Thaïlande: l’armée pousse à la délation

Une patrouille dans les rues de Bangkok, le 18 juin 2014. Photo REuters

En Thaïlande, la junte au pouvoir demande aux Thaïlandais de dénoncer leurs concitoyens qui s’opposent au régime militaire. Il est demandé de photographier tous ceux dont les gestes ou les attitudes, si fugaces soient-ils, peuvent être considérés comme une résistance au régime militaire, puis d’envoyer ces photos à la police. Les auteurs de celles qui sont sélectionnées recevront une récompense.

C’est un appel clair à la délation. Les Thaïlandais sont invités à photographier tous ceux qui pourraient donner l’impression de s’opposer au coup d’Etat, puis d’envoyer ces clichés à la police. Et si ces photos aboutissent à une arrestation, elles seront payées 12 euros pièce.

Salut à la « Hunger Games »

Les Thaïlandais qui veulent s’exprimer contre le régime militaire ont privilégié les attitudes symboliques aux manifestations de foule. Outre le salut rebelle avec trois doigts emprunté à la série américaine Hunger Games, manger un sandwich dans un lieu public en lisant le livre 1984 de George Orwell est aussi un signe de résistance. Un étudiant a été arrêté dimanche pour cela.

Unitéet réforme

Porter un tee-shirt avec un slogan pro-démocratique comme « respecter le droit de vote » peut aussi mener en détention. La junte au pouvoir souhaite éradiquer toute démonstration publique d’une opinion dissidente si ténue soit-elle. Dans sa vision, ces actes isolés de résistance risquent de briser l’unité du pays, une unité qu’elle estime nécessaire pour mener à bien sa grande réforme du système politique.

Arnaud Dubus

Source RFI : 24/06/2014

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Asie, rubrique Thaïlande, Coup d’Etat soutenu par les Etats-Unis,

L’Inde, un géant aux urnes Espoirs de l’« homme ordinaire »

Parfois, les courants sous-marins sont plus puissants que les vagues de surface », observe Mme Medha Patkar, énergique militante écologiste de 59 ans. C’est sa façon de relativiser la « vague Modi » annoncée par les médias indiens, alors que la campagne électorale bat son plein pour le renouvellement des cinq cent quarante-trois députés de la Chambre basse du Parlement (Lok Sabha). Favori du scrutin, M. Narendra Modi, candidat du Bharatiya Janata Party (BJP), la formation ultranationaliste hindoue, met en avant son bilan à la tête de l’Etat du Gujarat (lire « Affairisme et racisme au pays de Gandhi »).

De quoi inquiéter le Parti du Congrès (Indian National Congress, INC), en chute libre dans les sondages. Ses dix ans de pouvoir ont été marqués par une baisse de la croissance (4,4 % en 2013, contre près de 10 % il y a cinq ans) et par de gigantesques scandales de corruption : attribution frauduleuse de licences de téléphonie, allocation illégale de permis pour exploiter des mines de charbon… Sans charisme, son candidat au poste suprême, M. Rahul Gandhi, arrière-petit-fils de Jawaharlal Nehru, peine à convaincre.

Au-delà de ces deux mastodontes, existe-t-il d’autres options ? Mme Patkar le croit. Pour ses premiers pas en politique, elle a choisi les couleurs d’un nouveau-né sur la scène nationale : le Parti de l’homme ordinaire (Aam Aadmi Party, AAP). Avec pas moins de quatre cents candidats dans toute l’Inde, l’AAP, populaire et ambitieux, a fait du chemin depuis le printemps de ses origines, en 2011.

A l’époque, alors que les affaires politico-financières mettent en cause des ministres, un grand mouvement anticorruption voit le jour sous l’égide d’un septuagénaire, ancien chauffeur dans l’armée : M. Anna Hazare. Mobilisant la symbolique gandhienne avec son topi — le calot blanc de Mohandas Karamchand Gandhi —, il enchaîne les grèves de la faim médiatiques au cœur de la capitale, New Delhi. Il reçoit un soutien impressionnant, y compris au sein des couches moyennes urbaines, habituellement indolentes.

