Léonora Miano : Ombres lumineuses

L'espace de Léonora Miano n'est pas géographique

« Ne plus habiter un lieu, ce n’est pas cesser d’être habité par lui », disait Léonora Miano lorsque l’on a tenté de jeter un voile sur son regard. C’était l’année dernière, après la publication de Tels des astres éteints (Plon 2008). Une partie de la critique lui objectait que ce regard n’était pas à sa place, qu’il ne correspondait nullement à une France dans laquelle la notion de race n’existe pas.

Un roman inconfortable dont le titre renvoie à l’espace politico-social figé que la France réserve aux noirs, et qui interroge la conscience de couleur engendrée par ce que Miano nomme les identités frontalières. Évidemment, cela ne l’a pas empêchée de poursuivre.

Née en 1976 à Douala au Cameroun, Léonora Miano arrive en France à 18 ans. Elle entame une démarche d’écriture exigeante dont l’espace n’est pas géographique. L’auteur refuse de s’inscrire dans un courant de pensée particulier tout en s’imprégnant de tous les mouvements de libération des peuples noirs, à commencer par le blues et le jazz. Le style illuminant de Miano s’appuie sur une ossature musicale faite de rythmes, de variations d’intensité, de chorus qui alternent le processus de narration et donnent une résonance propre à son écriture. L’intérieur de la nuit (Plon 2005) explorait, à travers trois personnages, les logiques identitaires d’un village d’Afrique équatoriale assiégé par une milice. Contours du jour qui vient (Plon 2006) pointe une Afrique désaxée qui ne prend plus en charge sa jeunesse. Aculés par la misère les parents se débarrassent… L’héroïne est une fillette chassée par sa mère qui l’accuse d’avoir le mauvais œil. Le livre est couronné Goncourt des Lycéens 2006.

L’auteur était récemment à Montpellier pour présenter Les aubes écarlates, pièce centrale qui vient clore son triptyque consacré à l’âme noire. « C’est un livre que j’ai laissé reposer. » Miano y aborde la question de la traite négrière à travers la douleur des ancêtres. Un livre à la fois porteur d’espérance et sans complaisance pour le peuple noir. « Nous sommes la haine du frère, la haine de soi (…) C’est nous qui avons installé les ténèbres (…) Nous n’avons que torture au bout de nos phalanges ténébreuses. Si même nous voulions caresser les vivants, notre toucher ne pourrait que flétrir leur existence. Si même nous voulions apaiser les souffrants, notre main ne ferait que calciner leur chair. Qu’on nous donne la route. » A l’écoute des ombres qui hantent le récit, le lecteur découvrira les portes d’un avenir apaisé ou se laissera transporter par la polyphonie narrative. « J’ai voulu donner voix à des personnes qui n’ont jamais été entendues, » précise l’auteur.

Le souffle court, on suit Epa l’enfant guerrier enrôlé de force dans ce roman de vie et de mort. Un roman dont l’esthétisme traduit le mal spirituel. Etape première d’un changement dans les consciences, suggère Miano qui tire la sève de son œuvre d’un puits très profond…

Jean-Marie Dinh

Les aubes écarlates, Plon,18,9 euros.


Alain Monnier : A l’issue du premier clic…

L'écrivain Alain Monnier

Ce pourrait être une satire sociale caustique qui évoque la roulette russe comme une forme logique de notre société mais cela s’apparente plutôt à une fable philosophique ou à une œuvre messianique… Si l’on souhaite rester fidèle à la fluidité de ce livre, il faut dire par exemple, c’est le dernier roman d’Alain Monnier. Dire aussi, comme le fait l’auteur sans rien dévoiler, Je vous raconterai. Un titre qui en dit long sur le contenu, à la limite de la vraisemblance, de cet ouvrage. « Je suis parti de la chute, d’une douleur intime », signale l’invité de la librairie Sauramps.

Dans une société laminée par la pauvreté et la violence, on pénètre le malheur d’un homme misérable, qui survit depuis des années dans les rues. Cet homme sans nom dont on apprécie l’outrance, raconte son histoire. « Vous qui parlez haut et fort, que savez-vous donc de la misère ? » Quand le livre débute, il est arrivé au bout de ce qu’il peut endurer. Mais alors qu’il s’apprête à se jeter dans le canal voisin, un mystérieux individu lui propose de l’aider à mourir sans souffrir. « C’est en cheminant que l’on connaît l’histoire », observe l’auteur qui soigne le réalisme des situations sans malignité apparente.

