Etats-Unis : cède enfant adopté, 10 ans, 3 500 $ hors taxe

656382-cede-enfant-adopte-10-ans-3500-hors-taxeBeaucoup d’Etats américains ferment les yeux sur les annonces en ligne proposant l’adoption d’enfants abandonnés par leurs parents adoptifs. (Illustration Sylvie Serprix)

Abandonnés par leurs parents adoptifs américains, des centaines d’enfants se retrouvent «en vente» sur Internet. Le «rehoming» est un business chapeauté par des agences privées, hors de tout contrôle.

Dylan sourit sur la photo. Il a 10 ans, le regard malicieux, et une passion pour le jardinage. «Il n’a pas été diagnostiqué hyperactif et ne prend pas de médicaments. Il est capable de bien se concentrer et il adore faire des puzzles», explique la page Facebook qui le présente à l’adoption. Même son «prix» est affiché : 3 500 dollars (2 600 euros) de frais d’agence, plus 200 dollars d’enregistrement et de 1 500 à 2 500 pour les avocats. Le tout déductible d’impôts, précise l’annonce publiée sur Second Chance Adoptions. Dylan a été adopté en Russie mais ses parents ne veulent plus de lui.

Comme des dizaines d’autres enfants aux Etats-Unis, il est sur le «marché» de «seconde main» : le «rehoming» disent les Américains, même si le terme est controversé. Le mot est plus souvent employé pour les animaux, et réprouvé par l’agence qui propose Dylan. Comme sur un vrai marché d’occasion, les prix sont aussi cassés : tandis qu’une adoption internationale coûte facilement 10 000 à 30 000 dollars aux Etats-Unis, ces enfants changent de parents pour moitié moins, parfois même gratuitement.

«Les parents ne sont pas toujours bien préparés à des enfants qui peuvent être difficiles», explique Sandra Moats, qui en élève dix-neuf, dont dix «réadoptés» abandonnés par leurs premières familles américaines. «Parfois, le lien ne se fait tout simplement pas. C’est un phénomène commun, estime cette pasteure dans l’Idaho. On en voit entre quinze et vingt par mois auxquels il faut trouver de nouveaux parents. Mais ces drames ont parfois des issues heureuses. Beaucoup de familles finissent par trouver leur bonheur et celui de ces enfants.» Aucun décompte officiel de ces adoptions de seconde main n’est fait aux Etats-Unis, mais on y estime que 1 à 10% des adoptions d’enfants à «besoins spéciaux» (handicaps ou troubles du comportement) sont dissoutes, rappelle un récent rapport du Congrès. Au regard des plus de 100 000 cas finalisés chaque année dans le pays, ceux-ci restent donc exceptionnels. Ils se comptent tout de même par centaines, voire par milliers.

«C’est notre croix à porter»

Sous la fiche Facebook de Dylan, ces jours-ci, il y a aussi celles d’Annie, Caleb, Janell, Tyler, Tina, Kylie, Tanner, Breanne ou Vance, adoptés une première fois à l’étranger ou aux Etats-Unis. Tous sont plus mignons les uns que les autres et leurs histoires, esquissées en quelques lignes, aussi dramatiques. Vance a été accueilli en Europe de l’Est à 3 ans puis dans une famille américaine et doit, à 12 ans, changer à nouveau de parents. Il est «athlétique», «intelligent», récolte de bonnes notes à l’école et n’est «généralement pas agressif». Mais quatre autres plus petits ont été adoptés et Vance «irait sans doute mieux dans un foyer moins nombreux où il serait le plus jeune, voire le seul», explique sa fiche.

«Nous faisons là une contribution humanitaire», assure Cyndi Peck, responsable du programme «Second Chance» de Wasatch International Adoptions, une agence privée enregistrée dans l’Utah qui gère cette page Facebook. «Ce n’est pas un programme qui nous rapporte de l’argent», ajoute la responsable, détaillant, pour preuve, ses tarifs : la famille qui cède son enfant ne paye «que» 950 dollars à l’agence, contre 3 500 pour les réadoptants. Ces frais couvrent à peine le travail de sélection, explique Cyndi Peck, racontant passer de longues heures en conférence téléphonique avec les parents, actuels et futurs, pour s’assurer qu’ils ne cachent rien. Placer un enfant lui prend entre quelques semaines et plusieurs mois – les plus jeunes et les moins troublés partent plus vite.