Lassés de leurs dirigeants affairistes et des pots-de-vin à verser aux fonctionnaires pour la moindre démarche, des flots d’Indiens se rallient au vieil homme. Ses positions réactionnaires sur la peine de mort, qu’il réclame pour certains coupables de corruption, ne les refroidissent guère. La mobilisation mène finalement à l’élaboration conjointe, par des membres du gouvernement et des citoyens, d’un projet de loi anticorruption qui prévoit d’établir une autorité de surveillance, le Lokpal (« médiateur de la République »). Près de trois ans plus tard, la loi, promise par le Parti du Congrès, n’a toujours pas été votée.

En novembre 2012, l’un des lieutenants de M. Hazare, M. Arvind Kejriwal, reprend le flambeau : il fonde l’AAP. Avec sa moustache et ses petites lunettes, cet ingénieur et ancien cadre de l’administration des impôts, âgé de 45 ans, a le profil parfait de « l’homme de la rue ». Il conserve comme attribut le calot blanc gandhien et choisit ingénieusement comme symbole électoral le jhaddu, le balai des valmiki, membres de la caste des dalit (intouchables) chargés de nettoyer les rues. Balayer la corruption et garantir l’accès de tous aux infrastructures publiques : l’essentiel d’un programme qui séduit autant les pauvres que la classe moyenne. Un an plus tard, en décembre 2013, l’AAP fait une entrée fracassante dans l’hémicycle du territoire de Delhi : il remporte vingt-huit sièges sur les soixante-dix que compte le Parlement régional (1).

M. Kejriwal devient ministre en chef du territoire, et renforce encore son image d’homme intègre en refusant d’emménager dans le pavillon réservé à sa nouvelle fonction. Il met en place une politique sociale et instaure notamment la gratuité de l’eau jusqu’à un certain seuil de consommation. Mais, le 14 février dernier, après quarante-neuf jours de pouvoir, il démissionne à grand fracas, en dénonçant le blocage par les autres partis du projet de loi anticorruption. L’AAP a besoin de conserver son prestige pour la campagne des élections générales.

« Nous ne sommes pas comme les autres. Nous entrons en politique dans le seul but de nettoyer le système », répètent ses militants aux profils sociaux très divers. La révélation régulière de scandales impliquant des membres de l’élite politique et industrielle alimente leur critique acerbe des grands partis. L’AAP met au jour le trucage des prix du gaz fomenté par le Parti du Congrès et l’entreprise Reliance. Il pointe aussi du doigt la responsabilité de M. Modi dans la vente de terres du Gujarat à des prix inférieurs à ceux du marché au bénéfice d’un autre fleuron du capitalisme familial indien, l’Adani Group.

Le Parti de l’homme ordinaire promet de se battre contre les trois « C » : corruption, communautarisme (communalism, tensions interreligieuses entre hindous et musulmans) et capitalisme de connivence (crony capitalism). Il ambitionne d’instaurer le swaraj : ce mot issu du vocabulaire de Gandhi renvoie simultanément à l’autonomie politique et à la décentralisation. D’où l’élaboration de programmes politiques à l’échelle de chaque circonscription. Objectif affiché : donner le pouvoir aux gouvernés afin qu’ils prennent en main collectivement la politique à l’échelon local.

A Bombay, la candidature de Mme Patkar illustre cette tentative (2). Début 2014, elle a choisi l’AAP pour relayer la lutte contre la destruction massive de maisons dans les bidonvilles et l’expulsion de leurs habitants pauvres ; un combat mené au sein du mouvement Ghar Bachao Ghar Banao (« Sauvons nos maisons, construisons nos maisons »). En 1985, déjà, elle avait pris la tête du mouvement anti-industriel le plus important de l’Inde indépendante, le Narmada Bachao Andolan, contre les barrages sur le fleuve Narmada. Elle a fondé en 1995 l’Alliance nationale des mouvements du peuple (National Alliance of People’s Movements, NAPM), constituée d’environ deux cent cinquante organisations.