L’homme qui n’a plus rien à perdre accepte sans conscience un contrat faustien conclu en silence. Il se retrouve alors dans une luxueuse villa où il lui est demandé de jouer à la roulette russe devant une assemblée enfiévrée. A la question : « êtes-vous joueur ? », Monnier répond sobrement : « Je ne jouerai jamais à ce jeu. Je ne suis qu’un gros dégonflé. » Le personnage évolue pendant le roman. A l’issue du premier clic, il succombe à la fascination de son geste. Le voisinage de la mort, avec laquelle il prend un rendez-vous périodique, lui permet de reprendre pied, de revenir sur son passé et même de rencontrer Lula dans le miroir de la roulette. « La forme de folie pousse progressivement le héros à être dans la fraternité des hommes, glisse Alain Monnier. Etre un homme, c’est croire au miracle, qu’importe si cela arrive ou pas. »

Jean-Marie Dinh

Je vous raconterai, éditions Flammarion, 17 euros.

« J’ai été le détective privé de moi-même « 

Frederic Beigbeder invité du Forum Fnac à Montpellier. Crédit Photo DR

Frederic Beigbeder invité du Forum Fnac à Montpellier. Crédit Photo DR

Dans Un Roman français, l’écrivain se confronte à son passé à la suite d’une garde-à-vue pour usage de stupéfiant sur la voie publique : Rencontre pour un nouvel interrogatoire…

 

Quelles priorités voyez-vous pour amorcer le retour des libertés individuelles : rendre facultatif le port de la ceinture à l’arrière ou légaliser la coke ?

« La seconde incontestablement : il faut légaliser. On voit bien que les pays qui disposent d’une législation plus cool sur ce sujet ne s’en sortent pas plus mal. La jeunesse n’est pas plus défoncée pour autant. The Economist vient de se pencher sur le sujet. Il dénonce l’hypocrisie de la prohibition… En France on ne pense qu’à remplir les prisons. C’est catastrophique, les gens qui ont commis des délits mineurs se retrouvent dans des conditions de détention sordides. Et cela ne résout pas le problème, bien au contraire. Ca brise les jeunes ou les transforme en vrais caïds. Il est temps de mener une réflexion sur le sujet.

Vous dites que l’on retrouve la mémoire en prison. Parviendrait-on à réduire le trou de la Sécu en mettant les malades d’Alzheimer en cabane ?

Non je ne pense pas. Je suis moi-même atteint d’une certaine forme d’amnésie involontaire que je m’emploie à soigner par l’écriture. Et puis, même pour rire, je ne dirai jamais qu’il faut mettre plus de monde en détention. Il y a un suicide par jour dans les prisons françaises donc je suis plutôt pour que l’on cesse d’utiliser la garde-à-vue à tort et à travers.

Vous comparez le métier de flic à celui de romancier en affirmant que dans les deux cas, on rapproche des choses qui n’ont aucun rapport. Voyez-vous d’autres points communs ?

Le principal est de ne pas croire au hasard. Les flics recoupent les informations et finissent par échafauder un scénario. Ils tentent de bâtir une histoire à partir d’un travail d’enquête. Pour moi, ce travail se rapproche de celui du romancier. Dans mon cas d’autobiographe, j’ai travaillé quelques scènes comme cela. Un petit garçon sur une plage avec son grand-père, un adulte en garde-à-vue… Il faut arriver à relier l’ensemble en faisant en sorte que chaque événement explique le suivant. J’ai été le détective privé de moi-même.

En 2002, on vous a vu battre la campagne avec Robert Hue, vous avez toujours son portable ?

Non ! Il n’a pas de portable, j’arrivais pas à… en tout cas il n’avait pas de portable à l’époque. Pour le joindre, il fallait appeler son directeur de cabinet.

Et lui, vous pensez qu’il a le vôtre ?

Euh… Je l’ai vu la semaine dernière et je crois bien qu’il l’avait.

Comment définiriez-vous votre rapport à la sincérité ?

Bah… Cela dépend des livres. Il y a des livres où je mens et des livres où je dis la vérité. Le dernier est celui où je mens le moins…

Votre fille vous fait-elle la morale ?

Oui. C’est marrant les choses se sont vraiment inversées. Je pense que le grand changement, c’est 68. Avant cette date les parents faisaient la morale aux enfants. Depuis c’est le contraire.

Après la sortie de votre livre, l’ambiance à table en famille s’est-elle améliorée ?

Oui, ce qui a surtout changé, c’est que l’on se parle. Avant on se contentait de sourire. C’est un des grands mérites de la littérature, ça décoince les bourgeois.

Laquelle des questions auxquels vous venez de répondre vous a semblé la plus sérieuse ?

Toutes, mais la plus étrange est celle sur Alzheimer. C’est celle que j’ai préférée parce que le vrai sujet de mon livre ce n’est pas ma garde-à-vue ou mon enfance, c’est cette question sur la mémoire. Qu’est-ce que ce mystère dans le cerveau humain qui fait que l’on se souvient d’une chose et pas d’une autre ? »

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Un Roman français, Editions Grasset, 18 euros.