Ces placements de seconde main sont «la face noire de l’adoption», reconnaît Cyndi Peck elle-même. Mais ils répondent à un vrai «besoin» : «Tout cela est très douloureux, pour les enfants et les familles qui doivent se séparer d’eux. J’ai souvent les parents en pleurs au téléphone. Ils pensaient que tout serait merveilleux pour eux comme pour le petit.» Sur les forums américains spécialisés, on trouve aussi de nombreux témoignages, souvent très détaillés : «Je n’arrive pas à m’attacher à eux», racontait ainsi en janvier et février sur le site adoption.com, la maman de deux enfants de 5 et 6 ans, adoptés à leur naissance et dont elle envisageait de se séparer. «Je me sens horrible», écrivait-elle, avouant avoir mis au monde deux enfants et éprouver pour eux des sentiments qu’elle n’a jamais eus pour les deux aînés : «J’aimerais vraiment pouvoir les aimer comme mes enfants biologiques mais je ne crois pas que je le pourrai.» Son mari ne la comprend pas, «il me dit que c’est notre croix à porter», expliquait-elle encore dans cet appel au secours, ajoutant que son couple risquait aussi de sombrer.

«Il y a un vrai besoin, confirme un spécialiste américain de l’adoption qui préfère rester anonyme sur ce dossier trop sensible. Ce dont il est question ici, ce n’est pas de simples caprices de parents qui n’en peuvent plus parce que le petit Johnny ne fait pas ses devoirs. Il s’agit souvent d’enfants vraiment très troublés, qui vont faire du mal à leurs frères et sœurs ou brûler la maison.»

Une simple procuration

Pour le professeur Richard Barth, père adoptif lui-même et spécialiste des services de l’enfance à l’université du Maryland, le problème est aussi que ces parents manquent souvent de soutiens et de structures auxquelles s’adresser. «Une famille qui n’arrive plus à faire face à son enfant peut théoriquement le placer dans un établissement de soins, mais c’est très cher. S’il a été adopté aux Etats-Unis, certains Etats paieront ses soins mais ce n’est pas le cas s’il a été adopté à l’étranger, observe le professeur Barth. Les parents peuvent aussi demander à la justice de le placer sous la protection de l’Etat. Mais il leur faut alors s’accuser de nuire gravement à l’enfant, et trouver un tribunal compréhensif.» 

Plutôt que de s’accuser de mauvais traitements, les parents américains qui veulent abandonner leurs enfants peuvent le faire beaucoup plus simplement, soit en passant par une agence, soit en trouvant eux-mêmes un couple de rechange par Internet ou dans leurs communautés religieuses. Une simple procuration enregistrée chez le notaire suffit pour confier l’enfant à une nouvelle famille, qui pourra l’inscrire à l’école ou toucher des allocations, sans qu’aucun contrôle ne soit effectué. Pour une réadoption complète, un passage au tribunal est nécessaire et un minimum de contrôles effectués pour s’assurer que les nouveaux parents sont bien aptes à accueillir.

Sur un forum Yahoo intitulé «Adopting from Disruption», un nouvel enfant était proposé chaque semaine en moyenne ces cinq dernières années, a compté l’agence Reuters, qui a publié une enquête choc sur ce «marché clandestin des enfants adoptés», en septembre 2013. Plusieurs ont même été ballotés de famille en famille, et quelques-uns se sont retrouvés chez des pédophiles notoires, a révélé Reuters. A la suite de cette enquête, Yahoo a fermé le groupe et plusieurs des 50 Etats américains ont commencé à renforcer leur législation pour assurer un peu plus de contrôles. Une loi votée en avril au Wisconsin interdit à toute personne qui n’est pas spécialement licenciée par l’Etat de faire la publicité d’enfants de plus de 1 an et de les présenter à l’adoption. Elle oblige les familles à passer par un tribunal s’ils veulent transférer la garde à une personne autre qu’un parent. Mais beaucoup d’autres Etats américains continuent de fermer les yeux sur ces annonces en ligne et les transferts.