« Elle ne se présente pas d’elle-même, c’est nous qui la présentons. Et si nous le faisons, c’est pour qu’elle serve notre cause ! », prévient, le jour de l’investiture, M. Santosh Thorat. Ce militant actif de Ghar Bachao Ghar Banao est dalit. Il s’est politisé grâce aux mouvements d’émancipation lancés par les héritiers du leader intouchable Bhimrao Ramji Ambedkar (1891-1956). Il y a un an encore, il jurait qu’il n’inscrirait jamais sa lutte politique dans le cadre d’un parti. Et pourtant, il vient de passer une alliance stratégique, improbable et fragile, alors même que l’AAP ne fait pas de l’égalité ou de l’oppression de caste une question centrale.

Ces rapprochements étonnants ne peuvent faire oublier les zones d’ombre de ce nouveau parti. Le 14 mars 2014, dans le quartier populaire de Rafiq Nagar 2, à Bombay, avant que le cortège ne s’élance, un poète du quartier entonne Inki Soorat ko Pehchano Bhai Mon frère, regarde donc leurs visages »). Ce chant révolutionnaire brocarde autant le système des castes que la corruption et ridiculise toutes les figures politiques, jusqu’à celle de Gandhi. Plus tard, un membre de l’AAP lance « Bharat Mata Ki Jai » (« Vive la mère patrie »), un slogan nationaliste très prisé de l’extrême droite hindoue. Ces frictions entre le registre de l’émancipation radicale et celui du patriotisme exacerbé reflètent les contradictions idéologiques de l’AAP.

Des tendances xénophobes et nationalistes ont éclaté au grand jour dans la nuit du 15 au 16 janvier 2014, lorsque le ministre de la justice du territoire de Delhi, membre de l’AAP, a ordonné à la police de ratisser un quartier de la capitale peuplé de migrants africains. Dans sa croisade contre la petite criminalité, il déclarait alors : « Les Noirs, qui ne sont pas comme vous et moi, enfreignent les lois. » Le parti l’a couvert. « Pour nombre de sympathisants progressistes, ce fut la première grosse déception et la prise de conscience de l’importance des forces rétrogrades au sein de l’AAP », commente la politologue Stéphanie Tawa Lama-Rewal.

A la même période, alors qu’une touriste danoise vient d’être violée à New Delhi, M. Kejriwal explique les viols par « la prostitution et la drogue ». Il se montre incapable d’analyser les causes structurelles et sociales des violences sexuelles et conjugales (3). De même, il accorde une grande confiance aux assemblées de village, les panchayat, porteuses, selon lui, de démocratie locale. Des instances pourtant autoritaires, masculines et contrôlées par les castes dominantes, soulignent certains intellectuels de gauche (4).

En outre, bien qu’il critique la corruption des industriels, le parti promeut une vision libérale de l’économie. Plusieurs membres de la commission chargée de réfléchir à sa politique industrielle sont des chefs d’entreprise qui militent pour une intervention a minima de l’Etat. Dans la circonscription de Bombay-Sud, Mme Meera Sanyal, ancienne présidente-directrice générale de la branche indienne de la Royal Bank of Scotland et membre du think tank LiberalsIndia, porte fièrement les couleurs de l’AAP. Pas question non plus de critiquer l’influence des Etats-Unis sur les politiques néolibérales de développement mises en place en Inde, comme le déplore l’écrivaine Arundhati Roy (5). Préférant la « bonne gouvernance » à l’anticapitalisme et à l’anti-impérialisme, l’AAP ne défend l’émancipation du travailleur que si elle s’en tient aux formes légales de mobilisation, qui sont très limitées.

