L’amour vrai comme une extra balle

Après Je m’attache très facilement, livre paru en 2007, et écrit en quinze jours pour rire des galères de l’amour, Hervé Le Tellier repique pour les histoires de cœur. Mais les a-t-il un jour quittées ? La réponse à cette question à deux balles se cache peut être dans le titre d’un autre de ses livres – Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable – dont chaque pensée débute par à quoi tu penses ? A l’amour ou aux – off – courses ? Il n’est plus question cette fois des tragiques et burlesques aventures du cinquantenaire qui s’amuse trop sérieusement avec sa muse de 20 ans sa cadette. Quoi que l’auteur balise tout de même son sujet de telle sorte qu’il admette l’improbable. « Quand on a cru – à tort – que le destin était à jamais écrit, le désir et la liberté se payent cher et comptant. » On se laisse à penser qu’il a l’air de savoir de quoi il parle.

Arrêtons là les discrétions sinon les gens qui nous emploient finiront par venir nous chercher des Papous dans la tête, célèbre émission radiophonique à laquelle notre homme participe régulièrement.

Comme quoi, parler d’autre chose permet souvent de revenir à ce qui nous occupe. A savoir que l’auteur de Esthétique de l’Oulipo se remet au genre avec Assez parlé d’amour histoire de rappeler que la foudre peut toujours tomber. Ce sera le cas dans ce livre pour Anna la psychiatre qui croise la route de Yves, l’écrivain, et de Louise l’avocate qui croise celle de l’analyste d’Anna, Thomas. Le livre est construit, sur la base d’une partie de dominos abkhazes dont la règle permet de reprendre un domino déjà posé. Dans ce roman qui joue sur l’ambivalence, un double posé donnera naissance à un chapitre à un seul personnage, un simple à un chapitre à deux personnages, trois dans certains cas exceptionnels. Mais jamais, rassurez-vous, quand Louise relève sa jupe…

Auteur d’essai, de roman et de poésie, Hervé Le Tellier est aussi mathématicien. Comme il le fait dire à l’un de ses personnages,  « j’avais promis l’absence de logique et pourtant il y en a une. » Il faudra donc conclure par cette phrase du prologue « Que celle – ou celui – qui ne veut pas – ou plus – entendre parler d’amour repose ce livre. »


Assez parlé d’amour, aux éditions JC Lattès, 17 euros.

Hervé Le Tellier est membre de l'Oulipo.  dr

Hervé Le Tellier est membre de l'Oulipo. dr

Lol@ et la fiabilité du système humain

Emmanuelle Terff réaffirme la domination de l'imaginaire

En mission pour une multinationale sur une île du bout du monde, David qui dresse la carte des vents pour une hypothétique exploitation éolienne, est convoqué au siège de sa société. Il rejoint, non sans mal, la sphère urbaine qu’il a quittée pour les grands horizons suite au départ de sa femme. Après un exil de cinq ans, cet ordre de rappel sera l’occasion d’une double reconnection avec le monde politico-économique et celle qu’il aime toujours, Lola, la mystérieuse, que la police recherche pour des attaques numériques de grande ampleur.

Mutation du réel

La mutation technologique et ses effets sur la nature humaine sont au cœur du roman d’Emmanuelle Terff qui maîtrise parfaitement son sujet pour avoir créé l’un des premiers systèmes de protection des internautes aux Etats-Unis. Ce livre, dont le philosophe académicien Michel Serres souligne dans la préface l’inventivité narrative, arrive à point nommé au moment où tout le monde s’ingénue à se trouver de nouveaux amis sur Facebook sans vraiment vouloir se souvenir des scandales suscités hier par les écoutes téléphoniques. L’incursion dans la vie privée, via l’évolution technologique, semble aujourd’hui parfaitement tolérée.

L’autisme numérique

L’auteur évoque la question de la fiabilité du monde virtuel sur lequel repose l’hyperstructure de l’économie mondiale qu’elle superpose habilement avec la fiabilité tout aussi incertaine des sentiments de ses personnages. Au premier rang desquels ceux de David qui découvre trop tard la vraie personnalité de son ex-femme dont les idées en ont fait la terroriste la plus recherchée de la planète. Face aux moyens colossaux déployés par son employeur pour localiser Lola, David navigue dans le flux de ses souvenirs. Il entend son rire, revoit ses seins, et apparaît comme la victime d’une autre forme de virus : celui de l’amour d’une femme. Fort heureusement, la géométrie mentale de cette maladie s’avère peu adaptée aux cases binaires du système informatique.