«Une industrie»

«L’adoption est suffisamment contrôlée comme cela, estime Sandra Moats, la maman de l’Idaho aux 19 enfants. Ce qu’il faudrait, c’est plutôt que les parents adoptifs soient mieux intégrés dans leurs communautés, qu’ils aient des gens à qui parler en cas de difficultés.» A 69 ans, Sandra est encore en train de finaliser l’accueil d’une fille de 15 ans, rejetée par sa première famille d’adoption où elle a passé six années. Sandra assure ne pas les collectionner mais répond présente quand «Dieu», généralement par le biais d’une agence, lui demande si elle pourrait accueillir encore un abandonné. «Le voyage est souvent rude avec eux, reconnaît-elle aussi. J’ai même parfois dû appeler la police chez moi pour une de mes filles qui voulait se mutiler ou se suicider.» Mais avec beaucoup de présence (Sandra se définit comme «maman vingt-quatre heures sur vingt-quatre» et les instruit elle-même à la maison), elle constate que ses chérubins s’en sortent plutôt bien. Les plus âgés entament maintenant leur vie professionnelle, comme assistante médicale ou manager de restaurant.

«Le fait même qu’il y ait tous ces cas de « rehoming » prouve plutôt que l’adoption n’est pas correctement encadrée aux Etats-Unis, estime au contraire Niels Hoogeveen, adopté lui-même et confondateur du site Pound Pup Legacy, qui collecte les récits noirs d’enfants placés en familles ou institutions. L’adoption est une industrie aux Etats-Unis. Les agences privées sont si nombreuses que personne ne peut vraiment les contrôler. Elles peuvent même avoir intérêt à placer les enfants dans des familles qui ne leur conviennent pas, pour les replacer ensuite. Les dossiers sont aussi finalisés beaucoup trop vite, parfois immédiatement après l’arrivée de l’enfant aux Etats-Unis. Il faudrait prendre deux ou trois ans, pour contrôler ce qui se passe dans la famille durant ces premiers mois.» Le «rehoming» risque aussi de devenir plus fréquent aux Etats-Unis ces prochaines années, redoute Adam Pertman, directeur du Donaldson Adoption Institute : «Avec tous les pays qui se ferment ou réduisent l’adoption internationale, les enfants adoptés à l’étranger sont de plus en plus âgés, ou ont des besoins particuliers. Et souvent les parents n’y sont pas assez préparés. Il est temps de faire quelque chose, avant que le problème ne s’aggrave.»

Lorraine Millot

Source : Libération 22/06/2014

Voir aussi :  Rubrique Société, rubrique Etats-Unis,

Les « idiots utiles » de la guerre en Irak

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En 2003, quelques intellos soixante-huitards dénonçaient la France « soviétique » incapable de s’aligner sur les Etats-Unis pour aller combattre en Irak aux côtés des « boys » de George W. Bush. A l’époque Goupil, Glucksmann et Bruckner voyaient « Bagdad danser ». Retour sur la joute intellectuelle initiée par ces gauchistes convertis au bushisme alors que l’Irak sombre aujourd’hui dans un chaos peu dansant…

«Que Saddam parte, de gré ou de force ! Les Irakiens, Kurdes, chiites mais aussi bien sunnites respireront plus librement et les peuples de la région en seront soulagés » clamaient dans les pages du Monde, les philosophes Philippe Glucksmann et Pascal Bruckner ainsi que le réalisateur Romain Goupil dans une tribune sobrement intitulée « La faute ».