Sa force n’a finalement d’égale que la faiblesse des formations marxistes, qui peinent à constituer un « troisième front » ou un « front de gauche » solide. La coalition qu’ils forment aujourd’hui avec des partis régionaux ne porte pas de vision alternative homogène pour contrer le BJP ou le Congrès. Au risque de se couper d’une grande partie de la population, le Parti communiste indien (CPI) ou le Parti communiste indien (marxiste, CPI-M), constitués en majorité de militants des castes supérieures, ne se sont ralliés qu’à reculons à la critique de la société de castes, lui préférant une vision classiste.Enfin, ces partis peinent à saisir le potentiel subversif et émancipateur des luttes actuelles : dans les villes, pour l’accès au logement ou à l’eau ; dans les campagnes, contre l’accaparement des terres par les industriels ou les projets nucléaires.

Rhétorique non violente, absence de vocabulaire marxiste, légalisme : c’est justement ce mélange qui semble avoir conquis une bonne partie de l’élite intellectuelle et militante, des écologistes anti-industriels aux professeurs de gauche en passant par les militants des droits civiques. Ils espèrent pouvoir contrer les tendances conservatrices et rétrogrades au sein du parti. « Le programme est beaucoup plus progressiste qu’on n’aurait pu le penser, estime Tawa Lama-Rewal. Entre autres promesses figure la mise en place d’une couverture santé universelle et d’un système d’éducation pour tous. Alors que, jusqu’ici, il restait vague sur la question des quotas réservés aux castes inférieures et aux femmes, le parti prend position en leur faveur. Il a affirmé qu’il défendrait la décriminalisation de l’homosexualité. »

La place accordée dans le programme à la réappropriation des ressources naturelles témoigne également de l’influence des militants écologistes. On y insiste sur le droit des communautés locales et minoritaires à décider de ce qu’elles font de leur terre et de ses ressources. Le parti propose des solutions décentralisées en termes d’énergies renouvelables, se démarquant ainsi du programme centralisé d’énergies solaire et éolienne développé par le Congrès. Alors que l’Etat indien, au nom de la croissance industrielle et des besoins de la population, compte faire passer sa part d’énergie nucléaire de 3 à 25 % d’ici 2050, M. Kejriwal s’est positionné contre le recours à cette énergie. Quel que soit le nombre de ses élus, l’AAP a déjà réussi à bousculer le paysage politique.

Naïké Desquesnes

Journaliste. Avec la collaboration de Javed Iqbal à Bombay.

(1) Le BJP en a obtenu trente et un ; le Parti du Congrès, huit ; le parti sikh Shiromani Akali Dal, un ; le Janata Dal, un ; un « parti indépendant », un.

(2) Lire Javed Iqbal, « A lady amist the Aam Aadmi », Outlook, New Delhi, 28 avril 2014.

(3) Lire Bénédicte Manier, « L’Inde nouvelle s’impatiente », Le Monde diplomatique, février 2013.

(4) Rohini Hensman, « 2014 elections, a secular united front and the Aam Aadmi Party », Economic & Political Weekly, Bombay, 22 février 2014.

(5) Arundhati Roy, « Those who’ve tried to change the system via elections have ended up being changed by it », Outlook, 26 novembre 2012.

Source Le Monde Diplomatique. Mai 2014

Les élites ne contrôlent plus la situation

arton6015-25ef0Dans de nombreux pays, la situation sociale devient de plus en plus agitée, conduisant souvent à des conflits ouverts, comme en Ukraine, Syrie ou Thaïlande. C’est le résultat du « chaos absolu résultant de la crise structurelle de notre système-monde ». Et le compromis trouvé entre les élites de centre droit et de centre gauche ne parvient plus à s’imposer : le mouvement est maintenant impulsé par le bas.


La liste des pays qui s’enlisent dans des conflits politiques de plus en plus durs ne cesse de s’allonger. Tandis que tout récemment, les médias du monde entier avaient encore les yeux rivés sur la Syrie, c’est désormais l’Ukraine qui défraie la chronique. Qu’en sera-t-il demain ? Les regards convergeront-ils vers la Thaïlande ? Une seule chose est sûre : la diversité des thèses avancées pour expliquer les affrontements en cours et l’ardeur avec laquelle ces analyses sont défendues sont particulièrement saisissantes.