Pouvoir subversif de la littérature

A travers le portrait de Lola, Emmanuelle Terff réaffirme la domination de l’imaginaire sur les filtrages technologiques et autres modes de tatouages électroniques. Le choix du roman correspond à celui du pouvoir subversif de la littérature. « Il y a plus de renseignements sur les techniques d’espionnage dans les livres de gare que dans les publications savantes. » L’écriture est fluide et les 175 pages au parfum sensuel se parcourent sans peine. Reste à savoir combien de fois votre mobile aura vibré et votre ordinateur clignoté durant la lecture…


Lol@, éditions Les 3 Orangers, 17 euros.


Poursuivre la vraie vie de Paul Valéry

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Valéry se dit occupé à « guillotiner intérieurement la littérature »

En lisant le gros livre de Michel Jarrety (1 370 pages), on se laisse volontiers aller à quelques méditions sur la littérature. A travers l’exploration minutieuse de la vie de l’écrivain sétois (1871/1945), l’ouvrage trace une fresque historique et littéraire de la fin du XIXe siècle à la première partie du XXe. Un siècle plus tôt, les bouleversements sociaux post révolutionnaires ont élevé le statut de l’institution littéraire et augmenté considérablement son audience. L’époque de la religion de la littérature s’imprègne petit à petit des sciences positives.

Situation paradoxale

Les années qui suivent ne furent pas austères, nous rappelle Michel Jarrety, même si la situation des écrivains demeure paradoxale. On le saisit bien avec Paul Valéry comme fil conducteur de nos rêveries. Un homme dont la volonté n’était pas lâche mais qui biaisait pas mal avec la réalité. La quête des valeurs où l’individualité peut trouver son épanouissement, marque le parcours de Paul Valéry. Saisi par l’engagement de Mallarmé qu’il plaçait plus haut que tout, Valéry s’enferme dans le culte de la forme. Les spéculations sur les pouvoirs du langage et des symboles comme révélateurs de vérités cachées lui inspirent une poésie de plus en plus difficile à vivre. Jusqu’à la rupture qu’il provoque lui-même alors qu’il traverse une profonde crise existentielle et sentimentale.

La nuit de Gènes

Cet épisode célèbre s’ouvre par une nuit d’orage. Dans la nuit du 4 au 5 octobre 1892, l’auteur qui séjourne à Gènes, se résout à répudier les idoles de la littérature pour consacrer son existence à la vie de l’esprit. L’intérêt du travail du biographe est ici de revenir sur les événements effacés de la vie de Valéry. A propos de cette fameuse nuit d’orage que l’écrivain académicien décrira bien plus tard (1934) comme une renaissance. Michel Jarrety démontre que contrairement à ses déclarations – l’auteur se dit occupé à « guillotiner intérieurement la littérature » – Valéry n’abandonne pas totalement la poésie. Il continue notamment la rédaction de ses cahiers qu’il rédige chaque matin.

Secrètes aventures

On peut voir dans ce rejet, l’expression d’un échec, et notamment, celui d’assurer l’héritage de Mallarmé. Mais Valéry construit aussi sa propre légende. Très tôt alors qu’il est âgé de 25 ans, il fait choisir à son alter ego Monsieur Teste, « les plaisirs lucides de la pensée et les secrètes aventures de l’ordre » selon les mots prononcés par Borges lors de l’éloge funèbre de l’écrivain en 1945. Guidé par l’hyper conscience, à l’instar de Rimbault, Valéry a dit adieu à ses propres prestiges.

La controverse des « ermites de la pensée » trouve un rebondissement avec l’affaire Dreyfus qui polarise le monde littéraire. Tandis que Zola lance son J’accuse, Proust, malade et alité, consacre tout son temps à La Recherche. Et Valéry, qui assure alors le secrétariat du patron d’Havas, Edouard Lebey, s’engage avec les anti- dreyfusard au nom de la défense de l’Etat.

Un héros épuisé

Au fil de sa vie, l’auteur du Cimetière marin apparaît comme un héros qui s’est épuisé. Cette forme de suicide volontaire est entretenue par un subtil auto-dénigrement. Le livre montre plus un mode de fonctionnement spirituel qu’il ne dénonce une imposture explicative. Michel Jarrety pointe les tracasseries de l’auteur de Charmes. Il montre l’image de l’homme tel qu’il était, avec son manque de confiance, ses doutes, ses angoisses sociales et amoureuses. Un homme dont l’hypersensibilité le conduit à se construire contre elle. Paul Valéry est sujet à la passion obsessionnelle. Il souffre pendant des années d’une passion pour une femme croisée à Montpellier qui le hante sans qu’il ne puisse jamais l’aborder. Il aspirait à une union parfaite avec les femmes aimées. C’est son coté Narcisse.