Sûrs de leurs certitudes, en avril 2003, nos trois soixante-huitards enchaînaient les prises de parole pour soutenir l’intervention américaine en Irak et n’avaient pas de mots assez durs pour dénoncer « l’antiaméricanisme français ». L’argumentaire des copains de barricade, condamnés à expier ad vitam leur « égarement » de jeunesse, virait même au délire quand on relit leur tribune onze ans plus tard. En plus de « protéger Saddam » — pas moins ! —, la France était devenue rouge, d’un rouge soviétique. Et l’histoire, cruelle, n’oublierait pas cet aveuglement idéologique des français : « Il faudra raconter un jour l’hystérie, l’intoxication collective qui ont frappé l’Hexagone depuis des mois, l’angoisse de l’Apocalypse qui a saisi nos meilleurs esprits, l’ambiance quasi soviétique qui a soudé 90 % de la population dans le triomphe d’une pensée monolithique, allergique à la moindre contestation », écrivait Glucksmann, Goupil et Bruckner.

Bizarrement, à l’époque, l’interventionniste BHL n’avait pas rejoint la troupe. C’est plus tard que le philosophe deviendra un inébranlable va-t-en guerre. A l’époque, Bernard-Henri se tâte encore, changeant de discours en fonction du public comme le relèveront les auteurs du livre Le nouveau B.A.BA du BHL. En France, BHL est donc contre la guerre en Irak, même s’il la trouve « plutôt juste du point de vue de la morale ». Lorsque le philosophe s’exprime aux Etats-Unis, son propos est beaucoup plus nuancé : « J’étais opposé à l’administration Bush quand elle a décidé d’entrer en guerre contre l’Irak. Mais aujourd’hui, nous y sommes, nous devons désormais finir le travail » 

Mais revenons à nos « moutons » atlantistes. Pour eux, la France s’était donc « mise hors jeu », « ridiculisée » quand Tony Blair s’était révélé un « véritable chef d’Etat ». La plupart des partis politiques français avaient succombé à un « nationalisme des imbéciles ». Selon eux, Marianne avait d’ailleurs tout faux. Alors que Bagdad goûtait « ses premières heures de délivrance », l’hebdomadaire titrait, en effet, « La catastrophe ». Inadmissible pour nos valeureux combattants accablés devant le constat qu’il existe encore dans nos démocraties « une portion importante de citoyens que la chute d’une dictature désespère », basculant dans un lyrisme euphorique qui parait glaçant aujourd’hui: « Quand Bagdad danse, Paris fait grise mine ». .

Le meilleur du pire des mondes

En fait, nos trois joyeux lurons de l’Axe du Bien étaient ni plus ni moins que des résistants à une pensée obligatoire. Du moins le croyaient-ils.

Quelques années plus tard rejoints par Stéphane Courtois, auteur du Livre noir du Communisme, Alexandre Adler, Pierre André Taguieff et bien d’autres, tous nos bushistes convertis, convaincus de la nécessité de poursuivre leur combat se retrouveront même pour créer une revue « Le Meilleur des mondes ».

La revue développera une vision binaire du monde partagé entre « amis » et « ennemis » de l’Amérique, « pro-Américains » et « anti-Américains ». En 2008, certains feront néanmoins volte-face, consacrant un édito dans la revue au… fiasco irakien : « Nous nous sommes en effet retrouvés piégés par le caractère très idéologique du débat franco-français. Nous n’avons pas assez prêté l’oreille à ceux d’entre nous qui, au milieu du vacarme antiaméricain, s’inquiétaient de l’absence de vrais projets politiques pour l’après-guerre. Hantés par le passé, nous avons vu l’Amérique de 2003 avec les lunettes de 1944. Or, George Bush n’est pas Franklin D. Roosevelt. Aveuglé par le 11 Septembre, ignorant des réalités du monde, le président américain a conduit son pays et le peuple irakien au désastre ».

En 2014, force est de constater que la progression de l’EIIL (l’Etat islamique en Irak et au levant), ne fait que révéler les failles de l’Etat irakien laissé en place par les Américains à leur départ. Le risque désormais, en cas d’entrée de l’EIIL dans Bagdad, est bel et bien celui d’une guerre civile qui pourrait se révéler extrêmement sanglante, bien loin des promesses de respiration et de soulagement formulées, pour la population locale, par nos têtes pensantes.

 Quelle importance après tout. Privée de son ennemi communiste, voulant illusoirement « faire la guerre au terrorisme », l’Amérique a laissé venir à elle tous les « idiots utiles » susceptibles de porter sa bonne parole pour alimenter une paranoïa apocalyptique. Même si, sur le terrain, tout a échoué. Ou comme le disait alors Philippe Muray « même si, en somme, le monde extérieur persiste à ne pas ressembler à celui des gameboys militaro-mystiques de Washington ».