Notre système-monde moderne est censé permettre aux élites de l’establishment, qui tiennent les rênes du pouvoir, de s’entendre entre elles afin d’aboutir à un « compromis » dont elles puissent garantir la pérennité. Ces élites se divisent schématiquement en deux camps – celui du centre-droit et celui du centre-gauche. Il existe de fait des différences entre elles, mais le résultat de leurs « compromis » est que le nombre de changements intervenus dans les sociétés au fil des années a été minimal.

Ceci a été rendu possible par l’existence d’une structure politique verticale (fonctionnant du sommet à la base) qui a organisé ce processus au sein de chaque pays et, sur le plan géopolitique, entre chacun d’entre eux. Le résultat a été la mise en place d’un équilibre des forces se déplaçant progressivement vers le haut de la structure. De ce fait, la plupart des analystes tendent à supposer que c’est encore l’establishment qui tire les ficelles. Dans ce contexte, chaque camp affirme que la base de soutien populaire du camp adverse est manipulée par ses élites, et semble penser qu’en exerçant une pression suffisante sur ces dernières, il parviendra à un « compromis » plus conforme à ses intérêts.

Il s’agit selon moi d’une lecture totalement erronée de la situation actuelle, qui est d’abord le produit d’un chaos absolu résultant de la crise structurelle de notre système-monde moderne. Je ne crois pas que les élites soient encore capables de manipuler leurs bases de soutien populaire. Je pense au contraire que ces dernières poursuivent leurs propres stratégies, qu’elles défient leurs élites et qu’elles tentent de les manipuler. On assiste ainsi à un phénomène inédit : le remplacement d’une dynamique politique du haut vers le bas par une dynamique du bas vers le haut.

L’existence de cette dernière est parfois sous-entendue par les médias lorsqu’ils évoquent la montée en puissance des « extrémistes ». Mais cette expression – « extrémistes » – est également hors sujet. Car une dynamique politique du bas vers le haut charrie toutes sortes de mouvances, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche – en passant par le centre. On peut certes le déplorer, comme l’a fait Yeats dans l’un des vers les plus souvent cités de La Seconde venue :

« Les meilleurs ne croient plus à rien, les pires
Se gonflent de l’ardeur des passions mauvaises »
.

Mais il faut noter que Yeats classe les vieilles élites du côté des « meilleurs ». Sont-elles vraiment les meilleurs ? Ce qui est vrai, pour citer un vers moins connu du poème, c’est que « Le faucon ne peut plus entendre le fauconnier ».

Comment naviguer politiquement au sein d’un environnement aussi déroutant sur le plan analytique ? Je pense qu’il faut commencer par cesser d’attribuer les événements aux machinations perverses des élites. Ce ne sont plus elles qui contrôlent la situation. Bien sûr, elles peuvent encore provoquer des flambées de violence par des actions imprudentes – elles ne sont pas des modèles de vertu, loin s’en faut. Mais ceux d’entre nous qui souhaitent voir émerger un monde meilleur de ce chaos ne doivent compter que sur eux-mêmes, sur la multiplicité de leurs méthodes pour organiser la lutte. En somme, il nous faut passer de la dénonciation à l’action locale constructive.

Les vers les plus sages du poème de Yeats sont les deux derniers :

« Et quelle bête brute, revenue l’heure,
traîne la patte vers Bethléem, pour naître enfin ? »

Alors que notre système historique actuel vit ses dernières heures, la bataille fait rage pour savoir quel autre système historique lui succédera. Car si l’on peut s’attendre à bientôt ne plus vivre dans un système capitaliste, celui-ci pourrait toutefois être remplacé par un modèle encore pire, une « bête brute » cherchant à naître enfin. Bien sûr, il ne s’agit là que d’une éventualité parmi les choix collectifs possibles. Il existe une alternative : celle d’un système relativement démocratique et relativement égalitaire, qui cherche lui aussi à voir le jour. Lequel nous verrons s’imposer au bout de la lutte dépend de nous – par le bas.

