Rencontre. Invité par la librairie Sauramps, Laurent Gaudé est venu
présenter sa descente aux enfers.
Dans son dernier roman « La porte des enfers », l’écrivain dessine le destin tragique d’une famille devant l’épreuve de la mort. Quand le décès d’un petit garçon n’ouvre pas les portes du pathos mais celles de l’enfer… Laurent Gaudé, conducteur de cette ténébreuse histoire napolitaine, s’appuie sur la douleur pour conduire la cellule familiale à l’extrême de ses possibilités. Il n’est plus question alors de faire son deuil, mais d’aller au-delà…
« Pourquoi ce livre ?
J’avais envie d’écrire une descente aux enfers. Je me demandais s’il était encore possible d’y croire. Je ne souhaitais pas faire l’éloge de la violence. Plutôt parler de la colère face à la mort. Mettre en action des personnages qui ne peuvent s’y résoudre.
Votre approche de l’enfer est déchristianisée …
Ma culture chrétienne est très limitée. Personnellement je ne crois pas en Dieu. Je ne souhaitais pas aborder la dimension mystique. J’ai préféré m’attacher à la mythologie. Je n’ai pas relu Dante.
Avec il professore, puis Don Mazzeroti, Matteo trouve deux guides. Ce curé particulier est votre Virgile ?
C’est un peu technique. Un personnage seul ne peut décrire les enfers. Il lui fallait un interlocuteur. Je souhaitais aussi introduire un universitaire mis au banc de la société pour ses idées et pour ses mœurs. Le personnage du professore s’inspire un peu de Pasolini.
Le caractère trempé de la mère, Guiliana, est au cœur de l’action…
Le livre suit deux trajectoires dans l’exploration des sentiments. Après la mort de Pippo, le père est écrasé et la mère se révolte. Ce que vit Guiliana est très éloigné de la figure stéréotypée de la Mater Dolorosa. Elle dit à son mari : venge nous ou ramène-nous notre fils.
Considérez-vous la mort comme une alliée ?
Non, Je n’ai pas dépassé le stade de Guiliana. Je continue à lui en vouloir beaucoup pour les gens qu’elle m’a enlevés. Elle me fait très peur. J’aime la vie ».
Recueilli par Jean-Marie Dinh
Laurent Gaudé, La porte des Enfers, Actes Sud 19,5 euros
L’écrivain afghanAtiq Rahimi a reçu le prix Goncourt 2008 pour son livre Syngué sabour Pierre de patience.
Votre livre part d’une situation réelle et en même temps, la dépasse. D’où écrivez-vous ?
Cela remonte à 2005, un événement dramatique a joué un rôle moteur, l’assassinat de la poétesse Nadia Anjuman, célèbre pour ses vers sur la malédiction d’être femme en Afghanistan… Au départ, je voulais écrire quelque chose sur les hommes, sur son mari. Mais quand je me suis lancé dans l’écriture, cette femme s’est imposée à moi. Elle voulait que je parle d’elle, de ce qu’elle avait vécu. Je l’ai suivie sans connaître sa vie. C’est peut-être cette part de féminité que nous avons chacun en nous qui m’y a poussé…
Vous mettez en situation une femme veillant son mari à l’agonie. Une femme face à l’absence qui renvoie à la situation d’un monde autiste…
Malheureusement oui, on a toujours une part d’autisme vis- à vis de ce qui se passe dans le monde. Dans toutes les guerres on observe cela. Les femmes et les enfants sont toujours les premières victimes. Et ceux qui sont à l’origine, ceux qui imposent leurs lois, restent les plus indifférents à la souffrance.
Le temps modifie la situation. Face à l’intenable, la femme se libère, s’éloigne de son rôle et de la religion où elle s’était réfugiée…
Au début cette femme ne se rend pas compte de ce qui est arrivé. Elle est là. Cela fait quelques semaines qu’elle prie. Elle veille sur son mari. Elle lit le Coran. Mais comme la situation reste figée, au bout d’un moment, elle va commencer à se poser des questions. Et finit par se pencher sur elle-même. Petit à petit, elle s’aperçoit qu’elle ne peut pas sauver son mari mais qu’elle peut se libérer. C’est la première fois qu’elle arrive à parler d’elle. Il n’y a personne pour la blâmer. Elle profite de la situation. Cet homme devient sa pierre de conscience.
A ce moment, on quitte la sphère sacrificielle et religieuse pour entrer dans la sphère spirituelle et poétique ?