Régis Soubrouillard

Source Marianne 17/06/2014

Quand l’Amérique perd la raison

Euro-DollarPar Nicolas Barré

C’est une déclaration de guerre. Un coup sans précédent porté à des relations transatlantiques basées sur la confiance et des valeurs communes. Un affront pour l’Europe, dont on mesure au passage l’affaiblissement. En menaçant de couper l’accès au dollar à BNP Paribas, la plus grande banque de la zone euro, les Etats-Unis ont franchi plus qu’une ligne rouge. C’est l’équivalent, dans l’ordre économique et financier, de l’usage du feu nucléaire. Contre des alliés, qui plus est – car jamais ils ne l’envisageraient contre leur créancier chinois… Enfin, comment ne pas y voir aussi une marque d’agressivité inouïe à l’égard de la France, qui, de la Libye au Mali ou à la Syrie, fait pourtant figure d’alliée modèle de Washington ? Il est crucial que la visite cette semaine de Barack Obama sur les plages du Débarquement permette de ramener de la raison dans un dossier dont on se demande comment il a pu basculer à ce point dans l’irrationnel. Il faut bien mesurer l’ampleur du séisme si l’une des cinq banques les plus actives au monde sur le dollar s’en voyait interdire l’accès. Le cataclysme serait planétaire.

Sans doute l’emballement de cette affaire tient-il au contexte politique américain. L’opinion est remontée contre les banques et une administration fédérale laxiste à leur égard. Le ministre de la Justice, Eric Holder, fait donc de la politique. Cet activiste qui aime se faire filmer dans son bureau en justicier annonçait, quelques jours avant de faire fuiter le nom de la banque française, qu’il n’hésiterait pas à s’en prendre « aux plus grandes institutions financières » car elles ne sont « pas au-dessus des lois ». Sa croisade, enveloppée dans les grands principes du droit, transpire la manoeuvre médiatique tandis que Barack Obama, l’indécis de la Maison-Blanche, laisse faire, comme souvent.

Ces manoeuvres politiques doivent cesser. La banque française doit payer pour ses erreurs, comme l’ont fait beaucoup d’autres banques. Mais rien ne justifie les sanctions envisagées, surtout au regard des turpitudes beaucoup plus lourdes commises par les banques américaines elles-mêmes. Le « deux poids deux mesures » est inacceptable. Il n’est pas pire hypocrisie que de remplir avec l’argent des autres les caisses d’un Etat qui a laissé se produire la plus grande crise depuis les années 1930. Le monde devrait demander des comptes à l’Amérique et non l’inverse ! Si la Maison-Blanche n’agit pas très vite – et on parle ici de jours, pas de semaines -, c’est à la Réserve fédérale, garante de l’intégrité du système financier mais étonnamment silencieuse jusqu’ici, de siffler la fin de la partie. Le président de la BCE, Mario Draghi, doit monter au front pour le rappeler. Il est temps que la tension retombe et que la raison reprenne le dessus.

Source : Les Echos 02/06/2014

Le coup d’Etat militaire en Thaïlande soutenu par les États-Unis

2305-ThailandeL’armée définit ses projets en concertation avec Washington

L’armée thaïlandaise a organisé hier ce qui avait toutes les caractéristiques d’un coup d’Etat, sauf le nom. Aux premières heures de la matinée, alors que les soldats se déployaient dans Bangkok, le chef de l’armée, le général Prayuth Chan-ocha a décrété la loi martiale dans tout le pays et pris le contrôle de l’ensemble de l’appareil sécuritaire de l’Etat, y compris la police.

L’armée a stupidement déclaré que ses mesures n’étaient « pas un coup d’Etat » et n’avaient été prises que pour « préserver l’ordre public » au bout de six mois de crise politique aiguë à Bangkok. Les chefs militaires n’ont pas consulté le gouvernement, ils en ont dissout le comité de sécurité, se sont emparés des chaînes de télévision et se sont attribués de vastes pouvoirs pour censurer, arrêter, fouiller et interdire des rassemblements publics.

