple et efficace. Il s’agit de donner à voir les mots et sur scène, psychose et littérature font bon ménage.

Jean-Marie Dinh

4.48 Psychose, jusqu’au 13 février Carré Rondelet . 04 67 54 94 19

Voir aussi : Rubrique Théâtre

En attendant le Révizor : Corrosif, drôle et bien culotté

 En attendant le Révizor par la Cie Faux Magnifico

Un choix judicieux opéré  par Toni Cafiero, en résidence à Lattes, il vient de monter En attendant le Révisor au théâtre Jacques Cœur. La pièce s’inspire d’une comédie de Gogol, Le Révisor, crée en 1836 d’après une idée de Pouchkine. Les lignes de ce textes n’ont pas vieilli. L’action prend cœur dans une tranquille petite ville de province russe. Elle dépeint sur le ton comique les viles pratiques et les arrangements « entre amis » des notables locaux.

A l’occasion d’une visite surprise d’inspection du Révisor, qui incarne l’autorité du pouvoir national, les administrateurs de la petite ville tentent de se montrer sous leurs meilleurs jours. Mais faire mains propres se révèle une tâche bien ardue quand on les sort à peine du pot de confiture, d’autant que le Révisor est un curieux personnage.

L’adaptation soignée de Toni Cafiero, qui signe aussi les décors, joue sur l’abondance des jeux de scène et la gestuel comique. La mise en scène renforce le jeu en portant un soin particulier à la musique et au rythme. Le travail de Vladimir Granov sur les déplacements dans l’espace est remarquable.

La petitesse d’esprit que  dévoile cette comédie de caractère fait rire. Sans doute parce que ce monde de déférences et de mesquinerie, ne nous apparaît pas si étranger, et qu’au final, la visite du Révisor nous ramène sur le chemin de l’intérêt général.


Jean-Marie Dinh

Voir aussi : Rubrique Théâtre, rubrique Littérature russe,

Ray Carver : tragédie de la banalité

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On a redécouvert la force de l’écrivain américain Raymond Carver (1938-1988) en novembre dernier aux Treize Vents dans la superbe adaptation qu’a su tirer Jacques Lassalle de deux de ses nouvelles Intimité et Le bout des doigts. La pièce Parlez-moi d’Amour fait surgir la tragédie de la banalité à travers l’histoire de deux couples incapables de s’aimer. Elle doit son titre à un recueil de l’auteur, qui n’a jamais écrit pour le théâtre. « Son œuvre se compose exclusivement de nouvelles et de poésie. La méthode Carver, c’est de condenser et d’intensifier souligne Olivier Cohen, le directeur des éditions de L’Olivier, qui vient de publier les premiers volumes de ses œuvres complètes.* Né dans l’Oregon, Carver est issu d’un milieu modeste. Grand poivrot devant l’éternel, son père meurt après avoir sifflé une bouteille de Whisky. Le jeune Raymond prend la même pente. Outre atlantique, il est connu dans le monde des lettres pour ses scènes de beuveries homériques. Il épouse à 18 ans une jeune fille de 16 ans et enchaîne les petits boulots. Deux ans plus tard il rencontre l’écrivain John Gardner qui le pousse à écrire. Il ne connaîtra le succès que dix ans plus tard. Profondément humaine, son œuvre s’attache à la vie ordinaire où la déchéance et les blessures secrètes du passé pèsent de tout leur poids. Les courtes histoires de Carver regorgent d’une lumière obscure et piteuse, doublée d’une terrible lucidité. Il n’y a ni début ni fin dans les récits concis et subtils de ce maître de la nouvelle, juste un milieu sans conclusion.

Jean-Marie Dinh

*Parler-moi d’Amour version coupée à plus de 50% par son éditeur d’origine, Gordon Lish, et Débutants qui paraît pour la première fois sous sa forme intégrale, éditions de l’Olivier.

Voir aussi : Rubrique Littérature anglo-saxone, rubrique Théâtre,

Amphitryon de Plaute: Les forces de la manipulation à l’œuvre

photo Jean-louis-fernandez

Au Théâtre Jean Vilar, La Compagnie  CCCP livre une adaptation contemporaine réussie de l’Amphitryon de Plaute mise en scène par Hervé Dariguelongue.

Les mythes imprègnent l’humanité en dehors de la représentation commune du temps. Un temps que les dieux ne partagent pas avec les hommes, sauf bien sûr si le désir leur en prend, s’ensuit alors un certain brouillage des réalités.

Pendant qu’Amphitryon, général des Thébains, est allé combattre les ennemis, Jupiter épris d’Alcmène, épouse d’Amphitryon, prend la forme de celui-ci et trompe Alcmène à la faveur de cette métamorphose. Il s’est fait accompagner dans cette expédition de son fidèle fils Mercure, qui lui-même a pris les traits de Sosie, valet d’Amphitryon. De là débutent les méprises les plus réjouissantes.

On connaît surtout le mythe d’Amphitryon à travers la pièce de Molière. Hervé Dariguelongue a préféré partir du texte source (retraduit pour cette création): «  J’envisage le texte de Plaute comme un vestige, une ruine qui désignerait son imcomplétude et laisserait la place à ce qu’elle fut.  » Un défi qui ne cède en rien à la facilité pour répondre au rapport complexe entre théâtre et réalité.

Jeux de mystification

Le savoir-faire de Plaute (254-184 av. J.-C) en matière d’intrigue n’est plus à démontrer. L’auteur romain s’inspire des Grecs mais il y ajoute sa perception de la société romaine. Le travail du metteur en scène poursuit cette démarche avec finesse. Il attribue un rôle au public, insère des fragments de réalité dans le récit, renoue, l’air de rien, avec les vertus d’un théâtre social et politique. On peut du reste trouver quelques correspondances entre ce qu’il se passe aujourd’hui et les limites qu’imposait le système politique romain à la critique au profit du divertissement.

La question fondamentalement identitaire du qui suis-je? que pose la pièce paraît tout à fait à propos dans une société qui renie tous ses repères pour suivre aveuglément la voie du divin marché. Pour éveiller la conscience des forces d’une mystification maîtrisée et active, Hervé Dariguelongue renouvelle le prologue en évitant le statique. « Vous m’avez confié la gestion de vos affaires s’exclame Mercure en s’adressant à la salle, C’est moi qui fixe désormais les règles et vous allez voir quel usage je vais en faire… »

A la dénonciation du pouvoir absolu s’adjoint une autre thématique, elle aussi très contemporaine. La remise en cause de notre statut – celui du maître ou du serviteur zélé – se pose ici avec la même radicalité même si le valet Sosie semble disposer de bien meilleures ressources que son maître face au vide.

En tirant aussi bien partie du ressort comique de la pièce que de sa dimension dramatique, cette adaptation ouvre sur un questionnement. Le réconfort que nous trouvons en déléguant nos responsabilités aux puissants de ce monde n’est-il pas le facteur majeur de notre aliénation ?

Jean-Marie Dinh

Voir aussi : Rubrique Théâtre Où c’est qu’on freine, La capacité de l’art à résister, Sade et les composantes érotiques de la volonté, Puissante ubiquité de la création féminine,