Immanuel Wallerstein


Source : Mémoire des luttes

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George Orwell devient un symbole de protestation en Thaïlande

george-orwell-6Suite au coup d’État militaire en Thaïlande, le 22 mai dernier, la junte au pouvoir menace de sévir contre toutes formes de rassemblements politiques de plus de 5 personnes, même pacifiques. Des centres commerciaux ferment leurs portes ou réduisent leurs horaires d’ouverture, les autorités bloquent la circulation dans certaines avenues, la censure est de rigueur en attendant que soient organisées des élections. Une transition qui pourrait prendre une année encore selon le chef de l’armée. Dans ce climat, le roman dystopique 1984 de George Orwell serait devenu un symbole de protestation dans le pays et la lecture en public un acte de résistance.

Selon l’Associated Press, samedi dernier, un groupe de manifestants s’est assis sur une passerelle surélevée de Bangkok afin d’y lire des livres en guise de protestation face à la prise de contrôle du gouvernement thaïlandais par l’armée du général Prayuth Chan-ocha.

Pour ce faire, ils se sont armés du célèbre livre d’Orwell mais aussi d’autres titres comme Unarmed Insurrection, The Politics of Despotic Paternalism, ou encore The Power of Non-Violent Means. En somme, tout un lot de lectures qui n’incitent pas à marcher au pas sur fond de fanfare militaire.

La campagne de répression actuellement menée par les putschistes vise à faire taire toutes dissidences pour rétablir l’ordre à sa façon. Les citoyens qui risquent de faire des esclandres sont mis en garde de même que les médias locaux sont tenus par la censure. 14 réseaux de télévision et près de 3000 stations de radio communautaires sans autorisation sont sous le coup d’un blocus.

Des chaînes indépendantes comme CNN et la BBC ainsi que des pages web ont également été bloquées, parmi lesquelles la page thaïlandaise de Human Rights Watch. Journalistes et universitaires sont dans le collimateur.

L’un des militants de la lecture publique, resté anonyme, a expliqué la démarche à l’AP : « Les gens sont en colère à propos de ce coup d’État, mais ils ne peuvent pas l’exprimer… Nous étions à la recherche d’un moyen alternatif de résistance, d’une manière qui n’est pas conflictuelle. Et l’un de ces moyens est la lecture. »

Certains libraires de la ville seraient moins téméraires et auraient d’ores et déjà retiré des ouvrages sulfureux de leurs tables. Pour un autre lecteur d’Orwell : « Nous avons Big Brother nous regarde désormais. Il est devenu trop risqué de parler. C’est triste . Mais il est plus sûr de garder le silence en Thaïlande en ce moment. »

D’autres Thaïlandais ont adopté le geste de salut tiré d’Hunger Games, une main levée en l’air, index, majeur et annuaire dressés, pouce et auriculaire baissés. Dans la trilogie de Suzanne Collins, le mouvement signifie Merci, Respect et Au Revoir, mais plus largement un geste de résistance aux pouvoirs répressifs, rapporte l’Associated Press.

Ce qui s’avère particulièrement adapté à la situation, mais également risqué : les autorités ont rapidement saisi le message et n’hésitent plus, désormais, à interpeler les individus qui refusent de baisser leur bras. « Si un seul individu lève ses trois doigts en l’air, nous n’allons pas l’arrêter », explique le Colonel Weerachon Sukhondhapatipak, porte-parole de la junte, « mais s’il s’agit d’un rassemblement de cinq personnes ou plus, nous devrons prendre des mesures ».