Interrogé sur le statut du gouvernement, le général Prayuth a plaisanté avec les journalistes : « Et où est-il ce gouvernement ? » Des sections clé des gros bonnets, tels les tribunaux, la bureaucratie d’Etat et la monarchie, se sont montrés sensibles aux protestations anti-gouvernementales organisées par le Comité thaïlandais de la réforme démocratique (PDRC) et le Parti démocrate de l’opposition, tout comme à leur demande de faire tomber le gouvernement élu de Pheu Thai.

Suite à une décision judiciaire qui a annulé les résultats de l’élection qui s’était tenue en février et que Pheu Thai avait remportée haut la main, le gouvernement pour sa part expédie les affaires courantes avec des pouvoirs limités. Le 7 mai, la Cour constitutionnelle a organisé ce qui correspondait à un coup d’Etat judiciaire, en destituant la première ministre Yingluck Shinawatra et neuf de ses ministres au motif de fausses accusations d’abus de pouvoir. Le gouvernement est confronté à d’autres défis émanant du Sénat et des tribunaux qui pourraient le faire chuter si l’armée ne prend pas d’abord directement le pouvoir.

Le gouvernement Obama soutient le coup d’Etat, tout comme il avait tacitement soutenu l’éviction de Yingluck. La porte-parole du Département d’Etat américain, Jen Psaki, a insisté pour dire que les actions de l’armée n’étaient pas un coup d’Etat et que la loi martiale « est prévue dans la constitution thaïe. » En fait, le général Prayuth a justifié ses actions non pas sur la base de la constitution de 2007 élaborée par l’armée, mais en faisant référence à une loi opaque centenaire datant de l’époque de la monarchie absolue en Thaïlande.

L’armée a de toute évidence défini ses projets en concertation avec Washington. L’assistant au secrétaire d’Etat américain pour l’Asie, Daniel Russel, avait séjourné le mois dernier à Bangkok pour rencontrer un « certain nombre de dirigeants et d’acteurs concernés » à propos de la crise politique dans le pays. Le gouvernement Obama considère la Thaïlande, et particulièrement son armée, comme un élément important de son « pivot vers l’Asie » qui vise à subordonner et à encercler militairement la Chine. Le Pentagone est en train de renforcer sa collaboration avec l’armée thaïe et cherche à accéder aux bases aériennes thaïes qui furent utilisées dans les années 1960 durant la guerre du Vietnam pour effectuer des bombardements de saturation.

Le coup d’Etat d’hier fait suite à huit années d’instabilité politique qui avait commencé avec le coup d’Etat militaire qui avait renversé le frère de Yingluck, Thaksin Shinawatra, premier ministre depuis 2006. Ces violentes querelles intestines au sein des élites dirigeantes ont leurs racines dans la crise financière asiatique de 1997-98 qui avait durement touché l’économie thaïe. Après avoir initialement soutenu le milliardaire des télécommunications Thaksin afin de contrer les exigences de mesures brutales de restructuration du Fonds monétaire international, les élites traditionnelles du pays, qui sont axées sur la monarchie, se sont retournées contre lui lorsque ses mesures économiques se sont mis à contrecarrer leurs intérêts commerciaux et leurs réseaux clientélistes. Elles furent tout particulièrement hostiles à son aumône populiste accordée aux pauvres du monde urbain et rural.

La principale cible du décret imposant la loi martiale n’est pas tant le gouvernement intérimaire pro Thaksin que la classe ouvrière et les masses rurales. Dans le contexte d’un ralentissement économique accru partout en Asie et d’une croissance négative en Thaïlande, le gouvernement, tout comme l’opposition, sont déterminés à imposer des mesures d’austérité, dont la réduction des concessions sociales limitées faites par Thaksin. Dans le même temps, toutes les sections de l’élite dirigeante craignent que les luttes politiques intestines au sommet de la hiérarchie ne mènent à un soulèvement social d’en bas.