La tache du biographe est remplie. Michel Jarrety revient à l’intime et rappelle accessoirement que la littérature ne va pas de soi.

Jean-Marie Dinh

Michel Jarrety Paul Valéry, édition Fayard 2008,1370 p, 52 euros

Photo : DR

Un voyage vers le peuple des ombres

laurent-gaude_img_234_199Rencontre. Invité par la librairie Sauramps, Laurent Gaudé est venu

présenter sa descente aux enfers.


porte2Dans son dernier roman « La porte des enfers », l’écrivain dessine le destin tragique d’une famille devant l’épreuve de la mort. Quand le décès d’un petit garçon n’ouvre pas les portes du pathos mais celles de l’enfer… Laurent Gaudé, conducteur de cette ténébreuse histoire napolitaine, s’appuie sur la douleur pour conduire la cellule familiale à l’extrême de ses possibilités. Il n’est plus question alors de faire son deuil, mais d’aller au-delà…

« Pourquoi ce livre ?

J’avais envie d’écrire une descente aux enfers. Je me demandais s’il était encore possible d’y croire. Je ne souhaitais pas faire l’éloge de la violence. Plutôt parler de la colère face à la mort. Mettre en action des personnages qui ne peuvent s’y résoudre.

Votre approche de l’enfer est déchristianisée …

Ma culture chrétienne est très limitée. Personnellement je ne crois pas en Dieu. Je ne souhaitais pas aborder la dimension mystique. J’ai préféré m’attacher à la mythologie. Je n’ai pas relu Dante.

Avec il professore, puis Don Mazzeroti, Matteo trouve deux guides. Ce curé particulier est votre Virgile ?

C’est un peu technique. Un personnage seul ne peut décrire les enfers. Il lui fallait un interlocuteur. Je souhaitais aussi introduire un universitaire mis au banc de la société pour ses idées et pour ses mœurs. Le personnage du professore s’inspire un peu de Pasolini.

Le caractère trempé de la mère, Guiliana, est au cœur de l’action…

Le livre suit deux trajectoires dans l’exploration des sentiments. Après la mort de Pippo, le père est écrasé et la mère se révolte. Ce que vit Guiliana est très éloigné de la figure stéréotypée de la Mater Dolorosa. Elle dit à son mari : venge nous ou ramène-nous notre fils.

Considérez-vous la mort comme une alliée ?

Non, Je n’ai pas dépassé le stade de Guiliana. Je continue à lui en vouloir beaucoup pour les gens qu’elle m’a enlevés. Elle me fait très peur. J’aime la vie ».

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Laurent Gaudé, La porte des Enfers, Actes Sud 19,5 euros

« Le Goncourt, je ne m’y attendais pas, j’écris instinctivement »

Atiq Rahimi : « Cette femme s'est imposée à moi »

Atiq Rahimi : « Cette femme s'est imposée à moi »

L’écrivain afghan Atiq Rahimi a reçu le prix Goncourt 2008 pour son livre Syngué sabour Pierre de patience.

Votre livre part d’une situation réelle et en même temps, la dépasse. D’où écrivez-vous ?

Cela remonte à 2005, un événement dramatique a joué un rôle moteur, l’assassinat de la poétesse Nadia Anjuman, célèbre pour ses vers sur la malédiction d’être femme en Afghanistan… Au départ, je voulais écrire quelque chose sur les hommes, sur son mari. Mais quand je me suis lancé dans l’écriture, cette femme s’est imposée à moi. Elle voulait que je parle d’elle, de ce qu’elle avait vécu. Je l’ai suivie sans connaître sa vie. C’est peut-être cette part de féminité que nous avons chacun en nous qui m’y a poussé…

Vous mettez en situation une femme veillant son mari à l’agonie. Une femme face à l’absence qui renvoie à la situation d’un monde autiste…

Malheureusement oui, on a toujours une part d’autisme vis- à vis de ce qui se passe dans le monde. Dans toutes les guerres on observe cela. Les femmes et les enfants sont toujours les premières victimes. Et ceux qui sont à l’origine, ceux qui imposent leurs lois, restent les plus indifférents à la souffrance.