En effet, « Du corps par le corps avec le corps depuis le corps et jusqu’au corps. » Cette phrase d’Artaud se retrouve dans le livre à travers trois étapes. Au début le corps sacrificiel est condamné au silence. Rien ne bouge. Ensuite la femme commence à parler de son corps, on voit que ce corps est un objet de honte comme le considèrent les trois religions monothéistes. Ensuite la femme se livre à la prostitution, le corps devient un objet de commerce et d’échanges. Et vers la fin, il prend une autre dimension parce que la femme n’est plus objet. Le corps devient sujet de révélation. Dans la pensée mystique persane, le corps ne se distingue pas de l’âme. Nous avons un mot intraduisible pour désigner cette symbiose. C’est le mot djâm : un corps sujet et âme sans séparation. C’est la vie. La prise de conscience de son corps est une délivrance. A la fin, même si l’homme tord le cou de sa femme. Elle rouvre les yeux. C’est une forme de renaissance.
L’attribution du Goncourt vous a-t-elle surpris ?
Quand je travaille, je ne pense pas du tout aux prix. J’écris très instinctivement. Je souhaitais faire paraître le livre en mars pour correspondre à notre nouvel an. Mais mon éditeur a décidé de le sortir pour la rentrée littéraire.
Juste après l’attribution du prix, vous avez lancé un appel pour éviter une expulsion collective ?
C’était une coïncidence. Je ne crois pas que l’on m’ait donné le prix pour que je fasse cette déclaration (rire). Mais pour moi c’est un signe comme disait André Breton : c’est un hasard objectif. Pour moi ce prix est la reconnaissance d’une aventure littéraire dans une langue, même si je revendique l’écriture comme un acte politique. Parce que quoi que l’on fasse, la politique est là. Elle vous rattrape. Elle vous récupère d’une manière ou d’une autre.
L’histoire, précise l’auteur, se situe quelque part en Afghanistan ou ailleurs. Il y est question de la vie d’une femme se retrouvant seule avec ses deux filles, au chevet de son mari. Un héros de guerre, prétentieux, arrogant, violent mais aujourd’hui à l’agonie. Un roi régnant encore, par son seul souffle sur un jardin mort. Comme beaucoup de maris qui rentrent à la maison après leur travail. Dehors les bombes explosent. On tire à la Kalachnikov. La femme prie jusqu’au bout de ses limites. Avec le temps, arrive le moment où elle doit faire face à la réalité. Sortir du jardin mort, dépasser ses craintes pour se découvrir, elle-même. En confiant ses secrets, elle se découvre et se libère. Ce qui paraît naturel se retourne alors dans le mouvement de la vie.
L’écriture claire et épurée de Rahimi porte loin. L’écrivain afghan signe une œuvre majeure.
En attribuant le Goncourt 2008 à l’auteur franco-afghan, Atiq Rahimi, le jury a fait le bon choix. Ce prix tombe comme une corde de rappel face au glissement de la littérature vers la sphère économique sous-tendu par les prix littéraires. Pour une fois, on peut se réjouir des commentaires qui ont suivi l’annonce du lauréat. Ils n’ont pas tourné autour des écuries éditoriales mais évoqué la singularité d’un livre miroir qui vaut vraiment un petit détour chez son libraire favori.
Poésie. J-Luc Caizergues, machiniste à Montpellier, signe Mon suicide.
C’est une vocation tardive que se découvre Jean-Luc Caizergues pour la poésie fiction. En 2004, son admiration pour Houellebecq finit par le convaincre que cette œuvre est dépassable, parce que son vide contemporain à lui outrepasse de loin celui de l’auteur de Plateforme. Il publie « La plus grande civilisation de tous les temps », peut être parce que son catalogue d’abjections est plus pauvre. La condition de tâcheron lui renvoie des images viciées qui ne sont pas celles de la petite bourgeoisie. Qu’a t-elle de plus, la condition humaine d’un ouvrier d’aujourd’hui… C’est dans le moins qu’il faut chercher.
Rien de politique pourtant, juste un fond brumeux où il faut évoluer chaque jour sans la moindre estime pour soi-même, un environnement à l’image de la démocratie abstraite. « Les machinistes ont pour mission d’installer des décors sur la scène au nom de la culture. »
Alors que faire ? Se jeter du pont pour rejoindre le fleuve de la poésie contemporaine et faire entendre la voix de tous ceux… De tous ceux dont la vie se ponctue d’échecs successifs. Exprimer cette mort-là, cette mort simple, pourrait être en rapport avec le titre de son second recueil, Mon suicide. Toujours dans la collection poésie dirigée par Yves di Manno, qui a ouvert une ligne de front chez Flammarion.