Les deux factions de la bourgeoisie pro et anti-Thaksin avaient reculé sous le choc au moment où en 2010 les protestations combatives des « Chemises rouges » contre le gouvernement démocrate soutenu par l’armée avaient failli échapper à tout contrôle. Bien que théoriquement sous la direction du Front uni de la démocratie contre la dictature (UDD), les pauvres urbains et ruraux, qui constituaient l’épine dorsale des protestations, avaient commencé à avancer leurs propres revendications de classe. L’armée avait réagi par une répression brutale qui avait tué au moins 90 manifestants non armés en en blessant 1.500 autres.

L’ensemble de la classe dirigeante cherche désespérément à éviter une explosion sociale. Au cours de ces six derniers mois, le gouvernement et les dirigeants de l’UDD ont délibérément démobilisé leurs partisans des Chemises rouges. Ils étaient vivement préoccupés que la classe ouvrière industrielle, qui est rassemblée dans de vastes usines du centre et de la périphérie de Bangkok, ne se jette dans la mêlée.

Loin de condamner le décret de la loi martiale d’hier, le ministre de la Justice par intérim, Chaikasem Nitisiri, a dit aux médias : « Il est bon que l’armée s’occupe de la sécurité du pays. » Le dirigeant de l’UDD, Jatuporn Prompan, a déclaré que la loi martiale était « une bonne chose » et exhorté ses partisans à coopérer avec les soldats.

Cette capitulation veule ne fera qu’encourager les forces anti-gouvernementales à achever le processus de l’établissement d’une dictature soutenue par l’armée, en lançant un assaut de grande envergure contre le niveau de vie des masses et une répression impitoyable de toute résistance venant de la classe ouvrière.

Le soutien de Washington au démantèlement de la démocratie parlementaire par l’armée thaïe est un avertissement sévère pour les travailleurs et les jeunes dans la région entière. Dans leur renforcement militaire et leur préparation à la guerre contre la Chine, les Etats-Unis n’hésiteront pas à appuyer ou à mettre en place des gouvernements droitiers et autocratiques alignés sur Washington et prêts à recourir à des mesures d’Etat policier pour imposer un programme de militarisme et d’austérité.

Comme le spécifie la théorie de la Révolution permanente de Léon Trotsky, la bourgeoisie des pays connaissant un développement capitaliste arriéré est totalement incapable de satisfaire les besoins sociaux et les aspirations démocratiques des travailleurs. Dans toute la région, la démocratie de façade, usée jusqu’à la corde, de pays comme la Thaïlande, la Corée du Sud et l’Indonésie est en train de rapidement montrer son vrai visage.

 Peter Symonds

 Source, WSWS, paru le 21 mai 2014

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Asie, rubrique Thaïlande,

Ukraine : Obama oublie l’histoire

982340-1163956Tribune de Marie-France Garaud parue le 02 mai 2014 dans Marianne

Pour Marie-France Garaud, ancienne députée européenne et présidente de l’Institut international de géopolitique, le chef de l’Etat américain commet une erreur en « se lançant dans une offensive antirusse ». « La Russie, explique-t-elle, n’est pas, comme les Etats-Unis, un Etat encore adolescent, créé il y a quelque deux siècles et demi »…

Quelle mouche a donc piqué le président Obama pour que celui-ci se lance dans une offensive antirusse sur la finalité de laquelle on s’interroge ? Et comment se fait-il que personne n’ait tenté de lui rappeler quelle importance historique, politique et religieuse revêtait Kiev dans l’histoire russe ?

La Russie n’est pas, comme les Etats-Unis, un Etat encore adolescent, créé il y a quelque deux siècles et demi. La Russie a plus de mille ans d’histoire et ses racines sont indissociables de la terre où elle est née, laquelle est précisément celle de Kiev, dans le bassin du Dniepr, à l’ombre de l’Empire byzantin. Moscou s’en proclama héritière au XVIe siècle et l’aigle des armoiries russes porte toujours les deux têtes couronnées fondatrices, surmontées de la couronne impériale.