Le temps modifie la situation. Face à l’intenable, la femme se libère, s’éloigne de son rôle et de la religion où elle s’était réfugiée…

Au début cette femme ne se rend pas compte de ce qui est arrivé. Elle est là. Cela fait quelques semaines qu’elle prie. Elle veille sur son mari. Elle lit le Coran. Mais comme la situation reste figée, au bout d’un moment, elle va commencer à se poser des questions. Et finit par se pencher sur elle-même. Petit à petit, elle s’aperçoit qu’elle ne peut pas sauver son mari mais qu’elle peut se libérer. C’est la première fois qu’elle arrive à parler d’elle. Il n’y a personne pour la blâmer. Elle profite de la situation. Cet homme devient sa pierre de conscience.

A ce moment, on quitte la sphère sacrificielle et religieuse pour entrer dans la sphère spirituelle et poétique ?

En effet, « Du corps par le corps avec le corps depuis le corps et jusqu’au corps. » Cette phrase d’Artaud se retrouve dans le livre à travers trois étapes. Au début le corps sacrificiel est condamné au silence. Rien ne bouge. Ensuite la femme commence à parler de son corps, on voit que ce corps est un objet de honte comme le considèrent les trois religions monothéistes. Ensuite la femme se livre à la prostitution, le corps devient un objet de commerce et d’échanges. Et vers la fin, il prend une autre dimension parce que la femme n’est plus objet. Le corps devient sujet de révélation. Dans la pensée mystique persane, le corps ne se distingue pas de l’âme. Nous avons un mot intraduisible pour désigner cette symbiose. C’est le mot djâm : un corps sujet et âme sans séparation. C’est la vie. La prise de conscience de son corps est une délivrance. A la fin, même si l’homme tord le cou de sa femme. Elle rouvre les yeux. C’est une forme de renaissance.

L’attribution du Goncourt vous a-t-elle surpris ?

Quand je travaille, je ne pense pas du tout aux prix. J’écris très instinctivement. Je souhaitais faire paraître le livre en mars pour correspondre à notre nouvel an. Mais mon éditeur a décidé de le sortir pour la rentrée littéraire.

Juste après l’attribution du prix, vous avez lancé un appel pour éviter une expulsion collective ?

C’était une coïncidence. Je ne crois pas que l’on m’ait donné le prix pour que je fasse cette déclaration (rire). Mais pour moi c’est un signe comme disait André Breton : c’est un hasard objectif. Pour moi ce prix est la reconnaissance d’une aventure littéraire dans une langue, même si je revendique l’écriture comme un acte politique. Parce que quoi que l’on fasse, la politique est là. Elle vous rattrape. Elle vous récupère d’une manière ou d’une autre.

recueilli par Jean-marie Dinh


Voir aussi : Rubrique France politique  expulsionsMinistre de reserve


La singularité d’un livre miroir

pierre-de-patience1L’histoire, précise l’auteur, se situe quelque part en Afghanistan ou ailleurs. Il y est question de la vie d’une femme se retrouvant seule avec ses deux filles, au chevet de son mari. Un héros de guerre, prétentieux, arrogant, violent mais aujourd’hui à l’agonie. Un roi régnant encore, par son seul souffle sur un jardin mort. Comme beaucoup de maris qui rentrent à la maison après leur travail. Dehors les bombes explosent. On tire à la Kalachnikov. La femme prie jusqu’au bout de ses limites. Avec le temps, arrive le moment où elle doit faire face à la réalité. Sortir du jardin mort, dépasser ses craintes pour se découvrir, elle-même. En confiant ses secrets, elle se découvre et se libère. Ce qui paraît naturel se retourne alors dans le mouvement de la vie.

L’écriture claire et épurée de Rahimi porte loin.  L’écrivain afghan signe une œuvre majeure.

En attribuant le Goncourt 2008 à l’auteur franco-afghan, Atiq Rahimi, le jury a fait le bon choix. Ce prix tombe comme une corde de rappel face au glissement de la littérature vers la sphère économique sous-tendu par les prix littéraires. Pour une fois, on peut se réjouir des commentaires qui ont suivi l’annonce du lauréat. Ils n’ont pas tourné autour des écuries éditoriales mais évoqué la singularité d’un livre miroir qui vaut vraiment un petit détour chez son libraire favori.

Atiq Rahimi, Syngué Sabour, 15 euros, chez Pol

Voir : Goncourt 2009