Voir : Prix renaudot 2009

A proximité d’une tempête intérieure

A trente trois ans Céline Curiol est certainement un des auteurs les plus prometteurs de sa génération. Photo DR

A trente trois ans Céline Curiol est certainement un des auteurs les plus prometteurs de sa génération. Photo DR

Avec Exil intermédiaire, Céline Curiol nous entraîne sur les terre intérieures de l’intimité féminine à travers l’histoire croisée de deux femmes. Deux femmes dont toutes les certitudes s’estompent. Très loin de la surface, des liens se défont pendant que d’autres se tissent sous le regard de leur entourage.

On passe d’une héroïne à l’autre,  chacune dispose d’une voix intérieure et extérieure. L’auteur laisse le soin au lecteur de choisir son angle dans ce cocktail impressionniste. Le rythme de l’écriture à la fois lent et violent explore les instants d’une mue qui s’opère avec force détails, presque en temps réel.

Le récit se nourrit d’un coté sombre et captivant où la déchéance redoutée nourrit la stimulation.  » Sur l’échelle de valeurs des gens honnêtes auxquels appartenait son mari, elle chuterait au-dessous du seuil tolérable.  » La conscience qui respire dans la langue, côtoie la spontanéité.

A trente trois ans, Céline Curiol est certainement un des auteurs les plus prometteurs de sa génération. Remarquée par Paul Auster à New York où elle a vécu dix ans, elle se laisse guider par un désir de confrontation auquel elle se livre avec exigence et sincérité.  » Comme l’ambiguïté devient pernicieuse lorsqu’elle est entretenue aux dépens de ceux que l’on est censé aimer ! « 

Conscient ou pas, l’exil a toujours pour corollaire le courage. Celui d’une femme qui après s’être amarrée à son mariage s’en détache, comme on se détache de New York  » où la régression est interdite « . Après y avoir vécu suffisamment pour le comprendre, l’écrivain vient de rejoindre Paris.

On retrouve dans ce quatrième livre le thème de la délivrance par l’écriture déjà présent dans son roman d’anticipation Permission. Miléna, jeune romancière, recherche courageusement une validité qui arrive comme une réponse impossible. Dans le triomphe de l’impuissance se niche un charme fragmenté.  » Elle songea à un ruisseau glougloutant, paisible, entre les pierres : le cours de son existence, pas la moindre lame d’émotion dont se servir comme un tremplin. D’ailleurs, qu’avait-elle fait de sa journée ? « 

Exil Intermédiaire s’inscrit comme un roman de transition géographique et personnel. Une sorte d’antidote au conformisme psychique, qui maintient en alerte.

Jean-Marie Dinh

Les épuisés de la vie font recette en librairie

C’est inévitable et un peu comme le Tour de France, la rentrée littéraire suscite toujours une série de questions. Par exemple, on donnerait beaucoup (mais pas tout) pour savoir ce que pensait Delphine de Vigan le jour de la sortie de son livre Les heures souterraines. Etait-elle pétrie d’angoisse, rongée par l’incertitude ou affichait-elle au contraire l’assurance discrète d’une femme qui sort superbe de la salle de bain, deux heures après s’y être enfermée ?

On est tenu en haleine, on demande l'happy end...

On est tenu en haleine, on demande l'happy end...

On s’interroge parce qu’après No et moi (prix des Libraires 2008), traduit dans le monde entier, son cinquième roman est redoutablement efficace. Style simple, fluide, résonances percutantes, écrit comme un synopsis avec des phrases clés du genre :  » Il n’arrive pas à dormir parce qu’il l’aime et qu’elle s’en fout. « 

Il, c’est Thybault, le médecin de ville antihéros.  » Sa vie se partage entre 60% de rhinopharyngites et 40% de solitude. Sa vie n’est rien d’autre que ça : une vue imprenable sur l’ampleur du désastre.  » Elle, c’est Lila sa compagne. Thybault va trouver la force de s’en séparer, puis il sera pendu à son portable dans l’attente de son appel.

Il y a aussi la pauvre Mathilde.  » Elle n’est pas malade. Elle est fatiguée. Comme les centaines de gens qu’elle croise tous les jours.  » Dans le métro, elle a rejoint le cortège de ceux qui s’accrochent aux rampes. Le harcèlement moral dont elle est l’honnête victime la démolit. L’auteur en décrit merveilleusement le processus. Les milliers de lecteurs qui connaissent la situation ne pourront que l’attester. Mathilde est une mère courage qui élève seule ses trois enfants. Son mari est mort dans un accident de voiture. Elle a su remonter la pente.

Ce qui lui arrive est vraiment injuste. C’est l’héroïne des temps modernes qui rêve de s’oublier en se perdant à nouveau dans la culture de son entreprise. Mathilde refuse la compassion. C’est pourtant ce sentiment, que l’auteur suscite de ses lecteurs. On ne peut se résoudre à la voir souffrir. On est tenu en haleine, on demande l’happy end… Mathilde trouvera-t-elle Thybault sur sa route ?

Un roman miroir en somme sur la silencieuse misère humaine. Au cœur du déséquilibre, le livre est un succès annoncé.

Jean-Marie Dinh

Les heures souterraines, éditions Lattès, 17 euros