L’absence de lyrisme fait penser à Régis Jauffret dans Microfictions. Dans Suicide, on touche le cruel avec une précision chirurgicale, mais l’écriture de Caizergues se distingue par des tonalités qui annoncent de nouvelles perturbations. Il y a des miracles qui arrivent chaque jour sans que l’on s’en aperçoive : « Jauffret a du talent, affirme Jean-Luc Caizergues, c’est facile pour les gens qui ont du talent. Il peut écrire des milliers de textes, pas un machiniste dans la glaise comme moi qui est publié à perte. »
Miracle : « Je suis transporté aux urgences /où un médecin de garde m’examine et conclut / vous n’avez rien. »
Guéri : «Je me rhabille / pendant que deux infirmiers / roulent dans un drap / blanc le cadavre du médecin. »
L’expression simple rend la parole presque inaccessible. On trouve à la fin du recueil, un court texte en prose qui retentit comme un coup de fusil.
On ne naît pas impunément dans une famille de grammairiens. Mais que l’on se rassure, voir et entendre Pascal Quignard est une chose toute différente que de le lire. L’occasion nous en était donnée cette semaine à l’auditorium du Musée Fabre où le lettré était l’invité de la librairie Sauramps. Avant d’évoquer son dernier livre, Boutès, avec Nathalie Castagné, l’auteur en a lu le premier chapitre. Pris par l’expédition des Argonautes pour retrouver la toison d’or, le héros, Boutès, rencontre les sirènes. Mais à l’inverse d’Ulysse, qui reste attaché à son mât, Boutès plonge dans la mer. Ce geste, à première vue insensé, ne l’est certainement pas, suggère l’écrivain dont le cheminement vise à y trouver un sens. C’est autour de ce saut, « l’élan de Boutès vers l’animalité intérieure » que tourne son livre.
« Après La nuit sexuelle, je voulais m’accorder un peu de répit, indique Pascal Quignard, mais il y a eu cet épisode au Banquet de Lagrasse (1) qui m’a donné un sursaut pour défendre les lettres. » Retour donc vers ce mythe grec méconnu pour évoquer « la musique qui a le courage de se rendre au bout du monde. » Boutès répond à l’appel ancien de l’eau, un irréel qui n’est pas du passé, affirme l’écrivain.
JMDH
Pascal Quignard, Boutès, Éditions Galilée, 2008
En 2007lors du festival qui avait pour thème La nuit sexuelleen hommageà Pascal Quignard,12 000 livres ont été saccagés par un mélange de gas-oil et d’huile de vidange dans l’abbaye rachetéepour partie par le Conseil général (des moines traditionalistes vivent dans l’autre partie de l’abbaye). A ce jour l’enquête du SRPJ n’a toujours pas abouti.
« Miguel Hernandez avait clairement à l’esprit qu’il ne travaillerait jamais dans un bureau, qu’il ne porterait jamais d’attaché-case ni de cravate. Il savait tout aussi clairement qu’il n’accepterait pas de poste à responsabilités dans une grande entreprise et qu’il ne ferait pas de voyage à l’étranger. »
A 18 ans, l’anti-héros du roman de Xavier Gual pense savoir à quoi s’en tenir. Et il mesure l’ampleur de son ignorance. Miki, pour les intimes, a deux buts dans sa vie : être le roi du quartier et se payer une voiture mortelle. Pour cela, il est prêt à tout. Avec son pote Sapo qui fréquente une bande de skins toujours à la recherche de nouveaux terrains de chasse, il sillonne les quartiers de leur cité barcelonaise pour dealer des cachetons à la petite semaine. « Je voulais aborder l’expérience de jeunes plein de vitalité qui vivent dans les cités de Barcelone. Celles que personne ne connaît. Ni les touristes qui viennent dans la mégapole comme à Disneyland, ni les politiques qui ne connaissent rien de la cité. »
Le choix d’un milieu social défavorisé résonne pour toute une génération qui ignore le concept historique d’ascenseur social. Le quotidien de la jeunesse abandonnée que décrit l’auteur ne fait pas bon ménage avec l’idéologie, hormis « le masque » du fascisme. Pas bon ménage tout court, pourrait-on dire, chez les personnages de Xavier Gual qui ne savent pas aimer.
La structure est constituée d’une succession de monologues, criants de vérité. « J’ai travaillé les dialogues comme si c’était une caméra qui enregistrait les scènes. » Le passage du prof qui craque en déballant à ses élèves ce qu’il a sur le cœur, ou celui de la star du porno qui affranchit froidement les deux jeunes volontaires frise le tragi-comique. On est saisis par le rythme et la puissance de la langue dont la traduction française tire le meilleur parti. « On connaît bien la langue catalane pour ses récits historiques. Avec ce livre, je souhaitais employer le registre de la rue qui n’apparaît pas dans les écrits catalans. » L’expérience vaut le détour. Passées les premières pages, impossible de décrocher.
Ketchup, 17 euros, éd Au diable Vauvert.
Xavier Gual était l’invité de la librairie Sauramps.