Par leurs histoires, Etats-Unis et Russie, Etats contemporains de l’Est et de l’Ouest se révèlent parfaitement antinomiques : l’Etat russe s’est construit à partir d’un espace géographique donné et d’un passé historique partagé, car les Russes n’ont cessé de devoir se battre pour leurs territoires, face aux Mongols, à la France napoléonienne, à l’Allemagne. Les citoyens américains eux aussi savent se battre et ils l’ont fait généreusement pour pallier nos faiblesses, mais ils n’aiment pas faire la guerre, ils se sont même exilés pour la fuir… et ont créé un bras séculier, l’Otan.

La Seconde Guerre mondiale terminée en 1945, le partage des zones d’occupation réglé, on aurait pu penser que les tensions entre les deux grands vainqueurs deviendraient moins houleuses. Mais, non, les Américains constatèrent que Moscou n’allégeait pas la pression et répliquèrent par la création de l’Otan. Sa finalité ? Assurer la défense commune des pays occidentaux : en réalité constituer le bras armé des Etats-Unis face à l’Union soviétique. De fait, l’Otan étendit peu à peu son influence et la formidable campagne déclenchée sous la présidence Reagan contre « l’empire du mal » souligna crûment les carences minant en profondeur l’Empire soviétique.

Il était impérieux pour l’URSS de restaurer sa puissance. La politique étrangère demeurant, autant que sous les tsars, l’élément déterminant de la politique intérieure, la perestroïka gorbatchévienne commença par là. Les confrontations entre les blocs durent s’effacer devant «la solution en commun des problèmes globaux que pose la planète», mais la politique de désarmement liée à ce renversement politique conduisit l’URSS à se retirer d’une large partie de l’empire, puis à se fissurer dans nombre des Républiques membres… et ce fut la chute du Mur…

Paradoxalement, la crise financière de 2008 permit le début de la renaissance russe. Evgueni Primakov puis Vladimir Poutine mirent en œuvre une politique de diversification ouvrant ainsi une période de croissance ininterrompue… et aujourd’hui la Russie est de retour !

Elle n’avait évidemment pas apprécié quelques manquements de parole commis par les Etats-Unis, telle la rupture des accords par lesquels Moscou et Washington s’étaient interdit de construire des boucliers antimissiles. Elle avait encore moins goûté les avancées de l’Otan vers l’Est et le démantèlement de la Yougoslavie organisé en 1999 contre Belgrade, sans l’accord du Conseil de sécurité. Non plus que l’occupation illégale d’une partie de Chypre par la Turquie : opérations inacceptables !

Le président Poutine n’ignore évidemment rien des manœuvres conduites sans discrétion lors de l’éclatement de l’empire, notamment en Europe centrale et orientale, et rien non plus du rôle de l’Otan dans ces révolutions « orange ». Mais quelle maladresse pour le pouvoir ukrainien d’invoquer des principes violés par les plaignants eux-mêmes et de limiter l’usage du russe pour ceux dont c’est la langue naturelle ! En revanche, l’Occident se scandalisant de voir la Russie modifier des tracés autrefois définis par l’Union soviétique ne manque pas d’humour…

En fait, une conclusion s’impose pour la France : d’abord et avant tout, profiter de la situation actuelle pour sortir du commandement intégré de l’Otan. Notre solidarité de principe demeurera inchangée, mais sans l’étroite rigidité dont le général de Gaulle avait déchargé la France et dans laquelle Nicolas Sarkozy a eu la malencontreuse idée de nous enfermer de nouveau. C’est le moment.

Il faut prendre la mesure de l’histoire toujours en marche : nous voyons se dessiner l’évolution politique, au demeurant naturelle, d’une puissance à la fois européenne et asiatique. Le président russe rêve évidemment d’une politique eurasienne. Il en tient déjà des cartes : membre du groupe de coopération de Shanghai, avec la Chine et quatre des anciennes Républiques soviétiques, il constitue aussi avec la Biélorussie et le Kazakhstan une union douanière destinée à la détermination d’un espace économique commun. La Russie et la Chine, une histoire d’empires ?

Marie-France Garaud est présidente de l’Institut international de géopolitique

Rubrique Politique InternationaleLes racines géopolitiques de la crise ukrainienne, rubrique Russie, rubrique Ukraine,