Washington, par l’intermédiaire du Secrétaire américain à la Défense Chuck Hagel, a appelé la junte militaire thaïlandaise à relâcher les prisonniers politiques actuellement détenus, et à organiser des élections au plus vite. « Nous demandons instamment aux forces armées royales thaïlandaises de libérer les personnes détenues, de mettre fin aux restrictions de la libre expression et de restaurer immédiatement le pouvoir du peuple thaïlandais grâce à des élections libres et justes. »

Source ActuaLitté  03/06/2014

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Le coup d’Etat militaire en Thaïlande soutenu par les États-Unis

2305-ThailandeL’armée définit ses projets en concertation avec Washington

L’armée thaïlandaise a organisé hier ce qui avait toutes les caractéristiques d’un coup d’Etat, sauf le nom. Aux premières heures de la matinée, alors que les soldats se déployaient dans Bangkok, le chef de l’armée, le général Prayuth Chan-ocha a décrété la loi martiale dans tout le pays et pris le contrôle de l’ensemble de l’appareil sécuritaire de l’Etat, y compris la police.

L’armée a stupidement déclaré que ses mesures n’étaient « pas un coup d’Etat » et n’avaient été prises que pour « préserver l’ordre public » au bout de six mois de crise politique aiguë à Bangkok. Les chefs militaires n’ont pas consulté le gouvernement, ils en ont dissout le comité de sécurité, se sont emparés des chaînes de télévision et se sont attribués de vastes pouvoirs pour censurer, arrêter, fouiller et interdire des rassemblements publics.

Interrogé sur le statut du gouvernement, le général Prayuth a plaisanté avec les journalistes : « Et où est-il ce gouvernement ? » Des sections clé des gros bonnets, tels les tribunaux, la bureaucratie d’Etat et la monarchie, se sont montrés sensibles aux protestations anti-gouvernementales organisées par le Comité thaïlandais de la réforme démocratique (PDRC) et le Parti démocrate de l’opposition, tout comme à leur demande de faire tomber le gouvernement élu de Pheu Thai.

Suite à une décision judiciaire qui a annulé les résultats de l’élection qui s’était tenue en février et que Pheu Thai avait remportée haut la main, le gouvernement pour sa part expédie les affaires courantes avec des pouvoirs limités. Le 7 mai, la Cour constitutionnelle a organisé ce qui correspondait à un coup d’Etat judiciaire, en destituant la première ministre Yingluck Shinawatra et neuf de ses ministres au motif de fausses accusations d’abus de pouvoir. Le gouvernement est confronté à d’autres défis émanant du Sénat et des tribunaux qui pourraient le faire chuter si l’armée ne prend pas d’abord directement le pouvoir.

Le gouvernement Obama soutient le coup d’Etat, tout comme il avait tacitement soutenu l’éviction de Yingluck. La porte-parole du Département d’Etat américain, Jen Psaki, a insisté pour dire que les actions de l’armée n’étaient pas un coup d’Etat et que la loi martiale « est prévue dans la constitution thaïe. » En fait, le général Prayuth a justifié ses actions non pas sur la base de la constitution de 2007 élaborée par l’armée, mais en faisant référence à une loi opaque centenaire datant de l’époque de la monarchie absolue en Thaïlande.

L’armée a de toute évidence défini ses projets en concertation avec Washington. L’assistant au secrétaire d’Etat américain pour l’Asie, Daniel Russel, avait séjourné le mois dernier à Bangkok pour rencontrer un « certain nombre de dirigeants et d’acteurs concernés » à propos de la crise politique dans le pays. Le gouvernement Obama considère la Thaïlande, et particulièrement son armée, comme un élément important de son « pivot vers l’Asie » qui vise à subordonner et à encercler militairement la Chine. Le Pentagone est en train de renforcer sa collaboration avec l’armée thaïe et cherche à accéder aux bases aériennes thaïes qui furent utilisées dans les années 1960 durant la guerre du Vietnam pour effectuer des bombardements de saturation.

