Dans
Visages masqués, vision réduite, gestes entravés, quelle est l’intention artistique de cette création ?
En trente ans, j’ai l’impression d’avoir passé mon temps à me cacher derrière la représentation. Cette pièce signe mon départ de l’institution après 22 ans au centre chorégraphique de La Rochelle. C’est une manière de questionner ce qu’on présente, personnellement, en tant que danseur et chorégraphe. Une façon de réfléchir à ce qu’on montre de soi et à l’image que l’on donne.
Entre danser et chorégraphier, entre transformation et disparition, qu’avez-vous laissé et que reste-t-il ?
Lorsqu’on enlève cette première image de soi qui est souvent liée à la séduction, il reste ce que l’on attend. Il reste l’oreille et l’ouie. Cornucopiae questionne le vecteur du regard. C’est sans doute la clé de ce spectacle. Il faut avoir des yeux qui écoutent, expérimenter une autre manière de saisir les choses.
La musique est de Henri Chopin, le père de la poésie sonore, disparu cette année…
Oui, Henri Chopin est un peu l’opposé de Pierre Henri qui a développé un langage très technique, Chopin est parti dans l’autre sens, du côté archaïque. Il fabrique une poésie sonore par le corps, les bruits de bouche, etc. Il explore le côté sombre, un peu comme l’a fait Artaud dans son domaine. Pour ce spectacle Nicolas Bario a sélectionné des documents sonores qui couvrent une grande partie de son œuvre. Il y aussi les textes de Jean-Michel Bruyère, un artiste associé à la scénographie avec qui je travaille depuis 2001. Tout cela forme un magma ténu où le public n’est pas agressé. Il faut même tendre l’oreille.
Vous faites appel à une nouvelle capacité de perception du public ce qui s’avère risqué.
Le spectateur accepte, ou pas, d’abandonner ses habitudes. Cette pièce est une expérience où le spectacle est mis à mal. Ce n’est pas quelque chose qui se consomme. Les gens trouvent beaucoup de bonheur à se laisser porter dans le temps en suspension ou éprouvent des difficultés. Il ne faut pas venir avec ses attentes, son besoin de compréhension… En même temps, cela ne s’adresse pas à un public de culture. Une enfant de douze ans peut s’y retrouver.
L’isolement des danseurs sur scène aiguise-t-il la conscience de l’autre ?
Oui, quand on arrête de chercher le regard, on entre dans une écoute différente, un autre espace physique.
Faut-il entendre cette pièce comme une dé-représentation ou une plus juste représentation du monde actuel ?
La notion de représentation tend à se réduire à une image séductrice particulièrement dans le spectacle vivant où cette idée n’a de cesse de se répandre. C’est un paradoxe de s’exposer en refusant de s’exposer. Cela questionne vraiment sur ce que l’on attend et ce que l’on vient chercher au spectacle. Est-ce de la liberté ?
L’assassinat de l’amour ne serait pas un crime impossible ?
Il arrive que l’on parvienne à ne plus voir la personne avec qui on a choisi de vivre, c’est une forme d’assassinat de l’amour. Barthes dit à ce propos l’importance de l’écoute et évoque aussi les figures qui éclatent et vibrent seules comme un son coupé de toute mélodie.
Recueilli par Jean-Marie Dinh
Cornucopiae à l’Opéra ou la force contenue des déchets ultimes
Le sursaut Chopinot
Cela frise l’objet dansant non identifié. Sous une forme non démonstrative, Régine Chopinot livre avec sa dernière pièce Cornucopiae un puissant souffle créatif. En danse comme ailleurs, la négation de la singularité provoque une réaction d’insécurité. Le sursaut est d’autant plus profond quand on touche à l’image, et que l’on s’éloigne des chapelles artistiques. C’est la première force de ce spectacle. Etre sans pouvoir être consommé.
Sans couleurs inutiles, la scénographie et les costumes ouvrent un espace de transition. Une portée où les corps intermédiaires assurent la composition plastique. Avec la complicité inspirée de l’artiste Jean-Michel Bruyère et le fond poétique sonore non moins illuminé d’Henri Chopin. Mais il faut tendre l’oreille pour ouïr. Ne pas comprendre ni attendre. Juste percevoir. C’est une forme de renaissance pour la chorégraphe qui conclut son parcours avec l’institution après 22 ans de service indiscipliné.
Pas de séduction, le visage porte le masque d’un instrument de travail, le corps reste anonyme, les mouvements sont entravés. Le petit groupe de danseurs fait naître de toute part la curiosité. Comme aimantées par la crainte, les silhouettes de cette mystérieuse espèce se rapprochent pour tenir sur cette nouvelle banquise. Ils se déplacent ensemble. Leurs petits pas s’enfoncent dans le plastique. Ils sentent, reniflent vivent encore… A leur droite trois chevaux gisent comme des sacs éventrés. Le symbole de la liberté morte où vont s’avachir les créatures. Un clin d’œil plus tard ce sera le socle de tableaux glorieux. On comprend que ce sont des hommes maniables et fragiles face à l’autorité.
C’est au renouvellement de l’esthétisme plus qu’à son abolition que nous convie Chopinot. En jouant sur le fond et la forme, elle appelle à de nouveaux repères. Le public bascule ou résiste. Certains craquent comme des branches déjà mortes.
JMDH Le 04 12 08