Le coup d’Etat d’hier fait suite à huit années d’instabilité politique qui avait commencé avec le coup d’Etat militaire qui avait renversé le frère de Yingluck, Thaksin Shinawatra, premier ministre depuis 2006. Ces violentes querelles intestines au sein des élites dirigeantes ont leurs racines dans la crise financière asiatique de 1997-98 qui avait durement touché l’économie thaïe. Après avoir initialement soutenu le milliardaire des télécommunications Thaksin afin de contrer les exigences de mesures brutales de restructuration du Fonds monétaire international, les élites traditionnelles du pays, qui sont axées sur la monarchie, se sont retournées contre lui lorsque ses mesures économiques se sont mis à contrecarrer leurs intérêts commerciaux et leurs réseaux clientélistes. Elles furent tout particulièrement hostiles à son aumône populiste accordée aux pauvres du monde urbain et rural.

La principale cible du décret imposant la loi martiale n’est pas tant le gouvernement intérimaire pro Thaksin que la classe ouvrière et les masses rurales. Dans le contexte d’un ralentissement économique accru partout en Asie et d’une croissance négative en Thaïlande, le gouvernement, tout comme l’opposition, sont déterminés à imposer des mesures d’austérité, dont la réduction des concessions sociales limitées faites par Thaksin. Dans le même temps, toutes les sections de l’élite dirigeante craignent que les luttes politiques intestines au sommet de la hiérarchie ne mènent à un soulèvement social d’en bas.

Les deux factions de la bourgeoisie pro et anti-Thaksin avaient reculé sous le choc au moment où en 2010 les protestations combatives des « Chemises rouges » contre le gouvernement démocrate soutenu par l’armée avaient failli échapper à tout contrôle. Bien que théoriquement sous la direction du Front uni de la démocratie contre la dictature (UDD), les pauvres urbains et ruraux, qui constituaient l’épine dorsale des protestations, avaient commencé à avancer leurs propres revendications de classe. L’armée avait réagi par une répression brutale qui avait tué au moins 90 manifestants non armés en en blessant 1.500 autres.

L’ensemble de la classe dirigeante cherche désespérément à éviter une explosion sociale. Au cours de ces six derniers mois, le gouvernement et les dirigeants de l’UDD ont délibérément démobilisé leurs partisans des Chemises rouges. Ils étaient vivement préoccupés que la classe ouvrière industrielle, qui est rassemblée dans de vastes usines du centre et de la périphérie de Bangkok, ne se jette dans la mêlée.

Loin de condamner le décret de la loi martiale d’hier, le ministre de la Justice par intérim, Chaikasem Nitisiri, a dit aux médias : « Il est bon que l’armée s’occupe de la sécurité du pays. » Le dirigeant de l’UDD, Jatuporn Prompan, a déclaré que la loi martiale était « une bonne chose » et exhorté ses partisans à coopérer avec les soldats.

Cette capitulation veule ne fera qu’encourager les forces anti-gouvernementales à achever le processus de l’établissement d’une dictature soutenue par l’armée, en lançant un assaut de grande envergure contre le niveau de vie des masses et une répression impitoyable de toute résistance venant de la classe ouvrière.

Le soutien de Washington au démantèlement de la démocratie parlementaire par l’armée thaïe est un avertissement sévère pour les travailleurs et les jeunes dans la région entière. Dans leur renforcement militaire et leur préparation à la guerre contre la Chine, les Etats-Unis n’hésiteront pas à appuyer ou à mettre en place des gouvernements droitiers et autocratiques alignés sur Washington et prêts à recourir à des mesures d’Etat policier pour imposer un programme de militarisme et d’austérité.

Comme le spécifie la théorie de la Révolution permanente de Léon Trotsky, la bourgeoisie des pays connaissant un développement capitaliste arriéré est totalement incapable de satisfaire les besoins sociaux et les aspirations démocratiques des travailleurs. Dans toute la région, la démocratie de façade, usée jusqu’à la corde, de pays comme la Thaïlande, la Corée du Sud et l’Indonésie est en train de rapidement montrer son vrai visage.

 Peter Symonds

 Source, WSWS, paru le 21 mai 2014

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Asie, rubrique Thaïlande,